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20 octobre 2009 2 20 /10 /octobre /2009 18:01
À mes amis d’Argeliers, dont la tanière m’a été si douce pendant ces trois jours d'escapade en Roussillon…

Bribes et fragments

Dans l’air flotte par intermittence une imperceptible haleine aux senteurs de moût de raisin, dont on m’a dit qu’elle s’alourdissait au moment des vendanges, et des jours durant, presque jusqu’à rendre saoul. Si ténue aujourd'hui que l’on doute de l’avoir perçue.
Ondulant devant le ciel impavide, bleu dur – pelé à vif – les palmiers agités par le vent sont pareils à de larges éventails qui n’auraient pas assez de force pour ébranler tout cet éclat estival.


Sous la botte du soleil de midi le temps expire. L’éternité se fige – au bord de ses yeux fixes la frange vibratile et vert nuit de quelques grands cyprès… Les couleurs sont acérées, comme taillées à facette par la lumière sans fard.
Le long d’une tige verte et feuillue tombant en virgule du haut d’un muret – mèche follette d'un buisson blotti derrière – des fleurs feignent l’avril au mitan d’octobre. Les premiers frimas auront tôt fait de les rappeler à l’ordre des saisons…




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12 octobre 2009 1 12 /10 /octobre /2009 09:51

Lorsque tu dis ton nom, tu dois décider si celui qui l’entend va devenir ton ami ou ton ennemi. S’il devient ton ami, vous êtes liés pour toujours, la nature entière est témoin de ce lien et rien ne peut le briser. S’il devient ton ennemi, tu dois le tuer pour qu’il ne puisse plus jamais prononcer ton nom…
(Paysage sombre avec foudre, Alain Claret - p. 183)

Premiers pas dans une forêt... Une fille est ligotée à un arbre, peu vêtue malgré le froid. Un homme est là, une arme à la main
il doit la tuer. Quelque chose l'en empêche un conte indien. La fille est indienne et parle à un chevreuil sauvage, à petits bruits de gorge... elle réussit à s'échapper. Et tout le roman raconte la poursuite impitoyable : Sean le tueur et Méléna la fugitive, qui sur sa route rencontre Luc qu'elle embarque dans son périple – Luc quadragénaire revenu chez lui, dans la montagne, s'occuper de sa mère atteinte de la maladie d'Alzheimer. Le lecteur habitué aux romans d'Alain Claret sera en pays connu la montagne, la forêt, l'Indienne un peu chamane et la traque, les tortures, les fusillades... Et puis Méléna est la fille de Janet Fresh, l'Indienne sang mêlé ancien agent du FBI.  L'on retrouve aussi  trace d'Emmanuel Polder... et donc des quatre romans précédents (Si le diable m'étreint, L'Ange au visage sale, Tout terriblement et Que savez-vous des morts ? – tous publiés chez Robert Laffont). Il est beaucoup question de foudre  et je me souviens d'avoir lu en exergue de L'Ange au visage sale une phrase de Guy Debord où  apparaissait aussi le mot foudre – des liens ténus se tissent d'un roman l'autre, thématiques, narratifs... on sent que se construit un ensemble romanesque cohérent au fur et à mesure que l'on avance dans sa lecture.

Ce roman sauvage, de feu et de glace, envoûtant comme un rituel de guerre païen, éblouira à coup sûr le lecteur qui découvrira avec lui l’univers d’Alain Claret – il est rarissime qu’un roman d’espionnage orienté vers l’action pure et l’extrême violence soit à ce point écrit et se caractérise par autre chose qu’une construction conçue pour une efficacité maximale. Moi qui ouvrais ici le cinquième opus de cet auteur je ne puis me défaire d’une très forte impression de déjà-lu accompagnée de ce soupçon que le romancier continue d’exploiter la même veine et de la même manière. Et ce qui m’avait charmée, fascinée lorsque j’avais lu L’Ange au visage sale ici me lasse et m’ennuie…


Toujours ces scènes paroxystiques de combat, de fusillade et de torture frisant l’invraisemblance – comment se peut-il, par exemple, que la blonde, non contente de survivre au traitement que lui inflige Sean dans la chambre d’auberge, soit en mesure, à peine délivrée de sa baignoire et de ses entraves, de se tenir debout, de s’habiller, et de prendre un repas face à son tortionnaire en lui parlant ? Toujours ces personnages qui ressemblent davantage à des fantasmes qu’à des êtres humains – femmes d’une beauté sculpturale et aux regards magnétiques, hommes et femmes doués d’aptitudes physiques et mentales comparables à celles des héros de comics… Toujours ces portes ouvertes sur de mystérieux abîmes par des bouffées de chamanisme amérindien… Toujours ces liens d’une force extrahumaine entre certains êtres… La convocation systématique de ces éléments les muent en "ingrédients de genre" ; de ce fait, les romans qui semblaient devoir s’affranchir des étiquettes se retrouvent peu à peu figés dans des limites génériques – celles de la fiction d’espionnage ultraviolente se piquant d’esthétisme et rehaussée d’une pointe de surnaturel qui la hisse presque dans le giron du fantastique.


