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10 septembre 2024 2 10 /09 /septembre /2024 17:54

Je viens d’être confrontée à l’obligation de vider le grenier de la vieille demeure familiale qu’il m’a fallu vendre – une épreuve dont je savais qu’elle serait cauchemardesque, et que j’avais pensé m’éviter en précisant que je vendais «en l’état». Regrettable précision qui fut source de malentendus et d’une succession de décisions malheureuses – qui en outre ne me dispensa nullement de vider – en partie seulement. Mais, tout partiel qu’il ait été, le vidage fut aussi éprouvant que je l’avais redouté. Moralement surtout parce qu’il m’a fallu contempler, autrement qu’à travers l’écran tendu entre l’âme et la réalité par les imaginations forgées hors sol, dans la secrète fabrique de la pensée sans que se soit d’abord imposée la pure et crue concrétude, l’irrémédiable ruine des choses entassées là, lentement détruites dans leur inertie pluriannuelle par le passages du temps et leur exposition aux intempéries – ce grenier étant logé sous une simple toiture de tuiles, il n’aura jamais offert qu’une protection bien précaire: en dépit des armoires, malles et autres étagères où tout a été, au moment de la relégation, soigneusement rangé sous des bâches de plastique et étiqueté, les variations incessantes de température et d’hygrométrie se sont avérées d’implacables ennemies.

 

Avant même que d’entreprendre la moindre investigation afin de déterminer ce qui devait impérativement être enlevé et ce que je pouvais emporter, j’étais contrainte regarder en face – au fond des yeux oserais-je écrire – ce désastre, ce lamentable et monumental chaos. «Chaos» car, sous les coups de boutoir des ajouts sans cesse opérés d’année en année, l’ordre des premiers «rangements» s’était considérablement brouillé. Caisses, cartons, malles, vieux éléments de placards… s’étageaient en masses instables revêtues du triste habit d’abandon qu’avaient tissé ensemble la poussière, les cadavres d’insectes, les débris de matériaux divers entièrement désagrégés et les vieilles toiles d’araignée, mêlées si épaisses que par endroits elles formaient des amas laineux.

Ici et là des cartons effondrés, dévoilant par leur ouverture béante leur contenu bousculé et voilé de souillures pulvérulentes. Depuis quand le fragile abri s’était-il ainsi brisé, exposant à toutes les atteintes livres, menus bibelots, poupées en tenues folkloriques…? toutes choses qui eussent eu leur place sur de dignes étagères et qui gisaient désormais décaties, salies – définitivement marquées au coin meurtrier d'une injuste mise au rebut.

Partout, telles des flaques après l’averse, des parcelles de plastique effrité qu’un souffle suffisait à disperser: les restes pitoyables des sachets transparents ou opaques dont avaient été enveloppés à des fins de protection des poupées, des peluches… Autant de morceaux de mon enfance qui s’étalaient blessés et tachés  – tout mon être s’en trouvait démis. Il n’est rien de plus désolant que de voir ainsi cadavérisés des objets jadis aimés.

Oh je soupçonnais bien ce qui régnait là-haut pour avoir dû m’y aventurer à plusieurs reprises, en quête de telle ou telle chose dont on m’assurait qu’elle s’y trouvait forcément et sur laquelle, bien sûr, je ne parvenais presque jamais à mettre la main – lorsque je ne découvrais pas rapidement ce que je désirais je renonçais sans beaucoup m’entêter, «chercher» étant, ici, synonyme de trop d’obstacles à déplacer. Mais affronter concrètement ce grenier fut bien plus qu’une épreuve vaguement déprimante pour l’esprit et épuisante pour le corps. Ce fut, par le truchement de ces choses stockées là, une plongée vertigineuse dans de torses complexités – celles de mon rapport au temps, à l’enfance, à ce que sont le souvenir, la réminiscence, la remémoration ou la seule mémoire. Complexités qui exigeraient d’être sinon démêlées – comment pourrais-je prétendre démêler ce à quoi des cohortes de philosophes et de penseurs continuent de consacrer force pages et ouvrages? – du moins énoncées, dites. Or la difficulté pour le moment me dépasse

 

[aparté] non, à la réflexion, ce n'est pas vraiment la difficulté de conceptualiser puis de mettre en phrases un état émotionnel singulier entremêlé d'intellectualisations brouillonnes qui «me dépasse» (encore qu'elle soit réelle, ressentie comme quasi insurmontable) et me tient loin d'une écriture solidement empoignée, maîtrisée, et menée enfin à bout de texte. Me cloue dans l'immobilisme, bien plutôt, la conscience éprouvée avec une acuité inédite d'être tout entière et jusqu'en mes tréfonds ramenée à l'état de déchet, de rebut laid, ratatiné, racorni, mangé d'usure – à l'image de toutes ces pauvres choses tragiquement défaites quand on avait cru les préserver, comme si elles étaient autant de moi-mêmes. Connaître par cœur la formule tu es poussière et tu redeviendras poussière est une chose (un savoir d'ordre intellectuel); se sentir intérieurement et par sa propre conscience en plein état d'appréhension, un repoussant détritus, une pulvérulence à jeter alors qu'au physique on n'en est pas encore à vaciller de toutes parts, est une sensation glaçante qui paralyse mieux que le pire des venins arachnéens. Et désormais, plus que jamais auparavant, mon à-venir m'apparaît telle une immense porte d'obsidienne (un nom de roche en étroite fraternité sonore, et sans doute étymologique, avec «obsèques», «obsessions» et bien sûr «obscurité»…) dont à peine quelques pas me séparent et derrière laquelle se tiennent tapies d’infâmes créatures aux puissantes mâchoires claquant dans le vide. Combien de jours ou de mois avant que je sois dépecée, déchiquetée, pulvérisée?

