Voici une dizaine de jours, sous le coup d'une impulsion brutale, je griffonnai toute affaire cessante ces lignes valsantes sur un bout de papier me tombant sous la main, si malmenées dans leur folle danse par la fébrilité de mes doigts qu'aujourd'hui je peine à les déchiffrer, et sans doute ce qui suit est-il un tantinet redressé, reconstruit ‒ une façade ravalée de neuf:
Hier j'ai raté mes tirages. Trois états d'une même photo chacun affligé d'un défaut, les deux premiers tout de même «sauvables» mais point «satisfaisants», le troisième bon pour la poubelle quand il était censé être le meilleur de tous… Tout mon être s'est affaissé devant ce pathétique résultat ‒ des auréoles dues à la manière dont j'ai immergé la feuille de papier dans les bains, des poussières qui ont échappé à mon examen soigneux du négatif, des marges complètement déséquilibrées… Un creusement intérieur d'autant plus douloureux que je me souvenais avec une cruelle précision de ce tirage réussi du premier coup quelques semaines auparavant ‒ une rose épanouie ‒ qui, même dans la lueur rougeâtre de l'éclairage inactinique, m'était apparu assez beau, au fond de la cuvette de révélateur où l'image achevait de monter, pour me donner l'impression que mon regard percevait la douce giration des pétales entrouverts à travers l'absolue transparence d'une eau limpide. Ç’avait été un moment de joie intense que d'extraire de son dernier rinçage cette épreuve toujours exempte de défaut, une joie plus grande encore quand j'avais, avec mille précautions, détaché l'épreuve enfin sèche de son support et constaté que rien ne gâchait le résultat final. Mais c'est au contraire un incoercible effondrement qui se propage et met l'âme bien bas quand, malgré l'attention et les gestes précautionneux, c'est un désastre que l'on voit apparaître.
Je me souviens d'avoir éprouvé un immense soulagement une fois la dernière ligne tracée, en ruban ascendant au bas d'une page dont, curieusement, je n'avais gribouillé que le bas, laissant vierge les trois quarts supérieurs pour tasser jusqu'à l'illisible mes fébriles pattes de mouche… Mes tirages pourtant ne s'en trouvaient nullement améliorés. Et en les regardant de nouveau, c'est encore la même déception qui m'étreint. Qu'est-ce donc qu'ont sauvé, compensé, les mots? Une question que je peux aussi poser en songeant à tous ces «moments visuels» que j'ai textualisés alors qu'aucune photo n'est présente: pourquoi se tourner ainsi vers l'écrit, la textification, quand l'image manque, soit qu'elle n'ait pas été prise ou bien qu'elle s'avère simplement défectueuse à une étape ou l'autre du long chemin qui mène de l'impression sur le film au tirage en grand format?
Peu de temps après, d'ailleurs ‒ et à nouveau mue par cette irrépressible pulsion scripturale qui me fait jeter en hâte des lignes désordonnées sur le bout de papier qui se trouve là pour ensuite en être profondément soulagée ‒ je m'interrogeais de la sorte:
Pourquoi écrire autant ‒ s'efforcer autant ‒ d'écrire sur (autour du/ de) le geste ou l'intention photographique? Non par volonté compensatoire mais pour maintenir vive une aspiration à, une tension vers… Pour que ce qui me tient accrochée à la pratique de la photo ne meure pas étouffé sous les linceuls successifs des échecs, des déceptions, des ratages… Moins pour sauvegarder un peu d'une émotion qui m'échappe et dont je ne sais ni le nom ni les contours que pour défricher tel ou tel état, tel ou tel cheminement de pensée et le rendre intelligible à moi-même. Parce que cela qui «me tient» est sans doute un des fils que je me dois de suivre pour désombrer un peu ces sourdes masses insubstantielles que je sais se mouvoir au plus ténébreux de mon être, tels ces courants telluriques qui font se rider et se fendre la surface de la Terre Et pour suivre ce fil, il me faut textifier. Textifier, textification… ces dérivés de «texte», absents des dictionnaires, se sont présentés spontanément sous ma plume ‒ textifier, textification plutôt que ces dérivés dûment répertoriés que sont «textualiser», «textualisation». S'agissant pour moi, en première intention bien que j'aie, in fine, exprimé autre chose, de compenser un défaut d'opérativité (la photo non prise, le tirage mal fait…) il est tout naturel que mon instinct m'ait conduite vers un suffixe issu du latin facere plutôt que vers celui affectant les dérivés en usage qui, lui, ne renvoie pas à un acte mais à un changement d'état…
De même que la partition écrite n'atteint à la pleine existence qu'au moment où des musiciens la font entendre à travers la voix de leurs instruments, une photo n'existera «en plénitude» qu'à l'état d'image visible ‒ tirée dans le cas de l'image argentique et pas autrement. La glose ne lui est rien, ne lui ajoute rien mais elle vaut phare-dans-la-nuit pour qui préside à sa genèse.
Au départ d'une quête photographique encore inaboutie au moment où j'écris (mais qui connaît une phase en quelque sorte préparatoire à travers ce texte où je tâche de fixer en un autre langage que celui de l'image non seulement ce que je recherche mais aussi ce que j'espère, tente, projette...) il y eut ceci:
Cette photo a été prise dans la cour Marly du musée du Louvre, par un morne après-midi de novembre parce que, de la gueule ouverte de ce cheval marin agonisant sous le trident de Neptune, il m'avait semblé pouvoir obtenir une image susceptible d'être proposée à la sélection de la prochaine exposition Photovision, la dixième édition, dont le thème était «Sur tous les tons». Un thème annoncé depuis longtemps et sur lequel j'avais déjà beaucoup réfléchi – en vain. Et la date limite de dépôt des candidatures qui approchait à grands pas... Mais là, à force de tourner autour de ce marbre d'Antoine Coysevox, voyant cela se caler dans mon viseur, j'étais persuadée de tenir enfin quelque chose: en même temps que je déclenchais s'agrégeaient au visuel deux trois mots d'accompagnement qui, peaufinés, allaient, je n'en doutais pas, achever de mettre la future photo au diapason du thème. Sitôt le film fini, je me suis dépêchée de le développer puis de tirer cette image en petit format, sans passer par l'étape de la planche contact. À mes yeux, elle correspondait exactement à ce que j'entendais montrer, et aux mots que j'y avais associés. Je soumets le tirage de lecture à Dan A., dont je suis l'enseignement, en lui expliquant mon intention et, sans hésitation, il pointe LE défaut de l'image: «Ce bout de trident, dans l'angle inférieur gauche... on ne voit que ça...»
La voilà définitivement disqualifiée.
