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17 mars 2024 7 17 /03 /mars /2024 12:08

Je ne m'étais pas rendu compte que trois mois avaient passé depuis mon dernier passage ici. Oh, bien souvent des textes se sont ébauchés en pensée et plus d'une fois j'ai cru qu'une petite brève, sinon une chronique, prenait forme et puis très vite ce qui s'esquissait était jeté. Boule de papier mentalement froissée et lancée à la corbeille...  Malgré les frêles éclats de lumière (deux ou trois mots qui faisaient sens, une phrase bien-sonnante, un court paragraphe en étroite adéquation avec une sensation fugitive...) je n'avais avant aujourd'hui jamais pris la peine de remettre ces éclats bruts sur le métier pour les tailler à facettes. Je les ai tous laissés en état de s'éteindre puis de disparaître. Tant pis.
Je reviens aux mots par les livres, ce n'est pas un hasard!

© Photo : Yza R., juillet 2021. Là, pas là…

Des boîtes à livres

Mes étagères regorgent de livres non lus. Beaucoup sont là depuis plus de vingt ans, acquis sous le coup d’une intention estudiantine (par exemple approfondir mes connaissances en littérature et civilisation médiévales, m’initier à la grammaire du moyen français…) à laquelle je n’ai jamais donné suite, ou bien parce que j’avais aperçu du coin de l’œil une allusion, un renvoi à l’un d’eux au détour d’une lecture et que je m’étais sur le moment promis d’emprunter ce chemin adventice dès la dernière page tournée de l’«ouvrage premier», mais chemin laissé pour compte par la suite – ne subsiste alors de cette promesse faite à moi-même qu’un volume rangé avec soin «en attente». «En attente» comme si l’avenir devait être sinon infini du moins assez large pour qu’aboutissent peu à peu toutes ces intentions abandonnées au fil des ans et ressuscitées ici ou là, au gré de telle ou telle «synchronicité» ramenant à la surface le souvenir d’un désir, d’une aspiration… et de son abandon – comme si je ne devais jamais mourir, ni me lasser de vivre et encore moins, à court terme, me trouver assez diminuée cérébralement pour n’être plus capable de penser. Et pourtant ! à soixante ans c’est bien à cela que je devrais songer. À cet âge où l’on est vieux déjà, s’imaginer pouvoir progresser, s’améliorer à quelque égard, voire échafauder un «projet de vie»… n’est-ce pas ridicule? surtout si la perspective de mélioration implique une vue «à longue échéance», et que l’on néglige les facteurs extérieurs d’empêchement. Car pour avoir une vue juste de l’à-venir, il faut avoir présente à l’esprit la probabilité de plus en plus proche de ses propres diminutions et racornissements et être pleinement conscient de ce dont le monde peut vous accabler – les guerres, les catastrophes, les épidémies… bref tout ce qui peut être versé de désastreux et destructeur au «cours des choses».

Il n’empêche: du temps que Pierre-Guillaume de Roux avait les bureaux de sa maison d’édition rue de Richelieu j’avais déjà pour habitude, chaque fois qu’il m’avait fixé un rendez-vous (oui, chaque fois, dussè-je être un peu en retard sur l’horaire prévu), de ralentir le pas devant la librairie Delamain. La vitrine exposant les ouvrages anciens disponibles à la vente me ferrait comme un aimant. Ainsi que les bacs extérieurs, qui font à la librairie une extension de choix aux mois d’été, où sont regroupés ouvrages de seconde main et livres neufs «à prix réduits» (quelle mine, comment n'y point laisser courir la main toute prête à saisir l'opportunité inratable!). Les «nouveautés» avaient aussi leurs attraits et, un temps, j’eus même une carte de fidélité, laquelle fut remplie à plusieurs reprises, avec à la clef une remise qui achevait de me pousser à l’achat. Combien de livres ai-je emportés sous l’impulsion de la «trouvaille»! Tous n’ont pas été lus depuis et ont augmenté la population d’ouvrages en attente. Et bien qu’il y ait désormais presque cinq ans que je ne me rends plus rue de Richelieu je continue de fréquenter avec assiduité les sites de livres anciens, pas toujours pour une recherche précise mais pour le seul goût de la sérendipité…

Comme si cela ne suffisait pas, je suis devenue en l’espace de deux ou trois ans, une maniaque des «boîtes à livres» – ces dispositifs qui se multiplient jusque dans les villages permettant de déposer commodément les livres dont on souhaite se séparer pour en prendre d’autres en échange mais qui, hélas, ne sont pas tous assez bien conçus pour protéger efficacement ce qu’on leur confie: beaucoup de ces «boîtes» sont réduites à de simples étagères ouvertes à tous les vents, averses comprises, ruinant ainsi à la moindre intempérie leur contenu… Maniaque, donc: je m’arrête avec une constance irrépressible devant chacune de ces mini-bibliothèques que je rencontre pour peu qu’elle soit assez fermée pour être protectrice. J’y ai déposé nombre de volumes auxquels je n’étais pas trop attachée et dont je savais que je ne les relirai pas. Mais je dois avouer qu’en nombre, j’ai emporté bien davantage d’ouvrages que je n’en ai déposé… Et combien de pépites! par exemple ces trois volumes reliés du Théâtre complet de Shakespeare, traduction de François-Victor Hugo, édition Garnier-Flammarion… Les trois volumes ensemble! dans la même boîte, en «état d’usage» mais sans lésion dommageable ni annotations surabondantes susceptibles de gêner la lecture! Irrésistible: à peine aperçus ils m’ont arrêtée; juste le temps de les prendre en main l’un après l’autre, de les feuilleter rapidement et ils furent embarqués sans autre forme de remords bien que je n'aie rien eu à offrir en contrepartie. Mais un peu plus tard, dans une autre boîte similaire qui a récemment fleuri au pied de mon immeuble, je déposai avec une pensée reconnaissante pour mon donateur anonyme et de hasard, les deux ou trois pièces shakespeariennes pareillement publiées par Garnier-Flammarion, en volumes isolés, qui trônaient dans la bibliothèque.

Ma provision de lecture est déjà imposante – mais il m’est toujours impossible de rester indifférente aux «boîtes à livres». Tout autant qu’aux rayons, physiques ou en ligne, des librairies d’anciens. Comme si je devais avoir mille vies de lectrice. Un fantasme bien sot, mais fi de la sottise... Rêver de l’impossible aide à rester debout quand les tempêtes intérieures font rage – et que l’on sent devoir éviter de trop se demander «à quoi bon vouloir rester debout».

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31 décembre 2023 7 31 /12 /décembre /2023 11:32

... qu'il en serait presque une mise au tombeau. Car de ce réveil imaginé le 12 septembre dernier à la faveur d'un livre lu, sitôt aimé et accompagné de foultitudes de notes jetées çà et là en cours de lecture puisque je prévoyais, en croyant dur comme fer la chose possible, de rédiger ici une chronique (et non sur k-libre car l'ouvrage en question, À la mesure de nos silences, ne relevait plus assez de l'actualité) au point que je notais en bas de page un [à suivre] - de ce réveil, donc, il n'y eut rien. Le [à suivre] demeura sans suite, le roman de Sophie Loubière sur mon bureau bien en évidence avec les paperolles de notes le garnissant comme si, demain - au pire après-demain ou le surlendemain - j'allais enfin «m'y mettre»,  et ces Terres restèrent désertes. Plus RIEN!