Il me faut  cependant reconnaître que, dans Paysage sombre avec foudre, quelques métaphores extraordinaires ont encore fait miracle, et que m’a à nouveau émerveillée le talent de l’auteur à présentifier par les mots odeurs, saveurs, intuitions, sensations tactiles… J'ai même succombé, tout en me croyant lasse de cette sauvagerie sanglante hyperesthétisée, à la fascination des derniers chapitres, si bien suspendus aux confins du rêve hallucinatoire que disparaît la question de leur vraisemblance. Mais cela n’a pas tout à fait vaincu la déception que m’a causée le sentiment de déjà-lu ni l’ennui qui m’a parfois gagnée, au point de survoler certaines pages au lieu de les lire.
Cet ennui sournois m’incite tout de même à m’interroger. Est-ce que véritablement l’auteur peine à se renouveler, et continue d’écrire, à peu de choses près, le même roman depuis Si le diable m’étreint sous couvert de composer une suite romanesque – par ailleurs très singulière, surtout en cela qu’elle ne s’affirme jamais comme telle hors du texte proprement dit ? Ou bien suis-je devenue, avec le temps, lectrice plus irritable, ayant des inclinations différentes et n’aimant plus guère ce qui la ravissait deux ou trois ans plus tôt ? Je ne pense pas qu’il soit possible de répondre. Le seul fait de poser ces questions montre, en tout cas, que la lecture critique est un exercice difficile…

Alain Claret, Paysage sombre avec foudre, Robert Laffont, mars 2009, 342 p. - 20,00 €.

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10 octobre 2009 6 10 /10 /octobre /2009 17:30
(voir l’album photo Corps de terre)
En août dernier, tandis que s’achevait le festival des jeux du théâtre, Veerle Van Gorp est venue exposer ses sculptures anthropomorphes de terre cuite dans la salle basse de la Tour du Bourreau à Sarlat. Anversoise d’origine, elle s’est installée à proximité de Mirande, dans le Gers, voici une douzaine d’années – "J’avais envie de calme et de soleil", explique-t-elle dans un français chantant, tout empreint de ces r flamands à la fois roulés et liquides qui donnent aux mots l’air de sortir d’un torrent… Sa voix sourit presque en continu quand elle parle, son visage aux traits fins aussi, qui s’illumine sous la chevelure châtain tout en boucles, disciplinée à grand peine semble-t-il par un chignon lâche, et ses yeux qui pétillent.
De Mirande à la célèbre cité périgourdine, le chemin est passé par l’aéroport de Toulouse, où une galerie exposait quelques-unes de ses œuvres. Une visiteuse de passage les remarque, les apprécie, et donne à Veerle les coordonnées de Bernard Colombié, le propriétaire de la Tour du bourreau, toujours en quête d’artistes prêts à venir exposer leur travail tout en animant les lieux de leur présence. Et Veerle vint donc prendre ses quartiers à Sarlat pendant trois semaines…

Disposées à même le sol ou bien sur des supports de bois peints en blanc suffisamment neutres pour ne rien éteindre de ce qu’elles expriment, les œuvres formaient une foule silencieuse, ordonnées en petits groupes au milieu desquels s’épanouissaient les figures les plus imposantes, isolées sur leur socle mais cernées de près par leurs compagnes. Postures des corps, taille des sculptures, expression des visages, nuances de couleur... il se dégageait de la disposition d’ensemble une subtile harmonie, affinée par le doux écho que faisait avec la surface rude et chaude des murs de pierre blonde l’aspect rugueux de ces êtres d'argile.

Veerle utilise de la terre chamottée qu’elle modèle le plus souvent à l’instinct, sans esquisse ni croquis préalables. Les hommes et les femmes
nus ou vêtus, grêles ou massifs qui naissent sous ses doigts ont des formes rudimentaires, comme mal dégagées d’un chaos primordial, telles des incarnations d’une vie émergente, tout en puissance et dont les sophistications complexes vibreraient en germes balbutiants à l’intérieur, invisibles. Elle laisse volontairement à la terre une texture granuleuse, non lissée, qu’elle accentue après cuisson en enduisant les sculptures de patines naturelles puis en les recouvrant d’un mélange de talc et de liant. Elle les habille ainsi d’une peau que l’on dirait couverte de concrétions lactées – comme s’il y tenait encore des limbes de naissance, des traces résiduelles du lait amniotique où elles auraient incubé et qui, séchées, ressemblent aux lichens couvrant le tronc des arbres. En les regardant on songe aux premiers âges de l’humanité, à la vieillesse du monde…
Elle ne dessine presque jamais ses figures – à l’exception des plus petites d’entre elles, de création récente – avant de commencer à modeler. À l’écoute de ce que le matériau lui suggère elle se fie à la mémoire des proportions anatomiques et de leurs variantes que lui a forgée une longue pratique du travail avec modèle vivant. Sans doute est-ce la prégnance de ce souvenir qui confère à ses corps aux silhouettes pourtant sommaires une sorte de "constante harmonique" difficile à définir qui charme la perception et pénètre l’âme.
Il y a dans l'inflexion des nuques, dans l'expression à deviner sous les traits indéterminés, dans les mains aux doigts lourds si ingénument posées sur une cuisse ou une épaule une délicatesse qui émeut et bouleverse confusément. Le flou des formes, l'absence de détail dans les visages et les corps transporte au-delà de l'anecdote individuelle et met directement en prise non pas avec un personnage mais avec une émotion
ce n'est pas tant une mère harassée que montre cette femme assise, la tête appuyée sur ses deux paumes, que la lassitude et la poussière des routes hostiles. Et ce n'est pas un penseur accablé que l'on perçoit en contemplant cet homme courbé sur lui-même, le visage frôlant ses genoux, mais le découragement à l'état pur...