CUT...

 

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11 août 2024 7 11 /08 /août /2024 12:00

Ce matin vers 11 heures je voyais de très près – presque d'assez près pour croiser son regard – pour la première fois de ma vie (à 60 ans révolus!) une chauve-souris. Une minuscule petite bête blottie derrière la pendule murale de ma cuisine lotoise dont la présence m'a été révélée par l'attitude bizarre de ma chatte Fleur-de-Nuit: je l'ai vue tout d'un coup s'approcher du radiateur au-dessus duquel est accrochée la pendule, sauter sur la table attenante et s'étirer autant qu'elle le pouvait, les yeux rivés derrière cette pendule et se mettre à claquer de la mâchoire en poussant de petits miaulements saccadés comme lorsqu'elle traque un insecte ou une araignée. Rien à première vue qui justifie pareille agitation... Je m'approche à mon tour du radiateur, en tâchant de porter mon regard au même endroit que Fleur-de-Nuit, suivie entre-temps dans son curieux manège par Elléas qui, lui, resté au sol, se bornait à tourner sur lui-même, et j'aperçois alors, entre mur et pendule, une petite masse sombre et velue que, pendant une fraction de seconde, j'ai prise pour une énorme araignée. Je suis certes incapable de reconstituer, a posteriori, comment cette identification sommaire a été battue en brèche mais je sais qu'elle l'a été très vite pour, aussitôt, être supplantée par la certitude que je voyais là une chauve-souris – peut-être parce qu'à un moment, une infime apparition de «doigts» débordant du cadre de la pendule m'a confortée dans cette idée? Ou, plutôt, me suis-je souvenue d'une bouleversante publication sur Facebook vue quelques jours auparavant, à savoir deux photos dont une m'avait presque tiré une larme d'émotion: le visage de l'animal apparaissait de telle manière qu'on l'imaginait parler, comme s'il avait été saisi par le photographe pendant qu'il disait le texte d'accompagnement – une sorte de prière censée transmettre la parole de la chauve-souris, rédigée à la première personne, où elle demandait aux humains de ne pas avoir peur d'elle et de ne pas la tuer, arguant qu'elle ne suçait pas leur sang ni ne s'accrochait à leurs cheveux et qu'en outre elle mangeait les moustiques.

Sitôt la chauve-souris identifiée, je me suis empressée de chasser mes chats hors de la cuisine et d'en fermer la porte. Mais que faire? Comment m'assurer qu'elle n'était pas blessée? Comment l'aider sans l'effrayer? Comble de malchance, c'est dimanche, et je ne peux donc pas appeler la clinique vétérinaire du coin pour être guidée quant à la conduite à tenir. J'ai alors ouvert la porte-fenêtre donnant sur l'extérieur, puis me suis contentée d'observer. La chauve-souris n'a guère tardé à quitter son refuge – ô quelle émotion de la voir tout entière, et si minuscule! – puis s'est mise à tourner longtemps dans la pièce sans parvenir à en sortir. Pensant qu'elle n'avait aucune blessure je l'ai laissé faire sans intervenir, de crainte de la troubler davantage. Puis elle s'est enfin trouvée dehors.

Cette brève aventure m'a emplie d'allégresse. J'ai eu le sentiment, indiciblement profond mais obscur, indéfinissable, que c'était une véritable visitation, que cette frêle créature, par sa courte présence, m'avait invitée à renoncer à la colère fondamentale qui m'anime depuis mon plus jeune âge à l'égard de l'existence, que je tiens pour une suite ininterrompue de chausse-trappes et de souffrances quand bien même on est privilégié à tous égards, matériels et affectifs, comme je l'ai toujours été et continue de l'être – les privilégiés ne sont-ils pas, comme n'importe quel être humain, exposés aux deuils, aux maladies, au naufrage du vieillissement lorsqu'ils consentent à atteindre un âge avancé et, à terme, à la mort?

© Photo : Yza R., musée Bourdelle, 4 novembre 2022.

Afin d’être quelque peu éclairée sur ce «sentiment visitationnel», je me suis enquise des symboles attachés à la chauve-souris et j'ai découvert, notamment sur ce site, qu'elle représentait, entre autres, le changement, à la fois intérieur et dans le cours de la vie (les deux allant en général de pair). Eu égard à la période particulièrement compliquée que je traverse il n'y a aucun doute pour moi: j'ai bien été visitée ce matin, et j’ai vraiment vécu un important épisode symbolique.

Le seul fait que je revienne ici et renoue avec l'écriture en consacrant mon énergie scripturale à autre chose qu'aux courriers administratifs ou de réclamation est déjà un signe – la chauve-souris m'a prise par la main, à moi de ne pas la lâcher.

Et si… j’avais fait connaissance, ce matin, avec mon animal-totem?