Puis vint le deuil – mon père partait subitement en octobre, lui le dernier pilier du quatuor d'amour total et indéfectible que formaient depuis ma naissance mes parents et les parents de mon père, m'entourant d'un cocon douillet, protecteur, à l'épreuve de toutes les balles de la vie et dont j'ai profité de manière éhontée (sans jamais les remercier de l'amour qu'ils étaient en droit d'espérer), au point de n'avoir pas vraiment franchi le pas de l'âge adulte à 60 ans d'âge biologique. Une vieille petite chose ratatinée sur ses échecs, ses intentions avortées, ses exécrations rancies et autres ressassements fétides, qui continue à formuler des intentions et des rêveries en sachant fort bien qu'elle ne fera rien pour les accomplir, les vivre, avant de mourir et qui de là n'en est que plus aigrie: voilà le portrait en pied de ce «moi haïssable»... que je découvre nument maintenant que je suis orpheline et à force d’introspections (expéditions spéléologiques de plus en plus fréquentes, prenantes, obnubilantes), sans plus aucun bouclier pour me protéger – je veux dire, sans plus personne pour supporter mes lamentations et tout me pardonner. La vie est exécrable dès lors qu’on fait tout pour la rendre telle.

C'est aujourd'hui me dernier jour de l'année 2023. Je n'ai jamais tenu pour fondamentales ces dates-jalons dont on borne le cours du Temps (anniversaires, premiers et/ou derniers jours de...) histoire de s'imaginer avoir vue sur lui alors qu'il s'écoule, têtu et aveugle, sans que l'on y puisse rien, indifférent à nos décomptes ridicules – ridicules car emplis de la présomption qu'on peut contrôler quelque chose de ce Temps alors qu'il est seul maître à bord, consumant tout sur son passage quoi qu'on fasse ou pense. Pourtant, je suis encore assez imprégnée de ces habitudes mentales bien que je les sache hochets stupides pour me pousser à écrire tout spécialement pour «ce jour-là». En ce dimanche 31 décembre, je ne me prépare pas à «fêter l'an nouveau» – comment le fêter avant même son aurore alors qu'il peut s'avérer d'une noirceur abominable... non, je porte le deuil de l'année bientôt finie, comme chaque soir je porte le deuil du jour achevé en me disant que venait de passer autant de temps qu'il fallait ôter à mon solde vital. Mais une fois de plus et sans escompter de véritable reprise, c’est en ce 31 décembre que je travaille à laisser une nouvelle trace ici. À quand la prochaine…

 

© Photo: Yza R., 2019. Ci-gît l’année finie.

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12 septembre 2023 2 12 /09 /septembre /2023 14:11

Parfois, sans que rien se soit produit d'identifiable qui fût de nature à passer l'âme au noir de fumée, l'on se retrouve jeté dans un boyau sombre empuanti de moisissures... On vient d'entrer dans un long tunnel dont on n'entrevoit pas l'issue et, dès lors, chaque matin ressemblera à un pensum: l'on se réveille avec au fond de soi comme un sanglot coincé, une masse de ouate dans la tête qui fait obstacle à toute pensée et ne laisse subsister de cérébral que ce qui est de l'ordre du réflexe. Au physique, on est aussi ratatiné qu’un vieux cep tordu, desséché à force d’avoir rôti au soleil… L'on est enfoui dans ces sensations poisseuses comme dans un cocon qu'une armée d'araignées aurait tissé pendant des siècles. L'on s'éteint là à petite vitesse, ne pensant plus à rien autre qu'à son petit confort et à la satisfaction de ses besoins physiologiques, heureux simplement de ne souffrir de rien et de sentir son corps flexible, réactif – qui ne traîne pas la patte ni ne renâcle aux commandements du cerveau. Et à force, si l'on n'y prend garde, on atteint le niveau ultime du rétrécissement mental, celui de non-retour où l'on se résume à un point infinitésimal.

Telle est l'humeur joyeuse qui fut la mienne ces dernières semaines – je traversais un de ces longs tunnels aranéeux que mes états d'âme connaissent bien pour y macérer souvent et dont je sais, par habitude, que je finis par sortir avant de m'être racornie tout à fait... Un moment arrive, tôt ou tard, où ma léthargie vole en éclats au contact d'une de ces infimités qui pullulent en continu et auxquelles, quand on est normalement éveillé, on est infiniment sensible… un insecte en train de butiner. Un air à la radio qui accroche l'oreille. Ou encore un mot inconnu lu au détour d’un texte: poussée vers le dictionnaire pour en découvrir le sens, l'étymologie, l'évolution, je réalise que je ne suis pas si éteinte puisque je jubile d’avoir ressenti le désir d’en savoir plus et une joie intense d’avoir trouvé réponse à mon interrogation.

Une seule étincelle de cette sorte et me voilà rassurée: je ne suis pas irréversiblement ratatinée. Petit retour sur la plus récente...

Arrive la dernière semaine d'août. Cela fait plus d'un mois que je n’ai pas écrit. Ni ici ni ailleurs, pas même une de ces petites dépêches pour k-libre qui me maintiennent dans un état de lucidité scripturale à peu près satisfaisante car, sans requérir un registre de langue particulièrement soutenu – on n'écrit pas une dépêche informative le petit doigt en l'air et l'imparfait du subjonctif à la boutonnière – elles exigent du soin tout de même dans le choix des mots, de l’attention, de la réactivité, et surtout cette minuscule aiguille d’enthousiasme qui convainc dans la seconde suivant un constat que l’info aperçue doit absolument être partagée. Cette «minuscule aiguille d'enthousiasme» qui est justement l’une des premières choses à disparaître quand je déprime... Et il y a bien plus longtemps encore que je n’ai plus photographié. Je n'évoluais plus qu'à la surface de l'existence, confinant celle-ci aux soins domestiques et au maintien d'un confort physique minimal.

Tout ce dont j'aurais pu dire qu'il relevait de la «nécessité intérieure» était enseveli sous la cendre et rien n’était plus sorti de cette cinérarité généralisée quand, à la faveur d’une balade boulevard Mainiol à Gourdon – une balade au pas de charge, yeux rivés au sol et pensées verrouillées sur l’effort que je voulais optimiser – un panneau à l’extérieur de la librairie Des livres et vous a percé contre toute attente l’épaisse paroi derrière laquelle je me pensais emmurée vive (auto-emmurée pour être juste). Y était affichée l’annonce de la prochaine venue d’une autrice dont le nom m’était familier pour l’avoir bien souvent croisé lors de mes contributions au fil d’actualité de k-libre (mais sans que j’aie encore rien lu d’elle): Sophie Loubière. Ce nom à l’extrême périphérie d’un champ visuel dont j’avais délibérément limité l’étendue a suffi pour couper court à mes pas. Je fais halte et prends le temps de lire toute l’affichette. Deux dates, les 15 et 16 septembre; deux lieux, la bibliothèque municipale et la librairie devant laquelle je suis à l’arrêt, un titre de livre enfin, À la mesure de nos silences.

«Il faut absolument rédiger une dépêche!» ai-je aussitôt pensé et, dès lors, cette intention occulta tout sur son passage! Elle s’imposa ainsi jusqu’à ce que j’aie l’accord de Julien V. pour la rédaction du billet qui, ainsi, fut mis en ligne le 7 septembre. Une intention moins anodine qu’il n’y paraît: elle témoigne d’abord qu’en dépit de mes incapacités répétées de rédiger une chronique décente, rien de ce qui pouvait intéresser k-libre ne m’était devenu indifférent. Ensuite, elle m’a amenée à l’intérieur de la librairie pour questionner un peu le libraire sur la rencontre à venir – je retrouvai un comportement de chroniqueuse curieuse, c’était donc un peu de vie qui brasillait de nouveau – et, enfin, m'a incitée à acheter le roman et à le lire… Ma curiosité poursuivait son chemin, se déployait au-delà du seul accroc au regard: le peu-de-vie brasillant devenait flammèche. Je cessais de tâtonner dans la nuit – le long tunnel obscur se moirait de clartés...

J’ai acheté À la mesure de nos silences toutes ailes dehors – je veux dire avec, à son endroit, une totale liberté: ne l’ayant pas reçu en service de presse, je ne lui dois rien; qu’il me séduise ou pas, peu importe que je ne trouve pas les mots pour l’évoquer, je n’éprouverais aucune culpabilité de n'en rien écrire.
Mais voilà... à peine lues les premières pages, l’écriture me subjuguait déjà  – non, non... le mot n’est pas trop fort: ces «premières pages» ont été l'ancre qui a durablement amarré mon attention dans les profondeurs du texte, dans son intimité... en lisant je retrouvais goût à cette façon singulière de «lire dans les recoins» qui est celle de la chroniqueuse mais aussi, à quelques variantes près, de la correctrice (saurai-je lire tout à fait autrement?) Ce roman m’a réconciliée avec cette lecture-là, avec la lecture tout court et, par là, je peux dire sans détour que je lui dois les prémices d’une résurrection intérieure.

