Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
7 avril 2014 1 07 /04 /avril /2014 10:12

La "une" du numéro 219 du mensuel La Terrasse vient tout juste de me fournir l'occasion de rétrospecter vers la 62e édition du festival de Sarlat, celle de l'été 2013. Dans la rubrique "Dernières actus", je reconnais tout de suite le visage de Serge Maggiani qui, le 23 juillet dernier à l'abbaye Sainte-Claire, avait invité les spectateurs à une petite promenade dantesque des plus réussies ‒ une de ces "conférences-spectacles" telles que le festival de Sarlat en épingle régulièrement à son programme, un genre théâtral en soi qui emprunte à la fois à l' "exposé sur" et à l'interprétation d'une œuvre.

J'avoue m'être demandé, à la lecture du programme, ce qu'allait devenir, coulé dans ce moule scénique, la Divine Comédie, ce poème de cent chants, immense par sa beauté, sa longueur, et par la place qu'il occupe dans la culture mondiale. J'avais pour ma part découvert cette œuvre-cathédrale à travers l'une des plus belles éditions qui soient, celle de Diane de Selliers, parue en 2008 dans sa "Petite collection" avec en guise d'illustrations l'intégralité des dessins réalisés par Sandro Botticelli ‒ une formidable aventure de lecture qui m'avait surtout fait sentir combien le poème est complexe, riche de mille difficultés de traduction sur lesquelles Jacqueline Risset, l'auteur de la version retenue par Diane de Selliers, s'explique avec brio, et aujourd'hui ombré d'obscurités parce que nombre d'allusions sont devenues incompréhensibles, tout enténébrées sous le cumul des siècles qui nous a éloignés de leurs références au point que nous n'en voyons plus rien même en fouillant dans les archives disponibles... Comment, en à peine plus d'une heure, faire comprendre ce monument? Le dire, en si peu de temps?

Ce que je tenais pour une gageure s'est avéré un pari pleinement gagné...À partir de deux chants seulement de "L'enfer", dont plusieurs vers sont dits dans leur langue d'origine et non traduits, mêlés de commentaires touchant aussi bien à la biographie du poète qu'à l'histoire de Florence et de l'Italie, à la linguistique, à la symbolique, à la numérologie... commentaires souvent surprenants, que l'on sent doctes mais auxquels est insufflée parfois une note d'humour, Serge Maggiani réussit ce miracle de nous rendre familière la Divine Comédie. On découvre non seulement le poème dans son essence poétique le comédien a lui-même traduit les vers qu'il a choisi de dire en français, en s'inspirant des traductions existantes mais en donnant à la sienne assez de simplicité pour qu'elle ait vertu d'explication tandis qu'il laissait aux vers dits en italien le pouvoir de transmettre la poésie, cette musique du sens qui se joue en chacun par-delà le sens dénoté des mots, et procédant ainsi il peut en effet se contenter de deux chants pour faire passer l'essentiel des richesses de l’œuvre ‒ mais aussi, grâce aux commentaires si judicieusement élaborés, l'étendue des gloses qu'il a suscitées au fil des années.

Une fois dit le dernier mot du spectacle le charme a perduré et j'en savoure aujourd'hui encore, à plusieurs mois de distance, les doux effets, dont le plus notable est de ne plus être intimidée par cet immense poème et d'en savoir, à son sujet, beaucoup, presque comme si, outre le texte lui-même, j'avais lu tous les livres où Serge Maggini a puisé pour écrire ses commentaires.

Dans le cadre intimiste de Sainte-Claire, encore tout éclairé d'un crépuscule estival que la pénombre entame à peine et traversé d'une brise légère, j'ai eu l'impression d'assister à une causerie, d'écouter un promeneur de hasard qui, sollicité par quelques passants curieux, se serait spontanément aventuré à partager avec eux sa passion pour un poème dont il aurait, au vent, lâché quelques vers. Pourtant, le lendemain à Plamon, je devais apprendre qu'il n'y avait pas un mot qui fût improvisé et qu'en outre tout son texte était ajusté au millimètre, non seulement pour que les extraits de poème soient harmonieusement coulés dans les commentaires mais aussi, en termes de construction, pour produire un certain rythme ‒ comme en poésie, la mesure et le tempo sont primordiaux. Je me souviens que cela m'avait beaucoup surprise et, encore aujourd'hui, plusieurs mois après, je reste admirative de cet art qu'avait eu Serge Maggiani de ne rien laisser paraître de cette rigueur et de ne jamais donner d'autre allure à son interprétation que celle d'une conversation engagée en toute spontanéité.

Indépendamment de ce que lui a apporté Serge Maggiani par son interprétation, ce texte est au cordeau, si bien pensé qu'il garderait sa force hors de scène, sous forme de livre... Je me souviens qu'à Plamon, le comédien avait dit qu'un projet éditorial existait mais, à l'occasion de cette reprise aux Abbesses, je n'en ai pas encore trouvé trace. Sans doute est-il toujours "dans l'air"... puisse-t-il sans tarder se concrétiser.

La "rencontre de Plamon" nous apprit mille autres choses qui n'étaient pas dites dans le spectacle mais, avec le fossé de temps qui s'est creusé je ne suis plus très sûre, en relisant mes notes prises alors "sur le vif", de ce qu'elles doivent à l'un ou à l'autre ‒ par exemple que la Divine Comédie a si bien imprégné la langue italienne que ce sont plus d'une centaine de ses vers qui sont devenus des proverbes ou des expressions figées omniprésents dans le langage courants, et sans que les locuteurs en ignorent l'origine...

NB. Un superbe "dossier pédagogique" est accessible en ligne à partir de la page du spectacle sur le site du théâtre des Abbesses. Magnifiquement illustré, il retrace la "petite histoire" de ce seul-en-scène, présente son auteur-interprète, et donne de précieuses informations sur Dante, la Divine Comédie, les représentations de l'enfer, du purgatoire, du paradis...

.

Nous n'irons pas ce soir au paradis
Textes de Dante Alighieri (Divine Comédie, chants I et V de "L'enfer") mêlés de commentaires de Serge Maggiani.
Mise en scène et interprétation:
Serge Maggiani.
Avec la collaboration de Valérie Dréville.
Durée;
1h20

Jusqu'au 11 avril 2014 au théâtre des Abbesses
31 rue des Abbesses,
75018 Paris
Du mercred
i au vendredi à 18h. Tél.: 01 42 74 22 77.

Partager cet article
Repost0
1 mars 2014 6 01 /03 /mars /2014 14:35
Exhumations III. Sarlat 2008, journée SACD.

Voici, retrouvée dans mes archives du Littéraire, quelque peu retravaillée et ramenée aux dimensions de ce que m’avait inspiré Montaigne et le commerce conjugal, cette chronique que j’avais consacrée à la Journée des auteurs 2008, qui alors portait l'estampille SACD puisque bénéficiant encore du soutien de cet organisme. En la relisant, j’y découvre un lien supplémentaire avec la pièce de Jean-Claude Idée: elle avait été créée sous le titre Parce que c’était lui, parce que c’était moi…

Après une stimulante lecture dont la matière, toute d’humour caustique, avait été tirée du recueil Les Petits outrages, dû au Bordelais Claude Bourgeyx – paru aux éditions du Castor astral d’abord en 1984 puis réédité en 2004, l’ouvrage réunit un florilège de chroniques hebdomadaires que l’auteur a publiées dans Sud-Ouest Dimanche – suivie de la traditionnelle et délicieuse "assiette périgourdine", l’on assista à la représentation de Montaigne et le commerce conjugal*, une pièce signée Robert Poudérou et dont l'écriture remonte à une quinzaine d'années. Elle fut d'abord diffusée sur France Culture en 1991, intitulée Parce que c'était lui, parce que c'était moi, puis jouée en 1992 au Théâtre de poche-Montparnasse, pourvue alors d'un nouveau titre: Dieu que la femme me reste obscure. Elle fut ensuite régulièrement montée et c'est désormais sous le titre Montaigne et le commerce conjugal que le metteur en scène Benoît Marbot la reprend. Un titre plus attractif pour le public paraît-il parce que l'accent est ainsi mis sur la question des relations de couple, auxquelles on est particulièrement sensible aujourd'hui. On tend d'ailleurs à présenter la pièce comme une admirable réflexion sur le mariage, les femmes, l'amour... En effet l'on voit Montaigne tour à tour harcelé par son épouse Françoise et sa "fille d'alliance" Marie de Gournay, chacune se plaignant à sa façon de ne pas obtenir de lui l'attention tendre et l'amour qu'elles en espèrent – et ce sont alors de savoureux dialogues fins et émouvants, où le grand homme doute, se remet en question... Mais une écoute attentive permet d'entrevoir que le propos dépasse la seule problématique affective.

Vêtus de costumes superbes, évoluant avec grâce et assurance, les comédiens campent à merveille ces personnages illustres. Les mots que leur prête Robert Poudérou, choisis avec soin et entre-tissés de citations empruntées à Montaigne, ont un beau velours d'authenticité. Tandis que Marie et Françoise énumèrent leurs frustrations, Montaigne médite, se demande ce qu'il a bien pu manquer dans sa vie.
Le décor, réduit, n'en est pas moins éloquent: une table couverte de papiers, d'encriers et de plumes, un siège, et un coffre. En trois éléments comme autant de traits d'esquisse, voilà dessiné le lieu de travail, la librairie, et signalée la place primordiale que tiennent l'écriture et l'étude dans la vie de Montaigne - au point qu'il leur a subordonné sa vie familiale. Quant au coffre, symbole du foyer et des occupations domestiques, il est relégué dans un coin et manipulé par la seule Françoise. L'on s'assoit souvent dessus... N'est-ce pas là une manière de montrer combien les questions d'intendance occupaient peu l'esprit de Montaigne?

Réduisant la pièce à une réflexion sur la "conjugalité" et à une exploration des rapports que Montaigne avait avec les femmes, certains spectateurs ont estimé "poussiéreux" de regarder vers le XVIe siècle pour aborder des problèmes actuels. Benoît Marbot estime au contraire que se référer au passé permet de se distancier des sujets traités en diminuant l'emprise que pourraient avoir des interférences émotionnelles causées par une trop grande proximité avec un vécu personnel – et donc de gagner en liberté de pensée. Quoi que l'on pense, peut-être convient-il, tout simplement, de regarder cette pièce comme un bel hommage à Montaigne – les premiers titres qui lui ont été donnés, les nombreuses citations, la tirade sur La Boétie y invitent qui ne chercherait pas à toute force à questionner l'aujourd'hui à travers l'hier. Le "commerce conjugal" réintègre alors la sphère privée et, ainsi, les émotions des personnages ressortent, prennent le pas sur les "questions de fond" – la pièce retrouve une dimension intimiste.

Écrite dans une langue élégante et soignée, ne mimant jamais celle du XVIe siècle mais lui empruntant assez de traits pour ne point mal sonner dans les bouche des personnages, bien construite, la pièce fut en outre superbement interprétée par des comédiens au jeu juste et sensible. Montaigne, son épouse et sa "fille d'alliance", si éloignés de nous à force de n'être là qu'à travers leurs écrits ou ceux que d'autres leur ont consacrés, ont ce soir repris chair et vie pour nous toucher par ce qu'ils ont de plus humain – leurs émotions et les fêlures de leur affectivité.

Avec, en guise de toile de fond, les vénérables pierres blondes de l'ancienne abbaye qui donnaient aux étoffes des costumes un somptueux rehaut, le spectacle eut un cachet unique, typiquement sarladais.

Montaigne ou le commerce conjugal
Texte de Robert Poudérou.
M
ise en scène:
Benoît Marbot.
Avec:
Laurent Benoît, Sabrina Bus, Rosa Ruiz.
Costumes:
Cécile Flamand.
Son:
Nicolas Brassart.
Lumières:
Pierre Serval.
Durée:
1h20.


Représentation donnée le 27 juillet 2008 à l'abbaye Sainte-Claire en seconde partie de la Journée des auteurs SACD..

* Le texte de la pièce a été publié sous son titre initial, Parce que c’était lui, parce que c’était moi, dans le n° 909 de L’Avant-scène théâtre (mai 1992), précédée d’une autre pièce du même auteur, Les Princes de l’ailleurs.

Partager cet article
Repost0
28 février 2014 5 28 /02 /février /2014 03:14
Au noir de l'amitié

Parce que c'était lui, parce que c'était moi... Derrière l'éclat de cette formule que l'usage a érigée en une sorte d'icône archétypale de l' "amitié idéale" et devenue un quasi-proverbe se cache, à bien y regarder, une nuit dont l'obscurité transfigure quelque peu la force mystérieuse de ce lien unissant Montaigne à La Boétie qu'ils sont censés exprimer. La nuit d'une question: pourquoi Montaigne n'a-t-il pas publié, serti dans ses Essais comme cela était prévu, le Discours de la servitude volontaire alors qu'il s'était engagé à entretenir la mémoire de feu son ami en publiant ses œuvres? C'est de là qu'est parti Jean-Claude Idée pour écrire sa pièce, en faisant de Marie de Gournay la messagère de ce questionnement – lequel, dans sa bouche, devient rien moins qu'une trahison: Je veux comprendre pourquoi vous avez trahi Étienne de La Boétie (scène 1), lui lance-t-elle tout à trac lors de sa première visite, avec un aplomb qui désarçonne un Montaigne vieillissant saisi presque au saut du lit et qui se sent "pris à l'abordage"...