Abandon confiant de la baigneuse à demi allongée sur une plage ou bien douleur de ces êtres fatigués... quelles que soient les émotions incarnées par ces hommes et ces femmes façonnés dans la terre, il émane d'eux une douceur profonde et apaisante. À les regarder longuement on se sent gagné par le sentiment d'avoir devant soi des effigies mystiques où se seraient réfugiés des esprits bienveillants – et moi j’entends, comme venu de très loin, le ressac de la mer
aussi sûrement que si je plaquais à mon oreille une conque; la mer qui abandonnerait à chaque respiration un peu de son écume, mémoire saline des vents passants.

NB - Quelques sculptures de Veerle Van Gorp sont régulièrement exposées à la galerie Spot on de Trie-sur-Baïse, dans les Hautes-Pyrénées.

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3 octobre 2009 6 03 /10 /octobre /2009 10:06

Tu vois, on peut imaginer mille choses, c’est encore autre chose qui arrive.
Pascal Garnier, Lune captive dans un œil mort, Zulma, janvier 2009.


Le petit matin, difficile et confus comme toujours quand on ouvre les yeux au sortir du sommeil, avait son odeur habituelle – cette senteur un peu sure et douceâtre à la fois qui semble sourdre des draps en désordre pour se répandre en nappes stagnantes.
Qui sature l’air de la chambre, englue le corps et maintient closes les paupières.
Et qui donne la nausée. Le dégoût de soi…

Un violent haut-le-cœur le poussa hors du lit. Il ouvrit grand la fenêtre sur les clartés blêmes d’une aurore indécise, grisée de brouillard et salie des suies urbaines que le froid nocturne avait écrasées sur le bitume. Un filet de vent se faufila dans la pièce, balayant les squames aigres des cauchemars mal finis de la nuit. Premières heures – la déprime quotidienne l’attend.

La journée naissante avait sa couleur coutumière de plaine nue sans horizon et sans relief. Continuer pourtant, se laisser porter un jour de plus... Boire son café. Avaler un jambon-beurre à midi. Et le soir mâchonner une pizza Reine devant la télé. Aller se pieuter et cauchemarder au lieu de dormir… puis recommencer, s’éveiller tout engourdi au seuil d’un nouveau matin aussi puant que le précédent.

Les heures à venir se profilaient ainsi tandis qu’il mettait la cafetière en marche, la bouche pleine par anticipation du goût terne et amer du sinistre jus qu’il buvait sans plus lui trouver la moindre saveur. De toute façon, ça ou autre chose… il fallait maintenant aller se raser, se laver, s’habiller – dans sa pensée la journée s’était déjà écoulée, consumée jusqu’au soir et avec elle les suivantes, toutes identiques les unes aux autres.

La sonnerie du téléphone rompit soudain ce morne fil. On venait de trouver son chien à l’agonie près du terrain vague, à la sortie de la ville. Sa torpeur d’automate vola en éclats. Plus rien ne subsistait de ces murs rassurants dont il avait bétonné sa vie à coups d’habitudes sempiternellement reconduites – il n’y avait plus devant lui que l’implacable urgence des gestes à accomplir pour tenter de sauver son chien. Se ruer au garage, démarrer son pick-up et foncer vers l’endroit où gisait l’animal. L’emmener chez le vétérinaire, puis espérer. Prier peut-être bien qu’il ne fût d’aucune religion… Il avait oublié depuis longtemps ce que c’était que de ne pas se projeter au-delà de l’instant présent et de n’exister que dans ses étroites limites. Le rappel était brutal. Terrifiant. Mais il réapprenait à se sentir vivant.
Et son chien s’en tirerait.


Très librement inspiré d’un incident vécu… In felis memoriam.


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30 septembre 2009 3 30 /09 /septembre /2009 20:18

Trichromie d'un soir polar

Rouge nocturne – crimes et cris. Le pavé glauque gardera cette mémoire de mort.
Gris crépusculaire – l’aube se lève et ne sait pas laver les cauchemars.
En blanc tout s’éteint – cécité du néant.

Et le mois n'a plus qu'à fermer les yeux, gisant d'automne sans sépulture...

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25 septembre 2009 5 25 /09 /septembre /2009 12:00

En fait, c’est de bribes de mémoires et d’analogies approximatives que sont faites nos histoires. Avec des reliefs d’épaves, des miettes et des rognures, nous donnons l’illusion de la continuité. C’est tout l’art des fantômes.
(Hubert Haddad, Géométrie d’un rêve, Zulma, août 2009).

Parler de L’Univers est une vraie gageure ; à s’y essayer on acquiert vite la conviction qu’il est impossible de rendre justice à cette œuvre formellement incommensurable, où les grandes caractéristiques de l’art poétique et narratif d’Hubert Haddad semblent se condenser à leur maximum d’intensité. L’on peut cependant en détacher quelques éclats - et tâcher de se montrer, par là, suffisamment suggestif…
 
La surface apparente du texte, déjà lisse et belle, se craquèle vite pour laisser voir de profuses richesses. Ainsi croit-on, ici, aborder un abécédaire résultant d’un de ces jeux littéraires consistant à donner une étoffe artistique à une forme de discours qui en est ordinairement exempte – des mots se succèdent par ordre strictement alphabétique, à la suite desquels sont rédigées des entrées de longueur variable, comme dans un dictionnaire. Mais cette organisation lexicographique est l’architecture annoncée d’un récit, lequel obéit, en bien des points, aux grands principes romanesques et que l’on peut donc "résumer" - c’est-à-dire réduire aux lignes essentielles de sa part narrative.


