Je connais Marie-Annick Jagu
depuis une dizaine d’années. Nous nous sommes rencontrées grâce à la photo et au tatouage. J’étais alors entre les mains d’un artiste tatoueur de grand talent qui m’encrait le dos, et elle,
peintre et professeur d’arts plastiques, venait régulièrement au studio pour photographier – les gestes surtout s'il m'en souvient bien. J'avais l'intention de suivre des cours d'initiation à la photographie argentique noir et blanc, aussi
une relation s'est-elle tout naturellement nouée. Je dois à Marie-Annick, entre autres choses précieuses et mémorables, mes premières expériences de modèle vivant. Puis de passionnantes séances
où je photographiais ses élèves en train de peindre ou de dessiner. J’ai aussi été son élève, tâchant de traiter en photo ce que les autres abordaient par le dessin. En toutes circonstances, que
j’aie été modèle, photographe-observatrice, élève… ou simplement amie prenant un café avec elle, sa compagnie et sa conversation m’ont enrichie, aussi bien humainement que dans la conduite de mes
recherches photographiques ou dans l’approfondissement de mes connaissances artistiques. J’aimerais la remercier pour tout cela. Alors j’ai imaginé de rendre compte, en images et en textes, de
quelques-uns des cours qu’elle donne hors de l’atelier – au Louvre, au Jardin des plantes, en de multiples autres lieux de Paris qu'elle aime ou qu'elle a envie de découvrir et de faire
découvrir…
Voir, dessiner, écouter – et entendre
Marie-Annick apprend à voir. À poser son regard à côté de là où
on a l’habitude de le poser et à adopter un point de vue qui, dès le croquis, permet de dépasser l’imitation, la reproduction. Pour inculquer ce réflexe neuf, elle énonce des sujets parfois
déconcertants dont on se sent fort embarrassé de prime abord – par exemple: "Où voyez-vous du vide autour de vous? où allez-vous choisir de placer ce vide dans votre dessin?" Et l’on n’y répond
pas toujours, croyant pourtant s’y tenir de près… parce qu’on aura entendu l’énoncé de travers, ou plutôt parce que la compréhension se sera heurtée à l’un ou l’autre des mille blocages de toute
nature qui entravent l’esprit et surgissent justement dans la façon dont on réagit à ses propositions. Une fois le travail achevé, elle parlera autant de cela avec l’élève que de la justesse de
telle ligne, de l’écart qui, en cours d’exécution, se sera creusé entre le résultat graphique et l’intention de départ… En plus d’être professeur, elle est un regard et une âme sensibles à tout
ce qui se joue/se noue/ se dit entre les êtres, entre les êtres et les choses, entre regardants et regardés… toutes interactions qui conditionnent le geste créateur. C’est leur expression dans le
dessin (le croquis, la peinture, la photo…) qu’elle s’efforce de révéler à ses élèves. À l’image de ces tissages, les pistes de travail qu'elle indique invitent à étudier des rapports plutôt qu’à
imiter ou reproduire motifs et figures: jeux de vides et de pleins, d’ombres et de lumières, de lignes droites et de courbes, mélanges de textures et/ou de matières, etc. Elle-même se fait élève
pendant les séances en extérieur; carnet et crayon en main, elle croque et dessine. Mais ne quitte jamais sa casquette de professeur et, tout en dessinant, elle s’approche tour à tour de chaque
élève qu’elle conseille, guide et soutient – sans imposer aucune option: elle tâche juste de révéler au dessinateur ce qu’il est en train de faire et de lui suggérer ce qu’il convient de corriger
pour que le trait corresponde à l’intention avouée. Les séances durent environ deux heures. Elles se concluent par une petite réunion où chacun montre ses réalisations et parle de ses éventuelles
difficultés, de ce qui l’a gêné ou au contraire motivé… Ces échanges, toujours très riches, nourrissent autant l’attitude plastique, l’imaginaire créatif, que la dimension humaine de
l’être.
Suivre les cours de Marie-Annick, c’est prendre une leçon d'ouverture et de vie.
