Ce samedi 14 décembre, deux élèves se sont inscrites pour suivre la dernière de l’année 2013: Maud, une fidèle qui va croquer au Louvre et au Jardin des Plantes depuis trois ou quatre ans, et Alexandra qui, elle, vient de rejoindre le cours de création en atelier du vendredi après-midi. Le rendez-vous avait été donné au Petit Palais, dans la salle où se tient l’exposition "L’école en images"*.
Lorsqu'elle réunit ainsi ses élèves dans un musée, autour d'une collection permanente ou d'une exposition temporaire, Marie-Annick prend le temps, avant de les retrouver à l'heure fixée, de se promener un peu à travers les œuvres:
J'arrive toujours un peu en avance, de façon à visiter rapidement l’expo, ou la salle, et déterminer le sujet que je vais proposer, les pistes de travail que je vais suggérer. Mes choix dépendent du contexte (les œuvres exposées, l'accrochage...) et aussi des élèves qui seront présents. Selon ce que je connais de leurs habitudes, je me demande: "Qu'est-ce qu'ils vont pouvoir découvrir de la peinture grâce à cette expo?"
Ce qui m’intéresse, quand je propose une exercice, ce n’est pas que l'on fasse de la copie pour faire de la copie – même si finalement on copie quand même – mais que l'on saisisse comment, en regardant une expo, en prenant des notes, on va pouvoir nourrir son travail personnel et déterminer dans quelle direction on va pouvoir aller soi-même. Ce à quoi j'espère arriver, c'est que les élèves parviennent à exprimer sur leur feuille de papier ce qui les a intéressés dans l'observation de notre patrimoine. Certains seront davantage dans la description, dans la copie de ce qu’ils ont sous les yeux, d’autres plutôt dans l’interprétation... Quand on sait dessiner, il est plus facile de copier que de donner à voir ce qui a intéressé; montrer cela est beaucoup plus exigeant mais c'est à ce type d'expression que j'essaie d'amener ceux qui suivent mes cours.
Aujourd'hui, je vais proposer à Maud et Alexandra d'étudier les rapports de surface; il s’agit de regarder les à-plats, de voir s’ils ont des contours ou pas, combien il y a de couleurs, comment elles se répètent... Il faut aussi appréhender ces à-plats les uns par rapport aux autres, de voir qu’il y en a de plus travaillés que d’autres… et ensuite de comprendre que l’agencement, la nature de ces à-plats (simples ou complexes, avec ou sans contours…) créent des rythmes, qu'il faudra aussi scruter de près.
J'aurais très certainement pu faire la même proposition dans d'autres salles mais je réalise que c'est la première fois que je donne un tel sujet, du moins ainsi énoncé – par exemple, dernièrement, nous avons visité l'exposition que le Louvre consacre à Jean Cousin; ce dessinateur lie tous les éléments de sa composition les uns aux autres. Il n’y a aucun espace vide entre les éléments du sujet – il y a toujours un petit trait qui va rejoindre le personnage à ce qui l’environne, animal, plante, architecture… c’est systématique, comme un puzzle. Étudier cela revient d'une certaine manière à analyser les rapports de surface mais alors davantage envisagés comme un fil d’Ariane allant d’un élément à l’autre. Aujourd'hui on est dans l'à-plat; les rapports de surface sont à appréhender dans leur intensité, dans la manière dont ils font jouer les droites et les courbes... Et si on arrive à oublier le thème des personnages, on peut arriver à un travail relativement abstrait: tracer juste des surfaces claires/foncées, avec angles ou avec courbes, etc. un jeu de surfaces géométriques aléatoires qui vont avoir un rythme, en s’inscrivant les unes par rapport aux autres. C'est le contenu même de l'expo qui m'a incitée à cette formulation: on y voit essentiellement des esquisses, des travaux préparatoires, les œuvres comportent beaucoup d'à-plats, et peu de détails – par exemple, quand des personnages sont représentés, on a juste l'emplacement du visage, mais pas de traits, ni de modelé.
