Si longtemps! ô certes voilà beau temps que je suis devenue coutumière des intermittences, des silences prolongés – comme si, d’année en année, je tâchais de m’effacer petit à petit en réduisant à presque rien mon écriture, de me détruire, en me taisant, comme la fameuse bande magnétique du générique culte de Mission impossible (la série télévisée) mais à beaucoup plus petit feu qu’elle, étalant mon autoconsumation sur des années et des années quand elle disparaît en fumée au bout de cinq secondes.
Je n’ai cessé de répéter que je tenais par l’écriture et la photo et ce sont elles deux que peu à peu je gomme de ma vie, n’ayant plus dans l’un et l’autre domaine que de vagues intentions, incandescentes quand elles se forment puis presque aussitôt ternies, éteintes, frappées de nullité, jugées minables et vaines, bonnes pour la poubelle.
Le sempiternel «à quoi bon» toujours vainqueur. Malgré ici et là des sursauts, comme celui-ci, suscité par un curieux surgissement: deux courriels me sont arrivés hier et avant-hier m’informant que j’avais reçu un message dans la boîte de réception de mon blog. Personne ne m’a plus contactée par là depuis des années et des années (car je compte pour rien les bizarreries tombées dans cette messagerie qui me proposaient dans un anglais de cuisine des remèdes miracles à la baisse de libido... ou libellées en caractères cyrilliques qui bien sûr m’étaient incompréhensibles) et ces deux courriels m’ont fait l’effet d’un coup de tisonnier dans un tas de cendres. Tous ces textes, ces mots, ces images tassés là, qui persistent et persisteront tant que je paierai mon abonnement annuel mais que plus personne ne réveille de leur torpeur et que moi-même j’abandonne à leur sort puisque, ne publiant plus (ou presque plus: la preuve aujourd’hui que c’est un «presque» qui doit faire foi), je n’ai plus la constance de lancer assez régulièrement l’hameçon du «dernier article» auquel pourrait s’accrocher au moins un lecteur qui, de là, aurait peut-être envie d’explorer les tréfonds de ce très vieux blog (né en 2009!).
Donc ces messages? Eh bien rien du tout – ma messagerie nykthéenne est vide. Pas même une de ces «bizarreries» décrites plus haut. Alors oui je suis un peu déçue: en dépit de tout mon défaitisme, je garde quelque part, loin là-bas dans un recoin profond où sont réfugiées les petites étincelles encore vives attestant que je n’ai pas, à ce jour, atteint le point de non-retour des renoncements, cette conviction que ce blog héberge du sens, et du sens qui ne regarde pas que le cercle étroit de ma petite intériorité ratatinée radotant à longueur de Brèves d’un jour et d’Introscopies ses obsessions, ses peurs, les érosions de ses désirs et le vert-de-gris de ses intentions laissées pour compte.
Ce coup de tisonnier aura eu au moins pour effet de me ramener concrètement ici – je veux dire scripturalement, par la textification. Jusqu’à quel point est-ce salutaire, si la cendre retombe de nouveau pour plusieurs mois...
En dépit de mon inclination à la mélancolie, voire au désespoir, qui tend à s'installer, il y a en moi une petite flamme vitale qui persiste à brûler vaille que vaille: la curiosité. Non pas celle, malsaine, qui pousse à fouiller dans les boues de ses contemporains pour en tirer calomnies et rumeurs diffamatoires, celle des commères et des harceleurs, des espions au petit pied qui observent leurs voisin à la dérobée depuis leur fenêtre... Non: la curiosité qui m'anime est celle qui, sur un mot, une allusion, une note infrapaginale... va allumer dans la pensée un désir irrésistible d'apprendre ce que l'on est sûr d'ignorer – cette curiosité sous l'effet de laquelle l'internaute va systématiquement cliquer sur le lien contenu dans l'invite « pour en savoir plus » dès qu'il la rencontre.