Pourtant je tiens à cette photo – enfin, aux mots que j'ai écrits pour elle, plutôt... Et tant que la date butoir de dépôt des images pour la sélection Photovision n'est pas passée, je peux encore tenter la prise de vue qui fera pareillement jaillir sur l'image le hurlement muet de la créature mourante sans qu'il soit parasité par le moindre bruit visuel. Alors je suis revenue au Louvre, cour Marly, au pied de ce marbre d'Antoine Coysevox, ne voyant plus que lui, et pendant près d'une demi-heure, je suis restée là à le scruter à travers mon viseur, allant ici, m'éloignant, me rapprochant avant de revenir là... il n'y aura au bout du compte que cinq photos effectivement prises. Curieusement, procédant ainsi, mon intention de départ se modifie: il ne s'agit plus de capter une image qui ferait vibrer, depuis l'arrière-fond des siècles, tous les tons d'un cri d'agonie mais de mettre en rapport compositionnel l'expression du visage de Neptune brandissant son arme et la tête du cheval marin hurlant. Ou encore de mettre en évidence, par le cadrage, l'admirable dynamique que le sculpteur a donnée au mouvement figé de ces deux êtres... Mais cette nouvelle tentative se solde aussi par un échec: sur la planche contact, une seule image est retenue par Dan et même celle-ci s'avérera sans intérêt au tirage, gâchée par un défaut de profondeur de champ. Passée la déception, je me suis au contraire sentie plus motivée que jamais pour, à nouveau, revenir au Louvre et, à nouveau, tourner autour du marbre – de ce marbre. Mais j'ai finalement soumis au jury de Photovision une sélection de trois photos d'où était exclu le cheval marin hurlant et ne suis toujours pas, en ce 24 février, revenue cour Marly. Cependant, je ne me sens pas tout à fait vaincue et sans doute y aura-t-il de prochaines tentatives: quelque chose s'est induré dans mes intentions photographiques qui me ramènera très certainement auprès du Neptune d'Antoine Coysevox...
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Je rêve, je ne cesse de me représenter en rêve des «photos-à-prendre ». Des myriades d’images hantent mes pensées telles des théories de spectres tournoyant dans un grenier – de pures flottaisons mentales, sans aucun référent dans le réel. Parfois pourtant, à la source de l’image rêvée, gît un objet, ou un lieu déjà aperçu et vers quoi je peux revenir aussi souvent que je le souhaite de manière à le rencontrer en diverses circonstances d’intensité et d’incidence lumineuses (sans pour autant avoir à craindre des variations telles qui pussent faire obstacle à la prise de vue) – par exemple une œuvre exposée dans un musée. J’ai alors toute latitude pour multiplier les prises de vue, diversifier les angles, les mises au point… Mais, même si j’arrive à me motiver assez pour exploiter cette ressource, il est rare que, parmi les images effectivement fixées sur pellicule, il y en ait une qui, une fois tirée, s’avère l’exacte concrétisation de celle préalablement rêvée.
Et je ne sais rien de plus décourageant que de tenir entre les mains, au sortir de la cuvette de rinçage, une épreuve qui soit à des lieues de l’image que j’avais par anticipation formée dans mon esprit au moment de la prise de vue: le tirage dit, implacablement, que je n’ai pas su mettre la technique au service de ma vision intérieure, que j'ai manqué de savoir-faire. À moins que je me sois laissé dominer par la vision au point de ne pas réaliser qu’il était impossible d’y atteindre et que je devais m'écarter de la représentation mentale pour malgré tout réussir à prendre une photo qui tienne la route? La clef de ce décalage tient sans doute à cela: l'image visible, celle que verra quiconque la regardera (donc celle que jugera un enseignant, un juré de concours...), n'est pas celle que je me suis figurée prendre, cette dernière étant, plus qu'une pure «visualité», un cumul d'éléments psychiques voguant en plusieurs strates de la conscience, de facteurs effectivement visuels et de micro-récits ayant soudain buissonné... toutes choses qui se bousculent sous mon doigt au moment de déclencher et qui président à mon geste bien plus que la pensée strictement photographique.
Cela m'amène à la dimension proprement vorticale que peut avoir, parfois, la prise de vue: le temps qu'elle s'accomplit me voilà tirée hors du monde, tout entière absorbée non seulement par ce que je vois dans le viseur mais par la pensée et la conscience corporelle du geste-à-faire puis se faisant. C'est une magie particulière, dont l'empreinte mnésique perdure assez longtemps pour rester attachée à l'image qui résultera du tirage... et pour biaiser mon regard sur celle-ci: ce n'est plus l'image visible que je vois mais, si l'on veut, la projection du souvenir de l'éphémère vortex où j'ai été entraînée. Mais qui d'autre que moi verra cela? Car je ne crois pas être encore parvenue à construire des photos telles qu'elles témoignent visuellement de mes éphémères basculements dans le vertige.
Si je sens de plus en plus souvent fléchir plus bas que terre ma détermination à obtenir enfin sur pellicule l’une ou l’autre chose que j’ai en tête, il m’arrive de m’entêter – avec quelque furie. Au cinéma l’on a poursuivi Octobre Rouge, le diamant vert… et moi en noir & blanc je poursuis… une photographie – peut-être au fond une chimère, la «photographie infaisable» qui n’existera jamais ailleurs que dans ce coin de mon cerveau qui ira reculant au fur et à mesure que fileront les jours.
Samedi 16 février, 14 heures - j'attends. Devant moi l'espace nu d'un dallage clair, rendu aveuglant par la lumière du plein soleil, sur quoi mes yeux s'arrêtent vides de tout regard à travers l'infinitésimale ouverture que dessinent mes paupières quasi closes. Puis l'indicible fulgurance: une corneille se pose au milieu de cette clarté, s'immobilise tête levée, les plumes lustrées. Un instant visuel d'une puissance rare, éminemment photogénique, mais dont je ne garde qu'une trace verbale - des mots magiquement jaillis à l'aplomb même de la chose vue qui se sont accrochés à elle et ne l'ont plus lâchée, tels des doigts tenaces refermés sur une pensée saisie au vol et maintenue étroitement prisonnière jusqu'à ce que vienne la phrase qui la prenne au piège de son sens, des mots qui ont gardé fière mine le temps que je les écrive à la va-vite et l'avaient encore passée la journée du lendemain: ils disent donc bien cet instant visuel, plus sûrement peut-être que ne l'eût fait une photographie hâtée.