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29 avril 2024 1 29 /04 /avril /2024 11:06

Le besoin – le besoin, non le désir, ou l’envie, ni même la pulsion au sens d’inclination incontrôlée quasi pathologique – de former des phrases, un texte, qui emprisonnent des fulgurances (constats, sentiments/sensations, pensées, résurgences, développements introspectifs, etc.) persiste dans sa force, et se mue plus souvent qu’à son tour en tourment. En véritable tourment, tel un rapace prisonnier de ma boîte crânienne qui tournerait là inlassablement, déployant ses lentes, régulières, oppressantes girations jusqu’à ce que je franchisse le seuil de l’acte scriptural. Soit en saisissant un stylo et une feuille de papier, ou bien en ouvrant le capot de mon ordinateur afin de jeter sur un «fichier word» ces mots et phrases accumulés dans le désordre jusqu’à déborder et exigeant impérieusement d’être mis en forme – i.e. ordonnés en une composition à la fois signifiante et qui fût pourvue de quelque intérêt esthétique. Il devrait en résulter un soulagement, un semblant de paix intérieure, dût-elle être temporaire… pourtant je bloque. Je laisse, de plus en plus longtemps, ces mots et phrases, passer en rangs serrés, planer ou au contraire stagner des jours et des jours en moi sans leur donner un semblant d’issue – une publication ici, fût-ce sous forme d’une «brève d’un jour», voire d’un «sans nom», ma dernière trouvaille catégorielle pour tâcher d’offrir une case acceptable à ces jets que je ne parvenais pas à ranger ailleurs mais sans pour autant savoir les jeter, les détruite. Une catégorie que je suppose mieux à même que les autres de ne pas rester déserte trop longtemps. À tort, ou à raison...

Mais où donc est le danger de telles publications, dans un blog aussi confidentiel que celui-ci? Faut-il qu’il soit immense pour que je me dérobe aussi souvent!

Je ne fais que répéter là (et en des termes différents je l’espère) un questionnement obsessionnel, un désarroi – un cri silencieux qui n’en hurle pas moins – maintes fois exprimé ici même et pourtant je me laisse aller une fois de plus à contempler cette étreinte sourde et maléfique qui enserre mon geste dans un étau avant qu’il aille à son terme afin d’essayer, une fois de plus, de m’en libérer. Mais c’est chose vaine car ces mots et phrases trouvés pour dire cette incarcération n’ordonnent nullement les profondeurs obscures que la lumière d’un texte dissiperait enfin. À sans cesse textifier autour de l’impossible écriture je me soulage à pas si bon compte que cela puisque «le dur», ce qui résiste contre vents et marées à la textification, continue de se lover immobile en moi tel un increvable abcès.
Je circonvolue inlassablement sans oser de pas décisif… je me sens très probablement mieux protégée d’un quelconque effondrement cataclysmique par l'empêchement imputable à cette angoisse qui littéralement me «prend aux tripes» chaque fois que je consens à «écrire» (alors qu’il n’y a objectivement pas le moindre enjeu) que par le consentement à l’écriture solutionnante, celle qui textifierait significativement cette masse molle, mouvante, dense et incandescente comme du plomb en fusion qui se meut tout au fond de mes abysses intérieures.

 

Voici une dizaine de jours, tandis que je lisais Le Donjon de Lonveigh de Philippe Le Guillou (j'y reviendrai [enfin... j'ai l'intention d'y revenir et une ébauche est écrite qu'il me faut étoffer, compléter, affiner - en d'autres termes remanier afin qu'elle prenne sens et s'ajuste au vouloir-dire qui est l'humus du texte]), une fulgurance m'a traversée qui m'a détournée un moment de la lecture, le temps de retourner la bande-test photographique devenue marque-page et d'y inscrire ceci, en lignes onduleuses et mal raboutées, au crayon:

Voir apparaître l’image au fond du bac de révélateur me donne le sentiment de vivre un moment lustral. Une épiphanie lustrale. En tirant – en travaillant en chambre noire –, je porte sur les fonts baptismaux mes douleurs et mes failles, mes fautes irrémissibles (que je n’identifie pas de manière certaine mais dont je sais qu’elles gisent là quelque part dans l’obscurité de mes pensées – et de mes peurs). Je les lave de leurs lèpres corrodantes et leur donne une légitimité de lumière, en noir et blanc, sur la feuille de papier baryté aux tons froids des hivers de l’âme.

 

À n’en point douter il y a là une clef. Quelque chose de fondamental qui se dit de mon rapport à la pratique photographique, sans quoi je n’aurais pas pris le risque – car il s’agit bien, dans cet acte d’écriture, d’une prise de risque même si je ne vois pas ce qui le revêt d’une telle gravité – de l’arrêter ici dans sa forme native presque sans retouche, telle que je l’ai notée sous le coup de son irruption, en ayant soin de surcroît de noter, aussi, les circonstances de son émergence (lesquelles doivent donc tout autant valoir clef).

De même doit valoir clef l'image que j'ai choisie pour accompagner ce texte. Elle était déjà épiphanique lors de la prise de vue: en 2004, au musée Bourdelle, dans ce qui était le logement du sculpteur, un grand crucifix médiéval en bois était exposé, face à un tableau protégé par un verre. Je cherchais, une nouvelle fois, comment capter, avec mon reflex Minolta, cet ineffable qui, dans le visage christique, me fascinait et que je n'avais pas encore réussi à fixer sur la pellicule en dépit de tentatives répétées (cadrage difficultueux, incidence lumineuse toujours insatisfaisante... et, de ma part, manque de cette habileté technique qui m'eût permis de jouer efficacement sur les réglages). Soudain, je perçois son reflet dans la vitre protectrice... j'élève mon appareil, je cadre, mets au point, déclenche... Une seule prise de vue. Comme on dit, ça passe ou ça casse. Au développement, le négatif semble correct. Et le tirage confirme: j'obtiens exactement ce que j'espérais – une image à la fois assez explicite, et nimbée d'étrangeté, autant que de douceur, sans bruit intempestif. J'ai néanmoins essayé plusieurs fois de reprendre la même vue, chaque fois que je me trouvais dans cet espace avec une lumière analogue (et ce jusqu'à ce que de récents travaux chamboulent les configurations du musée, et que l'on déplace ce crucifix dans l'atelier) en espérant capter autre chose, un supplément quelconque, mais jamais, je dis bien jamais, je n'ai revu dans mon viseur ce qui, alors, avait passé sur la pellicule. Là aussi, dans cette unique manifestation, quelque chose se dit (que je ne décrypte pas. Pas encore)...