Curieuse de beaucoup de choses, certes, mais aussi un rien paresseuse, rétive à l'effort soutenu de longue haleine tant que nulle nécessité ne m'y contraint, je suis devenue une adepte de ces «cours en ligne pour tous», gratuits, et prétendument «accessibles sans prérequis», que ne sanctionne aucun diplôme et offrant une grande liberté de fréquentation – ces fameux MOOC, sigle commode mais pas assez français à mon goût pour dire clairement ce dont il s'agit. Depuis les premiers diffusés en France, je me suis ainsi initiée à la géologie, à la botanique, à l'histoire de Carthage à compter de ses origines phéniciennes, à l’œuvre et à la vie de Picasso, à la naissance de l'impressionnisme... Autant de sujets auxquels je me suis intéressée à différents moments de ma vie; en renouant avec eux par le truchement de ces cours si faciles d'accès n’avais-je pas, plus ou moins consciemment, le sentiment de revenir en arrière et de réécrire un peu mon histoire? Rien de tel avec ces «Fondamentaux de l'état civil» que j’ai explorés ces dernières semaines car jamais je n'ai eu le moindre attrait pour ce qui regarde le droit (quoique... à force de lire des polars, de regarder des séries télévisées où sont souvent convoqués les arcanes juridiques, n'était-il pas fatal qu'un jour où l'autre j'en vienne à me pencher dessus...): je me suis inscrite à ce cycle de cinq séquences diffusé par la plateforme FUN parce qu'en décidant de m'initier, l'an dernier, à la paléographie, j'ai pris conscience de l'étendue de mes ignorances, en ce qui regarde l'Histoire en général, et l'histoire juridique en particulier. Ce cours n'allait pas beaucoup m'aider sur le plan historique mais, au moins, allais-je être un peu plus au fait de ces lois actuelles que nul n'est censé ignorer. En outre j'allais gagner un savoir que je pourrais mettre en perspective avec ce que m'apprennent les vieux documents proposés au déchiffrement par le formateur, dont certains remontent au XIIIe siècle.
Ce n'est pourtant pas la réflexion introspective sur ma curiosité qui a décidé de l'écriture de cette page mais, une fois de plus, une boîte à livres. Une de ces boîtes à trésors où tant de trouvailles ont surgi fortuitement – d'autant plus formidables qu'elles sont, justement, fortuites.
Ainsi mon regard – surattentif dès que je suis dehors, prêt à épingler toute boîte à livres qui se présente – a-t-il repéré, alors que je venais tout juste de commencer à suivre ce cycle d'initiation, un exemplaire du code civil édition 2024, encore enveloppé de sa pellicule plastique attestant qu'il avait été mis là sans même avoir été consulté une seule fois! Rien de surprenant car c'est le genre d'ouvrage qui se périme très vite pour ceux qui en ont besoin: les étudiants en droit, les candidats aux concours exigeant des connaissances en droit civil se doivent d'utiliser l'édition la plus récente et, en novembre 2024, c'est déjà l'édition 2025 qui sert de référence. Mais pour moi qui n'ai pas à connaître les ultimes éléments de jurisprudence, ce volume restait une aubaine qui m'offrait de nouveau ce délectable aléa du quotidien: la rencontre inopinée d'une circonstance toute personnelle et d'un élément extérieur qui s'emboîte avec elle aussi étroitement que les deux pièces d'un puzzle réunies par leurs formes complémentaires.