[à suivre...]

 

 

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13 août 2023 7 13 /08 /août /2023 16:59

Le 6 juillet 2023 il a fallu t’endormir définitivement, un mois jour pour jour après une seconde opération dont tu avais in fine bien récupéré malgré un probable AVC postopératoire et donc une convalescence moins rapide qu’en décembre quand il avait fallu, par une première intervention, t’enlever une tumeur mammaire qui s’avéra être un carcinome «très agressif de grade 2». Cette seconde opération fut la dernière étape d’un long parcours thérapeutique, initié voici quelque dix-huit mois après que l’on eut découvert des ganglions intestinaux. Un lymphome de bas grade doublé d'une hyperthyroïdie ancienne et d'une fragilité rénale tout aussi ancienne, toutes deux bien contrôlées grâce à des médicaments que tu prenais, ma foi, sans trop d'encombres… Ce fut alors le début d’un traitement alourdi, sans cesse ajusté car ponctué d’examens réguliers et fréquents, d’une surveillance quotidienne de ton appétit, de ton comportement général – d'une vigilance extrême de tous les instants. Ô combien d’alarmes au vu d’une diarrhée, d’un refus de nourriture, d’un rejet alimentaire! aussitôt ton vétérinaire en était informé qui à distance me conseillait sur la conduite à tenir… et jusqu’à ce fatal 6 juillet, toujours une parade était trouvée.
Mais là non. Je m’étais pourtant levée rassurée ce matin-là en constatant que tu avais mangé dans la nuit ta ration de croquettes et je t’avais administré tes médicaments comme d’habitude, en pensant déjà au bilan encourageant que j’allais communiquer à ton vétérinaire lors du prochain rendez-vous – le 10 juillet – qui devait permettre d’organiser ton séjour lotois et l'aménagement du suivi pour l’été. Une heure plus tard je te trouve allongée sur le flanc, bavant et suffoquant. Aussitôt je t’amène à la clinique où l’on te garde en observation. Et à midi, le diagnostic tombe: une masse de 2 centimètres s’est développée en haut de l’œsophage qui comprime la trachée et t’empêche de respirer. L’on t’a mise sous oxygène en t’administrant un antidouleur afin de te soulager. Mais cette masse n’est ni opérable, ni curable – une fois l’effet de l’antidouleur estompé et l’assistance respiratoire supprimée, tu recommenceras à suffoquer, à baver – à souffrir le martyre. Donc pas question de te ramener à la maison: cela reviendrait à te laisser agoniser dans la douleur. Il faut t’euthanasier. Un rendez-vous est fixé dans l’après-midi. Une longue demi-heure d’explications dans une salle de consultation à l’étage, où je vais pouvoir rester avec toi pendant que l’on prépare les produits nécessaires au protocole d’euthanasie. On part te chercher au chenil et tu arrives dans les bras d’une infirmière enveloppée d’un plaid bleu ciel, si voluptueux qu’il m’évoque un nuage; elle te pose sur la table d’examen avec une infinie douceur, s’éclipse sans un bruit, m’adressant juste un petit mot plein de gentillesse qu’elle chuchote. Tu halètes, cherches ton souffle… et sembles complètement rencognée dans ta souffrance car tu ne marques aucune réaction à mes caresses, à aucun moment tu ne me regarderas ni ne tendras la patte vers moi comme tu avais coutume de le faire lorsque tu venais te blottir dans mes bras, tel le nouveau-né serré contre sa mère et qui tend la main vers son visage (une posture qui a très tôt été la tienne, que tu as gardée jusqu’au bout et qui n’appartenait qu’à toi car je ne l’ai, jusqu’à présent, rencontrée chez aucun de mes félins). Je reste là à te cajoler, en murmurant des minauderies que je sais ridicules («ma bichoune», «ma petite bichounette», «ma pauvre petite Mélithys»…) mais sans pouvoir m’empêcher de les répéter en litanie, comme si elles pouvaient rendre plus doux encore le plaid-nuage.
Arrive le moment. Le vétérinaire m’explique qu'il va procéder en deux temps. Une première injection pour t’endormir profondément – l’effet est quasi instantané: tu cesses de haleter, ta respiration devient régulière et lente, par instants tes pattes frémissent, et aussi tes moustaches. «Elle rêve…» me dit le vétérinaire à voix basse. Un sommeil qui a l’air normal… Mais il faut maintenant aller au terme du processus – une seconde injection, lorsque la sédation sera estimée assez profonde, va arrêter ton cœur. Peut-être s’est-il écoulé une dizaine de minutes avant que le vétérinaire me demande «on y va?». Ce fut un «oui» bien difficile à articuler mais comment attendre davantage… et dès que la seringue fut vide, tout ton corps s'affaissa dans une tranquille immobilité. Tu avais cessé de vivre. Je passai encore presque une heure avec toi figée quiètement dans ton plaid-nuage, à te parler en te cajolant comme si tu étais toujours là. L’on m’apporta des papiers à remplir, puis l’on t’emmena hors de la pièce aussi précautionneusement qu’on t’y avait amenée, lovée dans ton nuage de tissu, en me disant «on va bien s’occuper d’elle». Étant donné la délicatesse des gestes dont tu as été entourée de bout en bout, je n’avais aucun doute sur ce point: même morte tu allais être traitée avec beaucoup d’égards.

C’était il y a plus de cinq semaines. J’avais été plus rapide à écrire la nécrologie de Nyssiah, de Mysstykk, de Sweetie… seulement, aujourd’hui, je ne sais plus comment ajuster les mots, les phrases, aux mouvements de mon esprit et de mon âme – je ne sais plus écrire! est-ce temporaire ou une aridification définitive… je ne sais mais quoi que vaillent ces lignes, je ne pouvais te laisser sans une épître d’adieu.

Maintenant que la voilà faite, je peux y ajouter cette longue ressouvenance par laquelle j’avais commencé, que je laisse dans son état d’inachèvement…