 

Voilà désormais vingt ans que cette image conserve à mes yeux son pouvoir de signifiance.

Elle est donc «réussie», à l'exacte confluence de l'acceptable technique et de l'intention esthétique.

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27 avril 2024 6 27 /04 /avril /2024 10:44

Plantée au cœur de la nuit

L’insomnie.

Le vaste blanc du sommeil interrompu – sans brutalité, comme cela… avec une douceur de voile qu’on soulève.

Corps délassé, souffle ample, cœur lent... mais de sommeil, point.

Yeux clos, sur le dos, je suis d'une immobilité quasi parfaite que plisse la seule alternance d’inspirations et d’expirations chacune d'elles profondes. Rien qui justifie ce plein éveil et pourtant…

Je suis là étendue, lasse et creusée de raideurs, érodée par ce manque délétère et qui se répète nuit après nuit: le sommeil qui se refuse et dont l’absence me prive de réconfort.

Quel est donc ce ressort secret qui demeure en tension continue, fait par là obstacle à toute paix, physique et mentale? Serait-ce une fissure par où se faufilerait, sûr de sa victoire à moyen terme, l’instinct de mort – le fil ténu d’une pulsion suicidaire longeant les tréfonds obscurs de mes angoisses et les strangulant peu à peu, comparable à l'inclination fatale qui pousse le dipsomane toujours plus avant dans sa quête de l’ivresse jusqu’à ce que mort s’ensuive sans qu’il ait à agir en toute volonté pour se faire disparaître?

Suprême lâcheté que ce suicide passif! mais au fond n’est-ce pas une lâcheté constante qui aura gouverné ma vie – dérobades, préférence donnée aux colères rentrées et lâchées dans les moments de solitude sur les refus clairement dits, les oppositions frontales?

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9 avril 2024 2 09 /04 /avril /2024 17:22

…et mettre en ligne une page de journal écrite le matin même.

De retour à Gourdon et prise dans les lises infiniment visqueuses des démarches, des paperasses, des formalités dont je ne savais pas un traître mot jusqu’à ce que la mise en vente du Barry Bas m’en révèle le nombre, l’étendue, la complexité et qui par là me deviennent encore plus haïssables qu’elles ne l’étaient quand je les percevais comme de simples signes me parvenant, très vaguement, d’une face de l’existence dont je refusais d’entendre parler et de tenir compte (surtout parce que les échos de cette face, de ce versant tout entier voué à la matérielle, aux factures, aux papiers-à-remplir… étaient répercutés par la seule voix de mon père,  incarnation d’une «loi» à laquelle je tentais à toute force de me soustraire mais en vain car cette loi-carcan avait pour corollaires une affection, un amour indéfectibles dont je n’aurais su me passer, et dont il me faut bien aujourd’hui me passer, la mort ayant fait son œuvre), perdue, donc, devant ce vaste horizon de chantiers en cours (mentaux et matériels) sans que j’en voie la ligne tant elle est éloignée, je me suis réfugiée comme souvent dans la quête photographique.

J'ai en effet quitté Créteil munie de mes deux reflex, Topcon et Minolta, car je m’étais promis de «faire des photos», sachant qu'ainsi je pourrai peut-être desserrer un peu l’étau horrible où m’emprisonne la «maison-à-vider», ce Barry Bas tant aimé mais devenu un étouffoir saturé d’objets (et à travers eux de souvenirs) cantonnés au grenier dans l’immobilité d’un sommeil jamais dérangé, censé les préserver alors qu’ils se corrompaient doucement, inéluctablement, sous leur linceul, épaissi d’année en année, de poussière, de toiles d’araignées et d’entassements supplémentaires… Objets défaits, puant le moisi avec quelques arrière-notes de naphtaline – l’odeur de charogne des choses momifiées – dont la rencontre équivaut à recevoir l’immonde baiser de l’implacable corrosion universelle qui, où qu’on la relègue (grenier ou cave, placard enfoui dans une pièce close à  double tour…), ne manque jamais de suinter, de sourdre jusqu’à vos pieds de vivants pour s’élever à l’assaut de votre âme, l’étreindre tel un constrictor et mieux vous rappeler que des pans entier de vous sont déjà morts et pourris tandis que le peu restant est en instance de tomber en ruine.


Les circonstances incitaient à la photo: à 9 heures le soleil brillait après une nuit de précipitations abondantes, faisant luire mille lueurs adamantines sur les feuilles et fleurs d’un jardin en pleine luxuriance car non entretenu depuis des mois, où donc la nature a libre cours. Dès hier j’avais vu que le pied de pivoine dont j’avais si étroitement suivi l’évolution durant les mois confinés portait encore deux ou trois fleurs, certes quasi fanées mais photogéniques tout de même. Et les voilà magnifiées, perlées de ces innombrables gouttes de pluie! j’ai donc inséré une pellicule de 100 ASA dans mon Minolta puisque lui seul accepte ma lentille macro. Et c’est une dizaine de pivoineries qui en une demi-heure furent fixées sur pellicule. La pensée requise par la prise de vue m’occupe tout entière – absorption bienvenue!
Avant même que de me concentrer sur la pivoine, j’avais décidé d’aller voir où en était ce site découvert pendant le confinement (toujours lui… si mal vécu dans son présent mais dont je vois bien, à quatre ans de distance, qu’il s’avère pour moi photographiquement bénéfique) et que j’avais baptisé «le Banquet des spectres» puis dont j'avais ensuite observé le devenir à chacun de mes séjours lotois.