Je n'ai pas hésité une seconde: sitôt achevé un rapide examen m'assurant qu'au premier abord il n'y avait pas de défaut rédhibitoire je m'emparai de l'imposant volume (pas moins de 7 cm d'épaisseur, et plus de 3600 pages). Puis je l'ai déballé, feuilleté, m'arrêtant çà et là sur certaines pages… et, contre toute attente, ce n’est pas à la praticité de consultation que je me suis essentiellement arrêtée – ou, plutôt, m’attachant à expérimenter celle-ci, à observer dans le détail comment un tel ouvrage pouvait être organisé et, entre eux, les différents niveaux d’information, bien plus nombreux et complexement liés les uns aux autres que dans n’importe quel usuel (à ma connaissance du moins), je me suis rendu compte que les concepteurs avaient dû se préoccuper d’esthétisme et que leur souci d’efficacité pratique avait sans aucun doute été corrélé à des considérations d’agrément à la fois visuel et tactile. Et ce dès la couverture: son bleu profond où brille la minuscule tache rouge du logo de l’éditeur, la manière dont sont disposés et composés, sur le premier plat, le titre et le nom du directeur d'annotation qui leur confère, dans une impeccable harmonie, une parfaite lisibilité, la matière et la «main» enfin de la reliure, semi-souple, plus douce au toucher qu’un banal pelliculage mat et dont le simple contact incite à la consultation… tout cela, perceptible de prime abord, signale, selon moi, que l’on s’est véritablement soucié de rendre l’ouvrage attrayant et son utilisation plaisante autant que pratique. Une conviction dans laquelle j’ai été confortée en compulsant ce code pour y trouver tel ou tel article mentionné dans le cours: l’on a habilement joué sur les ressources de la typographie pour hiérarchiser les informations (variation de polices et de corps, alternance gras/maigre et romain/italiques…), le papier bible des pages est un délice sous les doigts et sa blancheur où se détache le texte procure une lecture très confortable. En outre, l’ouvrage peut rester ouvert à n’importe quel endroit sans se refermer et, ultime élégance dépassant la simple praticité, les deux signets permettant le marquage simultané de deux passages sont de couleurs différentes mais assorties au chromatisme général, l'un est bleu et l'autre gris pâle.
Au fil des séquences de mon «initiation aux fondamentaux de l’état civil», je me suis reportée à ce code chaque fois qu’une référence était faite à l’un de ses articles. La compréhension du cours ne l’exigeait pas ni mon statut de simple apprenante curieuse mais le plaisir que j’avais à manipuler le volume, augmenté de cette senteur propre aux livres neufs, ne cessait de m'y pousser. Et je suis à peu près certaine que, s'il m'avait fallu consulter le code civil en ligne je ne l'aurais pas arpenté aussi souvent et me serais contentée des indications données dans les fiches du cours, amplement suffisantes pour répondre aux questionnaires.
Tout cela pour dire que, nonobstant l'aide inestimable prodiguée par la somme documentaire accessible en ligne, je reste, viscéralement, attachée au bon vieux livre imprimé, aux pages que l'on tourne, aux couvertures que l'on prend le temps de contempler avant d'entamer la lecture.
Si longtemps... Il y avait si longtemps que je n'étais pas sortie dans le seul et unique but de photographier... mes boîtiers sont au repos depuis plus de deux mois – un repos total, à peine entrecoupé de quelques prises de vue hasardées non parce que mon regard égratigné était appelé mais parce que j'avais besoin de me découvrir encore capable de mettre au point, cadrer, réfléchir à l'exposition... ô certes j'ai déclenché deux ou trois fois par-ci par-là mais toujours avec cette arrière-conviction de ratage, de gâchis, qui persiste amère dans la mémoire. Un film est ainsi resté plus de trois mois «en cours», à l’arrêt dans mon Minolta SRT-101 et, ce lundi 2 décembre, une vingtaine de vues étaient à réaliser pour arriver au terme des trente-six poses. À voir la grisaille ambiante je pensais bien que ce ne serait pas ce jour-là que j'achèverais ce film en suspens.
Pourtant, vers 14 heures, le ciel s'est dégagé; de grandes anfractuosités azuréennes se sont peu à peu élargies et il me sembla que le plomb nué de mauve donnant à la ligne d'horizon ces allures de cernes d'épuisement était voué à vite disparaître. Je me dis aussitôt que le moment était venu de reprendre mon boîtier: la lumière d'automne, quand le soleil reste bas même au mitan du jour et pâlit tôt au crépuscule, génère de merveilleux effets sublimés encore par un ciel se libérant de ses nuages. Elle transperce avec une sorte de vigueur alanguie les diaphanéités qu'elle rencontre; les ombres restent longuement étirées à toute heure comme si l'abréviation des jours les accroissait, de manière inversement proportionnelle à la durée diurne, en un élan vers l'à-venir – et tout cela plonge l'âme dans un indéfinissable état hybride où s'entremêlent mélancolie, allégresse et nostalgie.