Tandis que je vais d'une salle à l'autre, déchiffrant les cartels, lisant les textes explicatifs tracés aux murs en même temps que j'observe les maquettes, les tableaux et dessins encadrés, les vitrines où sont exposés des devoirs, des cahiers et autres menus objets ayant appartenu à des écoliers parisiens des premières années du XXe siècle, je croise Maud reproduisant avec minutie une scène tirée d'un projet de fresque peint sur toile et représentant des ouvriers au travail puis, plus loin, un peu en retrait seule sur un banc rencogné dans une alcôve, Alexandra, occupée à croquer d’après le catalogue** qu’elle tenait ouvert devant elle et non plus d’après les accrochages… Il est vrai que ledit ouvrage contient des images que ne montre pas l’exposition...
Marie-Annick, elle, s'est arrêtée sur la première toile que l'on voit en entrant, En retenue, d’Auguste Truphème (1836-1898. Peintre né à Aix-en-Provence, il s'est, paraît-il, spécialisé dans les scènes scolaires). Cette toile a la particularité de laisser voir un repentir dans sa partie gauche: on distingue des contours sombres autour de la figure de l'enseignante indiquant qu'elle devait avoir, dans le projet d'origine, une taille bien plus importante. Des géométries l'interpellent comme, dans une autre composition, des successions de triangles qu'elle percevait entre les jambes des personnages:
J’ai choisi de m’intéresser aux visages qui s’inscrivent dans l’encadrement des fenêtres. Je vais donc tâcher de voir l’importance des contrastes, quels sont les rapports de surface entre la figure et la fenêtre délimitée par ses montants. Au fond on voit la porte ouvrant sur l’extérieur et, dans cette surface claire, deux petites têtes qui instaurent un rythme par rapport aux deux visages plus grands et mieux définis que l’on voit en avant de cette porte.
Aux alentours de 12h30, nous nous retrouvons toutes les quatre à la sortie de l’exposition. Maud, Alexandra et Marie-Annick posent chacune leur carnet ouvert sur un banc, confrontant leurs croquis respectifs et expliquant leur ressenti, leur approche du sujet.
Marie-Annick à Maud, qui a réalisé une série de croquis précis: "Tu t’es surtout intéressée à la façon dont les motifs, dans ce thème des décors pour l’école, traduisent les valeurs de la République : le travail, la famille, les tâches dévolues aux hommes et aux femmes…" En effet: outre les esquisses décrivant des ouvriers métallurgistes, des vignerons qu’elle a fidèlement reproduites, Maud s’est attachée, en particulier, à une aquarelle de Marthe Flandrin, Les Devoirs et les plaisirs maternels (1933), montrant quelques occupations typiques de la mère de famille, et a noté combien sont significatifs les registres chromatiques: bleu pour les vêtements de la mère, tons chauds pour ceux des enfants.
Marie-Annick rapporte combien son œil a été attiré par une succession de triangles qui lui apparaissait tandis qu’elle était occupée à décrypter les rapports de surfaces sur la toile accrochée à l’entrée – "Et du coup, cela donne un dessin que moi seule peut rattacher au tableau d’origine".
Les pages du carnet d’Alexandra, qui a tout de suite annoncé qu’elle "ne sait pas dessiner", montrent des compositions géométriques aux couleurs franches, certes non figuratives mais où pourtant se reconnaissent sans peine les lignes fortes et les rapports chromatiques de certains tableaux exposés – des rapports chromatiques nullement "naturalistes" du reste: ainsi l’un de ses croquis comporte-t-il du vert quand il n’y avait pas de vert sur l’œuvre dont elle s'est inspirée. Pourtant une indéniable justesse émane du croquis, sans doute parce que Alexandra a restitué quelque chose de la théorie des couleurs concernant les rapports de chaleur/froideur qui est commun à son propre univers graphique et à celui du tableau qu’elle a observé.
Au terme de ce bref échange nous gagnons à pied l’atelier, rue Ernest Psichari. Au-dehors le soleil règne sans partage et cette pleine lumière dynamise l’humeur, rend le pas allègre, enflamme les ors du pont Alexandre III comme ceux du dôme des Invalides… L’âme, l’œil et le cœur en sont tout embrasés – la main, au diapason, sera d’attaque pour aborder la seconde partie de cette "journée pour le dessin et la peinture, après la pause déjeuner.
