Je viens d’être confrontée à l’obligation de vider le grenier de la vieille demeure familiale qu’il m’a fallu vendre – une épreuve dont je savais qu’elle serait cauchemardesque, et que j’avais pensé m’éviter en précisant que je vendais «en l’état». Regrettable précision qui fut source de malentendus et d’une succession de décisions malheureuses – qui en outre ne me dispensa nullement de vider – en partie seulement. Mais, tout partiel qu’il ait été, le vidage fut aussi éprouvant que je l’avais redouté. Moralement surtout parce qu’il m’a fallu contempler, autrement qu’à travers l’écran tendu entre l’âme et la réalité par les imaginations forgées hors sol, dans la secrète fabrique de la pensée sans que se soit d’abord imposée la pure et crue concrétude, l’irrémédiable ruine des choses entassées là, lentement détruites dans leur inertie pluriannuelle par le passages du temps et leur exposition aux intempéries – ce grenier étant logé sous une simple toiture de tuiles, il n’aura jamais offert qu’une protection bien précaire: en dépit des armoires, malles et autres étagères où tout a été, au moment de la relégation, soigneusement rangé sous des bâches de plastique et étiqueté, les variations incessantes de température et d’hygrométrie se sont avérées d’implacables ennemies.
Avant même que d’entreprendre la moindre investigation afin de déterminer ce qui devait impérativement être enlevé et ce que je pouvais emporter, j’étais contrainte regarder en face – au fond des yeux oserais-je écrire – ce désastre, ce lamentable et monumental chaos. «Chaos» car, sous les coups de boutoir des ajouts sans cesse opérés d’année en année, l’ordre des premiers «rangements» s’était considérablement brouillé. Caisses, cartons, malles, vieux éléments de placards… s’étageaient en masses instables revêtues du triste habit d’abandon qu’avaient tissé ensemble la poussière, les cadavres d’insectes, les débris de matériaux divers entièrement désagrégés et les vieilles toiles d’araignée, mêlées si épaisses que par endroits elles formaient des amas laineux.
Ici et là des cartons effondrés, dévoilant par leur ouverture béante leur contenu bousculé et voilé de souillures pulvérulentes. Depuis quand le fragile abri s’était-il ainsi brisé, exposant à toutes les atteintes livres, menus bibelots, poupées en tenues folkloriques…? toutes choses qui eussent eu leur place sur de dignes étagères et qui gisaient désormais décaties, salies – définitivement marquées au coin meurtrier d'une injuste mise au rebut.
Partout, telles des flaques après l’averse, des parcelles de plastique effrité qu’un souffle suffisait à disperser: les restes pitoyables des sachets transparents ou opaques dont avaient été enveloppés à des fins de protection des poupées, des peluches… Autant de morceaux de mon enfance qui s’étalaient blessés et tachés – tout mon être s’en trouvait démis. Il n’est rien de plus désolant que de voir ainsi cadavérisés des objets jadis aimés.
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Oh je soupçonnais bien ce qui régnait là-haut pour avoir dû m’y aventurer à plusieurs reprises, en quête de telle ou telle chose dont on m’assurait qu’elle s’y trouvait forcément et sur laquelle, bien sûr, je ne parvenais presque jamais à mettre la main – lorsque je ne découvrais pas rapidement ce que je désirais je renonçais sans beaucoup m’entêter, «chercher» étant, ici, synonyme de trop d’obstacles à déplacer. Mais affronter concrètement ce grenier fut bien plus qu’une épreuve vaguement déprimante pour l’esprit et épuisante pour le corps. Ce fut, par le truchement de ces choses stockées là, une plongée vertigineuse dans de torses complexités – celles de mon rapport au temps, à l’enfance, à ce que sont le souvenir, la réminiscence, la remémoration ou la seule mémoire. Complexités qui exigeraient d’être sinon démêlées – comment pourrais-je prétendre démêler ce à quoi des cohortes de philosophes et de penseurs continuent de consacrer force pages et ouvrages? – du moins énoncées, dites. Or la difficulté pour le moment me dépasse
[aparté] non, à la réflexion, ce n'est pas vraiment la difficulté de conceptualiser puis de mettre en phrases un état émotionnel singulier entremêlé d'intellectualisations brouillonnes qui «me dépasse» (encore qu'elle soit réelle, ressentie comme quasi insurmontable) et me tient loin d'une écriture solidement empoignée, maîtrisée, et menée enfin à bout de texte. Me cloue dans l'immobilisme, bien plutôt, la conscience éprouvée avec une acuité inédite d'être tout entière et jusqu'en mes tréfonds ramenée à l'état de déchet, de rebut laid, ratatiné, racorni, mangé d'usure – à l'image de toutes ces pauvres choses tragiquement défaites quand on avait cru les préserver, comme si elles étaient autant de moi-mêmes. Connaître par cœur la formule tu es poussière et tu redeviendras poussière est une chose (un savoir d'ordre intellectuel); se sentir intérieurement et par sa propre conscience en plein état d'appréhension, un repoussant détritus, une pulvérulence à jeter alors qu'au physique on n'en est pas encore à vaciller de toutes parts, est une sensation glaçante qui paralyse mieux que le pire des venins arachnéens. Et désormais, plus que jamais auparavant, mon à-venir m'apparaît telle une immense porte d'obsidienne (un nom de roche en étroite fraternité sonore, et sans doute étymologique, avec «obsèques», «obsessions» et bien sûr «obscurité»…) dont à peine quelques pas me séparent et derrière laquelle se tiennent tapies d’infâmes créatures aux puissantes mâchoires claquant dans le vide. Combien de jours ou de mois avant que je sois dépecée, déchiquetée, pulvérisée?
CUT...