Que l’on emploie ou non les justes tours ‒ «Je me le rappelle»; «je m’en souviens» ‒ l’énigme persiste: à quoi donc renvoie le pronom, «le» ou «en»? Qu’est-ce donc que l’on trouve au fond de sa mémoire quand on prononce l’une ou l’autre de ces formules? Un «souvenir» assurément mais… Souvent je me suis demandé ce qu’est réellement un souvenir, de quoi il est fait – foisonnant de sensations extrêmement précises et comme physiquement présentes lors même que les terminaisons nerveuses ne reçoivent de signal d’aucun substrat concret; immatériel mais pouvant être ô combien «occupant», envahissant et prédateur… Paradoxalement, il se fait d’autant plus prégnant qu’on le sent fuyant: plus il se dérobe et plus on s’acharne à vouloir lui rendre sa netteté, sa précision, la totalité de ses référents – jusqu’à en devenir obsédé. Mais… «se souvenir», est-ce simplement rassembler petit à petit des bribes de réel exhumées du fin fond de soi? Quelle est la part, dans ce que l’on nomme «souvenir», des faits réellement advenus et des reconstructions où se mêlent mille interférences, superpositions, substitutions…? Sans doute cette «part des choses» est-elle définitivement impossible à établir et faut-il alors considérer le souvenir comme une entité en-soi, composite, dont on peut cependant essayer de distinguer les éléments. Et peut-être aussi faut-il renoncer à attendre du souvenir qu’il éclaire le passé: il ne serait… éclairant que s’il existait des événements effectivement vécus et des émotions qui les ont accompagnés une fixation étalon assez fiable pour que l’on puisse lui confronter le souvenir conservé. L’on pourrait alors déceler les écarts, les mesurer… et ainsi distinguer enfin, avec finesse, entre le réel préservé intact dans la mémoire et la foule des écrans qui, au fil du temps, se sont conjugués pour le déformer.
Les «souvenirs»?
Ils s’étiolent en de minuscules fragments légers et diaphanes,
S’estompent en de petites choses fragiles et grisonnantes
Qui peu à peu s’échappent de notre mémoire telles ces impalpables cendres qui flottent dans l’âtre, infimes soupirs des braises finissantes.
Le vent aussi - et le quai vide où le temps glisse et se tait
Lignes de fuite comme celles d'une portée où s'échelonnent les silences
A l'unisson des feux filants
Samedi 2 février, c. 20 heures, station Créteil-Pointe-du-Lac
J'arrive sur le quai désert; l'atmosphère tout imprégnée d'une averse à peine close. Peu de véhicules sur la route longeant la voie – des chuintements intermittents sur le bitume mouillé et des traînées lumineuses qui les accompagnent. Le noir nocturne bruisse de reflets, de clartés filantes qui dessinent des lignes doublant celles dont les éléments bâtis structurent l'espace. Rien de très passionnant cependant, esthétiquement parlant: les géométries restent confuses car profuses, ce distributeur de boisson qui attire le regard sans qu'on y porte le moindre intérêt – mais il y a ce grand V rouge qui fait écho au feu de signalisation, pareillement rouge, dont la tache ronde se liquéfie en une vague trace un peu brouillée sur le sol lustré de pluie... Je m'y arrête. De là je vois les lignes filer vers un invisible point de fuite. Mais y a-t-il véritablement un parti photographique à tirer de cela? Oui, me semble-t-il: je perçois quelque chose qui me paraît digne d'être fixé. Alors je dégaine mon smartphone, cadre, déclenche... Une seule fois: je suis convaincue d'avoir échoué à capter ce que je sentais – d'avoir raté ma prise de vue. Pas la peine de s'acharner. J'en suis toute dépitée. Pourtant, après coup, en examinant de près l'image enregistrée, je sens que subsiste un peu de ce que j'ai ressenti visuellement. Et en procédant à un léger recadrage pour bien inscrire le départ de deux des diagonales dans les angles, je trouve à cette image un petit air satisfaisant qui me pousse à ne pas la jeter, d'autant que s'y sont associés, au moment même où je déclenchais, les quelques mots lapidaires inscrits à côté de la vignette, eux aussi conservés après avoir été notés à la hâte et qui persistent, une semaine plus tard, à sonner comme étant très exactement sa voix.
Oh certes, pas question de plein agrandissement, et encore moins d'impression sur papier, fût-ce en micro-format: elle offre une trop piètre qualité pour cela, en trop basse définition. Mais à condition de la laisser là, aux dimensions d'une vignette et dans ce seul environnement numérique, elle me semble conserver son «petit air satisfaisant». Je me dois pourtant d'être lucide: s'il n'y avait pas à côté de cette vignette les «mots lapidaires» et ensuite ce texte né aujourd'hui – au fil du clavier! fait suffisamment exceptionnel pour être signalé: du texte qui vient, se maintient, résiste aux relectures... sans avoir été précédé de mille repentirs! – si donc il n'y avait pas ces textes, l'image seule disparaîtrait vite au fond de ces oubliettes où échouent les photos ratées. Des culs-de-basse-fosse largement garnis chez moi...
Comme hier dernier jour de décembre, ce mardi qui ouvre 2019 est emmitouflé de brume - du moins là où je me trouve. L'aurore déjà avait de longs doigts aranéeux - le rose n'est pas de saison - et comme engourdis, à ne pouvoir filer les heures qui paraissent adhérer à la quenouille sans plus vouloir passer...
Ô ce brouillard qui colle à l'âme comme une mauvaise boue et leste le cœur dès l'éveil avec la somme des regrets, des frustrations amères cumulées au fil des mois - et qui loin de se dissoudre avec le dernier coup de minuit de l'année qui meurt au contraire se rencoignent pour mieux s'augmenter des fielleries qui ne manqueront pas de traverser le chemin suivi.
Ô ce premier jour qui donne envie de s'aventurer dans l'année nouvelle comme de gravir un sommet avec aux pieds chaînes et boulets...
Trouant parfois l’ouate des jours il y a les signes – ces fulgurances nodales qui, à la faveur d’un percept impromptu, se forment en lui agrégeant souvenirs, réminiscences, exsudations imaginaires, regrets… toutes sortes de sécrétions psychiques soudain venues et convergeant dans le plus grand des chaos mais dont on sent qu’avec ce percept initial elles font signe, distillent les prémices d’un message qui dès lors ne sera plus tout à fait clavé (à condition bien sûr que l’on sache manier à bon escient les clefs entrevues). Et puis de petites entailles moins vives qui picotent l’attention et n’ont d’autre rôle que de ramener à la surface pensante une idée oubliée, une intention trahie, un projet remisé… mais sans tailler à leur entour ces creux abyssaux où parfois les signes entraînent. Je ne vois de meilleur terme pour désigner ces effleurements irisés que l’anglais poke, du moins tel que ce mot a pris sens dans l’univers Facebook – dont je ne suis, au demeurant, pas si familière que cela. S’il fallait par purisme borné – en l’occurrence un peu idiot – vouloir le remplacer à toute force par un équivalent français qui renvoyât à un même signifié, à savoir une notification aussi légère qu’un psssttt murmuré à son voisin immédiat, on ne pourrait guère faire autrement que de passer par une périphrase, par exemple «petite tape amicale». C’est pâteux comme de la vase – trois mots et l’on s’enlise! Poke en revanche… une seule syllabe, qui plus est allégée par le souffle que la prononciation anglaise donne au «p» initial: comme l’épiderme au derme, le mot colle à ce micro-geste, éphémère et à peine appuyé, qu’il est censé signifier; ses sonorités se glissent dans l’oreille puis pénètrent la pensée aussi délicatement qu’une bulle de savon se pose sans tout de suite éclater…
Le festival annuel des Jeux du théâtre de Sarlat est, très probablement, le lieu où me ramènent des pokes de plus en plus fréquents, et nombreux, tandis que se succèdent les éditions – je vois à peu près autant de spectacles d'une année l'autre, avec une aptitude inchangée à «entrer» en eux (et «entrer» dans un spectacle peut parfaitement signifier… rester hors de lui et n'y point adhérer, pour des raisons que je n'identifie pas forcément mais dont au moins je sens qu'il me faut cerner l'origine, avec assez de discernement pour, le lendemain à la rencontre de Plamon, pouvoir en discuter), à apprécier (je veux dire: être enthousiaste ou au contraire critique, «apprécier» ayant ici le sens neutre de «porter un regard sur…») le jeu des comédiens, le travail de mise en scène, etc. Mais avec chaque année une «production» décroissante de chroniques. Restent beaucoup de notes, parfois des enregistrements sonores, et même de temps en temps des textes embryonnaires auxquels il manquerait peu de choses pour que la construction écrite tienne sur ses phrases. Et avec ce fatras le douloureux sentiment de cadeaux reçus – les spectacles et les rencontres – à bras ouverts sans avoir su remercier en retour: le comble de l'ingratitude.