Dramatiquement parlant, cette intrusion brutale de Marie dans la chambre de Montaigne, et la façon abrupte dont elle évoque ce qui est à ses yeux une trahison me semble manquer un peu de crédibilité. Mais ce procédé a l'avantage d'enrichir d'emblée le propos de la pièce et d'ajouter au "mystère La Boétie" la problématique à la fois amoureuse et intellectuelle que véhicule la relation en train de s'installer entre Marie et Montaigne. La "substance dramatique" est par la suite très habilement travaillée, en une suite de dix scènes fort bien rythmées, avec leurs justes silences et pics d'intensité, où un édifiant dialogue se renoue avec le défunt La Boétie par le truchement de son spectre venu visiter Montaigne pendant son sommeil et qui prendra ses quartiers jusque dans les moments de veille jusqu'à ce que surgisse la réponse à ce "pourquoi" obsédant: pourquoi Michel de Montaigne n'a-t-il pas publié le Discours de la servitude volontaire... Une réponse dont on comprend qu'elle éclaire autant l'ami trahi que le supposé traître. En même temps que les deux hommes l'on chemine vers la levée du voile tout en assistant à l'éclosion d'un amour sensuel et spirituel, cimenté de connivence intellectuelle, entre l'auteur des Essais et celle qui sera sa "fille d'alliance".

Avant d'être créée le mardi 21 janvier 2014 au Petit Montparnasse et de s'y installer pour plusieurs semaines – jusqu'à la fin du mois de mars –, la pièce de Jean-Claude Idée avait déjà derrière elle une "histoire publique" commencée au printemps 2013 sous forme de lectures*. Elle eut d'abord pour titre Montaigne et La Boétie: l'enquête. Ainsi intitulée, elle occupa, le dimanche 21 juillet 2013, dans le cadre du festival des Jeux du théâtre de Sarlat, la première partie de la "Journée des auteurs" – cette spécialité locale à la fois gastronomique et théâtrale qui, en échange d'un seul billet, permet aux festivaliers d'assister à deux représentations et de déguster, pendant l'intermède, une délicieuse "assiette périgourdine". C'était, déjà, un peu plus qu'une lecture; certes les comédiens tenaient chacun leur texte à la main, et leur regard s'y posait souvent mais les intonations étaient posées, et ils s'étaient rendus maîtres de tout un jeu vocal, juste et riche en nuances, qui dynamisait les dialogues avec une belle énergie. Des déplacements s'esquissaient, des attitudes, des postures... l'on devinait les prémices de la mise en espace.

Sur la scène du Petit Montparnasse, il m'a semblé retrouver, quasi intacts, les intonations, le rythme des répliques, les silences, la plupart des expressions qui à Sarlat modelaient les traits des interprètes... Mais cette fois sertis dans un "habillage" théâtral abouti: bande son accompagnant les noirs entre chaque scène, des costumes taillés à la mesure d'une évocation de la fin du XVIe siècle et des activités des personnages (chemise, culotte et surtout d'intérieur pour un Montaigne en chambre au petit matin, robe et manteau de voyage pour Marie de Gournay fraîchement arrivée de sa province...) dont on notera qu'ils sont réalistes sans être mimétiques stricto sensu et que celui de La Boétie est en outre lesté d'une forte signification symbolique – entièrement noir, il renvoie sans doute à la ténèbre de la question posée dans la pièce et à la matière même du Discours de la servitude volontaire, dont je me souviens qu'à Sarlat, Jean-Claude Idée avait dit qu'il était un granit noir. Un décor enfin, avec au premier plan une table tour à tour garnie de papiers et d’encriers ou de gobelets et d’assiettes, et flanquée de sièges d’un côté, un lit de l’autre et, à l'arrière-plan, des éléments aux formes fortement stylisées qui rompent étrangement avec ce réalisme figuratif faisant écho à celui des costumes, installé là comme un écran qu'il faut traverser: un arbre factice planté au beau milieu du plateau et dont le tronc se ramifie amplement, un vitrail bleu en arc d'ogive suspendu au plafond se détachant nettement sur les tonalités neutres d'un sol et d'un fond de scène unis. Cette composition géométrique quasi picturale, affinée par le rectangle parfait et mouvant du rideau blanc tendu derrière le lit, n'est plus seulement décor mais vectrice d'un message symbolique dont la teneur m'échappe (je pense pêle-mêle à l'arbre de la connaissance, au savoir qui serait l'axe primordial, à la partition entre monde des vivants et celui des morts que seuls les spectres peuvent ignorer... mais je suis probablement en pleine surinterprétation ou, au contraire, bien en deçà de ce qu'on a voulu signifier...).

Au bel équilibre de la structure dramatique correspond une construction d'écriture qu'à divers indices subrepticement perçus dès la lecture sarladaise je devine très fine, et tout en subtilités: ainsi entend-on semées çà et là plusieurs formules passées à la postérité – par exemple le monde est une branloire pérenne ou bien la phrase "à demi-titre", parce que c’était lui, que tout un chacun complètera sans erreur – mais pas forcément dans la bouche de qui les a écrites, laissant penser que Jean-Claude Idée a beaucoup "centonné" en entre-tissant son propre texte de bribes empruntées aux écrits de chacun des trois protagonistes et qu'il s'est ensuite non moins amusé à les faire prononcer par un autre que leur auteur. Repérer ces jeux ajoute bien sûr une profondeur de sens à la pièce à laquelle je ne puis pour ma part accéder car il me faudrait, pour cela, me replonger simultanément dans les Essais et le Discours de la servitude volontaire tout en découvrant les textes de Marie de Gournay. J'avoue que la persévérance me manque...

Souffrir d'un "défaut de références" n'empêche pas, je pense, d'apprécier un spectacle théâtralement agréable, superbement interprété, qui donne fort à réfléchir bien au-delà de la seule question de l'amitié et de la meilleure façon d'honorer la mémoire d'un ami défunt: ainsi le propos glisse-t-il souvent au débat philosophique, ressuscitant au passage de larges pans des Essais mais surtout le Discours de La Boétie dans toute sa vigueur, dans toute sa puissance en effet granitique. J'ajouterai que la pièce a pour autre mérite de faire briller le personnage de Marie de Gournay, injustement oubliée des féministes françaises au profit d'Olympe de Gouges selon Jean-Claude Idée qui lui avait rendu un bel hommage à Sarlat et avait mentionné qu'elle était l'auteur de plusieurs textes traitant de la condition des femmes, dont Le Grief des dames.

Aparté rétrospectif...
Marie de Gournay, Montaigne... Sitôt entendue la pièce de Jean-Claude Idée, elle entra en résonance avec Montaigne et le commerce conjugal, de Robert Poudérou, que j'avais vue dans ces mêmes jardins de l'abbaye Sainte-Claire en 2008, un certain dimanche 27 juillet, en clôture d'une "Journée des auteurs"... Le propos était autre, et la pièce aboutie quand celle de Jean-Claude Idée était encore en cours d'élaboration mais la résonance est évidente. Moins à cause des protagonistes engagés que du cadre, celui du festival des jeux du théâtre de Sarlat, dont je ne cesse, de mille et une manières et tout au long des mois, bien au-delà des trois semaines qu'il occupe chaque année, de percevoir les échos, les continuités, les bruissements réticulaires au gré de mes fréquentations théâtrales et qui me rendent à chaque occasion plus manifeste le rôle de "vase fécond" que joue ce magnifique festival.

Parce que c'était lui
Pièce de Jean-Claude Idée.
M
ise en scène:
Jean-Claude Idée, assisté de Xavier Simonin.
Avec:
Emmanuel Dechartre, Adrien Melin, Katia Miran.
Décor:
Bastien Forestier.
Costumes:
Sonia Bosc.
Lumières:
Jean-Claude Idée.
Durée:
Environ 1h30.

Jusqu'à la fin du mois de mars au Petit Montparnasse, 31 rue de la Gaîté - 75014 Paris.
Du mardi au samedi à 21 heures, matinée le dimanche à 15 heure
s.
Réservation: 01 43 22 77 74.

Ouverture et (re)contextualisation...

Cette pièce fait partie des quelque quarante "leçons-spectacles" qui constituent la programmation des Universités populaires du théâtre, une initiative lancée fin 2012 par Michel Onfray et Jean-Claude Idée, dont le but et de remettre la raison, la réflexion et la connaissance au cœur du théâtre de notre temps par la représentation publique de textes de théâtre à caractères philosophique, éthique, civique, civique, historique et politique comme autant de miroirs tendus qui suscitent la réflexion, le débat public*. Ceci en réponse au constat que notre civilisation dite "occidentale" est aujourd’hui en déroute parce que la pensée authentique, fondée sur le savoir et l’examen critique, a beaucoup perdu de son poids, de sa présence. Mais pour revivifier cette pratique intellectuelle, il ne suffit pas de ranimer le rôle d’éveilleur de conscience qu’au fond – hormis des exceptions, bien sûr, comme toujours il y en a quand on formule un principe général – le théâtre a toujours eu, dût-il pour tenir ce rôle adopter la forme d’un divertissement d’apparence légère.
Encore faut-il toucher un public suffisamment large pour que cette dynamique ait une force, une ampleur à même de provoquer un réel et profond mouvement de prise de conscience. Aussi ces "leçons-spectacles" sont-elles conçues de manière très pédagogique: leurs enjeux sont soigneusement présentés à travers une sorte de conférence, donnée souvent par Jean-Claude Idée et /ou Michel Onfray, puis suivies d’un échange avec le public. Les textes, en simple lecture ou sous forme de spectacle entièrement montés, sont choisis pour leur richesse, exempte d’obscurités autant que de simplifications abusives. Et, parachevant le souci d’accessibilité qui anime les initiateurs de ces Universités populaires du théâtre, les représentations sont toutes gratuites, regroupées en une programmation étalée sur deux ou trois jours selon les lieux qui les accueillent – entre autres le Théâtre 14 à Paris, le Théâtre de Poche à Bruxelles ou encore sous un chapiteau, comme à Argentan en Normandie les 3, 4 et 5 mai 2013. Soutenues par la fédération Wallonie-Bruxelles, les Universités populaires du théâtre ont connu dès leur première saison, lancée en mars 2013 à Bruxelles, un très grand succès; de ce fait elles ont entamé leur deuxième saison dès l’automne 2013, au Théâtre 14 à Paris, avec Pourquoi ont-ils tué Jaurès?, de Dominique Ziegler, renforcées par le soutien de nombreux artistes et gens de lettres qui ont souhaité s’associer au projet, et prêtes à s’installer en de nouveaux lieux d’accueil.

* Citation extraite de l’appel lancé par Michel Onfray et Jean-Claude Idée, au moment de la création des Universités populaires du théâtre, reproduit dans le premier Cahier des Universités, qui vient tout juste d’être publié aux éditions SAMSA, et dans lequel on trouvera, outre un dossier complet concernant cette initiative, le texte de Parce que c’était lui accompagné du dossier de presse de la pièce, le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie, une contribution de Michel Onfray intitulée "Le penseur de la sainteté libertaire" et une autre de Séverine Auffret, "Des femmes libres, des rebelles et des insoumises ou les saveurs de la liberté.
Ce premier Cahier est en vente au prix de 15,00 € au guichet du Petit Montparnasse et en ligne, sur cette page du site des éditions SAMSA.

Au noir de l'amitié
Partager cet article
Repost0
21 août 2013 3 21 /08 /août /2013 14:51
Sortir du fumier

C’est comme ça, ’savez…

Au Moyen Âge, quelque part dans la campagne anglaise, une petite orpheline survit en enfant sauvage, arrachant à la terre de quoi manger et se lovant dans les tas de fumier pour dormir sans mourir de froid. Jusqu’au matin où elle est tirée de son refuge puant par Jeanne la Pointue, la sage-femme du village. Qui la houspille et la chasse d’abord. Mais la fillette s’accroche, insiste, balbutie ce qu’elle possède de langage pour convaincre la Pointue qu’elle peut travailler dur en échange d'une écuelle et d’un abri qui ne pue pas. Le marché se conclut et l’enfant, ainsi, améliore un peu ses conditions d’existence. La Pointue l’exploite sans lui témoigner aucune affection, et ne l’appelle jamais autrement que Cafard-Fumier; elle ne s’efforce même pas de l’instruire dans son art. Toujours elle la traîne à sa suite pour porter seaux et ustensiles mais, au seuil des maisons où elle doit officier, elle ferme invariablement la porte au nez de l’enfant. Celle-ci pourtant se débrouille pour épier ce qui se passe, apprend seule à reconnaître les plantes et les vertus de chacune… de sorte qu’un jour, armée de sa seule volonté de soulager une souffrance, elle aide une villageoise à accoucher. Peu à peu, Cafard-Fumier devient "Alice" – un prénom qu’elle a attrapé au vol. Puis, enfin, au terme d’un long et difficultueux parcours, elle obtient non pas la science mais le droit d’apprendre, de devenir véritablement l’apprentie sage-femme.

Voici brièvement résumée l’histoire que, seule en scène, Nathalie Bécue nous raconte pendant plus d’une heure. Présentée comme une variation sur le thème de la transmission d’un savoir, d’une science – ici la maïeutique, et tout ce qu’elle implique en matière de connaissance des simples – elle m’apparaît plutôt comme l’histoire d’un combat. D’abord parce que la fillette doit lutter contre d’incessantes brimades et qu'elle s'acquiert l'estime de tous – sauf de sa maîtresse – en répondant à celles-ci par le don, par l’offrande du peu qu’elle a. Et puis on ne lui transmet rien, à la petite Cafard-Fumier: ce qu’elle emmagasine dans sa mémoire, elle le vole, en observant à la dérobée derrière les fenêtres closes, en écoutant aux portes, en espionnant cachée dans les buissons… Ce n’est qu’une fois en possession de ce savoir rudimentaire, pris de force, et après avoir donné moult preuves de sa générosité, qu’elle sera reconnue digne de recevoir un enseignement; la lecture d’abord, puis celui de la Pointue. La sage-femme le lui signifie en lui ouvrant sa porte, à la toute fin de la pièce… Bien qu’elle répète souvent au cours de son histoire C’est comme ça, ’savez… on voit bien que Cafard-Fumier/Alice n'est pas une résignée.