Mercredi 5 janvier 2011. Antiquité et clair-obscur
Les cours du mercredi ont lieu au Louvre, en soirée – de 18
heures à 20 heures. Pour la première séance de l’année, le rendez-vous avait été fixé à l’entrée du Hall Napoléon, où se tient actuellement l’exposition "L’antiquité rêvée – Innovations et
résistances au XVIIIe siècle". Arrivée avant l’heure dite, Marie-Annick a parcouru les salles afin de prendre la mesure de ce qui est exposé et de ce que l’ensemble peut inspirer comme thème de
travail. Nous bavardons un peu en attendant les élèves. D’emblée, elle me glisse que ce type d’exposition, ce n’est vraiment pas sa tasse de thé… mais qu’elle a néanmoins vu beaucoup de pièces
intéressantes. Comme pour faire écho à cette tasse qui n’est pas de son thé favori, elle constate en fouillant dans son sac qu’elle a oublié ses lunettes et que tous ses carnets de croquis sont
pleins. Sauf un. Ouf… Quatre élèves doivent être de la partie: Andréa, Hélène, Monique et Muriel – toutes des habituées que Marie-Annick connaît depuis longtemps. Un petit quart d’heure est
nécessaire pour que le groupe soit au complet. Il est temps alors de découvrir le sujet de la soirée… Il s’agira d’observer les différentes formes de clair-obscur – "Comment passe-t-on de l’ombre
à la lumière, du foncé au clair? Brutalement, de façon très contrastée? ou au contraire dans la nuance, tout en douceur?" – aussi bien dans les œuvres elles-mêmes que dans les salles, où la
scénographie de l’exposition et les éclairages génèrent des jeux d’ombres qui méritent l’attention.
Observer d’abord, puis transposer ces clairs-obscurs dans son dessin, et garder nettes à l’esprit les motivations de ses choix –
pourquoi telle œuvre, tel contraste, et pourquoi telle traduction graphique: voilà ce qui va sous-tendre la séance. Comme souvent, l’énoncé du sujet suscite la perplexité, et quelques sourires
désenchantés – un objet bien encombrant que cette invitation au dessin, semble-t-il…
Je n’avais quant à moi aucune raison d’être troublée par le
sujet, n’étant pas là pour le traiter mais pour tenter de saisir la façon dont Andréa, Hélène, Monique et Muriel allaient s’en emparer. J’avais si fort pensé au type de photos que j’allais faire
que j’avais mentalement construit quelques images avant même d’arriver au Louvre et d’être en situation de les réaliser. J’imaginais des prises de vue qui puissent montrer le regard de l’élève,
sa direction, son intensité, l’émotion en train de passer dans un plissement d’yeux… des prises de vue qui fixent le geste-dessin, la main en suspens pendant que la "chose vue" se taille la route
de l’œil à l’esprit puis de l’esprit au bout des doigts, ou bien le crayon courant à toute vitesse sur la feuille de papier pour que le trait colle au plus près de l’intention juste surgie – et
je visualisais sans peine ce que je devais chercher à obtenir: un beau flou dynamique traduisant le mouvement tandis que se devine, sur la surface de la feuille, le net du dessin déjà tracé. Mais
il me fallut très vite renoncer à tout cela: quelques tests avec mon appareil argentique m’indiquèrent que la luminosité était trop faible pour que je puisse travailler confortablement sans pied,
en ouverture et vitesse moyennes – je ne suis pas assez habile pour obtenir des images de qualité à main levée en dessous du soixantième de seconde, et je ne songeais pas à me satisfaire des
images sans profondeur de champ qu’aurait engendrées une ouverture maximale. Et je n’avais pas envie non plus de pousser la sensibilité de mon film – je n’imaginais pas, pour le propos qui était
le mien ce soir-là en tout cas, des images à la granularité très prononcée.
Ma déconvenue était cependant tempérée par la perspective de pouvoir utiliser, par défaut, mon appareil numérique. Eh bien non: de cela
il ne fut pas question non plus car il est précisé, à l’entrée de l’exposition, qu’il est interdit de photographier, même sans flash… J’en fus toute déstabilisée, ne sachant plus, alors, comment
j’allais établir ce premier "carnet de cours" dont Marie-Annick avait accepté le principe avec, je crois, un certain enthousiasme…
Je réussis néanmoins à "voler" quatre images avant d’être
réprimandée par un gardien. Marie-Annick eut beau me montrer – discrètement cela va de soi – comment prendre des photos sans en avoir l’air, je renonçai, tout bonnement, à photographier. À la
réflexion, je me dis qu'en insistant un peu, en promettant de ne pas viser les œuvres et de me borner à photographier les élèves et leur professeur, j'aurais peut-être pu infléchir la rigueur du gardien. Mais non. Je ne m'y
suis pas risquée, et j'ai simplement visité l'exposition, tout en restant à l'affut de ce que faisaient les dessinatrices quand
mes déambulations rencontraient les leurs, curieuse de voir ce que leur inspirait le sujet.