Un homme s’est réveillé nu sur la plage d’une île du Pacifique, atteint d’une amnésie sélective d’un type très particulier. Interné dans l’hôpital psychiatrique local, il entreprend de retrouver la mémoire par l’écriture. Un vieux dictionnaire de cuisine dont il dispose lui souffle la méthode à suive : tracer des mots au fur et à mesure de leur survenue et tenter d’y associer ce qui lui vient en tête. À la fin, peut-être, espère-t-il, les morceaux prendront figure et je saurai qui je suis.
Cela termine la première entrée – ABANDON – qui fait office de prologue, ou plutôt de scène d’exposition. De là vont s’égrener des mots valant points d’accroche, au fil desquels on découvre que le narrateur est astrophysicien, qu’il exerçait son métier, avant son amnésie, là même où il s’est réveillé – l’île appartient à un archipel peuplé d’autochtones ostracisés, gouverné par un dictateur, et dominé par un volcan… Tandis que cet environnement est peu à peu dessiné se dévoilent l’enfance et la jeunesse du narrateur.


À l'instar des fictions les plus romanesques, cette biographie fragmentée contient de multiples histoires secondes agrégées au récit principal, plus foisonnantes les unes que les autres, teintées de drame, de cocasserie, d’érotisme aussi, parfois très cru – le crime du jeune Halsenklein, la vie tourmentée de la mère du narrateur, Esther, sauvée des camps de concentration par un officier allemand tombé fou amoureux d’elle… Quant aux personnages, fugaces ou omniprésents, ils sont tous extrêmes par leur physique et leur caractère ; leurs traits aux reliefs accusés que creusent encore leurs patronymes ô combien signifiants font d’eux des figures profondément expressionnistes – la prostituée Virginie Coulpe, le prêtre devenu aveugle au nom si pictural qui sera le montreur d’étoiles, la servante gironde et muette comme une porte close, Lockie Dor, le chien Hubble…


La structure lexicographique, outre qu’elle morcelle la narration, permet à l’auteur de glisser aisément des digressions qui invitent dans le récit tantôt la poésie, l’aphorisme, ou l’exposé scientifique. La profession du narrateur est prétexte à la convocation d’une multitude de concepts mathématiques et de physique quantique qui deviennent, sous la plume d'Hubert Haddad, de pures pièces poétiques… L’on remonte vers le Big Bang en croisant les années-lumière, les équations, les naines blanches, trous noirs et autres cordes girant autour de la mystérieuse Azralone sans sourciller, les yeux agrandis par le plaisir littéraire – presque sûr, de surcroît, que l’on a bien saisi ce qui est scientifiquement avancé concernant la naissance de l’univers…
Tout cela distillé de cette écriture si particulière qui se plaît aux références subreptices et aux allusions, qui tout d’un coup fait basculer la prose narrative dans la féerie métaphysique, et qui excelle à semer des écueils à la faveur de brèves interrogations par lesquelles se fissurent insensiblement les perceptions.

Parti de l’ABANDON – la situation initiale du narrateur, et s’achevant à ZWITTER – un patronyme dont il serait malhabile de révéler s’il s’agit ou nom de celui que ledit narrateur a tant cherché – cet étonnant monument littéraire se clôt à la manière des meilleures nouvelles à chutes auxquelles les derniers mots cousent la bouche tout en l’ouvrant sur une exclamation muette dont la stridence remet radicalement en cause ce que l'on vient de lire – le comble de la déstabilisation!

Époustouflant par sa forme, vertigineux par ses longues plages d’exposés scientifiques présentés avec un art tel que leur dimension poétique et onirique saisit à l’instant où on les lit, L’Univers conduit aussi le lecteur au bord des gouffres où les certitudes vacillent, disparaissent et cèdent la place aux reflets dansants de l'extase mystique et du questionnement identitaire. Sans lui faire oublier tout à fait qu’il est en terre de fiction…
Pourvoyeur de chimères et conscient de l’être, le romancier a sa mallette d'artifices toujours bien ouverte pour y puiser de quoi étourdir son lecteur – le fasciner, l’étonner… bref, l’attirer en ses rets pour lui faciliter le songe. Il a sa science des mots pour se jouer de qui le lit, et le sphinx ses énigmes pour se jouer de l’Homme.
Mais la seule énigme est d’être, et nous ne cessons de choir dans l’abîme à la moindre réponse. répond aux agaceries sphyngiennes notre narrateur sans mémoire qui, à chacune des entrées ouvertes dans ce dictionnaire glisse, sous une forme ou une autre, allusive ou d’une transparence pareille à celle d’une parfaite larme de cristal, une clé, quelque phosphène – poétique, philosophique, quantique, cabalistique… – ramenant en définitive le propos au mystère fondamental qui contient toutes les interrogations humaines et excède sa propre énigme : le mystère de l’apparition et le scandale de la disparition (formulation empruntée à l’auteur).