Une table, un pichet et un bol, une chaise, une sorte de baquet en bois fermé par un couvercle, et elle portant une chemise, une robe sans manche et un tablier: le décor dépouillé suggère plus qu’il n’imite, le costume évoque un certain Moyen Âge rural, probablement à mi-chemin entre conformité historique et représentation rêvée d’aujourd’hui… L’univers déployé sur le plateau, ni purement symbolique ni banalement figuratif – tout au plus y a-t-il deux petites étincelles réalistes: une pomme que la comédienne prend le temps d’éplucher pis de croquer, et un gros livre à reliure de cuir qu’elle compulse lorsque vient pour Alice le moment d’apprendre à lire… on appréciera la portée signifiante de ces deux matérialisations: la saveur du fruit et le goût des mots – fournit juste ce qu’il faut de signes pour que l’imaginaire puisse s’envoler sans se désarrimer tout à fait des détails concrets. Et, ainsi allumé, il s’embrase comme un feu de joie grâce à l’époustouflante interprétation de la comédienne… De sa voix merveilleusement modulée, de son visage mobile dont elle fait le réceptacle de toutes les émotions, exprimées avec autant de force que de subtilité, de ses yeux aux éclats changeants, tantôt sombres tantôt irradiant une intense lumière, de tout son corps qu’elle anime de postures et de gestes aussi évocateurs que ceux d’un mime, Nathalie Bécue, non contente d’incarner les différents personnages au fur et à mesure que Cafard-Fumier les croise, leur parle ou les côtoie plus longuement, suscite physiquement, chez le spectateur, les multiples sensations évoquées par le texte – senteurs, bruits, textures, saveurs… Avec elle on est au marché, dans les friches en train de ramasser des brassées d’herbes, auprès des parturientes en douleur… Comme elle on sent contre soi le petit corps du chat sauvé de la noyade, passer dans ses cheveux le peigne dont elle se sert, elle, pour la première fois…

Je n’avais pas prévu d’aller voir L’Apprentie sage-femme, non par prévention théâtrale car Jean-Paul Tribout m’en avait dit le plus grand bien, mais pour d’obscures raisons névrotiques découlant des rapports tortueux qui me lient à la féminité, à la procréation. C’était compter sans l’insistance de festivalières enthousiastes qui avaient déjà vu le spectacle et avaient, sans hésiter, repris un billet à Sarlat: "Il faut absolument que tu viennes"!" me dit-on le matin… Trois voix, pleines de la même force de conviction: c’est à elles que je dois d’avoir été à Sainte-Claire le soir, et je leur en suis infiniment reconnaissante. Au-delà de ses immenses qualités théâtrales, ce spectacle m’a, le temps de la représentation, réconciliée avec cette insupportable loi qui fait des vivants des "êtres-pour-la-mort"; réconciliation certes éphémère mais néanmoins balsamique.

Détour vers les sources

L’Apprentie sage-femme est, à l’origine, un roman destiné aux jeunes lecteurs écrit par une éminente médiéviste américaine, Karen Cushman. Publié en français par L’École des loisirs, il est aujourd’hui épuisé. C’est en l’empruntant à l’une de ses filles que Nathalie Bécue est tombée sous le charme de ce texte, au point d’avoir envie d’en faire un spectacle. Sa première idée avait été de monter une pièce à plusieurs comédiens, avec des musiciens – pour elle, le théâtre ne se conçoit que collectivement; le "faire ensemble" en est le fondement même. Malheureusement, cela ne fonctionnait pas: sous cette forme, la focalisation narrative disparaît – bien que rédigé à la troisième personne, le récit adopte le point de vue de la fillette – or celle-ci est essentielle pour la signifiance de l’histoire. Elle s’est donc résolue à interpréter en solo le texte, tel que remanié par Philippe Crubezy, dont le travail a sans aucun doute été fort complexe. Outre l’adaptation du récit romanesque à la profération scénique – l’on imagine quel a été son effort d’écriture à cet égard quand on entend la justesse de la parole restituée, un parler rural, rugueux, aux voyelles fermées, aux syllabes escamotées et modulée en fonction des personnages qui, par la bouche de la narratrice, la profèrent; la parole de la fillette en particulier a été littéralement ciselée, qui évolue en même temps qu’elle: d’abord fruste, limitée à des mots isolés, mal articulés, quand elle émerge de son tas de fumier, elle se constitue progressivement en phrases de plus en plus élaborées, puis enfin en énoncés construits au fur et à mesure que Cafard-Fumier se construit en tant que sujet, devient Alice et parvient à dire "je" – il lui a aussi fallu veiller à améliorer la traduction, paraît-il assez hâtive, et à contrôler avec soin la transposition en français de tous les détails, extrêmement précis, concernant les habitudes, le mode de vie, les recettes à base de plantes, etc.
À l’évidence, cette adaptation a, en elle-même, une véritable valeur littéraire; elle est pourtant inédite. Et la traduction d’origine est épuisée… N’y aurait-il pas là d’intéressantes pistes éditoriales à exploiter, qu’ouvre grandes le succès du spectacle?

On reconnaît, dans le schéma initiatique dessiné par les "aventures" vécues par Cafard-Fumier/Alice, dans le compagnonnage du chaton qu’elle a sauvé de la noyade, dans la fin heureuse de l’histoire… des traits typiques de la littérature jeunesse, à vocation plus ou moins édifiante. Cette dimension, qui pourrait être pesante, disparaît dans l’objet théâtral que ce roman est devenu tant l’interprétation de Nathalie Bécue, l’adaptation, et la mise en scène sont remarquables. Les richesses symboliques et documentaires du texte demeurent sensibles, et audibles les ciselures d’écriture dans la parole proférée, mais l’on retient surtout la performance de la comédienne qui, pendant plus d’une heure, porte le récit et transmet, outre l’histoire, tout un univers sensuel et dense où palpitent les émotions, dans lequel elle fait vivre tour à tour les personnages avec une infinie sensibilité et une "force de trait" toujours juste, allant de l’esquisse fugace tracée le temps d’une saynète au portrait vivant qui évolue et se modifie au gré des expériences. Elle a littéralement emporté le public de Sainte-Claire qui, à peine le spectacle fini, s’est levé pour l’applaudir en laissant fuser maints chaleureux "bravos". Une ovation à la mesure de ce qu’elle nous a offert, et dans le sillage de laquelle le bouche à oreille, je n’en doute pas, continuera de marcher grand train.

L'Apprentie sage-femme

D’après un roman de Karen Cushman, adapté par Philippe Crubezy.
Mise en scène:
Félix Prader
Interprétation:
Nathalie Bécue
Création lumière:
Cyril Hames
Durée:
1 h 15

Représentation donnée le lundi 29 juillet à l’abbaye Sainte-Claire.

NB – Pour connaître les dates à venir du spectacle, consultez sa page sur le site du tourneur, En Votre compagnie.

Partager cet article
Repost0
12 août 2013 1 12 /08 /août /2013 14:25
Le cas Huster

Sa Traversée de Paris (Sarlat, 2010) m’avait déçue. Son Don Juan (Sarlat, 2011) aussi. Cette année je suis tout de même revenue voir Francis Huster dans ses œuvres, à savoir sa mise en scène/interprétation – car il s’est attribué le rôle d’Hector – de La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Sans doute animée encore, malgré le cumul des déceptions, par le souvenir de l’intense émotion que j’avais éprouvée il y a plus de vingt ans en voyant son Lorenzaccio puis, peu après, son adaptation de La Peste, parce qu’en mon for intérieur je reste convaincue qu’il y a toujours à attendre d’un grand artiste, quels que soient ses errements, une résurgence de ce que son talent a de meilleur à offrir. C’était, à vrai dire, ma seule motivation : j’avais certes vu cette même pièce en 2006, à Sarlat déjà, montée par Nicolas Briançon mais je n’en avais pas de souvenir assez net pour prétendre avoir un point de comparaison avec le spectacle proposé par la Troupe de France. De plus, n’ayant pas pris le temps de relire le texte de Giraudoux qui, depuis 2006, s’était presque entièrement effacé de ma mémoire, j’arrivai l’esprit vierge et tout oreille pour entendre les répliques, et le jeu.

Pour ce qui est du texte je m'estime gâtée: bien dit, avec justesse me sembla-t-il, je n’en perdis pas un mot. L’œuvre de Giraudoux a été ornée de légers galons: une introduction d’abord, indiquant que la pièce a été créée en 1935 au théâtre de l'Athénée, sous la direction de Louis Jouvet, puis, ensuite, des bribes de discours empruntés à Hitler, Léon Blum et Staline ont été glissées à des moments stratégiques de l’intrigue qui faisaient rupture. Si leur mise en scène m’a laissée perplexe – qui est ce personnage féminin en tailleur-talons aiguille qui déclame les paroles de Léon Blum et de Staline quand les propos d’Hitler sont confiés à un comédien grimé en Führer? Et pourquoi celui-ci reste-t-il en scène dans son coin une fois sa tirade prononcée, confiné jusqu’à la fin à un rôle muet? – j’ai trouvé ces inserts d’une grande pertinence. Certains intervenants, à Plamon, ont au contraire regretté ces ajouts, arguant qu’un ancrage aussi fort dans la période d’écriture et de création de la pièce nuisait à la portée universelle qu’avait voulu lui donner Giraudoux. Je pense, quant à moi, qu’inclure ainsi, dans le corps même du spectacle, des références au contexte historique permet de rappeler combien ces "conditions de production" fondent le propos de la pièce; concernant la portée universelle de celle-ci, elle ne me paraît en rien diminuée car je la crois tout entière signifiée par le renvoi de l’argument dans le cadre de la guerre de Troie, un événement appartenant à la fois au domaine littéraire et mythologique, identifiable, du reste, par une large fraction de l’humanité qui a en partage la connaissance, aussi vague fût-elle, des poèmes homériques.

Mais là s’est arrêté mon plaisir de spectatrice. Il faut dire que, dès le début, j’ai été gênée, et vite indignée: à peine installée je reconnaissais, pareillement alignées en fond de scène, les chaises que j’avais vues deux ans auparavant dans Don Juan. Et le piano… Un peu plus tard, je me rendis compte que les costumes ressemblaient beaucoup à ceux qui habillaient les comédiens de Don Juan – des tenues contemporaines de soirée, comme si l’on était à nouveau invité dans cet hôtel de luxe qui avait été donné pour cadre à la pièce de Molière. Mieux: Hélène resplendissait dans le même fourreau en lamé que doña Elvire – c’est d’ailleurs la même comédienne qui incarne les deux femmes. Les similitudes entre les deux pièces dépassent les costumes et le décor: les déplacements, les jeux de scène ont des airs de famille, notamment cette façon qu’ont souvent les femmes de se mouvoir et de se poster immobiles comme si elles présentaient une collection de haute couture. Bon, d’accord, les costumes sont, cette fois encore, signés Dior, mais enfin, est-ce une raison suffisante pour transformer le plateau en podium? Et qu’est-ce donc que ce recyclage manifeste d’un travail précédent? Car, à ce niveau de récurrences, on ne peut plus parler de "tic créatif", cet écho qui se répercute dans toutes les œuvres d’un artiste et définit sa marque stylistique – tournures ou images qui émaillent les textes d’un écrivain, motifs que l’on reconnaît dans les toiles d’un peintre, etc. Ici, le "retour du même" vire au copier-coller.

S’agit-il juste d’un auto-plagiat accidentel, imputable à une grosse fatigue passagère ? D’une faiblesse momentanée, caprice d’une personnalité reconnue et appréciée, certaine qu’on va tout lui pardonner au nom de son talent et de ses splendeurs passées? Ou bien Francis Huster a-t-il voulu signifier que, pour lui, Don Juan et La Guerre de Troie n’aura pas lieu entretenaient d’étroits liens de contigüité? Je n’ai hélas pas eu l’occasion de l’interroger sur ce point puisque lui et sa troupe avaient dû quitter Sarlat bien avant la réunion du matin. La veille en revanche, la Troupe de France était au complet à Plamon mais c’est moi qui étais absente… Le metteur en scène a, paraît-il, brillamment exposé ses intentions et son approche du texte; peut-être a-t-il, alors, mentionné quelque information susceptible de justifier ces similarités.

Faute d'explications, je me demande si, à la réflexion, Francis Huster n'est pas en train de créer un nouveau concept scénographique, l’"archétype réutilisable", auquel il suffit d’apporter d’infimes modifications selon le texte joué: plus ou moins de chaises, un piano ou pas… Si tel est le cas, ce qui aujourd’hui fâche sera regardé demain comme une innovation majeure dans l’histoire du théâtre…
La morale de ce vif agacement, qui devrait me détourner désormais de tout spectacle de la Troupe de France est que… je reprendrai volontiers un billet si, d’aventure, Francis Huster et ses comédiens reviennent à Sarlat. Par pure curiosité, afin de vérifier si mon hypothèse se confirme, ou bien si ce triste exercice de copier-coller n’était qu’un malheureux accroc à reléguer dans les oubliettes de la mémoire afin de mieux s’ouvrir à ce qui suit.

À ce qui précède j’ajouterai un désagrément d’ordre technique: le spectacle a démarré dans le plus parfait désordre, les comédiens commençant à jouer et à dire leur texte avant que tout le monde soit installé. La première demi-heure de représentation baigna ainsi dans un insupportable brouhaha: des spectateurs continuaient d’arriver par groupes intermittents que les ouvreurs tâchaient d’accompagner comme ils pouvaient; un peu dépassés, ils étaient obligés de courir dans tous les sens, le plus vite et le plus silencieusement possible – quand on voit la dimension des gradins, et que l’on sait le potentiel de résonance de ces structures métalliques, on comprend quelles étaient leurs difficultés… Certes les retardataires avaient leur part de responsabilité dans ce cafouillage mais comment leur jeter la pierre quand on a la moindre idée de ce que représente l’accès à Sarlat en période estivale? À moins d’être un habitué, on se laisse aisément surprendre par les aléas de la circulation. En outre, il n’y eut pas ce soir-là l’annonce habituelle accueillant le public et valant signe que la représentation commence – à la demande, je crois, de Francis Huster. Alors comment savoir que le moment est venu de cesser de bavarder? À Plamon, le lendemain, on se plaignit beaucoup de cette confusion. Et aussi de la mauvaise qualité de la sonorisation pour les spectateurs placés tout en haut des gradins. Le comité du festival poussant très loin le souci du confort et de la satisfaction de son public, on peut être sûr que ces doléances ne se sont pas perdues chez les sourds.