Ces dispositions étaient bien de nature à encourager mon geste photographique; à peine sortie je me remémorais une intention qui m'était venue bien des années auparavant, une intention tout automnale: réaliser une série que j'intitulais Odyssée d'une feuille morte (tout en ayant conscience que ma série aurait pour sujet... d'innombrables feuilles mortes et que ce titre, donc, ne valait rien). Il subsista cependant, quelques photos furent faites autour de quelques feuilles mortes mais l'intention initiale n'alla pas plus loin. Et la voilà qui ressuscitait.
Mais avant que je repère quoi que ce soit de foliaire susceptible de justifier une prise de vue, j'aperçus des cygnes sur le lac. Et aussitôt je ne vis plus qu'eux, ne songeant plus qu'à capter au mieux quelque chose de leur grâce, de l'ineffable (non, je n'écrirai pas insigne!) beauté de leur glissement à la surface de l'eau, du mouvement de leur cou plongeant à la recherche de nourriture ou s'ébrouant... Quel lieu commun que de s'intéresser à des cygnes sur un lac! C'est sans doute un des poncifs photographiques les plus éculés – à moins de parvenir à fixer une posture véritablement exceptionnelle ou de savoir interpréter avec audace, sous l’agrandisseur, une vue sinon banale du moins classique. D'instinct je savais qu'aucune des photos ne sortirait de l'ordinaire et, pire, que toutes risquaient d'être de grossiers ratages. Je me sentais pourtant heureuse. Heureuse d'avoir juste été assez sensible à une «chose vue» pour être absorbée par elle et ne plus songer qu'à la captation photographique.
Les cygnes ont passé, se sont éloignés, et moi de continuer mon chemin à la recherche de feuilles mortes qui fussent «appelantes». J'en croisai deux ou trois, achevai mon film... puis m’en retournai.
Il ne me reste plus qu'à le développer pour enfin savoir ce que lui aura retenu de ce renouement photographique...
Au fond de ma poche un marron, terne et ratatiné, que je roule machinalement entre paume et doigts dès que ma main le trouve. Ramassé il y a des jours, au temps de sa splendeur, tout luisant et lisse, comme verni, encore tenant à sa bogue entrouverte – un geste réflexe qui revient à chaque automne en hommage à mon enfance et à cette phrase que me dit ma mère un jour où je lui montrais ce que je tenais, alors, pour un trésor, une poignée de marrons récoltés au bois de Vincennes et choisis pour leur brillance, leur poli et leur rotondité à mes yeux parfaite: «Ils sont rudement beaux!»
Ô ce mot «rudement», comme il avait accroché mon oreille d’enfant! aujourd’hui à plus d’un demi-siècle de là il continue de résonner avec une consonance particulière, doté qu’il est d’un statut un peu spécial parmi tous les mots que répertorie désormais mon dictionnaire intérieur: y adhère, à jamais, le souvenir sonore de la voix de ma mère quand elle l’avait prononcé.
Avec, indissolublement liées dans ma mémoire, l’ineffable déception et l'abyssale tristesse ressenties au bout de quelque temps en constatant que les marrons avaient perdu tout ce qui m’avait séduite, tout ce qui avait poussé ma mère à dire «ils sont rudement beaux!»: leur brillance, leur poli et jusqu’à leur rotondité, flétrie alors par un ratatinement dont à aucun moment je n'avais pu pensé qu’il surviendrait. Vint le jour où il ne resta plus, en guise de «trésor», qu’une poignée de choses noirâtres, ternes et cabossées, desséchées et sans attrait que l’on jeta sans que je m’y oppose – je n’avais de toute façon plus de trésor.
Ai-je par la suite continué de ressentir le besoin de ramasser des marrons luisants chaque automne tant que j’étais enfant et de m’attacher à ces trésors de hasard alors que je savais à quoi ils seraient inéluctablement réduits sous peu? Rien n'est moins sûr – il en va là comme de tous les souvenirs: il y entre un petit éclat de réel et une part plus ou moins grande de reconstruction où se mêlent désirs informulés et forces inconscientes – ces grands modeleurs et transfigurateurs… Pourtant, ce geste de ramasser des marrons tout juste sortis de la bogue reste inscrit en moi tel un étendard de toute une enfance heureuse, comme s'il avait été un rituel immuablement reconduit.