Elles sont innombrables ces phrases qui expriment ce point d’interrogation majeur et dont la luminosité est à la limite du supportable – elles sont d’une telle incandescence que l’on s’y consume l’entendement et, en effet, les entendre revient à être illuminé dans le temps même où l'on chute dans l’abîme. Comment n’être pas foudroyé par la fulgurance de ceci :
La mort est l’accouchement de soi.
Ou de cela – l’alpha et l’oméga des origines, de la vie, de l’amour me semble-t-il :
ELLE – Tout pourrait commencer ici. Dante et Pétrarque étaient plus riches que moi qui suis sans nom de songe. Suffit-il de baptiser l’écume pour qu’elle prenne figure ?
Ce perpétuel abouchement de l’œuvre littéraire avec l’absolue ténèbre de l’Énigme, ces ponts jetés de l’une à l’autre par les moirures de la poésie ou des mirages traversent tous les textes d’Hubert Haddad. Qu’il écrive en poète, en dramaturge, en essayiste ou en romancier, toujours il inscrit dans ses textes, avec un sens singulier du vertige, cet infernal tourment à deux faces – ce  mystère de l’apparition et ce scandale de la disparition – qui ne cesse de le hanter. Mais cette imprégnation atteint dans L’Univers un point de présence que je n’avais encore décelé dans aucun de ses livres. Quiconque sent en soi la béance des pourquoi insolubles ne pourra lire ce texte sans avoir la sensation qu’elle s’accroît et se creuse en même temps qu’elle paraît se combler – c’est un malaise inédit et délicieux, dérangeant et sismique, donc éminemment voluptueux.

En ce corps littéraire aux formes atypiques, somptueuses tant elles surprennent, se tient une âme vibrante – et c’est pour le lecteur un tressaillement indicible quand elle entre en résonance avec la sienne. L’Univers ne se lit pas, il s’éprouve au plus profond de soi puis il sédimente là pour ne plus jamais s’effacer.


L’Univers vu depuis mon balcon
Plus qu’aucun autre livre d’Hubert Haddad celui-ci m’a emportée en d’indicibles confins. Presque à chaque page je rencontrais un mot, une phrase, qui me traversait l’esprit comme aurait fait une comète ; j’avais alors l’impression d’être tout entière dilacérée par la cohorte folle des galaxies entrées en giration puis de me dissoudre à leur passage, réduite en poussière cosmique – me submergeait en même temps la certitude marmoréenne d'être promise à éprouver cela au moment de ma mort.
C’est une déflagration sans égale, dont on se relève mal. J’ai donc lu ce livre de façon très fractionnée, avec parfois de longs délaissements de plusieurs semaines. Mais je renouais sans peine aucune avec les personnages, leur histoire, leurs particularités – les quitter longtemps ne me les a jamais rendus étrangers ; mes défections réitérées de lectrice n’ont jamais rompu le lien qui m’unissait au récit. Je dirais de lui qu’il est techniquement miraculeux : son morcellement formel est transcendé par une magnifique cohésion, si forte que, perceptible quand on lit le texte en continu, elle l’est tout autant quand on ne le fréquente que de manière épisodique.
Je puis aujourd’hui écrire cela car j’ai, avec L’Univers, un rapport plus apaisé, davantage littéraire et moins émotionnel – il ne m’en apparaît que plus… miraculeux.

Hubert Haddad, L’Univers, Zulma, mars 2009, 509 p. – 22,00 € (version revue et augmentée).
Première édition :  Zulma, août 1999. Une édition de poche est parue chez Pocket en 2003.

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20 septembre 2009 7 20 /09 /septembre /2009 13:14
Lorsque je suis en proie au désœuvrement, mon occupation favorite consiste à fouiller de-ci de-là dans les recoins inexplorés depuis longtemps, à remuer tous les fragments mis au rebut mais pas franchement jetés – on ne sait jamais, ils peuvent servir… J'ai ainsi retrouvé ces photos prises à Sarlat cet été, à l'abbaye Sainte-Claire, et avec elles sont revenues par bribes quelques rêveries qui m'ont parues seoir à cet album qu'il m'a plu d'intituler "Jeux ce chaises" - pas "de vilains", en tout cas. Bien que l'on dise des absents qu'ils ont tort, je ne pense pas qu'on puisse les taxer d'aucune "vilenie"...

Les chaises en solitude m’ont toujours émue. Elles présentifient l’absence plus crument qu’un espace vide. Quand, en nombre, elles paraissent se donner la main, et rassembler en cohortes tous ceux que l’on attend en vain, c’est entre elles un dialogue de vacuités bruyantes qui s’instaure, presque angoissant – à qui les restes d’une averse ou la lumière bleue d’un soir achèvent de fournir un accompagnement chromatique de circonstance, comme une mélodie qui serait dans l’air.

Chaque fois que j’aperçois une chaise isolée, sans occupant, il me semble qu’en silence elle appelle un mort, un disparu-à-jamais… un de ces êtres que l’on sait définitivement hors d’atteinte et que pourtant on ne peut s’empêcher, en son for intérieur, d’imaginer proche et sur le point de surgir au détour de l’instant vécu. Je m’en détourne par principe, redoutant de percevoir en passant près d'elle l’écho trop aigu d’histoires avortées, d’espoirs déçus – le triste écho qui m’inclinerait à ce désespoir mou et noir dont il est si difficile de se dégager. Mais outre ces vagues cassées ou parcellaires, ce ressac intermittent, il y a 
quelque chose à écouter à proximité de ces sièges désertés qui attire irrésistiblement…

Cela relève de la géométrie.
Les chaises en vigueur dans les parcs publics, ou dans les lieux destinés à accueillir une collectivité – classes, cantines, salles de spectacles…
ont en général une structure étudiée pour faciliter leur rangement dans un espace réduit ; elles sont "étudiées pour" pouvoir être entassées le plus commodément possible. Lorsque, inutilisées, elles demeurent en colonnes plus ou moins instables, emboîtées les unes dans les autres, elles génèrent des rencontres de lignes et de courbes, des creux et des pleins, parfois des déliés et ressemblent à des pages couvertes de signes… Leurs pieds de métal étroitement joints se tendent en un seul effort vers le sol mais restent en suspens tant la pile est haute. Les entailles toutes identiques ménagées dans leur dossier pour permettre la préhension leur font de drôles de bouches, ouvertes en un rictus permanent figé sur le néant – ô le chœur muet et formidable ! Et comme échappée de ce tonnerre silencieux, une feuille détachée d’une branche s’est posée sur une assise découverte.