Je conserve assez scrupuleusement ce fatras; au cours des rangements de hasard auxquels je me livre de temps en temps, je retrouve ainsi des bribes vieilles de plusieurs années dont beaucoup me semblent avoir gardé une certaine force évocatrice – les lire à cette occasion époussète tout d'un coup le cumul des jours cendreux et j'ai l'impression d'être à Sarlat, au sortir du spectacle croqué en notes, réfléchissant à plein régime aux mots et phrases devenus ensuite ce que j'ai sous les yeux. Il y a donc du sens vif dans ces fragments; je me demande alors ce qui a bien pu me retenir au seuil de la chronique pas-si-mal-venue-que-ça, et transformer ces notes en résidu inutilisé faute d'avoir su les mettre en adéquation avec l'immédiate suite de la représentation sarladaise ou, plus tard, avec telle ou telle reprise de la pièce «croquée». Aucune réponse ne s'est jamais profilée ni ne se profile – seule vient à l'âme, et subsiste, la rage dépitée de n'avoir pas eu assez de détermination et de persévérance pour donner à ces fragments l'étoffe textuelle qui les eût hissés au rang d'article constitué. Éprouver ces rages, et savoir que je vais les éprouver, assaisonnées de verte amertume, ne me rend pas pour autant plus persévérante et l'édition 2018 du festival de Sarlat a laissé elle aussi son lot de notes en souffrance – et le grenier à pokes de s'enrichir encore…
Jeudi 29 novembre, donc, poke poke poke au rebord de ma mémoire festivalière – fenêtre toujours à demi ouverte où circule sans discontinuer le petit vent du souvenir: j'aperçois Christophe Barbier dans l'épisode de la série Munch diffusé ce soir-là. Il incarne un avocat, et fait sa première apparition en train de plaider, avec éloquence et force effets de manches... théâtre dans le théâtre: mise en scène de la plaidoirie à l’intérieur de la fiction télévisée. Et me voilà renvoyée à Sarlat, au tout début du festival, au moment de passer à la billetterie pour réserver mes places… Parmi les spectacles choisis, Le Tour du théâtre en 80 minutes, venu remplacer La Main de Leïla, de Kamel Isker, initialement prévu le lundi 23 juillet et qui avait dû être annulé. Ce titre, et sa présentation dans la dernière mouture du programme 2018, m’avaient d’emblée attirée mais ma décision de prendre un billet pour aller voir cette pièce avait été scellée par la référence à l’ouvrage qui avait été sa source: ce Tour était une adaptation du Dictionnaire amoureux du théâtre, du même Christophe Barbier. Sans avoir lu ni consulté ce volume-là je connaissais un peu la collection dont il fait partie; j’avais vu là un gage de qualité suffisant pour me donner envie de découvrir comment pareil ouvrage pouvait être porté à la scène. Quant au nom de l’auteur-interprète, il n’avait aucune part dans mon inclination spontanée: avant d’arriver à Sarlat Christophe Barbier m’était totalement inconnu. Disant benoîtement cela à quelques habitués je suscitai un aimable étonnement… «Comment ça? Tu ne regardes jamais BFMTV?» me demanda-t-on. Euh… non. Et force me fut alors d’avouer que je ne savais pas non plus ce qu’était BFMTV (le sigle me soufflait qu’il s’agissait très probablement d’une chaîne de télévision mais… supposer ou déduire n’est pas «connaître»). Autant dire tout de suite que, depuis, je n’ai pas davantage regardé BFMTV qu’auparavant et que je n’ai toujours pas écouté Christophe Barbier éditorialiser l’actualité: une manière, sans doute, de garder intacte la très profonde impression que m'a laissée le comédien extraordinaire – car ce qu’il manifeste sur scène est bien au-delà d’une «excellente interprétation» – que j’ai découvert aux Enfeus. Une impression qui s’est encore approfondie trois jours plus tard, le 26 juillet, quand il est revenu pour jouer aux côtés d’Anne Coutureau La Proposition, d’Hippolyte Wouters.
Cette dernière pièce, signée d’un auteur belge contemporain, fait entendre une conversation censée se tenir en 1849 entre Juliette Récamier et Alexis de Tocqueville – un dialogue purement imaginaire mais qui cependant sonne vrai: les répliques prêtées à Tocqueville sont construites à partir de propos réellement tenus ou écrits par le célèbre auteur. C’est d’ailleurs lui qui accapare le temps de parole, son interlocutrice n’ayant à l’évidence d’autre rôle que celui de rompre, par une question ou une remarque lancée opportunément, la monotonie d’un quasi-monologue qui sans cela eût tourné au tunnel. «L’auteur ne s’est pas beaucoup occupé du personnage de Juliette Récamier; il ne l’a convoquée, à l’évidence, qu’à titre de faire-valoir», a convenu Anne Coutureau à Plamon. Notons qu’en dépit de ce délaissement manifeste, la comédienne a réussi à emplir la scène de sa présence: par ses postures, les petits gestes posés çà et là, son art d’orienter ses regards ou de manipuler discrètement tel ou tel accessoire pendant que Tocqueville parle, elle campe sur le plateau une Juliette Récamier qui, entre ses répliques plutôt courtes et rares, dites d’une voix égale et posée, ne se laisse à aucun moment oublier au seul profit de son invité. Une performance d’autant plus remarquable de la part d’Anne Coutureau qu’elle est face à un Christophe Barbier rayonnant, qui met au service des propos de Tocqueville une diction parfaite, admirablement modulée, illuminée par un langage non verbal invariablement juste et vibrant ‒ un art de dire par tout son être qui sublime la seule justesse de la voix, porté au zénith de l’intensité sans jamais aller jusqu’à l’exubérance.