Mélithys…
Ton nom m’est venu comme une révélation; au lever, un matin j’ai eu ces syllabes en tête et j’ai su que tel serait ton nom. Lorsque tu es née il y avait dix autres chatons avec toi – Mysstykk, Sweetie et Nyssiah avaient mis bas quasi en même temps. Je savais que l’un d’eux resterait à la maison, mais comment choisir… Onze chatons et trois mères allaitantes dans un appartement, cela exige un entretien colossal, et empêche de consacrer à chaque petit assez de temps d’observation pour sentir chez lui tel ou tel trait de comportement qui fera chavirer la décision. Je me laissai donc guider par le pelage – mais par le sexe d’abord : je voulais une femelle de façon à ce que la lignée puisse se perpétuer une fois que Mysstykk, puis Sweetie et Nyssiah seraient stérilisées – par ordre d’ancienneté – en décidant de garder celle des chatonnes qui aurait une robe différente de mes trois chattes (toutes étaient noir et blanc mais les deux couleurs en des proportions très dissemblables) et qui, aussi, serait à mes yeux peu banale. Il y avait des chatons noir et blanc, des tigrés noir sur fond gris… et deux offraient un aspect que je trouvais assez singulier: toi, et une de tes sœurs – deux petites chattes donc : mon choix se ferait entre vous. Dominante de blanc, avec pour l’une des taches gris pâle – un gris d’une étonnante tonalité rosée, presque mauve, d’une infinie délicatesse – striées de gris plus foncé mais de cette même tonalité délicate et, pour l’autre (toi), de larges plages d’un gris plus classique où l’on entrevoyait un sous-poil roux, rayées de noir, une queue particulièrement fournie tout annelée de noir… et une truffe rose foncé avec des pointes gris foncé. Peut-être avais-tu déjà un caractère bien affirmé tandis que ta sœur semblait plus effacée, plus craintive? Je ne me souviens pas vraiment – mais je sais que très vite je l’avais baptisée intérieurement (sans jamais faire usage de ce nom puisque je n’étais pas certaine de la garder elle) Fleur-de-Gris tant elle m’évoquait, par son pelage, son comportement, ses grands yeux où je lisais de la timidité, la grâce fragile d’un pétale. Mon cœur balançait entre vous deux, je ne parvenais pas à choisir – la solution eût été de vous garder toutes les deux mais cela eût porté à cinq le nombre de félins dans un appartement: ce n’était pas raisonnable et, raisonnable, il faut bien l’être de temps en temps. Je m’en remis donc au sort… Lorsque venaient à la maison les personnes souhaitant adopter un de mes chatons, je disais toujours que vous étiez «déjà réservées». Et quand il ne resta plus que vous à n’être pas adoptées je n’avais toujours pas décidé qui resterait avec moi. Enfin si, un peu quand même: insensiblement, j’avais fini par pencher pour toi – la raison m’échappe – mais sans oser aller jusqu’à l’arrêt sans appel; aussi ai-je attendu que les derniers adoptants – un couple avec une petite fille d’une dizaine d’années – m’aient signifié leur choix. Le jour convenu pour la visite, je vous présentai toi et ta sœur, en glissant peut-être (mais je n’en suis pas si sûre) dans mes commentaires deux ou trois éléments susceptibles d’infléchir leur décision. Et, de fait, la petite fille jeta son dévolu sur ta sœur… en proclamant qu’elle l’appellerait Tartine (ou Galipette, peut-être?). Ainsi les dés furent-ils jetés – sur lesquels, me semble-t-il, j’avais un peu soufflé avant que la main du Destin fasse son office. Cependant, tu n’avais pas de nom. Mais tu n’en fus pas longtemps dépourvue… peu après cet arrêt du sort, je me levai un matin avec en tête «Mélithys», un mélange de Mélite (une pièce de Corneille que pourtant je n’avais pas lue ni vue représentée et dont je ne savais rien autre que le titre – et que je ne connais toujours pas à presque vingt ans de distance!), d’améthyste, de mellifère peut-être aussi? Bref, j’ignore quelles curieuses transmutations se sont opérées dans mon esprit, athanor parfois fantasque, et à partir de quels métaux premiers, mais toujours est-il que tu fus ainsi baptisée: Mélithys.
À fur et mesure que tu grandissais, des singularités sont apparues; la couleur de tes yeux, désertant peu à peu le vert de ceux de ta mère Mysstykk, s’est arrêtée sur un gris incertain qui gardait ainsi comme une trace fantôme du bleu myosotis de ceux de ton père, Bambi – un croisé siamois tigré beige et sable négligé par ses propriétaires et qui trouvait refuge à la Croix de Pierre, qui t’a en outre légué l’aspect fourni et annelé de sa queue. Une queue que tu tiendras jusqu’à tes derniers jours de manière très caractéristique quand tu te déplaçais – un peu plus haut que l’horizontale, avec l’extrémité légèrement repliée. Ta démarche aussi, légèrement dandinante, dès l’enfance un peu lourde – toujours une patte arrière était à la traîne quand tu sautais sur la table ou sur quelque autre point élevé – et, en vieillissant, demeurée pesante et déhanchée, avec quelques signes d’arthrose. Ce qui ralentissait assez tes esquives pour que je puisse t’immobiliser quand il fallait te donner les médicaments – et ce qui était sans doute un handicap pour toi me facilitait bien la vie, il me faut l’avouer…

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Post-scriptum
Cette nécroféline serait bien incomplète si je n'adressais pas de chaleureux remerciements à toute l'équipe de la clinique vétérinaire du Mesly, à Créteil. Et plus particulièrement au Dr Stofleth, mon vétérinaire référent, qui a si bien accompagné Mélithys. Tout le monde a été aux petits soins pour elle, je ne crois pas qu'elle aurait pu être en de meilleures mains.

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10 août 2023 4 10 /08 /août /2023 10:17

Des mois de désertion – huit, rien moins que cela. Huit mois pendant lesquels pourtant j’aurais «eu à dire», fût-ce simplement me plaindre de ne plus «savoir dire», justement! Comme si je voulais du renoncement faire ma bannière quotidienne et du dos tourné ma posture-signature. Et pourtant je reviens, comme si je voulais rattraper par la dernière bribe de sa manche prête à céder le triste vêtement du Temps qui passe dans l’espoir vain de le freiner un peu.

Espoir vain et qui cependant n’a pas encore cessé de vivre puisque je tente de nouveau l’effort d’écrire – id est: croire que je puis retenir emprisonné dans les rets des mots et des phrase quelque chose de ce que je vis, ressens, pense… alors même que je sais, jusque dans mes tréfonds, que rien, n’est à la maille et qu’il n’y a au fond de mes phrases, fussent-elles mille fois relues et amendées, qu’une pitoyable lie, un dépôt bien morne au regard de ce qui, tant que je suis vivante, foisonne dans mon âme et dans mon cœur. Une prise de conscience bien amère qui a été jusqu’à me débarquer de cette activité de chroniqueuse, celle-ci ayant fini par me paraître hors de mes compétences.

Toutefois la braise n’est pas morte – la preuve.
Peut-être arriverai-je de nouveau à «écrire sur»? ô comme je dois rester prudente, et me garder d’anticiper! il n’est question pour l’heure que d’une infime flammèche ranimée à la quasi-veille du jour où je vais devoir renouveler mon abonnement Premium – car en dépit de cette désertion je ne me demande pas une seule seconde si je vais ou non renouveler cet abonnement, quand bien même je cesserais définitivement de venir écrire en ces terres (ce à quoi je refuse de me résoudre en dépit des apparences, d’où la résolution de marquer ce refus par la «flammèche infime»de ce jour), que ce soit pour m’y lâcher au doigt mouillé ou pour tenter de les rendre à cet état de «site critique» qu’elles ont été lors de leur émergence, en 2009: être «abonné premium» revient à préserver ces pages, dussent-elles ne plus s’augmenter de la moindre ligne, de toute gangrène publicitaire.

Ce n’est pas que j’attache un grand prix à mes écrits – et à l’occasion il m’est arrivé d’en trouver certains si mal fagotés que je ne pouvais décidément pas les laisser sans correction: un mot, voire une phrase entière, biffé par-ci, une hénaurme faute corrigée par-là… et sans doute un jour irai-je à la suppression radicale de tel ou tel article tant son ridicule m’apparaîtra dans toute sa splendeur, laquelle me demeure cachée pour le moment – mais imaginer un espace que j’ai aménagé selon mes souhaits, et quelle que soit la nullité de ce qu’il abrite, infesté d’«annonces», de «pop ups» et autres atrocités mercantiles m’est insupportable. La «publicité», qui se glisse désormais partout dans le moindre interstice de la vie quotidienne, et plus vicieusement que les poussières brassées par les vents, est un véritable cauchemar et c’est à mes yeux une mesure de salubrité mentale, intellectuelle, de s’en protéger. Alors quoi qu’il advienne de mon «petit coin de Toile», quatorze ans après que je lui ai donné naissance et tant que l’hébergeur vivra, je me réabonnerai chaque année.
Une variante de la «protection de l’environnement et des paysages»: voilà au moins des terres que l’on n’artificialisera pas, un littoral que l’on ne bétonnera pas!

Reste que j’ai quelques dettes d’écriture à acquitter et que j'ai tracé ces lignes d’abord et avant tout comme un pianiste aurait fait ses gammes; je m’y dégourdis les doigts et la pensée scripturale pour tâcher d’affronter au moins deux de ces «écrits-que-je-dois». Une nécroféline (Requiescat in pace, ma petite Mélithys…) et un retour à Sarlat en trois pièces trois fois rien au regard des dix-neuf spectacles de l’édition 20203 mais trois pièces quand même que je ne saurais passer sous silence.