Quoi qu’il en soit, toujours les marrons luisants d’octobre ramènent à la surface la voix de ma mère et le sourire qu’elle avait eu en la disant. Avec l’âge cette réminiscence seule est convoquée, laissant derrière elle déception et tristesse devant la défaite, pour devenir l’un de ces doudousmémoriels dont le besoin se fait plus pressant à mesure que la vieillesse se profile et que se multiplient les moments où l’âme telle une ramure en deuil ploie si bas, si bas qu’elle frôle le fond de la tombe.
Fruit d’un désœuvrement tenace que vint un jour imperceptiblement déchirer une petite velléité d’écriture d’où émergea un texte impossible à ranger dans l’une ou l’autre des catégories existantes mais que je tenais à inscrire ici, celle ci-nommée «sans nom» fut ouverte afin de l’y accueillir et, à sa suite, ceux qui à sa semblance me paraîtraient inclassables mais dignes d’être fixés et publiés. Trois, avant celui qui était en train de s’ébaucher quand me vint l’idée de rédiger ce chapeau, ont été comme lui suscités par mon attirance incoercible pour les boîtes à livres et en ont reçu une intitulation toujours identique où seul change le numéro d’ordre. Cela ressemble de plus en plus, à fur et mesure que croît l'ordinal, à un nom de catégorie. Mais peu confiante dans ma constance à tenir le rôle de mes trouvailles dans ces boîtes, je m’en tiens, pour ce texte encore, à l'ordinal qui seul distingue.
***
Je n’ai pas, à ce jour, traversé d’affres si noires ni senti mes pensées prises dans un tel étau que mon intérêt pour les boîtes à livres en ait été éteint. S’en présente-t-il une sur mon chemin que mon regard s’arrête – assez longuement pour en explorer le contenu, à peine le temps d’identifier l’objet «boîte à livres» si celui-ci se réduit à quelques étagères offertes aux intempéries ou s’il montre un entassement trop désordonné et peu propice à préserver les ouvrages. Quant à cerner ce qui motive mon geste de saisie... parfois le titre du livre, parfois le nom de l’auteur – et de temps en temps, mais beaucoup plus rarement, l’identité visuelle du volume m’indiquant son appartenance à une collection bien particulière, ou encore en première de couverture un nom de préfacier accompagnant celui de l’auteur, la mention d’un appareil critique remarquable… tous facteurs me murmurant que ledit volume mérite de venir doubler un exemplaire du même titre déjà en ma possession.
Ayant retrouvé une petite dizaine de polars signés Charles Exbrayat dans les bibliothèques familiales – et parmi eux un ou deux que je me souvenais d’avoir lus à l’adolescence, quand je m'étais lassée des séries policières de la Bibliothèque verte, mais sans les avoir véritablement appréciés ni en avoir été marquée d’une façon ou d’une autre –, j’avais entrepris il y a quelques mois, de redécouvrir cet auteur qui, voici plus de trente ans, m’avait laissée indifférente. Je commençai par un des romans que j’étais certaine de n’avoir jamais lus – La Nuit de Santa Cruz; puis ce fut Un joli petit coin pour mourir et, peu après, Dors tranquille Katherine. Cela me fit comprendre à la fois pourquoi je n’avais pas «accroché» à 15 ans… et pourquoi, aujourd’hui, j’étais conquise. J’avais découvert un style, une langue soignée exempte de fautes grossières, une subtilité dans la manière de construire l’intrigue autant que le récit lui-même en jouant habilement de la digression et du rebondissement, un talent pour doter les personnages d’une psychologie dense et complexe qui me ravissaient – autant d’aspects ressortissant de la narratologie et de la stylistique auxquels on ne peut être sensible qu’à la condition de savoir les identifier et les apprécier, que l’on y ait été éveillé académiquement ou qu’on sache les repérer grâce à sa seule intuition naturelle. À 15 ans, je ne me souciais guère d’analyse littéraire et n’avais d’yeux que pour l’«histoire». Digressions et monologues intérieurs m’ennuyaient profondément, quant à l’humour dans un polar qui n’était pas un San A., il m’agaçait.