La Guerre de Troie n’aura pas lieu

de Jean Giraudoux.
Mise en scène :
Francis Huster
Avec :
Pierre Boulanger, Alice Carel, Odile Cohen, Valérie Crunchant, Elio Di Tana, Simon Eine, Romain Emon, Frédéric Haddou, Elisa Huster, Francis Huster, Toscane Huster, Olivier Lejeune, Yves Le Moign’, Lisa Masker, Géraldine Szajman, Gaïa Weiss.
Costumes :
Maison Dior
Lumières :
Nicolas Copin
Régie :
Sylvette Le Neve
Durée :
2h15

Représentation donnée le dimanche 28 juillet sur la place de la Liberté.

Le cas Huster
Partager cet article
Repost0
10 août 2013 6 10 /08 /août /2013 14:34
Coda
Lundi 5 août.

Le matin: dernier salon plamonais; le soir: Masques et nez, dernier spectacle…
Le 62e festival des Jeux du théâtre de Sarlat vient de s’achever. La billetterie, la petite salle adjacente qui tous les matins à 11 heures a accueilli festivaliers et artistes pour de conviviaux échanges, les bureaux à l’étage… tout cela va entrer en dormition pendant un an. Mais pas les membres du comité: pour eux va débuter le lourd travail administratif, les bilans, les comptes, les préparatifs de l’édition 2014 dont les dates sont déjà arrêtées… – ce labeur souterrain sans lequel le festival ne pourrait avoir lieu et dont nous autres spectateurs n’avons guère conscience qui nous bornons à jouir de la belle plante dont il est l’humus.

À Plamon, après que nous eûmes écouté les passionnantes explications de Raphaël d’Angelis, le metteur en scène du spectacle donné la veille au jardin du Plantier, le président Jacques Leclaire a annoncé, avant même que les bilans aient été dressés dans le détail, que la trésorerie était excédentaire – cela est d’autant plus notable que l’on est en période de crise. Formidable! Je me souviens qu’en me présentant le programme, en juin dernier, Jean-Paul Tribout m’avait signalé la publication d’un article dans Télérama. Cela m’avait marquée car, depuis que je suis fidèle au festival sarladais, je note chaque été que les "grands médias", théâtralement parlant, persistent à se cantonner à Avignon et à n’en guère bouger. Ce pic de fréquentation serait-il dû à ce papier téléramesque? Rêvons donc un peu plus grand, pourquoi pas une "lettre quotidienne" sur France Culture par exemple? Sarlat la mériterait bien autant qu'Avignon.

Comme chaque année en "séance finale", il a été demandé aux festivaliers ce qu’ils avaient à suggérer qui fût susceptible d’améliorer quelque chose dans le déroulement du festival. On a parlé à nouveau de l'attribution d'un prix, comme au festival d'Anjou. Mais les difficultés sont nombreuses qui ramènent l'organisation d'un tel prix à une sorte de quadrature à circulariser: le budget d'abord, qui n'est pas aussi élevé qu'à Angers et ne permet donc pas d'offrir une récompense financière – mais l'on pourrait au moins imaginer que remporter le prix de Sarlat serait, pour la compagnie lauréate, l'assurance de revenir présenter sa prochaine création; et puis le jury... comment le constituer? Qui solliciter pour décerner la récompense? En tout cas, l'idée est lancée, gardée à portée de la main et non pas jetée au fond d'un tiroir.

Car ces appels à suggestions ne sont pas de vaines politesses faites aux festivaliers. Les organisateurs écoutent très attentivement les propositions émises et mettent concrètement en œuvre ce qu’ils peuvent, "dans la limite des moyens disponibles", pourrait-on dire. À chaque édition son innovation, de plus ou moins grande envergure. Au rang des modifications durables celle-ci, intervenue après que des résidents de Sainte-Claire bruyants et irascibles eurent lourdement perturbé la représentation de Célimène ou le cardinal en août 2006: dès 2007, certains spectacles furent déprogrammés de Sainte-Claire et "transportés" aux Enfeus afin de limiter la gêne occasionnée aux riverains, mais sans que soient modifiés les horaires – le début de la représentation est resté fixé à 21 heures – ni les conditions d’accès – en placement libre. Cette année, suite à une forte demande, ces spectacles ont bénéficié de places numérotées – sans hausse de tarif, soulignons-le; ce surplus de confort a été chaleureusement salué, au point que l’on s’est enhardi à réclamer aussi la numérotation des places pour les spectacles encore ancrés à Sainte-Claire. J’ai pour ma part exprimé ce regret qu’il n’y ait pas de réunion plamonaise après le dernier spectacle; il est vrai que son organisation, quand tant d’autres tâches sont à accomplir durant la journée de clôture, doit être quasi impossible. "Pour le dernier spectacle, on pourrait tout de même, assez facilement, proposer un échange entre spectateurs et artistes en fin de représentation", a dit Jacques Leclaire.
Puisse la proposition du président se concrétiser l’an prochain… Masques et nez est un petit bijou d’originalité, de drôlerie fine et attendrissante qui, très probablement, aurait donné lieu à un de ces matins plamonais riches et de qualité comme ils le sont presque tous. Au moins Igor Mendjisky eut-il le temps d’expliquer en quelques phrases, après les saluts, que cette pièce se jouait à distributions changeantes, correspondant chacune à une galerie de personnages différents, qu’il y avait toujours une part d’improvisation et d’adaptation du jeu comme du texte aux lieux et aux circonstances, et qu’elle serait reprise en janvier prochain au théâtre des Mathurins à Paris…


Au terme de cette dernière soirée, les gradins se vidaient plus lentement que de coutume – comme si les pas pesaient plus lourd de faire une dernière fois, avant longtemps, un chemin apprécié. L’on se parlait plus longuement pour échanger ses impressions puisqu’on n’aurait pas le loisir de venir à Plamon le lendemain. Sur le plateau déserté que les techniciens commençaient déjà de ranger, les habitués – le "noyau dur" comme les appelle Jean-Paul Tribout – s’attardaient plus encore: bavardages, accolades, échanges d’adresses et promesses de rester en contact… Nous nous quittâmes avec effusion, nous disant "à l’an prochain" comme si rien ne devait arriver qui interfère entre deux festivals, rien qui rompe ce sentiment de continuité d’une édition l’autre, ni deuils ni catastrophes ni bouleversements profonds qui entament le pur plaisir d’aller au théâtre. Nous faisions "comme si" la vie n’avait pas ses raisons qui toujours nous dépassent et nous meurtrissent. Et pourtant…

Je pars de Sarlat avec une pensée émue pour un festivalier que je voyais chaque année et avec qui je conversais toujours fort aimablement. Un monsieur d’une exquise politesse, à la distinction discrète, qui était retraité des finances publiques; je le devinais très érudit – en effet: passionné d’histoire, il était membre d’une association savante d'historiens amateurs; en outre, il travaillait, me semble-t-il, à l’écriture d’un essai dont le sujet hélas m’échappe et dont il ne parlait qu’avec une infinie modestie. Nous avions échangé nos coordonnées mais ni l’un ni l’autre n’en usa et nos conversations n’eurent jamais d’autre cadre que le festival de Sarlat. Je crois que je l’intriguais… En 2011, à l’occasion de la 60e édition du festival, il avait fini par me proposer de boire un thé en sa compagnie. Nous avions ainsi passé deux heures à bavarder et nous nous étions quittés en nous disant "à l’an prochain". Mais en 2012, je ne l’ai pas vu à Sarlat. Je m’étais promis de lui téléphoner pour prendre de ses nouvelles. Je n’en ai rien fait, pour de mauvaises raisons, bien sûr, alors que je pensais à lui presque chaque jour. Lorsque le comité du festival m’a envoyé le programme de la 62e édition, je me suis dit que je devais saisir cette perche et lui téléphoner enfin. Mais je n’en ai rien fait. Et ce festival 2013 s’est achevé sans que je l’aie aperçu – alors je me suis tout de même enquis de lui avant de partir. J’ai ainsi appris que ce vieux monsieur charmant était décédé au printemps. Je n’entendrai plus sa voix, je ne goûterai plus qu’en souvenir l’agrément de sa conversation et la douceur tranquille de ce long moment passé autour d’une tasse de thé à la Boutique du cannelé de Sarlat.

Je pars aussi avec, en tête, un vaste champ de chroniques en friches qu'il me faudra amender. A posteriori, comme tous les ans...

Coda
Partager cet article
Repost0
6 août 2013 2 06 /08 /août /2013 12:36
Inès imperatrix

Passer l’éternité ensemble, après leur mort, dans une chambre "style Second Empire" surchauffée en compagnie d’un "bronze de Barbedienne indéboulonnable: tel est l’enfer que Sartre, dans Huis clos, promet à Garcin, Inès et Estelle, qui se retrouvent ainsi tous les trois amenés là l’un après l’autre par un garçon d’étage peu loquace et plutôt désabusé qui seul entre, sort, et circule à sa guise hors de la chambre. Dès les premiers échanges, les tensions s’installent; chacun se fait le scrutateur-juge des deux autres, les pressant de révéler pourquoi ils ont été damnés tout en se dérobant soi-même aux questions inquisitrices… Les fils se tendent, se tendent jusqu’à un point de rupture, le meurtre, qu’ils ne pourront jamais atteindre puisqu’on est en enfer: "Morte! Morte! Morte! Ni le couteau, ni le poison, ni la corde. C’est déjà fait, comprends-tu ? Et nous sommes ensemble pour toujours", martèle Inès à Estelle qui vient de la poignarder avec un coupe-papier. Peu avant, Garcin avait lâché ces mots auxquels on résume souvent la leçon philosophique de la pièce et qui en sont devenus comme la métaphore: "L’enfer, c’est les Autres."

La situation scénographique étant très vite bloquée sur ces trois personnages assignés ensemble à résidence perpétuelle – une fois Estelle introduite, plus aucune entrée ni sortie ne vient la modifier – l’intensité dramatique est tout entière confinée à la parole. C’est un beau défi pour des comédiens que de parvenir à captiver le spectateur par cette seule parole qui est le lieu de tous les enjeux et dont je me dis, en relisant le texte bien des années après l’avoir étudié, qu’elle ne coule guère. Si les premiers dialogues, assez rapides et non dénués d’humour, relèvent d’une oralité très vivante, il deviennent, peu à peu, de plus en plus littéraires – "Tu me dégoûtes encore plus qu’elle. Je ne veux plus m’enliser dans tes yeux. Tu es moite! tu es molle! tu es une pieuvre, tu es un marécage!" jette Garcin à Estelle – et, vers la fin de la pièce, se lestent de slogans que l’on identifie sans peine comme autant de variantes du fameux "L’homme n’est que ce qu’il se fait": "On est ce qu’on veut", dit Garcin; "Seuls les actes décident de ce qu’on a voulu", renchérit Inès.

Pas d’intrigue, juste ces pressions et ces rapports de domination que s’imposent les uns aux autres les personnages et qu’il s’agit de rendre sensibles, suffisamment vibrants pour qu’une énergie circule entre le plateau et le public… Un défi, donc, que de rendre théâtralement passionnant ce texte qui, à la relecture, me semble s’adresser avant tout à l’intellect, ne prendre sa pleine portée que dans le temps suspendu et alenti de la lecture "pour soi" et qui, en outre, est corseté par des didascalies extrêmement précises. La gageure est brillamment relevée par les comédiens que dirige Agathe Alexis – dont elle-même, qui porte ici la double casquette de metteur en scène et d’interprète. Par la force de leur jeu, par un rythme bien trouvé qui déplace à point nommé l’attention du spectateur d’un personnage à l’autre au gré des répliques sans reléguer trop loin celui qui se tait ou se tient en retrait, ils réussissent à chauffer à blanc la tension psychologique et à faire exister sur scène, de manière très charnelle, les émotions, ô combien fortes et violentes, mises en branle au fil des dialogues. Parmi ces comédiens remarquables, il faut noter qu’Agathe Alexis rayonne d’une présence hors du commun; sa façon de déambuler, d’exprimer le mépris par le regard et de lancer ses rires assoie avec une intensité fascinante le caractère prédateur, manipulateur d’Inès – en un mot l’emprise qu’elle exerce sur ses compagnons d’enfer.

Outre son charisme exceptionnel, Agathe Alexis a offert à la pièce de Sartre une mise en scène qui tient l’équilibre entre la simple interprétation d’indications très détaillées – donc la fidélité quasi littérale que, paraît-il, exigent les ayant-droits de l’auteur – et la créativité, celle-ci se manifestant à travers des compositions sonores originales créées par Jaime Azulay, et, surtout, le décor. Rien à voir avec le "style Second Empire" si expressément indiqué et que relaient les descriptions insérées dans les dialogues! en lieu et place des , trois fauteuils aux montants blancs distordus et aux dossiers évidés, disposés dos à dos d’un côté du plateau et, à l’autre extrémité, une sorte d’estrade précédée de trois marches bordées d’une rampe aux formes rappelant les montants des fauteuils, qui jouxte un piédestal sur lequel trône une imposante sculpture – "Une sorte de Prométhée déchu", précisera, le lendemain matin, Jaime Azulay… Une esthétique évoquant davantage le surréalisme d’un Dali que le Second Empire et qui, à en croire les intentions de la compagnie dont le souhait était d’ôter à la pièce ce qu’elle pouvait avoir de daté, renvoie à un certain "art contemporain" d’aujourd’hui, un certain design en vogue chez nos "bobos" – ce serait, si l’on veut, l’équivalent à l’aube du XXIe siècle de ce qui pouvait être l’archétype du mauvais goût bourgeois à l’époque où la pièce a été écrite.