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1 janvier 2023 7 01 /01 /janvier /2023 13:09

L'obscur et abyssal silence a de nouveau figé mes petites pages de Toile dans les grandes glaciations.

L'indicible nuit des mots fuyants, qui ne viennent plus s'ordonner comme l'exigerait l'"écriture" mais errent de-ci de-là, flottant en ordres dispersés et qu'aucune injonction ne peut rendre à la raison - à la logique scripturale veux-je dire:  ils sont là et pèsent en moi de tout leur-être-là sans que pour autant je puisse les maîtriser assez pour "écrire".

La nuit, aussi, des pensées qui cessent de sourdre le long de phrases ondoyant assez pour se laisser lire et se bornent à enfler puis à s'affaisser tels les flux et reflux d'une mer houleuse, jamais en paix, jamais étale - dans la tourmente toujours.

 

L'ombre dense de cette étouffante mutité se fissure enfin: une curieuse synchronicité s'est produite le dimanche 1er janvier qui se textualisait lentement mais sûrement. C'est elle qui eut raison de la longue période glaciaire. Mais il me semblait que je ne pouvais pas mettre en ligne ce petit récit sans avoir au préalable esquissé quelque chose qui eût l'air d'un seuil (pourquoi donc, à bien y réfléchir...). Deux ou trois phrases pour me délier les doigts, qui me fassent "sortir au jour"... ces phrases qui précèdent et auxquelles j'assigne une police différente afin qu'elles se montrent pour ce qu'elles sont - une entrée en matière, et une sortie de nuit.

***

Le 27 novembre dernier - un dimanche morne et pluvieux comme celui qui a ouvert l'année nouvelle - je sortais en milieu d'après-midi avec le projet de marcher au moins pendant une heure à un rythme soutenu, hors de mes "parcours de confort". Mais j'ai tant et si bien évité les lieux familiers qu'à force de m'en détourner je suis arrivée à un point où j'avais perdu tout point de repère. Un peu de réflexion et de déduction est venu à bout de ce bref moment de désorientation et de panique. Je pus alors savourer pleinement la découverte faite un peu plus tôt...

Au début de ma balade, alors que je venais de m'engager dans l'avenue Laferrière sans véritablement regarder autour de moi, une infime perturbation dont je n'eus pas conscience affecta assez mon champ visuel pour que mon attention soit arrêtée par une haute clôture à barreaudage plein dont la peinture était écaillée et les panneaux troués par endroits, arborant quelques lésions de rouille. Dépassant de cette clôture, le sommet d’un toit, et dessous un mur de pierre, une fenêtre dépourvue de volets dont l’aspect suggérait que la maison était abandonnée et m'évoquait, je ne savais pourquoi – maintenant si, je sais (enfin, à demi): j’étais renvoyée à des souvenirs télévisuels d’intrigues policières (Les Brigades du Tigre peut-être?) et de récits fantastiques (l’adaptation de La Poupée sanglante?) – la charnière des XIXe et XXe siècles… ce sont bien évidemment ces vagues réminiscences qui ont parlé plutôt que de quelconques connaissances architecturales, lesquelles me font défaut. Alors j’ai cherché à en voir davantage. Ici et là, à travers des trouées plus conséquentes, une bribe de jardin en friche, des détritus entassés dans un coin... et, de la maison, c'est le perron que je voyais, d’autres fenêtres sans volets ou n’ayant plus qu’un seul des deux battants pendouillant à ses gonds… L'effet est immédiat: je pense "photogénie du lieu" et le désir de faire des photos s’impose. À qui s’adresser pour pouvoir entrer en toute légitimité? Une pancarte avertit que la propriété est "sous surveillance vidéo" - assez curieux pour une maison dans cet état… mais cela signifie qu’il y a des propriétaires suffisamment attachés à leur bien pour le sécuriser ainsi; il me faut donc les rechercher, les contacter puis leur demander l’autorisation de photographier sinon l’intérieur de la maison du moins ses extérieurs et le jardin. Dès lors je ne pense plus qu’à cela et aux différents moyens que je pourrais employer pour identifier ces propriétaires. En même temps que je réfléchissais je ne pouvais m’empêcher d’imaginer qu'elle était peut-être hantée... C’est probablement à cause de ce brouillamini mental assez confus que je n’ai pas fait attention aux rues traversées… et que j’ai fini par me sentir tout égarée.

Une fois mes pénates enfin regagnées, je concrétisai la première idée que j’avais eue en postant un message relatant ma découverte sur le site Nextdoor. Je reçus très vite plusieurs réponses de Cristolliens qui connaissaient l’endroit, mais pas les propriétaires. L’un de mes correspondants me signala que l’on pouvait consulter en ligne le plan cadastral national. Ce que je fis mais, hélas, je n’ai pas su me repérer au vu du seul tracé des parcelles… un peu découragée – et, surtout, requises par des préoccupations plus prégnantes, je cessai mes recherches.

 


Les choses en sont restées là jusqu’au matin du dimanche 1er janvier 2023. Je sors marcher et, après avoir d’abord suivi une direction familière j’emprunte une rue que je n’ai pas l’habitude d’arpenter. Mais à peine engagée je la reconnais – c’est l’avenue Laferrière. Je vais donc retrouver la fameuse maison. Je pourrai en profiter pour noter d’autres détails… En quelques pas me voilà devant la mystérieuse clôture. Et je vois briller une lumière à l’entrée! le perron est éclairé… mais alors, abandonnée ou occupée cette maison? Sous le coup de la surprise, et tandis que mon regard s’attarde sur les jardinières crevées juchées au sommet des piliers encadrant le portail, sur l’un je vois un cartouche ornementé portant l’inscription "Castel Laferrière" et sur l’autre le numéro 112. Là, parfaitement visibles… La lumière d’abord puis ces indications précieuses qui m’apparaissent alors que je ne les avais pas vues le 27 novembre… sans oublier cette coïncidence frappante: 112 est aussi le numéro de mon appartement. Toutes ces clartés qui surgissent un 1er janvier, dissipant instantanément l’opaque grisaille du ciel pluvieux si bien en harmonie avec mon humeur morose… Aucun doute: c’est un signe. À lire au premier degré – ma curiosité à l’égard de cette maison étant ravivée, je vais pouvoir reprendre mes investigations munie désormais d’indices précis – ou bien de manière plus métaphorique: cette lumière inattendue au seuil d’un lieu qui m’attire m’intimerait-elle de ne pas renoncer à ce qui est intérieurement important pour moi quelles que soient les embûches?

Quoi qu’il en soit, cette synchronicité eut pour effet qu'à peine rentrée j’ai saisi "castel Laferrière à Créteil" dans mon moteur de recherche. Très vite je suis tombée sur un site que je ne connaissais pas: la Plateforme ouverte du patrimoine. Ô toutes ces ressources en accès libre et gratuit… quelle mine! Bref: ce castel est répertorié dans la base Mérimée (un signe de plus que ce renvoi littéraire…) et dispose de sa fiche. Peu d’informations mais une amorce de piste – j’ai envoyé aussitôt un message à la plateforme et, maintenant, j’attends la réponse. Tout en continuant à envisager d’autres voies à explorer, par exemple les Archives municipales du Val-de-Marne.


Il me semble, in fine, que je satisfais là une inclination générale à l’investigation, plus qu’une curiosité ciblée… et si la première lueur issue de cette "lanterne synchronique" aperçue au matin du 1er janvier 2023 était cette prise de conscience?...

***


Ceci n’est à l’évidence pas une "brève" et relève plutôt de l'introscopie. Mais reste "d’un jour", de ce jour en particulier, dimanche 1er janvier, car sans cet ancrage, la synchronicité perd une large partie d’elle-même.