J’ai vu tout cela un soir à Sainte-Claire. Et un peu plus tard ces rangées bien organisées mais sans spectateurs, portant encore, sous le soleil dru de l’après-midi estival, les traces d’un orage. Il n’en fallait pas plus pour que je tire de ma poche ce précieux petit Nikon Coolpix si facile à dégainer lorsque se présentent des images a priori saisissables.

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17 septembre 2009 4 17 /09 /septembre /2009 13:58

Un livre bon et vrai n'est autre chose qu'une lettre. Écrire ne signifie pas lâcher la bride à ton imagination, ni inventer des choses qui n'ont jamais existé, mais raconter celles qu'on a vécues.
August Strindberg, Correspondance - Tome 1 (1858-1885). Traduit du suédois par Elena Balzamo) Zulma, octobre 2009.

Chère Madame T.
Ainsi commence le livre, par une en-tête épistolaire. Et c'est bien comme une lettre qu'il se lit, depuis ses premiers mots jusqu'aux derniers. "Je" s'adresse à Madame T. presque toujours vouvoyée parfois tutoyée, que l'on croit figure définie parce que nommée - fût-ce d'une simple initiale - alors qu'elle perd vite consistance tandis que l'on se demande si elle est une maîtresse partie, une amie disparue, peut-être un personnage créé de toute pièce pour combler la blancheur des moments de solitude ou de détresse.
La première personne, comme toujours dès lors qu'on est en littérature, trouble. Rompu que l'on est à l'habituelle distinction auteur/narrateur on tâche de ne pas confondre. Pourtant il s'avère impossible de ne pas assimiler le "je" du texte à son auteur Bernard Giraudeau – trop d’indices sont donnés qui renvoient à sa biographie : les pièces dans lesquelles il a joué, les films qu’il a tournés, les gens qu’il a côtoyés… Le récit est à l'évidence une tranche autobiographique. Mais littérairement transformée, reconstruite - et c'est un récit extrêmement puissant qui se déploie sur presque 300 pages, indéfinissable d'un point de vue formel, qui emmène le lecteur tour à tour dans les replis intérieurs du narrateur et dans les endroits du globe qu'il arpente pour y engranger les images qui nourriront ses films.

Introspection et prise de route/prises de vue... De la loge de théâtre à la chambre d'hôpital, en passant par le Chili, le Brésil, les Philippines... le lecteur découvre les affres du comédien rongé par le trac, humant l'atmosphère de sa loge et songeant à ceux qui l'y ont précédé, les douleurs de l'homme malade et fatigué, les émotions du cinéaste confronté à des réalités humaines dont certaines sont indiciblement sordides - par exemple la Smoky mountain de Manille... l'on est au-delà de ce que l'imagination peut concevoir d'ignoble. Et Bernard Giraudeau parvient à couler l'horreur dans des mots qui la font exister textuellement avec une force admirable : elle est là, présente dans les pages, texture d'ordure, couleur de merde et puanteur comprises...  

Mais l'acuité descriptive est de tous les moments, de tous les endroits. L'on est amené aussi près de la misère et du mortifère que de l'infiniment gracieux - un sourire, un reflet de lumière sur la pureté d'une peau de jeune fille, une émotion, les beautés d'un crépuscule... La prose est souvent crue, âpre - mais pourrait-elle être douce quand elle doit traduire d'infames situations ? - et se courbe en un lyrisme sobre quand il n'est plus question que de beauté ou d'amour fou. Quant au rythme de l'écriture il mime ce qu'elle tente de fixer : tantôt les phrases s'étirent, se déplient et prennent leurs aises dans la durée d'une réflexion sur le métier d'acteur, sur la nature de tel ou tel personnage (le Richard III shakespearien, le général Leclerc...) ou dans l'évocation d'un souvenir lointain, tantôt elles se contractent, se compriment en ellipses et se réduisent parfois un seul mot quand on est dans la rapidité des instants qui se succèdent : image à saisir, geste à accomplir au plus vite - Action !

On ne quitte jamais l'intimité, que ce soit celle du narrateur/auteur, celle des gens dont est brossé le portrait, ou celle d'une région, d'une ville, d'un pays. Tout cela écrit à l'oreille de Mdame T., qui flotte à la croisée de tous ces voyages…

À Manille comme dans la pénombre de la loge avant l’entrée en scène, sur le pont de la Jeanne comme dans la paix d’un paysage somalien, Madame T. est là. Toujours là, destinataire polymorphe, cumul de figures féminines tantôt de chair tantôt abstraites – compagne rêvée, amante invitée au seuil des nuits parce qu’un homme n’est rien sans la Femme, spectatrice aussi que l’acteur espère compter parmi le public, tendre et intransigeante, toujours compréhensive, silhouette encore floue du personnage que le romancier va s’évertuer à incarner par ses mots mais encore un peu dame blanche, et idéale déité qui ne cesse de se dérober à l’attente… Toujours Madame T. mais jamais pareille à elle-même – elle est la subreptice inconnue en habit de deuil et portant voilette que l’on aperçoit, recueillie et en retrait, dans toutes les scènes de funérailles et qui s’évanouit dès que l’on se risque à poser le regard sur elle.