Photo prise au smartphone un matin d'été 2021

Arrivée sur place, je vois qu’il n’a pas changé depuis Noël: le petit bouquet mortuaire de roses artificielles qui m’avait fait penser en l’apercevant «ça y est, le Banquet des spectres est définitivement terminé, le site est mort» est à la même place; les chaises et tables de jardin, privées de certains éléments initiaux telle cette nappe de plastique bleue et blanche en parfait état quelles que soient les intempéries, ont conservé leur disposition d’alors, au premier plan de cette enclave de prairie, ainsi ramenées à un petit amoncellement mis au rebut quand, dans leur première apparition, elles semblaient attendre des convives prêts à pique-niquer. Seul l’environnement s’est modifié: la végétation a sa vêture printanière que valorise l’incidence de la lumière. J’aperçois, tout autour du bouquet mortuaire et largement en avance, les clochettes des premiers muguets. Et tout à côté, deux tulipes, une incongruité que ces fleurs de culture au milieu de cet espace ensauvagée (au même titre que cet étrange mobilier de jardin).

Un peu plus tard, sur le chemin du retour, j’entrevois une biche – nos regards se croisent le temps d’un éclair puis elle détale.

 


Le muguet précoce et la biche: les deux bonheurs du jour. Deux sourires de hasard dans cet océan de vase où j’ai le sentiment de me noyer.

 

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9 avril 2024 2 09 /04 /avril /2024 13:14

Serai-je sortie vivante du voyage?

Malgré ce sentiment de mort imminente, qui rend toutes choses futiles, dérisoires, risibles (au premier chef desquelles ces microscopiques réalisations que l'on tient pour si importantes parce qu'en elles tient, croit-on, sa raison d'être) et qui ne laisse pas de me tenailler avec une cruelle acuité quand se profile un départ (et qui, aussi, me pousse à de grands accès de jetages précipitant au vide-ordures quantités de paperolles, de brouillons, d'esquisses que je me croyais capables d'utiliser mais que j'ai laissés gésir sous la poussière des inaccomplissements) je sauve de la destruction ce feuillet que j'ai rempli en quelques minutes tandis que, carrée dans un siège de l'Intercités me conduisant à Souillac, le 19 mars dernier, j'attendais que le train s'ébranle vers sa destination.

Pourquoi ce sauvetage, et aujourd'hui? sans doute parce que, quoi que je feigne de penser, reste ancrée en moi la conviction que ma vie ne se densifie dans sa singularité  que par ma capacité à faire tenir ensemble des mots qui fassent texte, et qu'aujourd'hui tout spécialement ce sauvetage exige un effort qui me détourne de l'angoisse, cauchemardesque, paralysante - haïssable. Je n'oublie pas cet autre fil auquel je sais que tient ma vie, la photo et son pouvoir d'arrêter un peu d'éphémérité dans les rets du déclencheur. Mais là, aujourd'hui, c'est l'effort scriptural qui me garde droite...

19 mars 2024, 8h15, gare d'Austerlitz, Paris.

Le train est à quai, bientôt il va partir. Les abords du wagon sont désormais déserts, tous les voyageurs sont à bord. Nul bruit extérieur ne sourd; seule court la vague rumeur, ouatée par la moquette au sol et le rembourrage des fauteuils, des vêtements que l'on quitte, des bagages que l'on installe ou des sacs à main que l'on ouvre et ferme après y avoir puisé de menus accessoires. Dans l'encadrement de la fenêtre j'observe une femme que la pénombre ambiante dissimule à demi. Je ne vois que son pull vert foncé, son épaisse chevelure frisée - sa main frêle qui tient un portable collé à l'oreille. Debout, immobile, mais hochant la tête avec force, de haut en bas, à droite, à gauche... Aucun doute: la conversation est houleuse. Vive et probablement colérique. Une indéfinissable étrangeté se dégage de cette entrevision (trop fugace, trop subrepticement aperçue pour mériter le nom de «scène»): tant d'énergie et, oui, de bruit (même inaudible la colère fait du bruit) en émane sans même qu'un son ne me parvienne. Un très court-métrage muet que n'accompagnent pas les staccati du piano... Un romancier eût probablement saisi là l'amorce d'une fiction (roman? nouvelle? Novella?...) ou, pourquoi pas, l'incipit d'un voyage introspectif.

Et moi j'attrape au vol un croquis de mots. Rien en termes de substance mais, pour moi, un caillou blanc à verser au panier des gestes scripturaux amorcés puis aboutis. Un signe, aussi, que n'est pas morte dans le brasier de la matérielle ma sensibilité à ces petites écailles de réel qui, çà et là, allument l'attention et génèrent tantôt l'esquisse phrastique, tantôt  l'intention photographique.

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7 avril 2024 7 07 /04 /avril /2024 11:51

Demain je pars.

Une fois de plus, seule et au volant, le trajet en voiture vers Gourdon. Et toujours la même terreur, la même sensation d'aller vers l'abîme. Certes justifiée désormais par le danger, réel, que représente un parcours routier pour une conductrice fort peu aguerrie, peureuse de nature et lente à réagir quand il faudrait être plus instinctif, surtout plus rapide. Mais qui dans sa nature profonde, un peu obscure et indéfinissable, est bien antérieure au décès de mon père qui jusque-là était mon chauffeur, celui entre les mains de qui étaient remis mon sort et celui de mes chats tant qu'il s'agissait de «prendre la route». 