 

 

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15 novembre 2022 2 15 /11 /novembre /2022 10:01

De nouveau le désert, et l'insondable aridité. Aujourd'hui 15 novembre - qui est un jour devenu mémorable depuis 2020, un "anniversaire" donc, mais d'une amertume singulière qui n'a pas encore passé comme sont censées le faire, prétend-on, les plus grandes tristesses puisque, avec le temps va, tout s'en va. Mais ce ne sont que des mots - des mots de poète certes et, pourtant, rien autre que des mots impuissants à panser les béances du manque-de-toi. Toi maman, partie dans ton sommeil comme on quitte une pièce où dort un enfant, sur la pointe des pieds pour ne pas le réveiller.

Il m'aurait fallu dire - comment l'absence et la dureté du vide se substituent inexorablement à l'encore-présence que l'on croit entretenir par le souvenir, les feintes conversations (tiens, au fait, tu sais que je continue de suivre assidûment Un si grand soleil? Et vendredi dernier, alors que je quittais la rue Saint-André-des-Arts après avoir fait une petite provision de cafés chez Malongo, j'aperçois faisant la queue devant une crêperie le comédien qui interprétait le rôle d’Eliott. Un regard brièvement arrêté qui croise le sien, juste le temps de comprendre qui je voyais et je me suis éloignée. Le courage m'a manqué pour l'aborder! nous en aurions bien ri au téléphone. De ma couardise, et aussi de mon assiduité à ce feuilleton, sans doute...) et mille petites choses insignifiantes qui peu à peu se raréfient - mais comme toujours le vouloir-dire a buté, échoué, sombré dans le vaste impossible.

Aujourd'hui bizarrement les synchronicités - ces étranges convergences surgissant quand devant soi, autour de soi, près de soi, on voit le monde se configurer en écho avec une pensée, un état intérieur et ainsi dessiner un glyphe dont on entrevoit le tracé sans en comprendre le sens - les synchronicités donc se sont multipliées. Tandis que, marchant d'un bon pas au bord du lac de Créteil, je tournais et retournais mentalement les mots par lesquels j'allais tenter de rendre compte d'un roman extraordinairement puissant, La Pointe de l'aiguille* (et je voulais absolument y arriver aujourd'hui, parce que, croyais-je, il entrait en résonance toute spéciale avec "aujourd'hui-15-novembre" mais en voulant écrire cette résonance je réalise qu'elle ne n'est pas pas tout à fait de l'ordre, ni de la nature que je lui prêtais, ces lignes peuvent donc se poursuivre sans que je sois parvenue à cette fin-là, "rendre compte de..."), j'aperçois en levant les yeux une flopée de pigeons arrivée par ma droite puis volant en cercles concentriques à quatre ou cinq reprises avant de rompre la spirale en une lente descente au sol. Je venais de voir effectué par ces oiseaux l'exact mouvement de mes pensées !

De même que le cercle de pigeons s'est rompu pour se poser, les pensées  qui m'obsédaient s'étaient fixées dès hier en une image dont la vision de ce matin me dit qu'elle est juste, et mérite d'être écrite...
Nos existences ne sont rien autre que de longs abîmes au bord desquels nous marchons en équilibre toujours instable. De profonds et insondables abîmes où se meuvent d'innombrables fils parfois tordus en d'inextricables nouements dont nous ne voyons rien alors même qu'ils sont nos fondations. Parfois en de rares occasions l'un ou l'autre de ces nœuds, et une bribe plus longue des fils qui  le constituent, se mettent à luire dans l'obscurité abyssale - et c'est une clé qui nous tombe entre les mains. Mais il y a tant de portes à ouvrir que ces trop rares clés glanées au cours de l'existence n'y suffisent pas. La nuit cesse-t-elle d'être nuit au moment du Grand Passage...

Je poursuis mon chemin et je croise Pierre, un membre de la défunte association Photovision, grâce à laquelle j'ai participé à mes premières expositions photographiques - la conversation s'engage, et voilà que remonte par vagues bien des souvenirs. Le passé toujours fait retour, et ce retour-là vient encore me murmurer à l'oreille que La Pointe de l'aiguille décidément résonne... mais bien plus amplement qu'avec ce seul "jour-de-novembre" désormais si spécial.

* La Pointe de l'aiguille. Nouvelle inachevée..., de Youri Maletski (traduit du russe par Marie Roche-Naidenov, avec deux photographies de Natalia Turine), Louison éditions, 2017.

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21 septembre 2022 3 21 /09 /septembre /2022 17:47

En marge des lectures vouées aux chroniques, des travaux de correction, je persiste dans mon intention d'explorer la série des Miss Silver Mysteries en suivant, autant que possible, l'ordre de parution original. Par pur plaisir, et aussi par curiosité car à fur et mesure que je découvre les romans je m'attache de plus en plus à cette série que je ne parviens décidément pas à aborder en simple lectrice dilettante. Sans cesse me viennent sous les yeux des  constats qui font lien, nouent entre elles réminiscences, hypothèses gardées sous le coude et déductions esquissées, tout cela dans un grand désordre.

Cet ordre d'origine permet de déterminer comment le personnage évolue en tant que créature de fiction - changent insensiblement certains traits qui lui sont prêtés tandis que d'autres demeurent exprimés de la même manière tout au long de la série, varient également les circonstances qui entourent son entrée dans le récit, autant d'éléments permettant d'apprécier le savoir-faire de l'auteur pour ce qui regarde la construction romanesque. La chronologie des primo-traductions françaises en revanche fausse complètement la perception de ces évolutions - mais sans doute est-elle riche d'enseignement pour qui saura faire la part de tous les facteurs qui, outre l'intérêt strictement littéraire, ou lectoral, viennent décider de la publication d'une traduction.

Dimanche 4 septembre. Je commence Le Hallier du Pendu, paru en 1960, alors troisième roman de la série à paraître en français - mais treizième enquête de Maud Silver - après L'Homme au masque gris (1930) qui est la première enquête et L'Horloge sonne minuit (1946) qui est la septième (j'hésite encore à me procurer cette édition ancienne).  Ce sera ensuite comme un vaste blanc dans le champ de ces primo-traductions puisque ce n'est qu'en 1979/1980 qu'arriveront, en salve groupée si j'ose dire, sept volumes publiés par Seghers - sans grand souci là non plus de la chronologie initiale. 

J'attends de recevoir Le Rocher de la Tête-Noire, quatrième enquête de miss Silver. Mais tant pis - j'ai ce livre à portée de main alors autant m'y plonger avant que je sois freinée dans ma lecture par un quelconque empêchement. Insensiblement je me mets à penser à l'histoire de Gloria, dont le squelette est découvert à la faveur d'un assèchement exceptionnel d'une retenue d'eau lors d'un été particulièrement sec. Lorsque cette retenue d'eau avait été aménagée, un village entier avait été submergé. Le passé du village englouti remonte, tout particulièrement la période de la Seconde Guerre mondiale. Par bribes l’histoire me revient - elle es située en Angleterre, l'un des protagonistes est une romancière à succès qui écrit des polars et avait vécu au village dans sa jeunesse... je sais qu'il s'agit d'un polar lu récemment mais n'appartenant pas au lot de services de presse reçus. Pourtant, pas un titre ne s'y associe, pas même un nom d'auteur. Et tandis que je me remémore des pans de plus en plus larges de l'histoire le titre du roman et le nom de l'auteur se refusent toujours à mon souvenir.  Plus je m'efforce de les retrouver plus ils s'éloignent et plus s'aiguise la nécessité de les retrouver. Cela vire à l'obsession... une véritable démangeaison mentale qui m'aura préoccupée tout ce dimanche.  Je sais aussi que c'est une série, une série que j'ai longtemps suivie d'assez près pour k-libre et dont j'vais un temps envisagé de lire tous les volumes dans leur ordre de parution original, comme j'essaie de le faire pour les Miss Silver Mysteries... Je m'étais d'ailleurs engagée dans le projet, jusqu’à relire des volumes déjà lus pour concentrer mon attention sur l'évolution de la situation familiale du personnage-enquêteur qui, à la différence de Maud Silver, vieillit au fil des romans et voit ses enfants grandir, sa femme le quitter... Mais quelle est-elle cette série, bon sang!