Tandis que l’on déguste thé ou café, la conversation revient sur les heures passées au Petit Palais, les carnets de croquis sont tirés des sacs et ouverts sur la table, où ne demeurent plus que le pichet de thé, la cafetière à piston et nos quatre tasses. Les commentaires émis au sortir de l’exposition s’étoffent, se complètent, se croisent de considérations historiques et sociologiques sur l’école, la famille… Puis, pendant qu’Alexandra et Maud revêtent leur blouse et se dirigent vers la grande salle de l’atelier pour s’y installer et préparer leur matériel, Marie-Annick énonce sa proposition de travail: reprendre le sujet donné au musée – étudier les rapports de surface et les rythmes générés par leurs jeux – et les différentes pistes empruntées pour le traiter mais en considérant cette fois l'environnement de l'atelier. Autrement dit, il s'agissait non pas d'utiliser les croquis du matin comme des études préparatoires mais de regarder ce que l'on avait autour de soi et d’y déceler ces rapports qu’au musée l’on s’était attaché à déceler dans des parcelles de réel – les œuvres – qui étaient déjà elles-mêmes des transcriptions artistiques, opérées par d’autres. D’analyste-interprète d’un geste transcripteur venu du passé il fallait devenir à son tour transcripteur des géométries du monde...
Et quelles géométries! la salle offerte à l’observation, telle qu’elle a été laissée après la fin du dernier cours qu’elle a accueilli – le vaste espace central dégagé, chevalets adossés le long des murs, tabourets empilés, sol balayé, pinceaux nettoyés et rangés dans leurs pots, flacons de gouache, boîtes de pastels, de craies, de pinces… bien à leur place sur les étagères, etc. –est un merveilleux foisonnement de formes, de volumes, de contrastes, de jeux chromatiques… Alexandra commence tout de suite à travailler, dans la continuité de ce qu’elle a fait au Petit Palais: reprenant son carnet, ses crayons Néocolor (Caran d'Ache), elle jette rapidement sur le papier des à-plats nets et colorés où se reconnaissent les étagères garnies de pots remplis de pinceaux, d'objets-modèles, les tiroirs contenant les réserves de papier, les boîtes de pastels, de pinces... ou bien, sur une autre page, les polygones irréguliers dessinés par les montants des chevalets, à l’intérieur desquels se lisent les couleurs que laissent voir les divers arrière-plans – le vert du tableau, le blanc des murs… Maud non plus n’a guère tergiversé avant de choisir le médium qu’elle va utiliser: la gouache. "Il y a si longtemps que je n’ai pas fait de peinture!" dit-elle avec un large sourire, tout heureuse de préparer ses palettes – sélectionner les couleurs, répartir les gouaches sur les deux disques de plastique dont elle s’est munie… semble la plonger dans une jubilation joyeuse. Elle place son chevalet de manière à avoir derrière elle la lumière donnée par la baie vitrée, épingle une feuille vierge et, à l'évidence elle aussi inspirée le visuel des chevalets accumulés, se met à traduire ce cumul par des formes simples, définies par de minces contours. Peu à peu elle les remplit de couleur au pinceau plat. Marie-Annick lui propose un rouleau de mousse, permettant des à-plats plus uniformes. Maud essaie, mais poursuit avec son pinceau plat.
Pendant ce temps, Alexandra paraît marquer le pas. Marie-Annick s'approche, commente son dessin, s'empare de son carnet qu'elle tient à la verticale de l'autre côté de la table de manière à ce qu'Alexandra puisse l'observer avec suffisamment de recul, le replace à plat, sous ses yeux et lui donne quelques indications pour continuer. Mais Alexandra change d'orientation: elle décide de laisser de côté son carnet et de poursuivre sa création à partir de peintures réalisées au cours de séances précédentes. Après en avoir extirpé quelques-unes de la réserve où sont rangés les travaux des élèves et les avoir scotchées au mur d'une petite salle adjacente, elle se concerte longuement avec Marie-Annick, toutes deux se tenant debout face à ces réalisations abstraites qu'Alexandra envisage de retravailler. Elle finit par en choisir une puis se saisit de la palette de couleurs à l'huile qu'elle a utilisée la veille. Elle applique sur les petits tas de pâte une feuille de calque puis opère plusieurs transferts successifs sur le fond choisi, en variant la force de ses appuis de telle sorte que les traces laissées soient d'intensités et de formes différentes... Puis elle abandonne la technique du transfert, épingle une feuille vierge sur un chevalet et se lance dans une nouvelle réalisation, toujours avec des couleurs à l'huile. Une large colonne de rose est étalée, puis sculptée au couteau par petits gestes précis, subtils, creusant des ajours dans la pâte dense et brillante... Un à-plat vert s'inscrit en juxtaposition, à quelque distance, à son tour travaillé au couteau par petites ébréchures successives qui dentellent finement la pâte. Grave et concentrée, Alexandra semble tout entière absorbée par ce qui, au bout de ses doigts, prend vie sur la surface blanche.