L’exceptionnelle maîtrise du dire/être théâtral de Christophe Barbier s’était déjà exposée dans tout son éclat quand il nous avait conviés à son Tour du théâtre en 80 minutes et qui m’avait alors fait gribouiller sur un coin de page qu’il avait «un talent pour dire les textes – les siens et ceux des autres – tel qu’on ne les entendait pas mais qu’on en accueillait en soi les périodes exactement comme si on les savourait soi-même au gré de sa petite lecture intérieure». Une impression encore inédite pour moi au théâtre… Sans compter que le texte de ce Tour du théâtre était lui-même brillant, tant dans ses phrases, si bien-sonnantes, que dans sa construction – l’on sentait simplement à l’oreille que la «fragmentarité» du Dictionnaire originel, au lieu de n’aboutir qu’à une juxtaposition de morceaux choisis plus ou moins soudés à force de chevilles, avait au contraire été habilement remaniée pour conférer à la version scénique une remarquable cohérence.
Chacune des deux représentations fut suivie d’un «bord de plateau» – un échange entre comédien et spectateurs après les saluts, dans l’immédiat après-spectacle. En remplacement de la rencontre plamonaise du lendemain pour la première parce que Christophe Barbier devait rejoindre la capitale dans la nuit mais, à la suite de La Proposition, le «bord de plateau» n’avait rien d’un moment substitutif: c’était à part entière une seconde partie de spectacle où il s’agissait de quitter la fiction dramatique et de ramener la pensée de Tocqueville dans notre actualité par le biais d’une invitation à réfléchir sur la notion de démocratie. Le comédien réendossait en quelque sorte son costume de journaliste politique, sans tout à fait cesser d’être au théâtre: quelle habileté!
Et voilà… enfin une intention concrétisée: rendre à un spectacle, ou plutôt deux en l’occurrence, l’hommage mérité. Le poke cette fois ne sera pas tombé sur une épaule insensible…
LE TOUR DU THÉÂTRE EN 80 MINUTES Texte, mise en scène et interprétation:
Christophe Barbier Sous le regard de:
Charlotte Rondelez Durée:
1h20
(Librement inspiré du Dictionnaire amoureux du théâtre, Plon, 2015). Représentation donnée le lundi 23 juillet 2018 au Jardin des Enfeus.
LA PROPOSITION Texte:
Hippolyte Wouters Mise en scène:
Carlotta Clerici et Anne Coutureu Avec:
Christophe Barbier, Anne Coutureau Costumes:
Frédéric Morel Durée:
1h05 Représentation donnée le jeudi 26 juillet 2018 au Jardin des Enfeus.
Le 21 juillet dernier, je prenais en marche le train du 67e Festival des jeux du théâtre de Sarlat en entrant dans La Ronde. Sans avoir lu le texte, ni vu son adaptation cinématographique, pourtant fameuse, par Max Ophüls, n'ayant au sujet de cette pièce aucune connaissance hormis la présentation qu'en donnait le programme du festival et ce que j'avais glané en quelques surfs rapides sur la Toile. Il n'y aurait donc, entre la pièce d'Arthur Schnitzler et moi, que l'objet dramatique auquel j'allais assister.
En bord de scène un personnage était là cane à la main, portant cape et haut-de-forme, qui présentait le thème, le lieu, l’époque, l’ambiance: nous sommes à Vienne, en 1900, une capitale exceptionnellement brillante où se croisent, en cette période-charnière entre les XIXe et XXe siècles, quelques-unes des figures majeures de la vie intellectuelle et artistique européenne: Zweig, Freud, Schiele, Kokoschka, Rilke, Strauss, Mahler, Klimt, Altenberg… Dans cette atmosphère effervescente des anonymes se désirent, se séduisent, s’unissent au gré d’une «ronde» qui ne doit pas s’interrompre, le tout «sur un air de valse, comme il se doit»…
Sont ainsi exposés à la fois un contexte historique, la pièce elle-même, et le spectacle tel qu’il va mettre en scène cette dernière. Le narrateur, participant aussi bien de l’espace dramatique proprement dit – dont à Sarlat on voyait d’emblée l’ensemble du dispositif tandis qu’au Théâtre 14 le rideau demeure baissé tant que le narrateur parle – que de son en-dehors, tisse le lien entre le public et le plateau; ne sût-on rien, comme moi, de ce dont il retourne l’on est pris par la main et parfaitement préparé à entrer dans la ronde.
Pas d’intrigue à proprement parler qui progresserait en tenant ensemble un groupe de protagonistes d’un bout à l’autre du drame mais une succession de dix tableaux déclinant autant de nuances d’un schéma toujours identique ‒ un homme et une femme se manifestent l’un à l’autre leur désir, l’assouvissent en un coït explicite puis traversent un «après» plus ou moins désenchanté avant de se séparer. Se constitue pourtant une indissociable totalité, où la fragmentation du récit en tableaux est contrebalancée par une construction circulaire faisant transiter les personnages d’un fragment à l’autre: l’on voit d'abord une prostituée aguicher un soldat, qui l’abandonne au seuil d’un bal où il invite une jeune domestique à danser que l’on retrouve au troisième tableau lutinée par le fils de la maison, lequel la laisse à ses tâches pour aller honorer sa maîtresse, une femme mariée qui, peu après, doit répondre au désir de son mari… et ainsi de suite jusqu’à ce que la prostituée du premier tableau revienne en scène aux côtés cette fois de l’aristocrate qu’une comédienne avait séduit puis délaissé dans le tableau précédent. La ronde se ferme… Au gré des couples qui se font et se défont l’on voyage à travers divers lieux – un coin de rue, une salle de bal, la chambre d’une maison bourgeoise ou d’un hôtel, un cabinet particulier… ‒, plusieurs âges et classes sociales. Transversalité qui ne nuit pas à la ronde, dont la forme résonne dans le décor – son élément principal est un plateau circulaire blanc placé au centre de la scène, semé en son pourtour de petites ampoules… rondes – et imprègne la mise en scène qui semble tout entière pensée à l’aune de la fluidité – le spectacle ne s’arrête qu’à la toute fin; pas de noirs ni de rupture entre les tableaux mais des «passages de relais», et des reconfigurations d’éléments plutôt que des changements de décor, opérées à vue qui plus est, en musique: ce sont des intermèdes chorégraphiés participant entièrement de la dramaturgie.