Agathe Alexis et son équipe ont balayé les réserves théâtrales que je pouvais avoir à l’encontre de Huis clos; si je persiste à douter que ce texte puisse donner lieu à un spectacle qui transporte le public, je suis en revanche convaincue que comédiens et metteur en scène sont, là, allés aussi loin qu’on peut aller pour capter émotionnellement le spectateur et qu’ils ont véritablement réussi à révéler tout le potentiel "vibratoire" de cette pièce.


Huis clos
Pièce en un acte de Jean-Paul Sartre.
Mise en scè
ne :
Agathe Alexis et Alain Alexis-Barsacq, assistés de Gregory Fernandès
Avec :
Agathe Alexis, Jaime Azulay, Bruno Boulzaguet, Anne Le Guernec
Scénographie et costumes :
Robin Chemin
Réalisations sonores :
Jaime Azulay
Lumières :
Stéphane Deschamps
Chorégraphie :
Sophie Mayer
Durée :
1 h 40

Représentation donnée le jeudi 1er août au jardin des Enfeus.

Inès imperatrix
Partager cet article
Repost0
31 juillet 2013 3 31 /07 /juillet /2013 14:42
Noirceur majuscule

Moi qui ne connais rien à l'histoire des rois d'Angleterre et qui, en outre, ne possède que peu l’œuvre de Shakespeare – à peine quelques pièces lues qui ne sont pas même les plus fameuses, au gré des opportunités théâtrales que je croise et dont la plupart sont d'ailleurs sarladaises – j'étais pourtant sûre de pouvoir entrer de plain pied dans la pièce en lisant le texte au préalable et ce en dépit de la nudité de l'édition que j'avais en main – ni préface ni introduction qui situe la pièce, pas la moindre note explicative qui rappelle les jalons historiques, pas même une vague chronologie shakespearienne, la traduction de François-Victor Hugo, et elle seule... Aussi ai-je un peu frémi en écoutant, le matin de la représentation, Jérémie Le Louët présenter son spectacle: j'apprenais que Richard III était le dernier volet d’une tétralogie, les premiers étant constitués par les trois parties de Henry VI. Ne sachant rien de cet "avant-récit" et ne pouvant m'appuyer sur aucun savoir historique, qu'allais-je donc comprendre des relations entre les personnages, de leurs motivations, de leurs actes? Fort peu de choses sans doute et, de plus, je risquais fort de ne rien apprécier d'une mise en scène bâtie sur tout ce savoir que je n'avais pas. Mais le metteur en scène, qui est aussi l'interprète du rôle-titre et dont je salue au passage l'éclat avec lequel il a parlé de son travail, de ses choix, et de Shakespeare, un éclat plamonais valant bien celui dont il a brillé sur scène, m'a donné matière à être un peu rassurée:

"Ce n’est pas grave si l’on ne comprend pas tout – qui a tué qui, quels sont les enjeux entre les Lancastre et les York… a-t-il expliqué en substance. Et pareil pour la mise en scène. De toute façon, il est impossible de tout capter en une seule vision. Est-ce qu’on comprend tout de La Divine Comédie en une seule lecture? Évidemment non. En tout cas, ce qui compte pour moi, en tant que comédien et metteur en scène, c’est l’émotion. Transmettre une émotion au public, partager avec lui une vibration. À partir du moment où ce partage a lieu, je crois qu’on peut accepter de ne pas avoir tout compris."

La représentation a balayé toutes mes appréhensions... Je n'ai évidemment pas "tout compris" des rapports, il est vrai retors et particulièrement complexes, qui se tissent entre les personnages. Mais le spectacle m'a littéralement emportée; il est désormais rangé, dans mes souvenirs, aux côtés des plus grands bonheurs théâtraux que j'aie éprouvés, et pas seulement dans le cadre de ce soixante-deuxième festival de Sarlat... Combien de fois, à la faveur d’un jeu de lumière fugace, d’un roulement d’yeux, d’une tirade magistralement proférée, ai-je senti passer par tout le corps cette jubilation indéfinissable, qui donne envie de battre des mains à tout rompre sans attendre les saluts! Envie refrénée, bien sûr… À en juger par l’ovation qui s’est élevée une fois tombé le noir final, les spectateurs ont tous jubilé ainsi.

De quoi procède un tel bonheur? D'une totale cohérence dans l’univers créé sur le plateau, d'une étonnante cohabitation entre sobriété et luxuriance – ce n’est pas d’équilibre dont il s’agit, qui supposerait une sorte d’alternance, mais d’une véritable alliance consubstantielle de deux tonalités que l’on croit a priori inconciliables – et, enfin, un ajustement impeccable de la bande son, des éclairages, des déplacements, des postures…: jamais, en plus de deux heures de spectacle, je n’ai eu la sensation qu’un silence ou un "noir" durait trop longtemps, qu’un comédien arrivait trop tôt, trop tard, ou qu'il surjouait, que l’accompagnement sonore démarrait ou s’arrêtait mal à propos, qu’un effet "bouffait" le texte… Pas un défaut ne m'est apparu, pas même un de ces menus dérapages que l’on pardonne si volontiers à Sarlat quand on sait dans quelles conditions les équipes doivent s’adapter au plein air et à un lieu qu’en général elles ne connaissent pas!

La performance est d’autant plus remarquable que la mise en scène est extrêmement riche en jeux de lumière et que les effets sonores – amplification des voix par micro, accompagnement musical… – sont très présents. Le décor en revanche est réduit à presque rien: des sièges en fond de scène, deux grands panneaux de lattes de bois où sont montés des tubes de néons, un escalier mobile, et un banc simulant un catafalque. Les costumes sont tout aussi sobres qui ne renvoient à aucune période précise, à l'exception peut-être de l'ensemble porté par Gloucester, évoquant assez le XIXe siècle: robe longue et long manteau de velours pour les femmes, veste-pantalon pour les hommes. Le tout uniformément noir. Sauf l’habit de Clarence, blanc, et cette large mante de velours rouge, d'abord linceul, puis costume royal. On voit qu’il n’y a là aucune prétention au réalisme figuratif, ni pour les lieux ni pour l'époque; on est dans l’expression symbolique la plus crue, et le dénuement visuel donne aux symboles toute leur puissance: à la noirceur de la vêture et de l'environnement correspond l'abjection des âmes – car les personnages, par quelque bout, sont abjects et leurs actes pareillement; quant à ce vêtement écarlate qui pare aussi bien le cadavre que le roi régnant, il dit bien assez les noces consommées du meurtre et de la royauté…

Et le texte - tel que traduit par François-Victor Hugo puisque c'est cette version-là qu'a retenue Jérémie Le Louët? À la lecture, il m'est apparu hénaurme, souvent exclamatif, imprécatoire, avec de fortes scansions... Hénaurme aussi dans ses figures, ses images (me vient à l'esprit cette phrase prononcée par la duchesse d'York [acte II, scène 4]: Ô dénaturée et frénétique haine! arrête là ta fureur damnée : sinon, puissè-je mourir pour ne plus voir la mort!) Les comédiens le servent magistralement: ils ont trouvé un ton proche de la déclamation pure qui ne s'y réduit jamais; ils profèrent avec force mais nuancent leurs répliques d’un souffle émotionnel vibrant subtilement juste et ne sont jamais grandiloquents. Je salue particulièrement l'interprétation de Jérémie Le Louët, qui est un formidable duc de Gloucester: sans aucune exubérance, il transpire la folie homicide de tout son être en jouant simplement du regard, de la mobilité du visage... Un roulement d'yeux, un silence, un rictus... un art de passer de la minauderie à l’imprécation, du miel au fiel, par de simples modulations de voix relayées par des mimiques subtiles, des halètements amplifiés par le micro… Il montre sans ostentation la monstruosité intérieure du personnage, d'autant plus monstrueuse qu'elle s'augmente de duplicité.

Toute la monstruosité de Gloucester est là, dans ce jeu, et dans ce vêtement sombre. Aucune difformité physique ne l'affecte sinon une imperceptible claudication alors que le texte est, à cet égard, particulièrement explicite: [...] moi en qui est tronquée toute noble proportion, moi que la nature décevante a frustré de ses attraits, moi qu'elle a envoyé avant le temps dans le monde des vivants, difforme, inachevé, tout au plus à moitié fini, tellement estropié et contrefait que les chiens aboient quand je passe près d'eux! dit de lui-même le duc de Gloucester dans la scène 1 du premier acte. Un choix que Jérémie Le Louët a ainsi expliqué (je cite de mémoire):
"Au temps de Shakespeare, un personnage monstrueux intérieurement devait être laid extérieurement, sinon le public ne le reconnaissait pas comme étant mauvais. Aujourd'hui, si je montre un être contrefait, je ne parle pas de malfaisance mais de handicap. Et ce n'est pas de cela qu'il s'agit avec Richard, sa laideur est intérieure - on sait bien qu'un tueur peut être avenant dans son aspect extérieur..."

Sobre, ai-je écrit de la mise en scène. Pourtant les effets foisonnent, et sont... efficaces. Mais ils sont produits avec des moyens plus théâtraux que techniques – je veux dire par là que ce sont les comédiens qui, par leur jeu, produisent l’essentiel des effets; la technique, lumière et son, est à leur interprétation ce qu’un trait de crayon est au regard: un soulignement, un rehaut. Encore faut-il que le trait soit appliqué avec précision et sans bavure, juste là où il faut… Comme ici. Je citerai pour seul exemple le défilé de fantômes qui vient hanter le sommeil de Richard à la scène 3 de l’acte V. Voit-on des hologrammes, ou des projections vidéo s’agiter sur les murs, entend-on des grésillements? Non: ce sont les comédiens qui jouent, qui incarnent des fantômes sans rien leur ôter de leur essence spectrale! Leur diction, leurs postures, relevées de fumée et de distorsions vocales, suffisent à indiquer immédiatement la spectralité.

En d'autres termes, c'est d'abord aux comédiens qu'est confiée la mission de porter le spectacle, la technique n’étant là que pour rehausser ce qu'ils mettent en actes – parole et gestes. Sans doute est-ce pour cela que la "vibration" a été si bien, et si puissamment, transmise au public.

Richard III

Tragédie de William Shakespeare. Texte français de François-Victor Hugo, adapté par Jérémie Le Louët.
Mise en scène:
Jérémie Le Louët
Avec:
Julien Buchy, Anthony Courret, Jonathan Frajenberg, Noémie Guedj, Jérémie Le Louët, David Maison, Dominique Massat, Stéphane Mercoyrol.
Scénographie:
Blandine Vieillot
Costumes:
Mina Ly
Durée:
Environ 2h15

Compagnie Les Dramaticules.

Représentation donnée le 30 juillet au jardin des Enfeus.

Partager cet article
Repost0
29 juillet 2013 1 29 /07 /juillet /2013 11:48
Totale Féerie

Voilà déjà une semaine que je quittais, émerveillée, le Jardin des Enfeus – je venais d’assister au spectacle d’ouverture du 62e festival de Sarlat – et le charme n’est pas encore retombé ! certes une distance s’est creusée, d’autant plus grande que j’ai vu ensuite presque toutes les pièces à l’affiche, chacune suscitant son lot de vives réactions, enrichies des propos entendus le lendemain à Plamon. Mais depuis le 20 juillet, j’ai encore sous les paupières des résidus de suc magique dont je soupçonne qu’ils vont durablement allumer les étoiles du souvenir…

L'argument

Tandis que Thésée, duc d’Athènes, prépare ses noces avec Hippolyta, Égée entend, lui, forcer sa fille Hermia à épouser Démétrius. Or la jeune fille est amoureuse de Lysandre, et tous deux projettent de s’enfuir pour échapper au dictat d’Égée. Démétrius, fort amoureux d’Hermia, se lance à la poursuite des fuyards, lui-même poursuivi par les ardeurs d’Héléna, la meilleure amie d’Hermia, qui brûle pour lui et que, bien entendu, il tâche de semer… Ce chassé-croisé amoureux se déploie dans une forêt habitée par tout un peuple de fées que gouvernent Obéron et Titania. Comme si la situation était trop simple, le roi et la reine des fées sont eux-mêmes en plein conflit conjugal… Et comme nous sommes dans une forêt magique, au cœur de la nuit, on se doute que les sortilèges vont être de la partie, histoire de compliquer encore les choses. À moins que la magie ne vienne finalement tout résoudre?

Sur le plateau...

De cette comédie en cinq actes touffue et luxuriante, qui multiplie les niveaux narratifs et mêle de manière improbable mythologie grecque et féerie celtisante, Antoine Herbez n’a conservé que l’intrigue en forêt – le conflit opposant Titania et Obéron, et le chassé-croisé entre Hermia, Démétrius, Lysandre et Héléna. Toute la "partie grecque" a été coupée – une empreinte hellénistique persiste, discrète mais bien identifiable – et, avec elle, ce qui revenait aux artisans convoqués pour organiser les festivités des noces de Thésée. À cette adaptation, il a ajouté des chants empruntés au semi-opéra d’Henry Purcell The Fairy queen – chants interprétés sur scène par les comédiens, trois d’entre eux étant aussi instrumentistes et jouant leur partition en direct. Peut-être des puristes se plaindront-ils que la pièce de Shakespeare ait été ainsi coupée et que l’œuvre de Purcell ait subi le même sort. Je trouve pour ma part que la pièce recomposée résultant de ce travail de fusion entre les deux œuvres est un admirable objet théâtral, totalement cohérent, tant en ce qui regarde la narration – le nouveau récit qui émerge de cette recomposition a sa propre logique, et elle fonctionne sans heurts – que l'ambiance et la dramaturgie – les intermèdes musicaux, les "noirs" durant lesquels le décor change, le rythme des différentes scènes: tout s'agence au plus juste. Le texte, lui, magnifiquement porté par les comédiens, s’entend à merveille.