 

Ce n'est qu'en fin d'après-midi que soudain, je me souviens - c'est une fulgurance inattendue, brutale... Et ce trait de lumière me donne le sentiment d'avoir franchit un sommet, comme lorsque je me suis enfin décidée à terminer une chose que j'avais indéfiniment repoussée. L'histoire de Gloria est celle que Peter Robinson raconte dans Saison sèche (In a Dry Season, 1999), dixième enquête d'Alan Banks. Je comprends également pourquoi cette lecture datant d'à peine quelques semaines - j'ai dû achever le roman en juin dernier? - m'est revenue avec autant de force et à ce moment précis: Le Hallier du pendu renvoie pareillement à la Seconde Guerre mondiale. Et la victime est aussi une jeune fille séduisante, qui, comme Gloria, était susceptible de trop plaire. Un autre personnage féminin du Hallier m'a renvoyée à Gloria: la jeune fille qui a vu le corps est une "fille de la ville", coquette, qui "fait jaser"... Je note au passage que Saison sèche est sans doute le roman qde la série "Alan Banks" que j'ai trouvé le plus passionnant,  le plus impressionnant dans sa construction, complexe, à plusieurs strates temporelles subtilement entrecroisées avec assez de non-écrit pour que jusqu'au bout un intense suspense soit entretenu. Le récit n'échappe pas aux petites "recettes" de la série - les considérations sur la vie privée/sentimentale de Banks par exemple. D'ailleurs, à cet égard Saison sèche est un roman-clef: Banks emménage dans une nouvelle maison, Sandra l'a quitté, leur fils Brian abandonne définitivement les études pour se lancer dans la musique (ce n'est pas encore le temps des Blue Lamps)... et Annie Cabbott entre en scène. Mais je n'ai pas été gênée par ces "recettes", et sans doute est-ce parce qu'il s'est écoulé  un long temps depuis ma dernière lecture "banksienne": ce qui, revenant d'un roman l'autre presque systématiquement comme autant de tics de romancier avait fini par me lasser quand je suivais la série à fur et mesure que paraissaient les volumes, a retrouvé là tout son charme de "pilier narratif", d'élément de construction contribuant à la qualité architecturale de l'ensemble... et sans lesquels l'édifice narratif serait in fine bancal - ou la série en perte d'identité.

 

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17 septembre 2022 6 17 /09 /septembre /2022 09:08

Samedi 17 septembre 2022

 

Le ciel au-dessus de soi
Comme un vaste puits de lumière
Bleu pur et dur
Pas d’issue – les ombres sont abolies
Ne reste au loin qu’un horizon nu.

 

Nulle part où aller – pas de repli
Rien autre que l’intenable face-à-face avec soi-même

 

Et puis le bleu fraîchit.
Du gris moutonne
Roule ses balles d'ouate
Traîne ses effilochures de soie

C'est le réconfort - quelque chose trouble l'âpreté de la couleur trop crue où l'on peut se blottir.

 

 

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31 août 2022 3 31 /08 /août /2022 09:36

Un de ces "si" avec lesquels tout est possible, pas seulement la mise en bouteille de Paris. Donc pour moi, pour ainsi dire néo-Nykthéenne après une si longue retraite, un retour durable. Et si...

 

... je commençais par un geste radical? Une décision de table rase: vider définitivement de son contenu la salle des brouillons, où dorment des débuts de chronique vieux de plusieurs années?

Voilà c'est fait. L'un après l'autre les brouillons ont été définitivement supprimés et, avec quelque fierté, je puis dire que j'ai procédé sans ouvrir les fichiers. Afin d'être sûre de ne pas éprouver la moindre envie de reculer devant la suppression. Une exception: une chronique que je voulais écrire en 2013 et dont le titre aujourd'hui persiste à me paraître pertinent eu égard à ce qu'il me serait encore possible d'écrire à sa suite - peut-être y a-t-il dans ce brouillon des choses que je pourrais utiliser? mais non: rien! rien autre que les références d'un livre. Autre motif de fierté: j'ai enfin cessé, pour ce geste du moins, de procrastiner.

 

[Et si...] dans le prolongement de cette décision radicale, j'ouvrais une nouvelle catégorie (faute de savoir alimenter régulièrement celles existantes, on tente la nouveauté, avec l'espoir que la constance soit, par là, dopée...)?

Voilà, c'est fait. Avec ce texte inaugural...

Ébauches parce que je m'autoriserai ici à ne jeter que des notes, des fulgurances dénuées de toute grâce formelles qui les eût lassées en "épinglettes quotidiennes" par exemple, voir en "apartés" et pour lesquelles je me satisferai du style télégraphique.

Ébauches parce qu'ici je me laisserai écrire sans m'obliger au peaufinage qui finit par aboutir à l'immobilisme.

 

Et mon premier jet sera pour partager un récent enthousiasme de lecture, facteur de foisonnements intenses dont je me trouve, comme à mon habitude, fort embarrassée sans être pour autant capable de les jeuter (tiens, une faute de frappe dont je dirais qu'elle est un lapsus révélateur: jeu-ter, je-ter je jette par jeu mais pour moi jeter est tout sauf, justement, un jeu, plutôt un enjeu [jeu dans le jeu?], et des plus sérieux! une faute donc que je ne corrige pas puisqu'elle génère une suite de reconstructions parlantes...)  - à les jeter, donc, à la benne comme je viens de le faire pur mes trop vieilles friches . Alors en vrac et sans hiérarchie comme dirait Frank Perrin*...

 

Après avoir découvert la série des « enquêtes de miss Maud Silver » à la faveur de deux rééditions – Un troublant retour et La Dague d’ivoire – et acquis une première édition de la traduction française de Grey Mask, j’ai poursuivi sur ma lancée et recherché les autres traductions françaises dans leurs premières éditions en respectant l’ordre de parution. Je me suis ainsi procuré d’abord L’Affaire est close. Deuxième enquête silverienne, The Case is Closed est publié en 1937, et primo-traduit en… 2002 pour la collection "Grands détectives" des éditions 10/18. Dans cette collection, vingt-neuf volumes de la série le précèdent! Puis Le Chemin de la falaise, troisième enquête menée par Maud Silver, paru en 1939 et traduit pour la première fois en 1986 pour la collection "Nuit" des éditions Edimail – à titre gratuit, à la suite de Meurtre en coulisses de Ngaio Marsh. Cette traduction sera reprise en 1994 par la collection "Grands détectives", où elle prend la huitième place dans l’ordre de publication des "enquêtes de miss Silver". C’est peu dire que la chronologie des parutions d’origine est bouleversée !

Elle est même d’une certaine manière complètement oubliée par Edimail qui, en quatrième de couverture de son volume double, annonce Le Chemin de la falaise comme "la première enquête de miss Silver", alors que ce n’est pas même la première à être traduite en français: lui sont antérieures L’Homme au masque gris (1930), L’Horloge sonne minuit (1946) et quelques autres publiées par Le Masque et Seghers avant 1986. En termes de ripolinage éditorial Edimail n’a rien à envier aux Anglais. Il y a à la fin du volume une page consacrée aux citations critiques, toutes empruntées à des médias anglais, et qui à elles seules amènent force commentaires. Toutes sauf une font référence à Agatha Christie comme si Patricia Wentworth n'avait pas assez d’envergure littéraire pour être appréciée en elle-même. Pire: elle est présentée comme "le successeur désigné d'Agatha Christie" (Wembley News) alors qu'elle a précédé, biographiquement et littérairement, la "reine du crime"... quant à miss Silver elle apparaîtAVANT miss Marple, et c'est cette dernière qui emprunte des traits à Maud Silver, pas l'inverse.