Madame T. a, à l’évidence, un statut onirique. Mais convier le rêve à la table des évocations de la réalité justifie-t-il que l'on inscrive en quatrième de couverture le mot "roman", alors qu'il n'y a apparemment pas fictionnalisation du récit ? Si l'on est bien dans le registre de l’œuvre littéraire avec ce que cela implique de reconstruction pour parvenir à transposer par l’écriture ce qui a été ressenti, éprouvé, pensé, rien ne confirme que l'on soit dans celui du "roman".

Je ne pense pas que Cher amour supporte l’étiquetage catégoriel ; c’est pour moi, tout simplement, un très beau texte littéraire qu’on lit comme on voyagerait au long cours – un jour ici, le lendemain ailleurs ; maintenant au théâtre et peu après dans les ruelles miséreuses de Manille ; au milieu de l’océan, et jusqu’au secret de la chambre d’hôpital. D’une rive à l’autre de ces mondes traversés on sent, à chaque page, une même ouverture de tout l’être à ce qui l’entoure et à ce qui roule en ses tréfonds. Et d'un bout à l'autre du livre se goûte ce talent continu à infuser dans l’écriture la riche gamme des sensations éprouvées.

Bernard Giraudeau, Cher amour, Métailié, mai 2009, 272 p. – 17,00 €.

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13 septembre 2009 7 13 /09 /septembre /2009 08:46

Songer que la pièce de Molière se borne à railler une certaine manière de révérer la science et le beau langage, que Philaminte n’est qu’une femme savante poussant jusqu’au ridicule son goût pour la philosophie, relève d’une vue trop courte. D’autres aspects sont à percevoir que précisément Arnaud Denis met en lumière dans ses notes d’intention. D’abord cela que l’affrontement entre contempteurs du monde matériel tenant des propos analogues à ceux des ascètes – Le corps, cette guenille, est-il d’une importance / D’un prix à seulement mériter qu’on y pense (Philaminte, II, 7) – et ceux préférant le confort quotidien aux joies de l’esprit est, au-delà du débat dialectique opposant l’âme et le corps, le prétexte pour le dramaturge à tisser de forts rapports conflictuels entre les membres d'une maisonnée :
Car si Molière nous met en garde, sans prendre parti, contre une forme de culture de l’esprit qui nous ôterait tout bon sens, il décrit avant tout une famille en pleine crise. (A. Denis).

Au cœur du conflit – son épicentre si l’on veut : Philaminte. Savante certes et soucieuse qu’autour d’elle on le soit aussi, mais surtout maîtresse femme – pire : c’est un vrai dragon dit d’elle Chrysale son époux (II, 9). En effet : véritable virago, elle semble cacher les hauts-de-chausses sous ses jupes et gouverne son monde en conséquence – par exemple en déterminant qui sa fille cadette devra épouser. Son statut est celui habituellement dévolu aux hommes – ce fut donc un homme qui incarna Philaminte à la création de la pièce, et Arnaud Denis reprend à son compte cette tradition en confiant le rôle de Philaminte à Jean-Laurent Cochet.

De tous les personnages convoqués par Molière, parmi les trois en particulier qui crèvent les planches dans cette mise en scène, Philaminte vient en tête, à qui Jean-Laurent Cochet confère une sorte d’autorité placide contre laquelle personne ne songerait à s’élever. Là où, lisant le texte, on attendrait peut-être des éclats de voix, des intonations claquantes et péremptoires, des gestes secs, Jean-Laurent Cochet apporte une présence, une souveraineté massive et tranquille qui n’a pas besoin de hausser le ton pour s’imposer. Philaminte est là, elle prononce – et cela suffit.
Face à elle Chrysale pourrait ne pas exister, retranché derrière ses lâchetés et ses colères vite balayées comme fétus de paille. Ici Jean-Pierre Leroux met tant d’intensité à faire valoir les contradictions de cet homme que, du coup, l’époux de Philaminte acquiert une aura que l’on ne perçoit pas à la lecture. Il faut le voir s’emporter, tonnant et jetant livres à terre pendant le repas qui occupe une partie du deuxième acte, affirmant qu’instruire les serviteurs les empêche de bien remplir leur fonction – surveiller la cuisson du rôt et saler à point le pot – pour, tout de suite après, n’avoir plus qu’un humble filet de voix quand il avoue, penaud, à son frère Ariste que oui, il a bien eu un entretien avec sa femme mais que non, il n’a pas plaidé la cause de Clitandre…

Quant à Trissotin, qui pourrait n’être qu’un fat ridicule, il est un personnage fascinant, charismatique – inquiétant presque – qui ne bascule jamais dans le comique pur malgré ses gestes et son langage aux raffinements outrés.
Ferment la bouche au rire facile du spectateur sa silhouette longiligne à la gracilité accentuée par les vêtements noirs près du corps dont l’élégance est rehaussée d’une luxueuse veste à basques de velours moiré rouge sombre évoquant la robe obscure et rubescente d’un vin capiteux ; ses doigts arachnéens chargés de bagues et agités avec une délicatesse affectée comme s’il fallait broder autour de vers et de propos par trop choisis l’indispensable dentelle qui en révélera le sel attique… Trissotin est plus proche du dandy décadent finiséculaire* que du pédant grotesque et risible à la mode Grand Siècle – pourtant il n’est en rien "hors de saison" parce que c’est son caractère qui est ainsi saisi puis exposé dans toute sa complexité, non l’ancrage dans une époque donnée.
L'on voit bien qu’Arnaud Denis a davantage cherché à montrer des individus et des rapports de force virulents [tissés] entre les personnages (A. Denis) qu’à ressusciter une période et ses travers de mœurs châtiés par le rire. Le siècle cependant n’est pas ignoré ni aboli : les costumes et les intermèdes musicaux signalant les passages d'un acte à l'autre sont là pour le rappeler.