En termes de décor, la forêt magique se résume à un escalier mobile et quelques paravents noirs troués de petits orifices aux contours irréguliers évoquant des feuillages, que les comédiens déplacent au gré de l’évolution du récit – et de la "dispersion" des sortilèges! Toute la richesse, toute la profusion que l’on attache à un univers magique a été semble-t-il réservée aux costumes: les fées et leurs souverains portent des tenues époustouflantes dont il m’est impossible de décrire la beauté. Tout au plus puis-je dire qu’un formidable assemblage d’étoffes a concrétisé des imaginations que je devine étonnantes pour créer de fascinants effets de matières et de couleurs suggérant la luxuriance d’une végétation qui plongerait ses racines dans un humus enchanté et puiserait son énergie aux rayons mêmes du soleil… Le manteau et la robe de Titania, la robe de Fleur de pois, celle de Toile d’araignée… Celle-là justement mérite un peu plus d’attention. La comédienne qui joue le rôle de cette fée est aussi violoncelliste, et la manière dont elle se tient assise, apparemment sans effort, pour jouer de son instrument alors qu’aucun siège n’apparaît lorsqu’elle quitte le plateau a beaucoup intrigué une spectatrice, à qui Antoine Herbez a expliqué qu’il y avait bien un siège, mais… dans la jupe! la costumière a imaginé une sorte de tabouret caché sous la jupe qui permet à la comédienne de rester assise longtemps sans fatigue et de se déplacer aisément lorsque s’achève sa partie instrumentale sans que l'on décèle rien depuis les gradins. Je n’avais quant à moi rien remarqué. Je dévoile cela sans remords – et j’espère que les artistes ne m’en voudront pas car, selon moi, révéler les… dessous de ce petit miracle scénique ne le rend pas moins miraculeux. Connaître l'existence de cet artifice accroît encore mon admiration pour la costumière, et pour l’interprète qui se sert de l’astucieux dispositif avec autant d’habileté!


Quant aux comédiens, ils m'ont épatée: ils chantent admirablement, sont de formidables instrumentistes, jouent avec justesse et sensibilité… Leurs prouesses ne s’arrêtent pas là: les quatre amoureux exécutent avec brio, lors d’une suite d’affrontements, des figures martiales superbement chorégraphiées. Il y a même de petits ajouts prestidigitatifs, eux aussi merveilleusement exécutés. Bref: l’on a eu en guise d’ouverture un moment de théâtre total, servi par des comédiens exceptionnels qui cumulent les talents, et orchestré par un metteur en scène qui a concocté là une pièce de premier choix.
Non seulement ce Songe est d’une qualité théâtrale peu commune mais il était, en ce soir du 20 juillet, en parfaite adéquation avec les circonstances: nous étions, comme les personnages, au seuil d’une nuit d’été veillée par la lune et un ciel sans nuages. Et comme eux nous avons été transportés dans un rêve tout ourlé de magie. À croire que la fleur utilisée par Obéron utilise pour modifier les inclinations amoureuses de Titania et des jeunes Athéniens dont les cœurs ne s’accordent pas a laissé sourdre son charme jusque dans les gradins sarladais. Mais non: la fleur magique du roi des Elfes n’y est pour rien; pas besoin d'être ensorcelé pour être enthousiasmé!


Jean-Paul Tribout m'avait dit avoir à cœur de programmer en ouverture un spectacle festif, qui dispose bien les âmes et détende les esprits sans pour autant relever de ces "divertissements digestifs" qu'il n'aime guère: pari gagné, à en juger par la réaction du public, qui a salué la fin de la représentation par une ovation debout. Et je crois savoir que toutes les places ont été vendues. Magnifique aurore pour ce 62e festival!

J'ose espérer que ce vague tissu de mots aura éveillé l'intérêt de l'internaute de passage. Et l'invitera à prolonger le voyage en allant visiter le site de la compagnie Ah! - un voyage autrement plus beau, d'ailleurs: la page d'accueil est un superbe diaporama du Songe. Qui le verra comprendra sans peine l'émerveillement dont j'ai tâché de rendre compte... L'on découvre malheureusement que la tournée du spectacle se résume à bien peu de dates. Lors de la rencontre plamonaise qui a suivi la représentation, Antoine Herbez a en effet confirmé que, hélas, aucune grande reprise parisienne n'était en vue – c'est-à-dire en soirée, dans le cadre d’une programmation longue: bien qu'il y ait très peu de décors, et que les exigences techniques soient réduites, il semble que la présence de dix interprètes sur le plateau tende à réfrigérer les programmateurs. "Pourtant, ce n’est pas un spectacle coûteux", plaide le metteur en scène... De plus, à en juger par la réaction du public samedi soir, il entraîne une adhésion sans réserve, un enthousiasme unanime qui laissent penser que le programmer est l’assurance d’une forte fréquentation. Alors? À quand la pluie de dates ??? Pareille averse serait d'autant mieux venue que le spectacle ne bénéficie d'aucune subvention, d'aucun soutien institutionnel.

Un songe d’une nuit d’été

D’après la comédie en cinq actes de William Shakespeare, mêlée au semi-opéra de Henry Purcell, The Fairy Queen.
Adaptation:
Wadji Lahami
Mise en scène:
Antoine Herbez
Avec:
Ariane Brousse, Ronan Debois, Jules Dousset, Ivan Herbez, Oriane Moretti, Benjamin Narvey (théorbe et guitare baroque), Alice Picaud (violoncelle), Gaëlle Pinheiro, Marie Salvat (violon), Maxime de Toledo.
Direction musicale:
Didier Benetti
Scénographie:
Charlotte Villermet
Costumes:
Madeleine Lhopitalier
Création lumière et régie:
Fouad Souaker
Chorégraphie:
Claire Faurot
Magie:
Nicolas Audouze
Chef de chant:
Ernestine Bluteau
Collaboration artistique:
Laury André
Durée:
1h30

Représentation donnée le 22 juillet au jardin des Enfeus.

Partager cet article
Repost0
24 juin 2013 1 24 /06 /juin /2013 18:17
Jean-Paul Tribout lève un coin du rideau...

Cette année encore, Jean-Paul Tribout, en charge de la programmation du festival des Jeux du théâtre de Sarlat, m'a accordé une longue interview pour m'en présenter le programme, le temps d'une pause café prolongée le 13 juin dernier au Progrès (rue de Bretagne à ,Paris), généreusement taillée dans un planning bien rempli...

Deux étrangetés théâtrales – des OVNI qu’il faudrait convertir en Objets Théâtraux Inclassables – un "spectacle Carambar", quelques décoiffages assurés mais aussi de grands noms à l’affiche et, surtout, de la haute qualité à tous les niveaux et dans tous les registres: l’édition 2013 ne fera, semble-t-il, qu’ajouter des étoiles à la réputation déjà bien assise du festival de Sarlat. Comme à son habitude, Jean-Paul Tribout a pris des risques, par exemple en programmant une pièce alors qu’elle n’existait qu’à l’état de projet parce qu’il a entièrement confiance dans le metteur en scène et dans les comédiens (au moment de l’interview, les répétitions venaient de débuter), ou bien un spectacle dont il pense qu’il n’est pas totalement abouti mais auquel il trouve une telle force théâtrale qu’il estime pouvoir le proposer aux festivaliers – car on connaît son ambition: satisfaire un public le plus large possible tout en l’incitant à sortir de ses habitudes et à aller vers des spectacles susceptibles de le déconcerter, voire de l’agresser mais qui, par là même, le fera réfléchir et l’enrichira. Pour comprendre à quel point ses choix, à ces égards-là, sont justifiés, il suffit d’assister aux rencontres matinales organisées à l’hôtel Plamon…

LE CONTEXTE

Jean-Paul Tribout:
Concernant les conditions budgétaires, elles ne se sont pas améliorées: la volonté de l’État demeure de ne soutenir que les événements "à dimension nationale" comme le festival d’Avignon, les Vieilles Charrues, ou les Francofolies de La Rochelle, et d’abandonner aux collectivités locales – régions, départements, communes… ‒ le financement des manifestations de moindre envergure. Mais ces collectivités locales manquent elles aussi de moyens; elles peuvent, en outre, choisir de privilégier ce qui va favoriser l’afflux des touristes – par exemple la valorisation de sites par des spectacles sons et lumière, ou la mise en place d’attractions de type "Puy du Fou" ‒ au détriment de manifestations plus exigeantes. Fort heureusement, rien de tel à Sarlat, où la volonté politique de soutenir le festival de théâtre reste toujours forte. Il n’en reste pas moins que les subventions ont été restreintes – l’aide de la D.R.A.C. Aquitaine a baissé de 30% ‒ et qu’il a fallu diminuer le nombre de spectacles invités : il y en aura dix-huit, comme en 2012, au lieu de vingt auparavant. Deux spectacles en moins, ce sont des artistes et des techniciens qui ne travaillent pas, mais aussi des festivaliers qui restent moins longtemps, iront moins au restaurant ou à l’hôtel, fréquenteront moins les boutiques… En définitive, économiser sur les dépenses ampute les recettes – c’est se tirer une balle dans le pied. Et cela les politiques en sont bien conscients : un conseiller de la D.R.A.C. me confiait: "On sait bien qu’un euro de subvention crée véritablement un euro d’emploi artistique dans ces domaines-là" ‒ c’est-à-dire que l’argent alloué à l’organisation d’un festival comme celui de Sarlat ne vas pas être investi dans de la publicité ou des frais administratifs mais véritablement dans des emplois artistiques… il n’en reste pas moins qu’on a dû diminuer un peu le programme: tout le monde a fait des efforts mais vient un moment où les gens ne peuvent tout de même pas travailler à perte. Je crois cependant qu’en dépit des difficultés, la programmation reste exigeante et de qualité.

La Journée des auteurs a, cette année encore, perdu son label "S.A.C.D.": disposant de moins d’argent à cause de la baisse des prélèvements sur la « copie privée », due essentiellement à la dématérialisation des supports, cette société d’auteurs a dû renoncer une fois de plus à soutenir le festival. Si le ministère de la Culture suit les recommandations du rapport que Pierre Lescure a rédigé*, à la demande du gouvernement, concernant les revenus des professions artistiques à l’heure de la numérisation – des recommandations très favorables aux artistes et aux producteurs – on peut espérer voir remonter les revenus des sociétés d’auteurs, et comme 25% de ces revenus vont à la création, on peut penser que la S.A.C.D. reviendra nous aider comme l’A.D.A.M.I. l’a fait cette année.
Quant à la fréquentation, elle demeure stable ; on conserve à peu près le même nombre de billets vendus, c’est-à-dire environ huit mille – ce qui n’indique pas le nombre de spectateurs puisque beaucoup d’entre eux achètent plusieurs billets. Qu’il y ait une programmation réduite n’a pas grande influence sur les revenus de la billetterie car ceux qui viennent voir plusieurs pièces continuent à en voir plusieurs. Comme on ne veut pas augmenter le prix des places pour rester accessible, et qu’il faut tout de même faire face à cette restriction d’un tiers des subventions de l’État, alors on diminue le nombre de spectacles – pour ne pas pénaliser le spectateur, on pénalise, en fin de compte, les artistes car ce sont eux qui pâtissent de cette moindre possibilité de jouer.

* Le rapport Lescure, intitulé Culture-acte 2. Mission "Exception culturelle acte II", est publié en ligne sous forme de fichier .pdf consultable ici

En compulsant le dépliant, je repère aussitôt des noms connus – Laurent Rogero qui s’était signalé en 2011 avec un Don Juan dont il assumait seul tous les rôles grâce à un masque et à des figurines d’argile qu’il modelait sur scène (il avait aussi beaucoup "diatribé" contre les excès de pouvoir des metteurs en scène !); Jean-Luc Revol, Igor Mendjisky et la compagnie des Sans cou, Agathe Alexis… Et me frappe aussi la forte empreinte shakespearienne: pas moins de trois œuvres du "grand William" au programme!

Jean-Paul Tribout:
Au fil des éditions, il y a inévitablement des liens qui se créent entre des compagnies, des metteurs en scène et le festival: d’abord parce que, quand les gens ont du talent et font des choses intéressantes, on ne va pas se priver de leur travail sous prétexte qu’ils sont déjà venus et qu’il faut "changer un peu"; et puis ces liens, tissés par des rapports de fidélité amicale – ou d’amitié fidèle – permettent aussi de pallier, en partie, le manque de moyens: les compagnies nous donnent un coup de main, et consentent à quelques efforts financiers. Festival Shakespeare ? en effet, il y a trois pièces de cet auteur cette année, mais cela ne relève d’aucune intention particulière: ce sont les hasards des disponibilités, des contraintes propres au festival, qui ont réuni ces trois pièces. Mais c’est une circonstance très intéressante: on peut voir ainsi comment un même auteur peut être abordé de plusieurs manières totalement différentes; excepté le nom de Shakespeare, les trois spectacles n’ont vraiment rien en commun.

À tout seigneur tout honneur : c’est justement Shakespeare qui ouvre le festival…


SAMEDI 20 JUILLET, JARDIN DES ENFEUS.
Un songe d’une nuit d’été, mêlé à The Fairy Queen, de Henry Purcell. Mise en scène: Antoine Herbez (compagnie Ah !).
J.-P. Tr
ibout:
Traditionnellement, j’essaie de programmer en premier un spectacle séduisant, populaire, agréable, plutôt festif… Celui-ci est essentiellement musical : le metteur en scène – qui n’est jamais venu à Sarlat – a adapté Un Songe d’une nuit d’été en s’appuyant presque davantage sur la musique de Purcell, postérieure de quelques années à la pièce, que sur le texte de Shakespeare, qu’il n’a pas hésité à couper. Il a supprimé toute la partie clownesque, jouée par des artisans qui eux-mêmes répètent un spectacle – de fait, c’est à peu près un tiers de la pièce qui a sauté. Mais il a compensé cette suppression par la présence de la musique, par de la chorégraphie… et je trouve que cela fonctionne admirablement. Quand j’ai vu le spectacle, il y avait beaucoup d’enfants dans le public, et c’était formidable de voir des gamins qui devaient avoir sept, huit ans, complètement fascinés par ce qui se passait sur la scène.