Bref – aujourd’hui au seuil de la vieillesse je lis différemment; Charles Exbrayat est devenu un auteur que je recherche assez pour décider de compléter petit à petit la série de ses polars que je possède. Mais «à la chineuse», en m’en remettant aux surprises des boîtes à livres ou des étals de bouquinistes qui offrent cette merveilleuse possibilité du surgissement, ce piment du promeneur qui relève de son inimitable piquant les plus mornes errances.
C’est ainsi que je piochai, d’abord, Les Messieurs de Delft. Non pas seulement mue par le nom de l’auteur mais parce que je me souvenais d’avoir vu, enfant, à la télévision une série intitulée Ces messieurs de Delft (la différence de déterminant doit être signifiante, je suppose...) Sans en avoir de souvenir plus précis que cette subsistance du titre. De rapides investigations sur Internet me donnèrent quelques informations qui, cependant, ne ravivèrent rien dans ma mémoire mais attisèrent mon appétit de lecture. Puis, ce mardi 13 août, de passage à Brive entre deux trains et bien que préoccupée par l’absence de plan qui m’eût permis de repérer le chemin à suivre pour atteindre la rue où je devais me rendre, j’ai succombé instantanément à l’attrait de la petite boîte à livres implantée au sortir de la gare, que je trouvai peu garnie, donc vite explorée. Et là... Un Exbrayat. Sûre que Le Clan Morembert manquait à ma collection, je m’en suis emparée.
Je n’ai lu ce roman que bien plus tard (j'y ai aussi croisé des messieurs que je n’ai pu m'empêcher de comparer à ceux de Delft; cette orientation comparatiste s’est vite étendue à d’autres points du récit et perdura tout au long de ma lecture dont elle fut comme l’ombre portée), mais l’allégresse que son... surgissement me procura s'est avérée suffisamment persistante et motivante pour nourrir cette page.
Face à ce désastre aranéeux qu’était le grenier de Meyraguet, cet antre de la ruine rédhibitoire et des préservations ratées, des souvenirs flétris réduits en poussières suffocantes, l’immense et opaque tristesse, tenace, fétide et corrodée de vaine colère qui, depuis des années, toujours me submergeait à seulement y songer, s’est indurée en une masse compacte faisant obstacle à tout autre émotion et que rien ne semblait devoir fissurer. Pourtant, si dense et oppressante qu’elle ait été, cette muraille amère se trouva soudain fissurée par une vision des plus inattendues. Tandis que je vidais à grands gestes les étagères d’un vieux placard encombrées de paperasses sans intérêt (flopées de billets de train usagés, listes de courses, tickets divers et variés dont l’utilisation remontait à plus de quarante ans...) je fus arrêtée net dans ma rage expurgatrice* par deux petits étuis de plastique reconnaissables entre tous: des films argentiques!
Avant même que d’avoir ouvert les petits étuis tout mon être fut inondé d’une vague et dulcifiante plénitude, sans doute cette extraordinaire sensation qui rend à la vie et doit être ce que l’on nomme «joie». Aussitôt j’émergeai de l’insidieux mal-être qui me tenait enlisée et ma pensée photographique se mettait en branle, confuse, luxuriante, questions et hypothèses se superposant à toute allure – en infiniment moins de temps que n’en demande la piètre tentative de les transcrire: ces films étaient-ils neufs ou utilisés mais demeurés non développés? Quand ont-ils été remisés ici et par qui? Dans quel état sont-ils? En tout cas, ils sont certainement périmés, mais depuis quand? Et quel aura été l’effet des mauvaises conditions de conservation… La fébrilité jubilatoire s’accrut lorsque, en ouvrant les étuis, je découvrais deux films couleur neufs: des Kodak Gold Ultra 400 ASA 24 poses...