Ainsi, pris par la main dès le début l’on est, par la suite, maintenu dans le cercle: des narrateurs différents, tels des maîtres de jeu, se passent la parole d’un tableau l’autre, interpellent à l’occasion les personnages pour qu’ils ne rompent pas la ronde, et formulent des commentaires qui signalent les évolutions, les changements de lieu, les ellipses temporelles en allant, parfois, jusqu’aux méta-remarques. Par exemple quand il s’agit de la jeune femme que l’homme marié invite dans un cabinet particulier: comment la désigner? Plusieurs termes sont lancés pour enfin s’arrêter sur celui de «grisette». Un mot qui, au passage, témoigne assez de la difficulté de traduire; en effet, dans le texte original, la jeune femme est appelée «das süsse Mädel», littéralement, «la fille douce», ou «la fille sucrée» (Süsse est aussi, je crois, un surnom affectueux comme en français «mon chou», «mon trésor»). Autrement dit, cette jeune femme est la friandise, le dessert de l’homme marié et, sans doute en écho à cette dulcité, elle déguste… de la crème fouettée.
La fluidité est donc le maître-mot du spectacle. Un mouvement d'ensemble d'autant plus enveloppant que sa fluence est rehaussée de ruptures bien marquées, ces moment-clefs que sont les coïts vécus par chaque couple qui, loin d'être passés sous rideau, éludés ou métaphorisés sont au contraire fortement… mis en lumière: avec une synchronisation de très haute précision, la rampe lumineuse ceignant le sol du plateau central s'allume à l'instant où les amants se figent en pleine extase, accompagnés par quelques notes de piano. Et l'arrêt sur geste se prolonge assez pour que l'on n'ait aucun doute quant à l'acte accompli. Une véritable trouvaille que cette mise en scène qui évite l'élision artificielle sans tomber dans la monstration complaisante: si le coït est explicitement joué, les effets à l'entour sont si appuyés que la scène prend une tonalité comique des plus savoureuses, lui ôtant par là même toute dimension scabreuse. D'autant que l'on reste pudiquement vêtu de ses dessous… tout en s'étant copieusement effeuillé avant de se glisser sous les draps. Ici s'imposent les plus ardentes louanges aux costumes: ils sont splendides, inspirés, ai-je lu, par la peinture viennoise des années 1900. Ils n'ont pas, d'ailleurs, pour seul rôle de signaler l'époque, la classe et/ou le statut de ceux qui les portent – non, ils habillent littéralement la gestuelle des comédiens, surtout, bien sûr… quand ils s'en défont! Et ce avec grand art: il y a beaucoup de variété dans les effeuillages et la manière dont les pièces de vêtement sont lancées de-ci de-là crée une chorégraphie textile changeante qui contribue, justement, à mettre en valeur la somptuosité des tenues et des étoffes – lancer loin derrière soi ce superbe gilet, laisser tomber à ses pieds après l’avoir dégrafée d’un geste ample cette jupe apparemment coercitive mais dont il est si facile de se dépouiller, sous laquelle se révèlent de délicates culottes satinées… n’est-ce pas une manière de les montrer davantage encore que de les simplement porter sur soi?
Ce qui précède pourrait laisser penser que la ronde vire à la gaudriole rieuse – mais c’est une pente qu’il faut se garder de suivre. Certes le ton, le rythme, le jeu exhalent une indéniable joie à séduire, à s’offrir… et à prendre. Mais l’interprétation est assez subtile pour que sous la gaîté affleure la gravité – on l’entend au détour de quelques répliques, on la sent par moments prête à surgir quand un regret s’exprime ou que s’esquisse une supplique. Une part d’ombre qui appartient au texte, lequel, de l’aveu même de Jean-Paul Tribout, peut être joué de manière beaucoup plus sombre qu’il n’a enjoint à ses comédiens de le faire. D’ailleurs, cette Femme assise, genoux pliés de Schiele illustrant l’affiche, qui n’a rien de bien rieur et paraît au contraire ployer sous le poids des amours tristes, n’annonce-t-elle pas cette gravité sous-jacente ?
Le spectacle est encore riche de tout ce que lui apporte un décor à la fois ingénieux dans sa conception – outre le plateau central il se compose de cinq parois réfléchissantes légèrement déformantes qui peuvent aussi devenir transparentes et d'un grand lit dont on voit bien qu'il est le pivot de l'ensemble, autant d'éléments mobiles pensés en fonction d'une dramaturgie qui inclut les reconfigurations scéniques dans sa dynamique – et prêtant à mille rêveries symboliques autour du regard, à la croisée de ce qui est en jeu dans les rapports de séduction montrés dans la pièce et dans le pacte théâtral liant tacitement le public (les spectateurs) et les artistes.
Sur la scène des Enfeus, c'était les tout débuts du spectacle qui, tout frais sorti des répétitions, venait d'être créé au Festival d'Anjou. Il arrive à Paris fort de quelques dates supplémentaires ici ou là en différents festivals... Déjà magistral à Sarlat, il m'est apparu magnifié à Paris ‒ par l'effet «boîte noire» à coup sûr et le meilleur relief qu’en retirent les jeux de lumière, sans doute aussi par la patine que l'accumulation des représentations confère au fil du temps, mais il y avait autre chose que je ne parvenais pas à nommer, un vague ressenti qui me comblait davantage et dont je n’aurais su dire sur quoi il se fondait, craignant même d’avoir une mémoire trop floue de la représentation sarladaise pour pouvoir justifier de ce ressenti. Un petit mot du metteur en scène m’a donné la clé: «Nous avons beaucoup retravaillé depuis cet été, notamment les passages de relais entre les meneurs de jeu, les personnages, pour aller vers davantage de fluidité.» Objectif atteint!
L'enthousiasme des comédiens et l'inflexion résolument joyeuse que Jean-Paul Tribout a donnée à la pièce irradient; j'en ai été toute traversée. Emportée de bout en bout dans cette Ronde si magistralement interprétée, dont la richesse scénographique m'a de nouveau époustouflée, je ne m'en trouve pas pour autant plus perméable qu'avant aux problématiques amoureuses et/ou de séduction (qui continuent de m’indifférer assez) mais ce spectacle ‒ ce spectacle: ce qui est donné là de la pièce de Schnitzler ‒ compte, désormais, parmi les plus mémorables qui, d'année en année, contribuent à me conforter dans une théâtrophlie grandissante, laquelle doit presque tout au festival sarladais.
Le metteur en scène dit avoir été guidé dans son approche du texte de Schnitzler – […] parcourir avec joyeuseté la galerie de personnages […] et attester que […] si les codes changent la quête du plaisir est identique et sa réalisation voluptueuse ‒ par une phrase empruntée à Roger Vailland, «L’amour est aussi un plaisir». Et le spectacle d’avoir, outre ses grandes qualités théâtrales, cette vertu hautement appréciable de faire entendre une tonalité réjouissante, particulièrement bienvenue en ces temps où, depuis qu’ont éclaté «l’affaire Weinstein» et les différents scandales mettant en cause des prêtres pédophiles, il n’est plus guère question de désir autrement que sous l’angle du viol, du harcèlement, des violences faites aux femmes et aux enfants. Une bouffée d’air neuf qu’on respirera avec délectation…
LA RONDE Pièce d’Arthur Schnitzler. Mise en scène :
Jean-Paul Tribout, assisté de Xavier Simonin. Avec :
Léa Dauvergne, Marie-Christine Letort, Caroline Maillard, Claire Mirande, Florent Favier, Laurent Richard, Xavier Simonin, Jean-Paul Tribout, Alexandre Zekri (musicien) Lumières :
Philippe Lacombe Décors :
Amélie Tribout Costumes :
Sonia Bosc Durée :
1h45 sans entracte.