Une fois sa feuille de papier entièrement couverte de larges motifs, Maud abandonne palettes et pinceau pour s’emparer de la boîte à pastels : par petits rehauts délicatement apposés sur la gouache sèche, elle présentifie dans sa composition le carrelage de l’atelier. La voyant s’interrompre un instant, Marie-Annick vient lui suggérer quelques réaménagements pour affiner les rapports chromatiques et géométriques de son travail. À l’autre bout de la salle, Alexandra continue de peindre au couteau; à petits gestes pesés et réfléchis…
Il est à peine 16 heures quand je quitte l’atelier. La séance ne s’achevant qu’à 17 heures, je ne verrai donc pas les créations finies, je n’écouterai pas non plus les échanges entre Marie-Annick et ses élèves – je perdrai quelque chose d’essentiel de cette journée. Je le savais et cependant je m’en suis tout de même allée avant terme. Non que j’aie un goût immodéré pour les points de suspension, mais je crois que je commençais à me sentir oppressée d’un trop-plein de mots et de phrases désordonnés que j’avais hâte de ployer à la discipline de l’écriture, et que je redoutais, déjà quasi submergée, de ne pouvoir conserver à sa juste valeur ce qui se serait dit lors de la dernière phase du cours – quand se commentent les travaux, se confrontent les avis, les impressions… Et puis il y avait aussi, moteur non moins puissant à ma décision de m’éclipser si tôt, l’envie pressante d’examiner de près les quelques photos – numériques et argentiques – que j’avais prises à l’atelier.
Tandis que j'écris ces lignes, ultimes ajouts à un texte commencé voici une semaine déjà, j'ai pu voir, grâce aux photos que m'a envoyées Marie-Annick (en m'autorisant à les utiliser ici, mais qu'elle a publiées ), à quoi étaient parvenues Maud et Alexandra. Images où il me semble retrouver, fixé dans les formes et les couleurs, un peu du souffle que j'ai senti passer dans leurs gestes, leurs regards, tout au long de ces moments qu'elles ont consacrés à leur création.
Jusqu’au 26 janvier 2014 au Petit Palais. Accès gratuit.
** Isabelle Collet, Marie Montfort, L’École joyeuse et parée. Murs peints des années 1930 à Paris. Paris-musées/les musées de la Ville de Paris, coll. "Petites capitales", 72 p. – 12,00 €.
Ce n’est pas précisément un catalogue dans la mesure où l’on ne retrouve pas l’intégralité des documents exposés mais il complète et prolonge parfaitement l’exposition par les photographies d’œuvres in situ et la brève bibliographie "pour en savoir plus" qu’il contient. Manquent en revanche, selon moi, des reproductions de ces émouvants devoirs d’élève exposés, portant le nom de leur auteur, la date (1906, je crois…), la note et l’appréciation de l’instituteur, et surtout des images de l’exposition elle-même. Si l’accrochage mural est relativement banal, la scénographie de la salle principale aurait mérité d’être montrée: outre le tableau de classe portant la date du 22 octobre – jour inaugural de l’exposition – flanqué d’un authentique bonnet d’âne dont peuvent se coiffer les visiteurs avant de se faire photographier, amusant clin d’œil à tous les cancres d’hier et de demain, j’aurais aimé voir figurer dans ce petit livre l’un de ces ingénieux pupitres à la fois ludiques et pédagogiques, bien plus jubilatoires à explorer que n’est, à lire, un simple panneau explicatif comme on en voit partout. Celui qui m’a le plus amusée propose de retrouver "à l’aveugle" les senteurs propres aux classes d’antan: plusieurs casiers muets sont encastrés dans le plateau, dont il faut soulever le couvercle pour découvrir par l’odorat l’effluve qu’ils tiennent enfermé – et si l’on échoue à l’épreuve de reconnaissance olfactive, il suffit de glisser le regard sous le couvercle pour identifier ce que l’on vient de sentir. Parmi ces odeurs d’autrefois, celle de la colle blanche, du cartable de cuir, de l’encre de Chine…