Cet abîme dont je sens qu'il rôde, à l'approche du départ, au pourtour de mes jours tels ces monstres que l'on se figurait jadis tapis le long des rives ultimes d'une Terre supposée plate et prêts à engloutir les navires qui, lancés sur les océans, finiraient immanquablement leur course dans leur gueule béante, quel est-il? Sans doute rien autre que l'antre des fantômes auxquels mon existence est indissolublement liée, ces êtres en allés qui m'ont tant choyée, et protégée, et aimée quoi que je leur aie fait subir; ces êtres-remparts qui m'ont tenue éloignée des échardes de la vie, toujours là pour me rassurer alors que j'ai si souvent ressenti cette ultra-protection comme un carcan dont il convenait de se défaire. Et Dieu sait que je me suis ébrouée, violemment parfois et en blessant ceux qui m'aimaient sans me libérer moi-même de ce qui me semblait étouffant.

Ne me restent maintenant que des remords, des regrets, une insondable culpabilité, le tout couronné par un sentiment de mort imminente qui donne à mes rêves inaccomplis et à mes innombrables renoncements un relief aigu, tranchant.

Mourir à l'état de petite chose insignifiante, rabougrie, qui aura toujours eu des pensées incommensurablement plus vastes que ses minables réalisations.

Tel un embryon de fleur qu'un brusque accès de gel aura brûlé avant son éclosion.

Mots testamentaires. Ci-gisant comme une épitaphe.

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4 avril 2024 4 04 /04 /avril /2024 13:56

Une fois abandonné le roman de Thierry Jonquet Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte c’est à une autre trouvaille tirée de sa boîte en février dernier que je me suis attaquée: un roman de Fred Vargas en édition de poche – J’ai Lu –, Pars vite et reviens tard. Le nom de l’auteur a suffi à me pousser au geste (d'ailleurs, j'ai sans doute entraperçu le titre de prime abord, sans le comprendre ni même m'interroger sur son étrangeté): je le connaissais pour l’avoir maintes fois croisé au fil de mes collaborations au site k-libre, et vu mentionné au générique de ces téléfilms crépusculaires réalisés par Josée Dayan et diffusés sur France 2 à partir de 2008 dont je ne me souviens pas qu’ils m’aient enthousiasmée, ne me donnant à percevoir qu’un climat, une atmosphère transpirant d'une lumière toujours bleutée, là où j’espérais une histoire. À la surface de ma mémoire surnagent cependant, avec une grande netteté, les personnages incarnés par Jean-Hugues Anglade et Jacques Spiesser; la silhouette dégingandée de Corinne Masiero (et son inénarrable  voix), le passage fugace de Charlotte Rampling, le long et hypnotique flux des Suites pour violoncelle seul de Bach (traversée éphémère d'un épisode, je crois...) – mais rien qui ressemblerait aux banderilles que ne manquent pas de planter dans la masse molle des souvenirs un récit mémorable. En tout cas, absence totale de référence littéraire: je n'avais jusqu’alors lu aucun de ses romans.

Ce que me tendait la boîte à livres était donc une aubaine: j’allais pouvoir découvrir le fondement livresque de ce qui, à l’écran, ne m’avait pas vraiment plu et m’avait laissée «sur ma faim» comme cela se dit – non pas indifférente mais perplexe car, si j’avais été indifférente, je me serais contentée de bouder un second épisode après avoir été déçue par le premier, au lieu qu’en fin de compte, je les ai tous suivis pour autant qu’il m’en souvienne. La perplexité m’avait donc rendue curieuse – sans en être levée pour autant ni muée en enthousiasme.

Ainsi l’appel du livre, par-delà la petite porte vitrée de la boîte, fut irrésistible. Je voyais bien pourtant que ce n’était pas une de ces «premières éditions» comme j’aime à les chiner en ligne ou dans les bouquineries physiques – pour moi, le nom de Fred Vargas se liait d’emblée aux éditions Viviane Hamy, à leur collection «Chemins nocturnes» et à ses couvertures dont l’esthétique à elle seule peut justifier l'achat (comment n’avoir pas envie de s’aventurer sur des chemins si bien nommés? l'invite est trop belle pour ne pas risquer un pas sur les sentiers annoncés, voire de s’y perdre, de ne plus les quitter…). Mais à ce stade de la saisie livresque – une approche-découverte – je ne m’attarde guère sur l’édition pour ne me soucier que de l’état du volume que je m’apprête à emporter. Bon, pour ce qui était de ce «J’ai Lu» - il rejoignit donc ma bibliothèque.

