En fait, c’est de bribes de mémoires et
d’analogies approximatives que sont faites nos histoires. Avec des reliefs d’épaves, des miettes et des rognures, nous donnons l’illusion de la continuité. C’est tout l’art des
fantômes.
(Hubert Haddad, Géométrie d’un rêve, Zulma, août 2009).
Parler de L’Univers est une vraie gageure ; à s’y essayer on acquiert vite la conviction qu’il est impossible de rendre justice à cette œuvre
formellement incommensurable, où les grandes caractéristiques de l’art poétique et narratif d’Hubert Haddad semblent se condenser à leur maximum d’intensité. L’on peut cependant en détacher
quelques éclats - et tâcher de se montrer, par là, suffisamment suggestif…
La surface apparente du texte, déjà lisse et belle, se craquèle vite pour laisser voir de profuses richesses.
Ainsi croit-on, ici, aborder un abécédaire résultant d’un de ces jeux littéraires consistant à donner une étoffe artistique à une forme de discours qui en est ordinairement exempte – des
mots se succèdent par ordre strictement alphabétique, à la suite desquels sont rédigées des entrées de longueur variable, comme dans un dictionnaire. Mais cette organisation lexicographique est
l’architecture annoncée d’un récit, lequel obéit, en bien des points, aux grands principes romanesques et que l’on peut donc "résumer" - c’est-à-dire réduire aux lignes essentielles de
sa part narrative.
Un homme s’est réveillé nu sur la plage
d’une île du Pacifique, atteint d’une amnésie sélective d’un type très particulier. Interné dans l’hôpital psychiatrique local, il entreprend de retrouver la mémoire par l’écriture. Un vieux
dictionnaire de cuisine dont il dispose lui souffle la méthode à suive : tracer des mots au fur et à mesure de leur survenue et tenter d’y associer ce qui lui vient en tête. À la fin, peut-être, espère-t-il, les morceaux prendront figure et je saurai qui je suis.
Cela termine la première
entrée – ABANDON – qui fait office de prologue, ou plutôt de scène d’exposition. De là vont s’égrener des mots valant points d’accroche, au
fil desquels on découvre que le narrateur est astrophysicien, qu’il exerçait son métier, avant son amnésie, là même où il s’est réveillé – l’île appartient à un archipel peuplé d’autochtones
ostracisés, gouverné par un dictateur, et dominé par un volcan… Tandis que cet environnement est peu à peu dessiné se dévoilent l’enfance et la jeunesse du narrateur.
À l'instar des fictions les plus
romanesques, cette biographie fragmentée contient de multiples histoires secondes agrégées au récit principal, plus foisonnantes les unes que les autres, teintées de drame, de cocasserie,
d’érotisme aussi, parfois très cru – le crime du jeune Halsenklein, la vie tourmentée de la mère du narrateur, Esther, sauvée des camps de concentration par un officier allemand tombé fou
amoureux d’elle… Quant aux personnages, fugaces ou omniprésents, ils sont tous extrêmes par leur physique et leur caractère ; leurs traits aux reliefs accusés que creusent encore leurs patronymes
ô combien signifiants font d’eux des figures profondément expressionnistes – la prostituée Virginie Coulpe, le prêtre devenu aveugle au nom si pictural qui sera le montreur d’étoiles, la servante
gironde et muette comme une porte close, Lockie Dor, le chien Hubble…
La structure lexicographique, outre
qu’elle morcelle la narration, permet à l’auteur de glisser aisément des digressions qui invitent dans le récit tantôt la poésie, l’aphorisme, ou l’exposé scientifique. La profession du
narrateur est prétexte à la convocation d’une multitude de concepts mathématiques et de physique quantique qui deviennent, sous la plume d'Hubert Haddad, de pures pièces poétiques… L’on remonte
vers le Big Bang en croisant les années-lumière, les équations, les naines blanches, trous noirs et autres cordes girant autour de la mystérieuse Azralone sans sourciller, les yeux agrandis
par le plaisir littéraire – presque sûr, de surcroît, que l’on a bien saisi ce qui est scientifiquement avancé concernant la naissance de l’univers…
Tout cela distillé de cette écriture si particulière qui se plaît aux références subreptices et aux allusions, qui tout d’un coup fait basculer la prose narrative dans la féerie métaphysique, et
qui excelle à semer des écueils à la faveur de brèves interrogations par lesquelles se fissurent insensiblement les perceptions.
Parti de l’ABANDON – la situation initiale du narrateur, et
s’achevant à ZWITTER – un patronyme dont il serait malhabile de révéler s’il s’agit ou nom de celui que ledit narrateur a tant cherché – cet
étonnant monument littéraire se clôt à la manière des meilleures nouvelles à chutes auxquelles les derniers mots cousent la bouche tout en l’ouvrant sur une exclamation muette dont la stridence
remet radicalement en cause ce que l'on vient de lire – le comble de la déstabilisation!