Les utiliser devint d'autant plus impératif que j'étais aiguillonnée par l'incertitude du résultat, inhérente à leur plus que probable péremption, et au moins autant, sinon plus, par la claire conscience que j'aurai à modifier ma posture à la prise de vue: il me faudrait réfléchir non plus à ce que serait le rendu en nuances de gris de la chose vue mais à la façon dont en elle jouent les couleurs. Autrement dit, laisser les critères chromatiques présider seuls (enfin, presque seuls...) au geste déclencheur. Éprouver ce désir pressant de photographier, le ressentir comme une nécessité de premier plan m’électrisa et me fit considérer ces deux films pour de véritables trésors. Le mythe du «grenier-lieu-de-trouvailles» – un cliché s’il en est! – tenait donc sur ses pieds; il n’avait pas été entièrement terrassé par l’état pitoyable de celui que je devais encore continuer de vider ni par son corollaire, l’insondable mélancolie où plonge la ruine de ce à quoi l’on a été lié dans son enfance.
J'aurai malgré tout attendu plusieurs semaines avant de glisser un film dans l'un de mes boîtiers. Le Minolta SRT101 car je prévoyais de photographier des fleurs, donc de recourir à ma lentille macro et seule l'optique 50 mm du Minolta l'admet. En deux heures de balade scrutatrice autour de mon immeuble cristollien le film fut terminé puis rembobiné et rangé dans son étui dûment étiqueté.
Il est aujourd'hui toujours en attente de développement. Entre-temps, le second film a été inséré – dans le Topcon cette fois qui lui n'est utilisable qu'avec son optique 50 mm nue. Le projet était de travailler les reflets de vitrines avec une approche strictement chromatique. L'après-midi ensoleillée du dimanche 15 septembre devait m'ouvrir de formidables voies d'exploration. Ainsi me suis-je métroportée* Place d'Italie pour marcher jusqu'à la Bastille, l’œil aux aguets. Ce fut une enthousiasmante promenade ponctuée de multiples arrêts-prise de vue – mais, en réalisant que le déclencheur continuait de fonctionner alors que le compte-vue avait dépassé le chiffre 30 (il aurait dû se bloquer à 24 ou 25) je compris que, malgré mes précautions, le film n'avait pas été correctement mis en place, et que rien de photographique ne subsisterait de mon expédition.
Dépitée, abattue au point de ne pas même être en colère après moi, je finis par penser que ce ratage signifiait probablement que le film devait servir (au sens destinal)un autre projet – ce qui acheva de me détourner de l'idée première qui m'avait traversée: refaire, un prochain dimanche, le même parcours et m'efforcer aux mêmes prises de vue pour autant que la lumière soit semblable. Non... ce qui n'a pas été fait est perdu. Il me faut penser, et voir ailleurs.
*: termes ne figurant à ma connaissance dans aucun dictionnaire mais utilisés à dessein...
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Ce blog au nom bizarre consonant un rien "fantasy" est né en janvier 2009; et bien que la rubrique "archives" n'en laisse voir qu'une petite partie émergée l'iceberg nykthéen est bien enraciné dans les premiers jours de l'an (fut-il "de grâce" ou non, ça...) 2009. C'est un petit coin de Toile taillé pour quelques aventures d'écriture essentiellement vouées à la chronique littéraire mais dérivant parfois - vers où? Ma foi je l'ignore. Le temps le dira...
Entre littérature et arts visuels, à la poursuite des ombres, je cherche. Parfois je trouve. Souvent c'est à un mur que se résume le monde... Yza est un pseudonyme, choisi pour m'affranchir d'un prénom jugé trop banal mais sans m'en écarter complètement parce qu'au fond je ne me conçois pas sans lui
Si longtemps! ô certes voilà beau temps que je suis devenue coutumière des intermittences, des silences prolongés – comme si, d’année en année, je tâchais de m’effacer petit à petit en réduisant à presque rien mon écriture, de me détruire, en me taisant,...
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Si longtemps... Il y avait si longtemps que je n'étais pas sortie dans le seul et unique but de photographier... mes boîtiers sont au repos depuis plus de deux mois – un repos total, à peine entrecoupé de quelques prises de vue hasardées non parce que...
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