Dès les premières lignes j'ai éprouvé cette «joie de lire» unique, reconnaissable entre toutes les émotions positives que peut susciter un texte – ce fut, cette fois, bien plus qu’un plaisir de lectrice: j’étais en train de vivre la preuve que mon goût pour la lecture n’était pas éteint ni exsangue mon aptitude à m’émouvoir esthétiquement pour un tissu de mots; que se ranimait, aussi, un embryon de désir d’ «écrire sur»... Même si l’embryon peine à se développer, ces lignes témoignent de ce que je ne renonce pas; un non-renoncement plein de balbutiements, de repentirs et de corrections corrigées, de circonvolutions phrastiques qui ressemblent à ces battements de bras désordonnés qu’on tente lorsque, tombé à l’eau sans savoir nager, on lutte pour sa survie. Mais au fait... Pourquoi ce besoin de «dire» un livre me tenaille-t-il à ce point? Pourquoi suis-je hantée d'intranquillité (une hantise confinant à l'obsession) tant que je ne suis pas parvenue à exprimer ce qu'un texte m'a fait vivre alors même que je suis quasi convaincue, depuis longtemps,  de ne plus posséder ce «savoir-dire» un livre? Aujourd’hui, tout particulièrement aujourd'hui et sur ce roman de Fred Vargas, il me faut essayer, seulement essayer ce dire pour ne pas me sentir morte. Essayer ce dire même s'il doit être bancal, au pire inepte mais prendre ce risque de l'insatisfaisant pour relever un peu la tête.

Ce qui m'a séduite? l'atypisme des personnages, sur le fond (l'un est conseiller en choses de la vie, un autre Crieur de nouvelles exerçant au carrefour Edgar-Quinet/Delambre et dialoguant occasionnellement avec un de ses aïeux lui-même Crieur... mais à l'aube du XIXe siècle...) mais surtout sur la forme: le Crieur [remise] ses haines nostalgiques dans la doublure de son esprit, le commissaire Adamsberg lorsqu'il se met à méditer [lâche] rapidement la rampe et [touche] à un vide proche de la somnolence... Et puis tout de suite ces phrases sublimes sur le papier, la chose écrite où se meut la poésie sous la mince couche d'incongruité:

[...] le procès-verbal, la rédaction, est à la naissance de toute Idée.  Pas de papier, pas d'idée. Le verbe hisse l'idée comme l'humus hisse le petit pois. Un acte sans papier et c'est un petit pois de plus qui meurt dans le monde.

Cela posé, il était indubitable que son adjoint Danglard qui aimait le papier sous toutes ses formes, des plus hautaines aux plus humbles – en liasses, en livres, en rouleaux, en feuillets, de l’incunable à l’essuie-tout – était un homme à vous fournir du petit pois de qualité.

Poursuivre la lecture s'est, ainsi, imposé d'emblée. L'écriture est presque toujours métaphorique, et met un point d'honneur à filer la métaphore. Mais ne verse jamais dans l'acrobatie syntaxique (pas de chahuts à la Céline, ni d'excessives recherches cultivant les figures de styles rares dont beaucoup, sans la caution de la licence poétique, seraient rien moins que des barbarismes) ni dans le culte du mot rare, désuet ou savant (le lexique reste simple, souvent même familier). Au fil des pages, cette écriture si typée qui me touche tant s'est avérée servir une histoire à la fois étrange, peu réaliste mais historiquement informée (et hautement documentée), convoquant symboles superstitieux, légendes et érudition historique et, surtout, parfaitement architecturée. Je tournais le dos au réalisme sociétal de Thierry Jonquet et c'était exactement ce que j'espérais d'une lecture romanesque.

Conquise par cette «offrande de boîte» je me suis mise en quête des autres romans de Fred Vargas. Dans leurs premières éditions, neufs ou d'occasion peu importe mais en suivant mes voies ordinaires: en chinant, en ligne, ou en boutiques.

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31 mars 2024 7 31 /03 /mars /2024 13:20

Nette? Vraiment?

Un peu d'espace se dégage, des boîtes changent de place, les formes géométrique régulières des empilements me rassurent: quelque chose a été accompli.

Un soulagement me gagne – je viens de passer à la déchiqueteuse de vieux tirages remontant à l'époque où, fraîchement initiée au tirage argentique (très fraîchement: même pas deux ans d’initiation!), je prétendais «faire œuvre» dans ma salle de bain obscurcie, parce que je disposais d’un agrandisseur et du matériel minimal nécessaire au tirage. J’étais pressée de mettre en pratique mon savoir tout neuf et de l’intensifier par ce travail à domicile en même temps que je continuais de suivre des cours. Mais je n’avais aucune conscience de l’étendue de mes ignorances techniques, heureusement comblées aujourd’hui pour ce qui regarde les plus handicapantes d’entre elles (par exemple l’art d’utiliser les filtres et de jouer sur leurs effets pour obtenir des images équilibrées ou au contraire  hyper contrastées, ou de positionner sa feuille de papier dans le margeur). Se sont ainsi accumulées d’impressionnantes quantités de tirages que j’avais qualifiés d'«aboutis» et conservés…

Quelle présomption, quelle vanité! à vingt ans de distance, et surtout après six ans (ne comptons pas l’année de confinements qui a soustrait de ma formation plus d'une saison d’enseignement…) d’enrichissements à tous niveaux auprès de Dan Aucante (centre Rébeval de la Ligue de l’enseignement) regarder aujourd'hui ces tirages me les montre sous leur vrai jour: ils sont affligeants. Et pathétique, lamentablement pathétique, ce soin que j’avais mis à les ranger, classer, préserver dans leurs boîtes comme des choses précieuses!

C’est donc une trentaine de tirages, dont certains sur papier baryté dûment séchés «à bords tendus» (je ne doutais vraiment de rien), que j’ai déchirés en bandes grossières feuille après feuille – le format 24x30 cm est trop large pour ma petite machine qui atteint ses limites avec le A4 – et, ainsi défaits, passés à la déchiqueteuse. Ce n’est pas tant la médiocrité du travail photographique que, ce faisant,  j’ai annihilée – oui, annihilée, car déchiqueter en minces bandelettes, c’est bien plus que jeter, c’est le degré le plus élevé de destruction juste avant l’ultime sommet en la matière, savoir la réduction en cendres par le feu – mais cette incommensurable vanité qui m’a fait croire, au moment où je réalisais ces tirages, qu’ils avaient un quelconque intérêt. Cette annihilation, qui n’est venue à bout que d’une infime part de ce qui mériterait d’être annihilé, c’est un peu un piétinement de moi-même – du moins le piétinement de ce qu’aujourd’hui je ressens comme une part méprisable de moi-même.