Jusqu’au 31 décembre 2018 au Théâtre 14, 20 avenue Marc-Sangnier, 75014 Paris. Représentations :
Lundi à 19 heures ; mardi, mercredi, jeudi et vendredi à 21 heures, samedi matinée à 16 heures. Relâches le samedi soir, le dimanche, les 24 et 25 décembre. Pour réserver : 01 45 45 49 77 du lundi au samedi de 14 heures à 18 heures.
je crois d'ailleurs savoir où j'irai en premier...
En écrivant cela je pensais à une page très précise d'un cahier bien particulier, où le soin que j'ai mis à ne pas laisser mes phrases déborder dans la marge contraste avec l'écriture hâtée, fébrile, fortement raturée et, en bien des points, quasi illisible tant les lettres sont déformées. Écrire si mal, de manière si peu lisible, témoigne moins d'une fébrilité à capter une pensée insaisissable que d'une conviction obscure et profonde, sans doute agissante tandis que j'écrivais, que cela ne vaut rien – n'a pas en tout cas la valeur, la signifiance que je lui ai vue sous le coup de l'embrasement scriptural. La meilleure preuve est qu'en à peine quelques jours ce que je croyais avoir amené à se mouvoir dans le texte ne m'est plus perceptible. Mais en réécrivant, en retouchant, peut-être quelque chose sortira-t-il de ce chaos...
J'ai inscrit une date en haut de la page – j'entendais ainsi marquer que le surgissement était consécutif au travail que j'effectuais alors: la lecture-correction des épreuves d'un recueil de textes de Jean-Louis Kuffer, Les Jardins suspendus* – mais elle est erronée: j'ai noté «semaine du 17/09» quand la période correspondant à ce travail est cette même semaine mais du mois suivant. Un lapsus révélateur de mon rapport au temps. Deux pages plus loin, ce fouillis au crayon, toujours issu de la lecture des Jardins suspendus:
La présence = «arrêt sur être» que seul l’art peut rendre manifeste. Présence: un mot stable où se meut imperceptiblement un perpétuel flux d’être à régime variable.
Et sur mon bureau numérique, contemporain de cette page de cahier mi-ordonnée mi-chaotique, un fichier-texte sauvegardé sous le titre BROUILLON:
C'est bien souvent sous les mots des autres – quand on est lecteur goûteur de mots et que ces «autres» sont d'authentiques écrivains – que l'on découvre quelques clés menant à l'une ou l'autre de ses propres vérités. Ainsi ai-je tout juste – juste avant de consentir à taper, ici, ces lignes, pour une fois cédant à la pulsion brute de «filer la phrase» à défaut de métaphores pour donner forme à l'un, au moins, de ces innombrables afflux discursifs qui sans cesse me traversent – tout juste compris, donc, à travers de savoureuses phrases de Jean-Louis Kuffer le concernant lui ou d'autres écrivains dont il dit si bien l'art, de quelle nature pouvait être ce mystérieux embrasement d'où naissent tant de sublimités textuelles.
La littérature – c'est-à-dire cet usage non ustensilaire de la langue qui fait proliférer confluences et ambiguïtés sémantiques, jeux sonores, interpolations lexicales... toutes choses qui fondent la littérarité – a ce pouvoir unique...
Quel pouvoir? Bien vite mon élan a été coupé, ne restent que ces points de suspension par lesquels je me signifiais qu'il y aurait une suite à écrire. Je crois qu'elle est là, sur la page de cahier – oui, en effet:
La littérature a ce pouvoir unique de faire vibrer entre les mots, les phrases, une ineffable présence, un «au-delà de ce qui est écrit» peignant à l’horizon de la lecture un vague paysage qui donne à celle-ci sens et relief – un vague paysage propre à chaque lecteur et dont l’auteur ne saura jamais rien. Le vrai critique, le critique lumineux, est celui qui sera capable de rendre justice à la littérarité d’autrui non pas seulement en citant de larges extraits – car ce faisant il reste en surface, dans une monstration qui n’amène pas le lecteur dans les profondeurs bouleversantes de l’écriture dont il est question – mais en faisant à son tour advenir dans ses phrases une littérarité singulière, en suscitant à son tour un «vague paysage». Celui qui saura aussi, en même temps, faire entrevoir au lecteur ce «paysage» qu’il a lui-même entrevu en lisant, et souligner comment l’écrivain dont il parle parvient à rendre manifeste la présence mystérieuse.
Jean-Louis Kuffer est de cette confrérie des critiques lumineux.
Mais avant que d'avoir extrait de la note broussailleuse ce qui précède, quelque peu désordonnée et pressée surtout d'attraper un peu de sens quand des phrases avenantes se présentent qui paraissent le servir, j'avais ajouté au bas de ce BROUILLON :
Un livre admirable, où en toute page se révèle la langue d'un orfèvre-joaillier – non pas «langue de poète», une expression si figée qu'elle me semble rapetisser le «poète», et l'auteur de Jardins suspendus,poète assurément, ne mérite en aucune façon pareil sort – qui excelle à faire rutiler l'écriture des autres mais aussi, taillant à facettes ses propres mots et rythmes, les émerveillements qui tiennent son âme en éveil, qu'ils soient suscités par les livres ou par les innombrables percepts offerts à tout moment par le monde environnant.
Donnant irrésistiblement envie de lire les livres dont il parle, d’aller à son tour, par les chemins littéraires, à la rencontre des écrivains auxquels il prête l’oreille, Jean-Louis Kuffer s’avère un passeur majuscule pour cette autre raison qu’en ces délectables «jardins suspendus» il fait advenir ce miracle rare: à travers des expériences profondément intimes dont il transfigure par son écriture la singularité, l’irréductibilité, il tend à qui le lit de ces mêmes clefs de vie, de ces mêmes clefs d'être qu'il a trouvées au creux des livres. Ainsi dit-il, par exemple, de la lecture: Avant de commencer à écrire, entre seize et vingt ans, j’ai d’abord vécu les mots, si l’on peut dire: j’ai vécu ce rapport parfois vertigineux qu’on peut éprouver devant l’étrangeté mystérieuse des mots qui découle de l’énigme insondable de notre présence au monde.
… Voulant rapiécer toutes ces bribes à seules fins introscopiques – car sous les mots de Jean-Louis Kuffer, je crois bien avoir ramassé deux ou trois clefs d’or, dont il me faut maintenant apprendre à me servir – je me suis aperçue que je retouchais et réécrivais non pas tant pour cerner de plus près quelles jouissives lumières m’avaient apportées ce livre mais pour, au bout du compte, tâcher de rendre hommage à un auteur que je lisais pour la première fois. Mais alors il me faut rajouter deux ou trois petites choses à propos du livre.