Les deux rééditions grâce auxquelles j'avais découvert la série m'avaient déjà frappée par le changement radical d'identité visuelle: fini les reproductions picturales qui étaient la marque de la collection "Grands détectives", remplacées par des dessins au graphisme simplifié, un rien enfantin, avec ces pelotes de laine piquées d'aiguilles valant figuration symbolique de miss Silver. Et en lisant la dernière réédition reçue, celle de L'Empreinte du passé (où il y a d'ailleurs une incohérence: que fait donc ce chat paisiblement lové sur le fauteuil, au milieu des pelotes de laine? Maud Silver n'a pas de chat, et nul félin ne traverse le récit) je me suis aperçue que l'appellation "Grands détectives" elle-même avait disparu au profit du seul intitulé de la série, en l'occurrence "Une enquête de miss Maud Silver". Ces nouvelles couvertures m'affligent, non pas à cause d'une quelconque aversion esthétique purement subjective, mais parce que leur simplicité de ligne et de composition est en décalage total avec les intrigues silveriennes, qui n'ont rien de simple, ni dans leur construction, ni dans leur teneur, encore moins dans leur tonalité, toujours très nuancée.

Explorer les "enquêtes de miss Silver" en suivant la chronologie d'origine permet de voir comment le personnage se construit d'un roman à l'autre. Certes, miss Silver en tant que personne ne change pas; entre le premier et le dernier volume, elle conserve peu ou prou les mêmes caractéristiques physiques - une vieille dame atone, frêle, décrite de façon récurrente comme "insignifiante", pourvue d'une chevelure grise sans éclat, vêtue de couleurs éteintes, de tenues désuètes... Par ses vêtements et son aspect, elle est fanée. Et toujours ramenée à une créature victorienne, "comme sortie tout droit d'un vieil album de photos" me semble-t-il avoir lu dans l'un ou l'autre des romans, une manière de gouvernante, archétype de la personne efficace mais qu'on ne remarque pas. Le temps n'a pas de prise sur elle et, par là, elle pousse au bout de sa logique le "personnage romanesque": celui-ci étant une composante d’un ensemble, le roman qui, comme œuvre, perdure intact (ce sont les lecteurs qui changent au fil des périodes et à travers eux la réception des œuvres, non les œuvres en elles-mêmes ) il est tout à fait cohérent qu’il ne change pas non plus. Il n’en reste pas moins que le tracé du personnage, ses contours à l’intérieur du récit évoluent tout au long de la série ; à partir d’éléments invariants qui dès Grey Mask commencent de poser la figure de miss Silver, on la verra sinon se modifier du moins s’enrichir et se préciser – en même temps d’ailleurs que s’infléchit l’ambiance générale des romans, pour autant que je puisse en juger avec bientôt sept d’entre eux rangés dans ma bibliothèque de référence (au moment où j’écris ces lignes je viens de commencer Le Hallier du Pendu): les premiers empreints d’une dimension quasi horrifique tandis qu’ensuite prédomine une atmosphère plus feutrée
À l’unisson de cette aura horrifique miss Silver possède dans le premiers volumes une indéniable étrangeté: elle est perçue comme "effrayante", propre à intranquilliser non seulement ceux qu'elle interroge, mais ceux-là même qui la sollicitent par sa seule posture, sa façon de regarder, de deviner les choses qu'on lui cache au point qu'elle en paraît presque surnaturelle. Cette faculté de pousser à la confidence ses interlocuteurs est présentée comme une sorte de charme dérangeant tandis que, dans les enquêtes plus tardives, sans être dépouillée de son insignifiance et de sa couleur passe-muraille, elle perd ce caractère inquiétant – au contraire elle suscite d'emblée la sympathie, on va même lui raconte spontanément ses difficultés parce que sa douceur bienveillante encourage à le faire à la faveur d’une banale conversation et, s’agissant d’interrogatoires plus formels, les réticences à parler fondent comme neige au soleil au son tranquille des aiguilles accompagnant la voix sérénisante de miss Silver.

 

Ceux qui ont recours à ses services n’y vont pas de gaîté de cœur : toujours les guette la décision de reculer, même une fois reçus par la détective. Dans les deux premiers romans, elle est consultée sur recommandation: Archie la conseille à Charles Morey dans Grey Mask, qui à son tour invite son ami Henry Cuningham d’aller la voir dans L’Affaire est close. Dans Le Chemin de la falaise, il ne s’agit plus de recommandation mais d’une incitation indirecte: l’épouse d’Henry Cuningham, Hilary – qui n’était que son ex-fiancée en passe de renouer les liens dans L’Affaire est close –, ayant simplement évoqué miss Silver au cours d’un dîner, amène Rachel Treherne à lui demander un rendez-vous. Très habile concaténation narrative, subtile et précise: le lien se fait par un renvoi concis, voire évasif, qui néanmoins parle aussitôt aux connaisseurs sans nuire à l’autonomie du récit. Je remarque que dans cette troisième enquête – la seule pour moi au stade où j’en suis de mon exploration de la série – miss Silver apparaît dès le début du premier chapitre, nantie de son statut de détective: l’entrée de son appartement porte une très officielle «plaque de cuivre rouge, où l’on pouvait lire “Maud Silver – Détective privé”». Les fondements de l’affaire lui sont exposés par sa cliente au lieu d’être suggérés au lecteur à travers une phase d’exposition plus ou moins longue – les préliminaires à l’entrée en scène de la détective occupent parfois plus de la moitié du roman. Dans Le Chemin de la alaise on découvre aussi une miss Silver particulièrement ferme, parfois sévère, active, décisionnaire, n’hésitant pas à ourdir un plan d’action et à se comporter alors en véritable chef de campagne. C’est aussi dans ce roman qu’apparaissent ces éléments de coiffure si singuliers qui dès lors feront partie de ses traits distinctifs, réitérés d’un roman l’autre: une résille et "une frange curieusement frisottée".
En ce qui regarde l’ambiance, ces trois premiers romans se tiennent dans un mouchoir; leurs intrigues font une place non négligeable aux scènes angoissantes – l’on a dans L’Affaire est close un expert de l’emprise qui n’est pas sans évoquer "l’homme au masque gris" mais, en ce qui regarde l’angoisse, la palme du suscitement revient au Chemin de la falaise avec ses tentatives d’assassinat répétées et son final plongé dans le brouillard nocturne où bée la bouche noire d’un puits… frissons hitchcockiens garantis!


Les "enquêtes de miss Silver" mentionnées
L’Affaire est close (traduit de l’anglais par Bernard Cucchi), inédit 10/18, coll. "Grands détectives, 2002.

Le Chemin de la falaise (traduit par Anne-Marie Carrière; précédé de Meurtre en coulisses de Ngaio Marsh [traduit par Roxane Azimi]), Edimail, coll. "Nuit", 1986.

 

*Frank Perrin, Debord, printemps, Louison éditions, septembre 2022.

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    Si longtemps! ô certes voilà beau temps que je suis devenue coutumière des intermittences, des silences prolongés – comme si, d’année en année, je tâchais de m’effacer petit à petit en réduisant à presque rien mon écriture, de me détruire, en me taisant,...
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    En dépit de mon inclination à la mélancolie, voire au désespoir, qui tend à s'installer, il y a en moi une petite flamme vitale qui persiste à brûler vaille que vaille: la curiosité. Non pas celle, malsaine, qui pousse à fouiller dans les boues de ses...
  • Figure du désepoir
    Gris, gris... ô par la fenêtre tout ce gris Et dès le matin l'âme se meurt Du sentiment que tout déjà est fini
  • Un peu de brume en guise de titre (la panne!)
    Si longtemps... Il y avait si longtemps que je n'étais pas sortie dans le seul et unique but de photographier... mes boîtiers sont au repos depuis plus de deux mois – un repos total, à peine entrecoupé de quelques prises de vue hasardées non parce que...
  • Automnalité...
    Au fond de ma poche un marron, terne et ratatiné, que je roule machinalement entre paume et doigts dès que ma main le trouve. Ramassé il y a des jours, au temps de sa splendeur, tout luisant et lisse, comme verni, encore tenant à sa bogue entrouverte...

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