Ici un mot du décor s'impose - un décor a priori sobre, se tenant à la lisière de l'intemporalité et de l'empreinte d'époque et n'invitant pas à l'extrapolation symbolique, mais qui interroge : les parois de bois clair ont des lignes curieusement biaisées, un grand miroir accroché en fond de scène, légèrement penché vers l'avant, dédouble partiellement ce qui se joue sur le plateau... Ne serait-ce pas une métaphore du gauchissement infligé au bon sens par une science mal digérée ? Et ce miroir, ne représenterait-il pas le regard scrutateur que Molière a posé sur la société de son temps, et aussi celui, distancié mais non moins scrutateur, du metteur en scène d'aujourd'hui ?
 
C’est la deuxième fois qu’Arnaud Denis et ses Compagnons de la chimère s’emparent d’une œuvre de Molière. Après de décoiffantes et toniques Fourberies de Scapin, où le metteur en scène incarnait un Scapin bondissant, tout en énergie fluide, roué tel un chat qui aurait mêlé ses talents à ceux d’un singe facétieux, voilà des Femmes savantes aussi brillamment mises en scène. Les cinq actes se déploient vivement - avec néanmoins des pauses permettant aux subtilités du texte d’infuser l’esprit du spectateur -, habités par des personnages individualisés avec finesse.
Peut-être trouvera-t-on que l’on n’entend pas assez la musique des vers si bien scandés par Molière. Mais leur coulée dans l’allure propre à la conversation met en valeur ce qu’ils véhiculent de la personnalité des locuteurs : les Compagnons de la chimère ont manifestement préféré tirer d’eux leur part humaine que souligner leur perfection littéraire, celle-ci étant acquise de toute façon. Le spectacle, parfait exemple de travail personnel et inventif, montre avec éclat que l’on peut respecter la lettre d’un texte ancien et fameux tout en en proposant une lecture, une interprétation très actuelles rafraîchies par le point de vue affirmé d’un metteur en scène talentueux.


Les Femmes savantes
Comédie en cinq actes de Molière (1672)
Mise en scène :
Arnaud Denis
Avec :
Marie-Julie Baup, Baptiste Belleudy, Jonathan Bizet, Jean-Laurent Cochet, Arnaud Denis, Nicole Dubois, Alexandre Guansé, Jean-Pierre Leroux, Anne-Marie Mailfer,  Bernard Métraux, , Stéphane Peyran,  Elisabeth Ventura.
Décor :
Edouard Laug
Costumes :
Virginie Houdinière
Lumière :
Laurent Béal
Durée :
1h50 environ

Jusqu’au 24 octobre 2009 au Théâtre 14 – Jean-Marie Serreau, 20 avenue Marc  Sangnier 75014 Paris. Tel : 01 45 45 49 77.

* - Finiséculaire : je remercie au passage les Ames d’Atala pour m’avoir soufflé ce mot sublime qui sans doute eût ravi jusqu’à la pâmoison Philaminte et ses semblables…

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11 septembre 2009 5 11 /09 /septembre /2009 16:29

(n'a rien à voir avec les Tours...)

Depuis des jours s’accumulent des expériences de lecture fortes et profondes qui se greffent à d’autres plus anciennes, sédimentées en moi sans que j’aie pu en rendre compte et mêlées, de plus, à des émotions non moins troublantes qu’ont fait naître des tableaux, des sculptures, des visages, des moments humains… De tout cela je n’ai pu tirer un traître mot qui vaille d’être écrit. C’est devenu une masse compacte et mouvante qui jamais ne me laisse en répit. J’en viens à penser que la page blanche n’est pas la plus juste métaphore de l’impuissance à écrire…


Pour implacable qu’elle soit, et angoissante, cette absolue vacuité reste belle ; forte de son pouvoir hypnotique elle appelle – mais il faut le reconnaître, d’une voix de sirène, avec ce que cela comporte de pernicieux... "Ne pas trouver les mots" n’a rien de beau ni de fascinant ; cela plonge dans un état affreux et désespérant. Ce néant froissé qu’abandonnent derrière eux mots et phrases qui se refusent, et la souffrance sourde qu’occasionne la dérobade perpétuelle – comme si l’on glissait toujours sur la même peau de banane sans pouvoir se rattraper, essuyant sans discontinuer la douleur cuisante de la même chute sempiternellement revécue – forment un sinistre conglomérat opaque et poisseux. C’est une oppression torpide qui donne le sentiment d’être peu à peu digéré par l’entêtement opiniâtre d’un gigantesque sable mouvant. Avec la certitude que l’on ne s’en sortira pas.


Il y aurait la solution facile du renoncement – coup de pied salutaire qui propulserait hors du cloaque. Pourtant je n’étouffe pas encore assez pour y consentir. Et je me résous à entrer en patience. Car il paraît que tout vient à point à qui sait attendre. Mais l'étymologie n'inscrit-elle pas, dans "patience", "souffrir" ou, du moins, "subir"?

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