DIMANCHE 21 JUILLET, ABBAYE SAINTE-CLAIRE. JOURNÉE DES AUTEURS*

* Le principe de la Journée des auteurs est de proposer, pour l’achat d’un seul billet, une lecture et une pièce entrecoupées par un en-cas périgourdin réunissant artistes, organisateurs et spectateurs autour de grandes tables installées dans le jardin de l’abbaye.

18 heures
Montaigne et La Boétie: l’enquête. Texte de Jean-Claude Idée, lu par Emmanuel Dechartre, Adrien Meulun et Cathi M
ilan.
J.-P Tribout :
Cette lecture a été l’occasion d’une collaboration avec le centre culturel de Sarlat, qui souhaitait, au cours de l’année, proposer un spectacle sur La Boétie. Il se trouve que Jean-Claude Idée, qui est un metteur en scène ami avec qui j’ai travaillé mais qui n’est jamais venu au festival, doit monter à Paris en janvier 2014 – au théâtre Montparnasse, pour tout dire –, un texte qu’il a écrit, Montaigne et La Boétie : l’enquête. Et je trouvais intéressant de donner cette pièce en lecture avant qu’elle existe, d’autant que Sarlat est la ville natale de La Boétie. On sait que Montaigne a écrit Les Essais essentiellement pour promouvoir le Discours de la servitude volontaire. Or il n’a jamais publié ce texte dans ses Essais, dont la matière est lui-même. L’idée de l’auteur a été de partir de ce constat et de s’interroger sur les raisons qui ont présidé à ce changement ; son propos est de se demander quelle rivalité posthume a pu opposer Montaigne et La Boétie, quel amour déçu a surgi entre eux… pourquoi Montaigne, qui a toujours clamé son amour quasi homosexuel pour La Boétie, n’a-t-il pas tenu sa promesse de publier le Discours ? La pièce est une enquête : elle pose des questions, mais ne prétend pas y répondre…

19h30
Apéritif et assiette périgourd
ine

21 heures
Le contraire de l’amour, d’après le Journal de Mouloud Feraoun. Mise en scène: Dominique Lur
cel (compagnie Passeurs de mémoire).
J.-P Trib
out :
Nous voici en compagnie de Camus… sans Camus, mais avec Mouloud Feraoun, un écrivain et enseignant algérien qui était un ami de Camus et d’Emmanuel Roblès – dans ses Chroniques algériennes, Camus évoque Mouloud Feraoun, et on y entend beaucoup de choses qui figurent dans le Journal que cet écrivain a tenu – sur la recommandation de Camus, justement – pendant toute la guerre d’Algérie, jusqu’à son exécution par l’O.A.S. quatre jours avant la fin du conflit parce qu’il était, comme Camus, un esprit libre. Il n’était pas colonialiste, il voulait que l’Algérie évolue, c’était un intellectuel arabe, et pour l’O.A.S., c’était suffisant pour mériter la mort… Mouloud Feraoun est incarné par un comédien seul en scène, accompagné d’un musicien, qui dit des passages du Journal. Ce spectacle me touche beaucoup, d’une part parce que la guerre d’Algérie est une plaie qui n’est toujours pas refermée, et aussi parce qu’à travers lui est ranimé ce trio que formaient Camus, Feraoun et Roblès, qui tous trois incarnaient une certaine idée des rapports franco-algériens.

LUNDI 22 JUILLET, JARDIN DES ENFEUS.
Tour de piste, de Christian Giudicelli. Mise en sc
ène: Jacques Nerson.
J.-P Trib
out :
Voilà encore un spectacle coup de cœur… Je connais très bien le comédien, Stéphane Hillel; je connais un peu le metteur en scène, qui est aussi critique (il écrit notamment dans Le Nouvel Observateur et dans Valeurs actuelles), mais qui n’avait pas fait de mise en scène depuis plus de vingt ans – depuis Le Veilleur de nuit, une pièce de Guitry très peu connue dans laquelle jouait un "jeune comédien prometteur", qui n’était autre que Fabrice Lucchini! En sortant du petit théâtre où je suis allé voir le spectacle, j’étais assez émerveillé: le texte raconte la banalité d’une vie, celle d’un homme qui, adolescent, avait des ambitions artistiques – il voulait écrire, être un autre Rimbaud… puis la vie fait qu’il devient instituteur. Il se marie, sa femme le trompe, et lui la trompe de son côté… puis il arrive à l’âge de la retraite, et là il regarde par-dessus son épaule. À partir de ce texte, certes littéraire et agréable à lire mais qui ne raconte que des choses banales – les ambitions de jeunesse abandonnées, les petits arrangements avec la réalité, les espoirs nouveaux… bref, tout ce qui constitue, à quelques nuances près, la vie de tout le monde – il y a un magnifique spectacle théâtral, notamment grâce à l’interprétation magistrale de Stéphane Hillel. C’est cette banalité même qui sert à fabriquer véritablement du théâtre, avec rien d’autre qu’un acteur et un projecteur, et c’est formidablement réussi.

MARDI 23 JUILLET, ABBAYE SAINTE-CLAIRE.
Nous n’irons pas ce soir au paradis, d’après La Divine Comédie, de Dante (chants I, II, III, IV et V de L’Enfer). Mise en scène et interprétat
ion: Serge Maggiani.
J.-P Trib
out:
Parmi les grands acteurs français méconnus – je veux dire connus dans le métier mais moins du grand public – il y a Serge Maggiani. C’est le comédien fétiche de Christian Schiaretti, d’Emmanuel Demarcy-Mota ; il doit avoir une cinquantaine d’années et, comme son nom l’indique, il est d’origine italienne. Donc, Dante fait complètement partie de son univers, de ses références. Et il s’est fabriqué, à partir d’extraits de La Divine Comédie, un tout petit spectacle qu’il peut jouer n’importe où – il l’a joué au Théâtre de la Ville, il le reprendra là-bas cet automne mais il peut le jouer là, sous cet arbre, au milieu la place: il est seul en scène, avec un pupitre, parce qu’il a quand même un texte sous les yeux pour pouvoir naviguer dedans, et il nous raconte L’Enfer, en français et en italien – il y a très peu d’italien, 10 à 15 pour cent, et on comprend sans problème, il n’y a pas besoin d’être bilingue; et puis de cette façon, on entend la vraie musique des vers de Dante. Il ne dit pas le poème en entier: il n’utilise que quelques chants, auxquels il mêle des interventions personnelles, des commentaires, sur Dante, le pape… Serge Maggiani est un comédien qui a un charme fou. D’ailleurs, le spectacle a été remarqué par Télérama, qui l’a qualifié d’OVNI dans un article consacré au festival.

MERCREDI 24 JUILLET, PLACE DE LA LIBERTÉ.
Romeo et Juliet, de William Shakespeare. Mise en scène: Vinciane Regattieri (compagnie Magnus Casalibus).
J.-P. Tr
ibout:
Voilà une pièce très connue, ce qui importe, ce sera donc non pas ce que ça raconte mais comment on le raconte. Et la manière de Vinciane Regattieri, qui signe la mise en scène, est encore plus décoiffante que celle de la compagnie des Mutants, qui avait présenté un Romeo et Juliet en 2009 mis en scène par Dominique Serron. Vinciane Regattieri était déjà venue à Sarlat il y a quelques années, avec des Précieuses ridicules très… décalées – on mangeait des crêpes sur le plateau, on jouait de la musique bretonne… C’est la marque de Vinciane, d’être un peu iconoclaste – et je suis assez bon public pour cela… Pour cette pièce, elle a repris le principe shakespearien de faire jouer tous les rôles par des hommes, y compris celui de Juliet. Et cela apporte une ambigüité qui, du coup, montre que l’amour entre deux êtres dépasse la distinction des sexes. De plus, l’ambiance est très hard rock – ça déménage vraiment! il y aura sûrement des grincements de dents, parce que beaucoup de spectateurs attendent sans doute un Romeo et Juliet un peu préraphaélite, mais dans sa démarche, c’est un spectacle très réussi et très riche qui, sur fond de mélange des genres et de musique assez violente, convoque la danse, l’acrobatie, les arts du cirque – il y a parmi les comédiens quelques circassiens… certains seront probablement choqués, ou déçus, mais ça n’en reste pas moins un spectacle qui fonctionne parfaitement.

JEUDI 25 JUILLET, JARDIN DES ENFEUS.
Une leçon d’histoire de France, de l’an mil à Jeanne d’Arc, de Maxime d’Abboville (d’après Chateaubriand, Michelet, Bainville et Duruy). Mise en scène: Jean-Laurent Silv
i.
J.-P Tribout :
Maxime est un aristocrate, il appartient à une grande famille bretonne dont fait aussi partie le célèbre navigateur Gérard d’Abboville, et il est d’esprit plutôt conservateur – à cet égard, son choix d’adapter et d’interpréter le Journal d’un curé de campagne, que l’on a vu à Sarlat en 2012, est signifiant. C’est un très bon comédien et son idée de départ, pour ce spectacle, a été de se dire que l’histoire de France, après tout, c’était du théâtre… À partir de là, il a fait un montage de textes empruntés à des historiens sélectionnés de manière un peu arbitraire mais en respectant une parfaite parité: deux auteurs "de gauche" et deux auteurs "de droite": Chateaubriand, qui est quand même un sacré contre-révolutionnaire, Michelet, grand historien de la Révolution française et progressiste, Victor Duruy, et Jacques Bainville. Il se présente, pour ne pas tromper son monde, en instituteur à l’ancienne, devant un tableau noir et, en effet, il nous donne un cours d’histoire, mais il ne s’attache qu’à une partie de l’histoire de France – le titre du spectacle le dit: "de l’an mil à Jeanne d’Arc". C’est un spectacle très intéressant, mais de couleur disons "maréchaliste", voire pétainiste – évidemment, Maxime, à qui je faisais la remarque, s’en défend… Mais il reflète, en tout cas, cette volonté qu’il y a eu, sous la Troisième République, de créer ce qu’on a appelé le "roman national " et d’unifier l’histoire de France autour des grandes dates et des grands hommes. La façon dont Maxime raconte tout cela est très séduisante; ce n’est peut-être pas une œuvre exceptionnelle mais elle offre une belle matière à réflexion, à discussion – par exemple, je pense que, involontairement, il s’oppose à l’école des Annales, qui prône d’abandonner l’histoire des grands hommes au profit de celle des groupes sociaux et qui est une conception para-marxiste de l’histoire; et puis son histoire de France est coupée de celle de l’Europe. Mais comme il se limite à une période somme toute très courte, et qu’il puise chez des auteurs de qualité, cela donne un spectacle réellement attrayant.

VENDREDI 26 JUILLET, PLACE DE LA LIBERTÉ.
Don Quichotte, de Miguel de Cervantès. Mise en scène: Laurent Rogero (groupe Anamorphose).
J.-P. Tr
ibout:
Laurent Rogero, qui avait présenté il y a quelques années au jardin du Plantier un spectacle sur Hercule, Héraclès, et plus récemment Don Juan, de Molière, a imaginé cette fois qu’une troupe devant jouer une adaptation de Don Quichotte voyait son spectacle annulé par la mairie parce qu’à la même date, un vide-grenier a lieu sur la place. Que faire, puisqu’on ne peut pas jouer? Eh bien on va vous lire Don Quichotte… ça commence donc comme une lecture, et peu à peu les comédiens s’emparent, parmi les éléments du vide-grenier, de tout ce dont ils ont besoin pour représenter Don Quichotte, et l’on voit du théâtre se fabriquer avec des objets a priori non prévus pour ça. Et puis il y a aussi une volonté de faire participer le public: le manque de moyens et de figurants les pousse, par exemple, à demander aux spectateurs de bêler quand ils ont besoin de signifier la présence d’un troupeau de moutons… c’est un spectacle joyeux, qui met bien en valeur le texte de Cervantès à travers les lectures et qui, surtout, interroge l’imaginaire que nous avons tous plus ou moins construit autour de don Quichotte. En outre, Laurent Rogero est un artiste aquitain – il est installé à Bordeaux – et je trouvais judicieux qu’il puisse montrer son travail sur la grand place.

SAMEDI 27 JUILLET, JARDIN DES ENFEUS.
Le Naturaliste, de Patrick Robine. Mise en scène et interprétation: Patrick Robin
e.
J.-P Tribout:
Voilà le véritable OVNI du festival… Patrick Robine est lui aussi bordelais; c’est un personnage tout à fait étonnant. Son texte, comme son interprétation, sont à la limite du surréalisme – en lisant Le Naturaliste, on se dit qu’il aurait très bien pu être écrit par les Surréalistes et, quand il l’interprète, il le fait en imitateur. Mais pas comme les imitateurs dont on a l’habitude qui imitent des personnalités: lui va imiter l’œuf en train de frire dans une poêle – il fait l’œuf, et il fait ça très bien! – ou encore le robinet qui goutte, qu’on vient fermer, et qui se remet à goutter… Est-ce encore du théâtre? En tout cas, le texte est littérairement très abouti, parfaitement publiable, et tel qu’il est interprété, ça devient vraiment du théâtre.