Mais la zone de terrain à dépolluer reste immense, et ce n’est pas une aussi petit séance de ménage qui y pourvoira.

Cela dit, cette petite opération de «vidation» a une autre vertu: me protéger de l’angoisse, de l’insurmontable angoisse de me sentir là-tout-de-suite en «instance-de-mourir», de disparaître à jamais maintenant sans avoir réalisé aucune de mes aspirations, fussent-elles parfaitement anodines. «Dégager de l’espace», c’est prévoir de l’occuper autrement «plus tard»; c’est donc me projeter, m’imaginer demain, me donner un à-venir.

M’oublier là-tout-de-suite mortelle. Donc vivante, encore un peu.

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24 mars 2024 7 24 /03 /mars /2024 11:32

[...] ces dispositifs qui se multiplient jusque dans les villages permettant de déposer commodément les livres dont on souhaite se séparer pour en prendre d’autres en échange écrivais-je il y a peu; il me faut développer un peu: outre que l'on fait ses dépôts de livres avec une facilité inégalable dans ces boîtes – lorsqu'elles sont assez proches de chez soi, et que l'on n'est pas trop soucieux de vendre les volumes dont on a décidé qu'ils devaient quitter leurs rayonnages pour d'autres havres – elles offrent aussi tous les avantages d'une bibliothèque municipale – possibilité d'emprunter sans frais pour expérimenter –  sans aucun de ses inconvénients – pas de formalités d'inscription, pas de délai imposé pour restituer et, surtout, surtout: possibilité de conserver si l'emprunt s'avère pépite...

Ainsi mon simple et instinctif geste de saisie s'est-il affiné au fil de ses réitérations. Je prends, me sachant libre d'entrer dans le livre quand j'en aurai le désir, fût-ce à plusieurs mois de là mais, de temps en temps, je rends à la boîte ce que je lui ai pris, à elle ou à l'une de ses sœurs, après qu'un début de lecture s'est avéré décevant.

Donc, pas plus tard que la semaine dernière (celle qui débutait le 11 mars) j’attrapai dans la boîte à livres postée juste en bas de mon immeuble un gros volume publié par Le Seuil: Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte. Un titre en soi particulièrement «appelant», signé Thierry Jonquet. Sitôt vu le nom de l’auteur le geste de saisie a été irrépressible – je me souvenais d’avoir lu et adoré Ad vitam æternam, trouvé dans la bibliothèque familiale et dont je m’étais emparée à l’occasion d’un de ces séjours estivaux qu’en général je mets à profit pour errer en lectures au gré de ce que je découvre dans ces alluvions du passé (sans avoir la moindre idée de qui avait amené là ce roman car en dehors d’un grand-père fort amateur de polars mais décédé en 1999, je ne voyais personne dans mon proche entourage susceptible de l’avoir lu puis ayant fait en sorte qu’il arrive en ces étagères; peut-être s’agissait-il d’une de mes lectures passées mais je n’en avais aucun souvenir). Je m’y étais plongée sur la seule connaissance du nom de l’auteur qui m’était devenu familier à force de collaborations aux «dépêches» de k-libre et d’assiduité aux diffusions des téléfilms de la série Boulevard du Palais dont le générique indiquait en substance «d’après les personnages créés par Thierry Jonquet».

J’ai commencé Ils sont votre épouvante...  avec jubilation, appréciant l’écriture en focalisation interne, les traits de causticité épinglant le fonctionnement (ou plutôt les dysfonctionnements!) de notre société actuelle, la densité des personnages, la construction narrative qui s'ébauchait… puis je me suis arrêtée. Trop mimétique, sur le fond (misère sociale, dérive djihadiste, crime antisémite…) et sur la forme (les dialogues où interviennent ces ados de banlieue [on est dans le «9.3»] frustes et bruts de décoffrage dans leurs réactions sonnent si juste que la transcription de leur parler approximatif et rude donne le sentiment qu’ils sont là autour de soi). Or quand j’ouvre un roman je signe pour une mise à distance de ce réel si difficilement supportable, pas pour cette impression désagréable d'y retrouver les manifestations les plus répugnantes de notre aujourd'hui occidental – racisme ordinaire, cette façon qu’ont les préjugés et les idées (mal) reçues de gouverner les actes de quelques personnes (bien trop nombreuses…). Ainsi ai-je été stoppée net au bout d’une cinquantaine de pages. Je sais bien assez que le monde actuel est haïssable, redoutable, et que n'y règnent pas en maîtres la pondération, la finesse de pensée, l'aptitude aux raisonnements profonds et subtils... point ne m’est besoin d’ouvrir un roman pour voir étalée cette vérité sous forme d’une fiction aussi acérée qu’une lame d’acier trempée. Sans qu’aucune faille dans l’art littéraire soit à incriminer, bien au contraire, sans quoi le récit ne m'aurait pas si puissamment impressionnée. Il n’y a d’autre raison à ma lecture interrompue que mon exécration de la réalité.

Le volume a bien vite sa place dans la boîte à livres. Un autre issu du même endroit a été commencé depuis – mais c'est une autre histoire!

 

 

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