À l’évidence compilation de textes déjà publiés c’est avant tout une totalité qui se tient par elle-même et pensée comme telle, où chaque pièce a été subtilement retaillée pour prendre place à l’intérieur d’une architecture extrêmement précise. Outre que se glissent ici et là des poèmes, de petites fugues autobiographiques, on voit que les interviews, les articles critiques ont été habilement pérennisés, non pas coupés artificiellement de leur époque d’écriture (certains sont explicitement datés) mais revus de telle manière que celle-ci en relève la saveur dans notre présent en dépit des années écoulées. L’on a ainsi un recueil exceptionnel, qui mérite d’être lu comme un ensemble mais dont on peut, aussi, goûter chaque texte isolément, dans l’ordre que l’on veut – et quel que soit le mode de lecture adopté, le plaisir sera pareillement intense.
Pour toutes les richesses que contient le livre dont je ne laisse rien paraître, des points de suspension suffiront qui vaudront invite à visiter sans attendre ces Jardins…
* Jean-Louis Kuffer, Les Jardins suspendus, éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2018. 416 p. - 27,00 €.
... ou pour ne pas laisser partir octobre sans me pencher à la croisée des mois.
Tandis qu'au-dehors le vent par bourrasques intermittentes chasse les nues, laissant de temps à autre de pâles jutées de soleil se frayer un chemin à travers ma fenêtre et dessiner çà et là des flaques brillantes, mouvantes ‒ et la pièce où je suis passe du clair au morne comme un visage du rire aux larmes ‒ je note à la hâte une information communiquée à l'improviste. Au crayon, glissée à la va comme je te pousse entre mille gribouillis désordonnés au bas d'une feuille de cahier resté ouvert sur mon bureau depuis des jours, à effet justement de recevoir ces griffonnages lapidaires ne requérant d’autre soin que celui leur permettant d’être lisibles le temps que j'aurai besoin de l’indication qu’ils contiennent. Cette page n'a désormais plus le moindre interstice susceptible d'accueillir une note, fût-elle réduite à un mot, à un chiffre, sans que celle-ci soit aussitôt rendue illisible par son trop profus entourage. Déjà, l'invasion gribouillistique a commencé de couvrir la couverture du cahier ‒ n'étant plus à même de me servir de bloc-notes je vais pouvoir le jeter.
Jeter... un geste qui m'est toujours aussi difficile quand il ne s'agit pas de déchets avérés, d'objets venus tout au bout de l'usage auquel ils étaient destinés ‒ et les cahiers, les carnets, les blocs-notes n'atteignent pour ainsi dire jamais, chez moi, ce stade de «déchet avéré» (y échappent même certaines feuilles volantes, parfois d'infimes Post-it censés être «à usage unique»), demeurant donc injetés jusqu'au jour où... En effet: je sais que, dans chacun d'eux, prises dans les strates de gribouillages, se terrent des bribes, des veines textuelles qui font de la résistance: écrites sagement sur les lignes, rédigées à petits caractères réguliers bien dessinés, quasiment sans ratures, elles ont la marque de la note que l'on veut garder, à laquelle j'ai dû trouver, à peine tracée, toutes les qualités d'une formulation moulant au plus juste une pensée à son point de maturité, chue en texte comme un fruit mûr tombe au sol. Il m'est indispensable de conserver ces manifestations évidentes de «justemotisme», dussent-elles rester à l'état de fragment confiné sur leur page de brouillon et n'être pas utilisées au service d'un propos développé (comme elles devraient l'être car enfin, pourquoi prend-on la peine de coucher lisblement sur le papier une pensée, une image, une suite de mots passant au galop par l'esprit sinon pour, «plus tard», glisser cela dans un texte élaboré?); d'abord parce que je ne peux me défaire de l'espoir qu'effectivement ces bribes trouveront un jour leur place dans un texte digne de ce nom, un espoir nourri sans illusion, mais nourri quand même et qui donc ne meurt pas... Et puis ces bribes conservées, en me montrant, chaque fois que par hasard j'en viens à lire l'une d'elles, qu'il m'est arrivé de savoir parfaitement ajuster les mots et l'idée, m'aident à ne pas baisser les bras face à l'écriture. Car «mettre en texte», pour peu que j'aie le sentiment d'y parvenir avec ce qu'il me faut de «justemotisme», est une source de joie, or voilà que j'y renonce de plus en plus souvent parce que je ne sens plus vibrer en moi le savoir-écrire dont ces bribes témoignent, me privant du même coup de cet allègement de l'âme qui empêche mon humeur de fléchir jusque plus bas que terre.
Alors je me raccroche à ces cahiers, carnets, bouts de papier injetés, et le contenu de ce cahier dont je viens de remplir l'ultime interstice libre sera résolument exploré; je vais avec soin en parcourir les pages comme on désosserait un engin défectueux pour savoir de quoi ses tripes sont faites et comment on peut les remettre en état de fonctionner ‒ je crois d'ailleurs savoir où j'irai en premier...
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Ce blog au nom bizarre consonant un rien "fantasy" est né en janvier 2009; et bien que la rubrique "archives" n'en laisse voir qu'une petite partie émergée l'iceberg nykthéen est bien enraciné dans les premiers jours de l'an (fut-il "de grâce" ou non, ça...) 2009. C'est un petit coin de Toile taillé pour quelques aventures d'écriture essentiellement vouées à la chronique littéraire mais dérivant parfois - vers où? Ma foi je l'ignore. Le temps le dira...
Entre littérature et arts visuels, à la poursuite des ombres, je cherche. Parfois je trouve. Souvent c'est à un mur que se résume le monde... Yza est un pseudonyme, choisi pour m'affranchir d'un prénom jugé trop banal mais sans m'en écarter complètement parce qu'au fond je ne me conçois pas sans lui
Si longtemps! ô certes voilà beau temps que je suis devenue coutumière des intermittences, des silences prolongés – comme si, d’année en année, je tâchais de m’effacer petit à petit en réduisant à presque rien mon écriture, de me détruire, en me taisant,...
En dépit de mon inclination à la mélancolie, voire au désespoir, qui tend à s'installer, il y a en moi une petite flamme vitale qui persiste à brûler vaille que vaille: la curiosité. Non pas celle, malsaine, qui pousse à fouiller dans les boues de ses...
Si longtemps... Il y avait si longtemps que je n'étais pas sortie dans le seul et unique but de photographier... mes boîtiers sont au repos depuis plus de deux mois – un repos total, à peine entrecoupé de quelques prises de vue hasardées non parce que...
Au fond de ma poche un marron, terne et ratatiné, que je roule machinalement entre paume et doigts dès que ma main le trouve. Ramassé il y a des jours, au temps de sa splendeur, tout luisant et lisse, comme verni, encore tenant à sa bogue entrouverte...