Je croisai d’abord Monique, contemplative devant une grande
toile mais sans carnet ni crayon: elle préfère voir l’exposition dans son entier avant de déterminer ce qu’elle va dessiner. Un peu plus loin, Andréa, assise juste en face d’une toile de Giuseppe
Cades, Ulysse jouant de la lyre, scrutait le tableau avec attention. C’est le contraste entre la forte clarté jetée presque au milieu de la toile par le corps d’Ulysse, assis de trois
quart, portant une tunique claire lui découvrant l’épaule, et le reste de la scène, tout en tons sombres, qui l’intéresse. Sur son carnet l’esquisse a pris forme. Et Marie-Annick, assise près
d’elle, commente déjà son dessin: pour que son traitement du clair-obscur soit juste, il lui faut tenir compte d’un autre type de contraste dont seule la couleur peut jouer, l’opposition entre
tons chauds et tons froids – car la tunique d’Ulysse, d’un blanc très légèrement bleuté, qui lui permet de rester visible sur la peau très blanche mais d'un blanc plus rosé, est bordée sur un
côté par une étoffe rouge foncé. Andréa qui travaille au crayon noir doit donc trouver un moyen de traduire en nuances de gris ce jeu particulier de tonalités.
À visiter cette exposition,
présentant quelque cent cinquante œuvres – tableaux, dessins, gravures, sculptures, meubles et objets décoratifs – le temps a vite passé et, tandis que je rêvassais en quelque point du parcours,
tout d’un coup Marie-Annick passa en hâte derrière moi, me soufflant que le cours s’achevait et qu’elle partait à la recherche des autres élèves – tout le monde devait être réuni en une dizaine
de minutes pour le petit bilan de fin de séance. Celui-ci fut assez bref: l’inspiration semblait avoir un peu manqué aux élèves – ainsi Monique n’a-t-elle, en définitive, rien dessiné; elle a
profité du temps imparti pour s’attarder à son gré au long des salles, mais n’a pas sorti son matériel – le clair-obscur ne l’a pas vraiment passionnée. En revanche, les pieds, ceux des figures
peintes ou sculptées comme ceux des éléments de mobilier, l’ont fascinée…
Après un rapide coup d’œil aux carnets de chacune et le dévoilement de ce qu’elle-même avait fait – une série de dessins au feutre
noir, aux tracés assez durs, traduisant les ombres très accusées que les éclairages créent sur les sculptures et autour d’elles – Marie-Annick remarqua tout d’abord que le sujet posé entraînait
inévitablement à s’interroger sur la notion de contour, que l’on a envie de tracer sous le coup d’une première impulsion surtout quand on s’intéresse aux clairs-obscurs fortement contrastés.
Alors qu’il n’y a pas de contours à proprement parler dans la réalité, seulement des masses et des surfaces qui se distinguent les unes des autres par leurs couleurs, leur matière, etc. Que doit
donc dire le dessin de cela? Mais ce n’est pas le thème du cours, ni le travail graphique qui occupa majoritairement la conversation; celle-ci s’orienta assez vite sur le contenu de l’exposition,
sa conception, son intérêt… et se termina par la présentation de la prochaine séance.
Je quittai le Louvre évidemment déçue de n'avoir pu mener où je
le voulais mon projet photographique – quand je me heurte au
principe de réalité, il m'est difficile de reprendre pied. Mais comblée malgré tout car j'ai appris des choses qui comptent pour moi et j'ai aussi compris – j'y reviendrai sans doute, ailleurs – pourquoi prendre des photos à la sauvette ne pouvait pas me
contenter.
Au sortir du musée, j'avais conservé intact ce réflexe de brandir mon appareil numérique dès que j'aperçois une image qui m'intéresse. Par exemple, cette façade illuminée, dressée dans la nuit au-delà des structures de métal et de verre de la pyramide...
Marie-Annick enseigne à l’atelier Grenelle (7 rue Ernest Psichari – 75007 Paris. Tél. : 01.47.53.97.54).
En vous connectant au site de l’atelier, vous accèderez à ses
pages et découvrirez les jours et heures de ses cours (en atelier et en extérieur), ainsi que le tarif des séances. Vous pouvez aussi la joindre directement au
06.85.67.25.44.
Précision qui a son importance: l'enseignement de Marie-Annick est basé sur la méthode Martenot.