Époustouflant par sa forme, vertigineux par ses longues plages d’exposés scientifiques présentés avec un art tel
que leur dimension poétique et onirique saisit à l’instant où on les lit, L’Univers conduit aussi le lecteur au bord des gouffres où les certitudes vacillent, disparaissent et cèdent la
place aux reflets dansants de l'extase mystique et du questionnement identitaire. Sans lui faire oublier tout à fait qu’il est en terre de fiction…
Pourvoyeur de chimères et conscient de l’être, le romancier a sa mallette d'artifices toujours bien ouverte pour y puiser de quoi étourdir son
lecteur – le fasciner, l’étonner… bref, l’attirer en ses rets pour lui faciliter le songe. Il a sa science des mots pour se jouer de qui le lit, et le sphinx ses énigmes pour se jouer de
l’Homme.
Mais la seule énigme est d’être, et nous ne cessons de choir dans l’abîme à la moindre réponse. répond aux agaceries sphyngiennes notre narrateur
sans mémoire qui, à chacune des entrées ouvertes dans ce dictionnaire glisse, sous une forme ou une autre, allusive ou d’une transparence pareille à celle d’une parfaite larme de cristal, une
clé, quelque phosphène – poétique, philosophique, quantique, cabalistique… – ramenant en définitive le propos au mystère fondamental qui contient toutes les interrogations humaines et excède sa
propre énigme : le mystère de l’apparition et le scandale de la disparition (formulation empruntée à l’auteur).
Elles sont innombrables ces phrases qui expriment ce point d’interrogation majeur et dont la luminosité est à la
limite du supportable – elles sont d’une telle incandescence que l’on s’y consume l’entendement et, en effet, les entendre revient à être illuminé dans le temps même où l'on
chute dans l’abîme. Comment n’être pas foudroyé par la fulgurance de ceci :
La mort est l’accouchement de soi.
Ou de cela – l’alpha et l’oméga des origines, de la vie, de l’amour me semble-t-il :
ELLE – Tout pourrait commencer ici. Dante et Pétrarque étaient plus riches que moi qui suis sans nom de
songe. Suffit-il de baptiser l’écume pour qu’elle prenne figure ?
Ce perpétuel abouchement de l’œuvre littéraire avec l’absolue ténèbre de l’Énigme, ces ponts jetés de l’une à l’autre par les moirures de la poésie ou des mirages traversent tous les textes
d’Hubert Haddad. Qu’il écrive en poète, en dramaturge, en essayiste ou en romancier, toujours il inscrit dans ses textes, avec un sens singulier du vertige, cet infernal tourment à deux faces –
ce mystère de l’apparition et ce scandale de la disparition – qui ne cesse de le hanter.
Mais cette imprégnation atteint dans L’Univers un point de présence que je n’avais encore décelé dans aucun de ses livres. Quiconque sent en soi la béance des pourquoi insolubles ne
pourra lire ce texte sans avoir la sensation qu’elle s’accroît et se creuse en même temps qu’elle paraît se combler – c’est un malaise inédit et délicieux, dérangeant et sismique, donc éminemment
voluptueux.
En ce corps littéraire aux formes atypiques, somptueuses tant elles surprennent, se tient une âme vibrante – et
c’est pour le lecteur un tressaillement indicible quand elle entre en résonance avec la sienne. L’Univers ne se lit pas, il s’éprouve au plus profond de soi puis il sédimente là pour ne
plus jamais s’effacer.
L’Univers vu depuis mon balcon
Plus qu’aucun autre livre d’Hubert Haddad celui-ci m’a emportée en d’indicibles confins. Presque à chaque page je rencontrais un mot, une phrase, qui me traversait l’esprit comme aurait fait une
comète ; j’avais alors l’impression d’être tout entière dilacérée par la cohorte folle des galaxies entrées en giration puis de me dissoudre à leur passage, réduite en poussière cosmique – me
submergeait en même temps la certitude marmoréenne d'être promise à éprouver cela au moment de ma mort.
C’est une déflagration sans égale, dont on se relève mal. J’ai donc lu ce livre de façon très fractionnée, avec parfois de longs délaissements de plusieurs semaines. Mais je renouais sans peine
aucune avec les personnages, leur histoire, leurs particularités – les quitter longtemps ne me les a jamais rendus étrangers ; mes défections réitérées de lectrice n’ont jamais rompu le lien qui
m’unissait au récit. Je dirais de lui qu’il est techniquement miraculeux : son morcellement formel est transcendé par une magnifique cohésion, si forte que, perceptible quand on lit le texte en
continu, elle l’est tout autant quand on ne le fréquente que de manière épisodique.
Je puis aujourd’hui écrire cela car j’ai, avec L’Univers, un rapport plus apaisé, davantage littéraire et moins émotionnel – il ne m’en apparaît que plus… miraculeux.
Hubert Haddad, L’Univers, Zulma, mars 2009, 509 p. – 22,00 € (version revue et augmentée).
Première édition : Zulma, août 1999. Une édition de poche est parue chez Pocket en 2003.