DIMANCHE 28 JUILLET, PLACE DE LA LIBERTÉ.
La Guerre de Troie n’aura pas lieu, de Jean Giraudoux. Mise en scène: Francis Huster (La Troupe de France)
J.-P Tr
ibout:
La pièce de Giraudoux était à l’affiche du festival 2006, montée par Nicolas Briançon. Francis Huster, lui, l’a mise en scène il y a une vingtaine d’années, et il a décidé de reprendre ce spectacle cette année pour les festivals. On a donc là deux "noms", Giraudoux et Huster, et une pièce très connue – mais je n’ai pas vu le spectacle puisqu’il est actuellement en répétition. Cela dit, je connais le travail de Francis, et sa folie, aussi, dont je pense qu’elle peut très bien s’accorder avec Giraudoux. En outre, je connais bon nombre de comédiens dont il s’est entouré. Et puis je suis certain qu’Hélène de Troie sera très belle…

LUNDI 29 JUILLET, ABBAYE SAINTE-CLAIRE.
L’Apprentie sage-femme, de Karen Cushman. Mise en scène: Félix Pradier (En Votre Compagnie).
J.-P. Tr
ibout:
Le spectacle a été créé au Lucernaire; il a déjà pas mal tourné et notamment, cet hiver, dans plusieurs villages de la région grâce à une initiative de l’Agence culturelle Dordogne-Périgord. Et à chaque fois l’accueil a été enthousiaste. Le texte est d’un auteur contemporain, mais l’histoire est censée se passer au Moyen Âge. C’est une sorte de conte initiatique, qui retrace le parcours d’une enfant trouvée qui apprend la maïeutique. Les qualités littéraires du texte sont grandes, mais le spectacle vaut surtout par l’interprétation d’une comédienne exceptionnelle, Nathalie Bécue, qui a été pensionnaire de la Comédie-Française et qui offre, sur scène, l’exemple de ce que peut être l’incarnation. Le spectateur est littéralement emporté par son jeu – elle est magnifique!

MARDI 30 JUILLET, JARDIN DES ENFEUS.
Richard III, de William Shakespeare. Mise en scène: Jérémie Le Louët (compagnie les Dramaticules
).
J.-P Tribout:
J’ai vu la pièce à Paris, au Théâtre 13 Jardin; je suis tombé en arrêt devant quelque chose qui n’est peut-être pas tout à fait abouti, qui est peut-être critiquable et qui peut irriter certains mais qui, théâtralement, vaut le détour. Et je me suis dit que c’était intéressant de mettre ce Richard III un peu décapant en regard avec Un songe d’une nuit d’été… Il est monté par une jeune compagnie je ne connaissais pas, très battante, et très radicale. Ils font du théâtre en partant du principe qu’il faut affirmer la théâtralité, tout ce qui est excessif, histrionesque… mais avec les moyens d’aujourd’hui. Il y a une vraie modernité dans la mise en scène – par exemple dans l’utilisation du son, avec des micros, ou de la lumière, avec des néons, mais les effets ne sont jamais gratuits, loin de là. Et puis le personnage de Richard III est abordé d’une façon très inhabituelle : ordinairement donné comme un être disgracié, bossu, difforme, claudicant… il est, ici, un jeune homme plutôt beau, avec un côté très noir, très Nosferatu, mais sans disgrâce physique – le metteur en scène, qui interprète aussi le rôle de Richard, estime que la monstruosité du personnage n’est pas physique mais intérieure. Je trouve que c’est une proposition intéressante, qui va probablement soulever des discussions – comme la forme d’ailleurs, qui compte énormément dans le travail de Jérémie Le Louët; peut-être le fond souffre-t-il un peu de cette importance formelle? Je ne sais pas… En tout cas, la forme, pour radicale qu’elle soit, est belle.

MERCREDI 31 JUILLET, ABBAYE SAINTE-CLAIRE.
Black-out, de Lutz Hübner. Mise en scène: Jürgen Genuit (compagnie Théâtr’action).
J.-P. Tr
ibout:
Ce texte, d’un auteur allemand, a été mis en scène par un Allemand… qui vit à Bordeaux depuis toujours ; c’est donc un artiste aquitain… Si je devais établir une correspondance avec une autre pièce venue à Sarlat, ce serait Oleanna, de David Mamet, montée par Patrick Roldez qui était à l’affiche en 2006. C’est, là aussi, un rapport professeur/élève qui est évoqué. L’élève, un adolescent qui est loin d’être un brillant sujet, va proposer un marché à son professeur – un deal, parce que pour lui, tout se règle par deal, c’est sa culture. Entre l’élève et l’enseignante, c’est un véritable choc des mondes et bien que cette pièce soit écrite par un Allemand, elle a tout de même de fortes résonances dans notre société. En ce qui concerne la forme, le texte alterne dialogues – quand il y a confrontation – et monologues – quand l’un ou l’autre des protagonistes réfléchit. Outre ses qualités théâtrales – mise en scène, interprétation, scénographie très signifiante puisque les personnages sont dans des cadres dont ils n’arrivent pas à sortir – la pièce intéressera un large public car les problèmes qui y sont abordés sont en prise directe avec notre époque.

JEUDI 1er AOÛT, JARDIN DES ENFEUS.
Huis clos, de Jean-Paul Sartre. Mise en scène: Agathe Alexis et Alain Alexis-Barsacq (compagnie Agathe Alexis).
J.-P. Tr
ibout:
Nous voilà à nouveau en compagnie de gens connus… Sartre, bien sûr, et Agathe Alexis, qui a commencé à venir à Sarlat bien avant que je m’occupe de la programmation. Et ensuite elle est venue, en tant que comédienne, avec René Loyon, en 2010, dans Soudain l’été dernier, de Tennessee William. C’est une comédienne assez exceptionnelle, et aussi un grand metteur en scène. Huis clos, je pense que tout le monde ou presque connaît l’histoire: trois personnages aux caractères archétypiques se retrouvent en enfer… Cette pièce tend une passerelle entre théâtre et philosophie – même si le "fond philosophique" de Huis clos peut paraître un peu simpliste. On a d’ailleurs souvent reproché aux auteurs de cette période de se servir du théâtre pour faire des dissertations philosophiques de niveau scolaire – à cet égard, il suffit de lire Le Malentendu, de Camus… Ici, grâce à la qualité de l’interprétation et de la mise en scène, on a un très beau spectacle qui, créé dans un petit théâtre parisien, l’Atalante, demandera quelques aménagements scénographiques pour s’adapter à la configuration des Enfeus. Mettre en scène l’enfer au chevet de la cathédrale de Sarlat, ça va tout de même prendre une certaine résonance…

VENDREDI 2 AOÛT, ABBAYE SAINTE-CLAIRE.
Bouvard et Pécuchet, d’après Gustave Flaubert. Mise en scène: Vincent Colin.
J.-P. Tr
ibout:
Avec cette adaptation d’une œuvre non théâtrale, on passe au registre de la comédie: l’histoire de ces deux "néo-ruraux", de ces deux scribouillards qui veulent aller vivre à la campagne, est très amusante. Là encore, c’est la forme qui compte, et elle est très simple: il y a deux tables, deux micros, et deux comédiens sur le plateau; on n’est pas du tout dans la représentation réaliste. Chacun des comédiens raconte les aventures de Bouvard et de Pécuchet, et ils les bruitent. En d’autres termes, le décor est sonore, "fabriqué", si l’on veut, par les acteurs au fur et à mesure, comme s’ils enregistraient une émission de radio dont nous serions les témoins. Cette trouvaille scénique, ajoutée à la qualité de jeu des comédiens, sert très bien le texte de Flaubert et on a une petite forme très réussie.

SAMEDI 3 AOÛT, JARDIN DES ENFEUS.
Les 2 "G", artistes de music-hall, d’après une idée originale de Jean-Luc Revol. Mise en scène: Agnès Boury.
J.-P. Tr
ibout:
Voilà le "spectacle Carambar"*! Jean-Luc Revol est un habitué du festival et, dans la distribution, il y a Denis d’Arcangelo, que l’on avait vu en 2011 dans Madame Raymonde exagère. Tous les deux se connaissent – ils avaient travaillé ensemble dans un spectacle musical qui avait été récompensé aux Molières, Le Cabaret des hommes perdus, et là ils se retrouvent pour monter, avec des musiciens, cette histoire de deux vieux artistes de music-hall ‒ les "2 G" parce qu’ils s’appellent Georges et Gaétan et qu’ils son gay ‒ qui se remémorent leur carrière, assez ringarde il faut le dire… La période est difficile à situer, mais ce pourrait être l’immédiat après-guerre. Le spectacle est à la fois musical – les deux comédiens chantent et se livrent effectivement à un savoureux numéro de music-hall – et théâtral : une bonne partie de la pièce repose sur du texte, qui retrace leurs petites rivalités, leurs rapports avec les autres artistes, etc. On pourrait presque rebaptiser la pièce grandeur et misère de deux artistes de music-hall en fin de carrière, et c’est hilarant, vraiment hilarant du début à la fin.
* est réputé "Carambar" un spectacle en lequel le directeur artistique a une telle confiance qu’il promet un paquet de Carambar à tout spectateur présent à Plamon qui, le lendemain de la représentation, dirait qu’il ne l’a pas aimé…

DIMANCHE 4 AOÛT, JARDIN DU PLANTIER.
La Jalousie du barbouillé et Le Médecin volant, de Molière. Mise en scène: Raphaël de Angelis (compagnie Théâtre de l’éventail).
J.-P. Tr
ibout:
Ces deux pièces de Molière sont assez rarement montées parce qu’elles sont courtes. La compagnie qui les présente vient d’Orléans, et son travail est centré sur le masque. Raphaël de Angelis, le metteur en scène, a pour particularité d’avoir beaucoup travaillé au Japon et ses spectacles sont marqués par l’alliance de deux traditions du masque : celle de la Commedia dell’arte et celle du théâtre No. Son autre particularité est de reprendre le même dispositif scénique pour tous ses spectacles : un simple rideau blanc en fond de scène. C’est un théâtre exigeant, mais comme les textes de Molière sont très comiques, c’est vraiment un spectacle tout public, qui de plus se plie à toutes les contraintes qu’impose une représentation au jardin du Plantier.

LUNDI 5 AOÛT, JARDIN DES ENFEUS.
Masques et nez, de la compagnie des Sans cou. Mise en scène: Igor Mendjisky.
J.-P
. Tribout:
Cette compagnie était venue en 2009 avec un Hamlet mémorable... Ce spectacle-ci, qui a déjà beaucoup tourné – ce sera, je crois, leur 250e représentation! ‒, est très différent; tout est extrêmement précis, très carré dans la conception, mais avec toujours une part laissée à l’improvisation – un peu à la manière de ce qui se pratique dans un orchestre de jazz, où chaque instrumentiste peut improviser avant que tous les musiciens se retrouvent au chorus. C’est aussi le principe des lazzis dans la Commedia dell’arte. Dans Masques et nez, l’argument de départ est un cours de théâtre amateur, donné par un professeur à des élèves qui ont chacun d’autres activités en dehors du théâtre et une histoire qui leur est propre, avec ses aléas sentimentaux, professionnels, etc. Tous ces personnages sont profondément attachants, le spectacle est très enlevé: ce sera comme un point d’exclamation à la fin du festival. Et puis je trouve que c’est un beau message de clore le festival avec une pièce qui nous parle ainsi de l’amour du théâtre chez des amateurs.

Assumer avec la maestria et l’enthousiasme que l’on devine à travers ces propos la fonction de directeur artistique du festival de Sarlat n’empêche pas Jean-Paul Tribout de continuer à être pleinement comédien et metteur en scène. On peut en effet le voir jusqu’au 4 juillet 2013 au Théâtre 14 à Paris, où il incarne Duchotel dans Monsieur chasse! de Georges Feydeau (dont il signe la mise en scène), et il réfléchit déjà à un nouveau projet théâtral: monter Les Mains sales, de Sartre. Il retrouvera là ce "théâtre questionnant" qu’il affectionne, bien éloigné des spectacles de digestion qu’il égratigne souvent mais sans malice lors de ses interventions plamonaises…

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Terres nykthes
  • : Ce blog au nom bizarre consonant un rien "fantasy" est né en janvier 2009; et bien que la rubrique "archives" n'en laisse voir qu'une petite partie émergée l'iceberg nykthéen est bien enraciné dans les premiers jours de l'an (fut-il "de grâce" ou non, ça...) 2009. C'est un petit coin de Toile taillé pour quelques aventures d'écriture essentiellement vouées à la chronique littéraire mais dérivant parfois - vers où? Ma foi je l'ignore. Le temps le dira...
  • Contact

Aux Manettes...

  • Yza
  • Entre littérature et arts visuels, à la poursuite des ombres, je cherche. Parfois je trouve. Souvent c'est à un mur que se résume le monde... Yza est un pseudonyme, choisi pour m'affranchir d'un prénom jugé trop banal mais sans m'en écarter complètement parce qu'au fond je ne me conçois pas sans lui
  • Entre littérature et arts visuels, à la poursuite des ombres, je cherche. Parfois je trouve. Souvent c'est à un mur que se résume le monde... Yza est un pseudonyme, choisi pour m'affranchir d'un prénom jugé trop banal mais sans m'en écarter complètement parce qu'au fond je ne me conçois pas sans lui

Recherche

Articles Récents

  • Rapace giratoire
    Le besoin – le besoin, non le désir, ou l’envie, ni même la pulsion au sens d’inclination incontrôlée quasi pathologique – de former des phrases, un texte, qui emprisonnent des fulgurances (constats, sentiments/sensations, pensées, résurgences, développements...
  • Réveil sur le fil noir de la mélancolie
    Plantée au cœur de la nuit L’insomnie. Le vaste blanc du sommeil interrompu – sans brutalité, comme cela… avec une douceur de voile qu’on soulève. Corps délassé, souffle ample, cœur lent... mais de sommeil, point. Yeux clos, sur le dos, je suis d'une...
  • Être là le 9 avril 2024 ...
    …et mettre en ligne une page de journal écrite le matin même. De retour à Gourdon et prise dans les lises infiniment visqueuses des démarches, des paperasses, des formalités dont je ne savais pas un traître mot jusqu’à ce que la mise en vente du Barry...
  • D'outre-tombe, peut-être...
    Serai-je sortie vivante du voyage? Malgré ce sentiment de mort imminente, qui rend toutes choses futiles, dérisoires, risibles (au premier chef desquelles ces microscopiques réalisations que l'on tient pour si importantes parce qu'en elles tient, croit-on,...
  • Ci-gît...
    Demain je pars. Une fois de plus, seule et au volant, le trajet en voiture vers Gourdon. Et toujours la même terreur, la même sensation d'aller vers l'abîme. Certes justifiée désormais par le danger, réel, que représente un parcours routier pour une conductrice...

Pages