/image%2F0577559%2F20240317%2Fob_de4223_la-pas-la.jpg)
Je ne m'étais pas rendu compte que trois mois avaient passé depuis mon dernier passage ici. Oh, bien souvent des textes se sont ébauchés en pensée et plus d'une fois j'ai cru qu'une petite brève, sinon une chronique, prenait forme et puis très vite ce qui s'esquissait était jeté. Boule de papier mentalement froissée et lancée à la corbeille... Malgré les frêles éclats de lumière (deux ou trois mots qui faisaient sens, une phrase bien-sonnante, un court paragraphe en étroite adéquation avec une sensation fugitive...) je n'avais avant aujourd'hui jamais pris la peine de remettre ces éclats bruts sur le métier pour les tailler à facettes. Je les ai tous laissés en état de s'éteindre puis de disparaître. Tant pis.
Je reviens aux mots par les livres, ce n'est pas un hasard!
© Photo : Yza R., juillet 2021. Là, pas là…
Des boîtes à livres
Mes étagères regorgent de livres non lus. Beaucoup sont là depuis plus de vingt ans, acquis sous le coup d’une intention estudiantine (par exemple approfondir mes connaissances en littérature et civilisation médiévales, m’initier à la grammaire du moyen français…) à laquelle je n’ai jamais donné suite, ou bien parce que j’avais aperçu du coin de l’œil une allusion, un renvoi à l’un d’eux au détour d’une lecture et que je m’étais sur le moment promis d’emprunter ce chemin adventice dès la dernière page tournée de l’«ouvrage premier», mais chemin laissé pour compte par la suite – ne subsiste alors de cette promesse faite à moi-même qu’un volume rangé avec soin «en attente». «En attente» comme si l’avenir devait être sinon infini du moins assez large pour qu’aboutissent peu à peu toutes ces intentions abandonnées au fil des ans et ressuscitées ici ou là, au gré de telle ou telle «synchronicité» ramenant à la surface le souvenir d’un désir, d’une aspiration… et de son abandon – comme si je ne devais jamais mourir, ni me lasser de vivre et encore moins, à court terme, me trouver assez diminuée cérébralement pour n’être plus capable de penser. Et pourtant ! à soixante ans c’est bien à cela que je devrais songer. À cet âge où l’on est vieux déjà, s’imaginer pouvoir progresser, s’améliorer à quelque égard, voire échafauder un «projet de vie»… n’est-ce pas ridicule? surtout si la perspective de mélioration implique une vue «à longue échéance», et que l’on néglige les facteurs extérieurs d’empêchement. Car pour avoir une vue juste de l’à-venir, il faut avoir présente à l’esprit la probabilité de plus en plus proche de ses propres diminutions et racornissements et être pleinement conscient de ce dont le monde peut vous accabler – les guerres, les catastrophes, les épidémies… bref tout ce qui peut être versé de désastreux et destructeur au «cours des choses».
Il n’empêche: du temps que Pierre-Guillaume de Roux avait les bureaux de sa maison d’édition rue de Richelieu j’avais déjà pour habitude, chaque fois qu’il m’avait fixé un rendez-vous (oui, chaque fois, dussè-je être un peu en retard sur l’horaire prévu), de ralentir le pas devant la librairie Delamain. La vitrine exposant les ouvrages anciens disponibles à la vente me ferrait comme un aimant. Ainsi que les bacs extérieurs, qui font à la librairie une extension de choix aux mois d’été, où sont regroupés ouvrages de seconde main et livres neufs «à prix réduits» (quelle mine, comment n'y point laisser courir la main toute prête à saisir l'opportunité inratable!). Les «nouveautés» avaient aussi leurs attraits et, un temps, j’eus même une carte de fidélité, laquelle fut remplie à plusieurs reprises, avec à la clef une remise qui achevait de me pousser à l’achat. Combien de livres ai-je emportés sous l’impulsion de la «trouvaille»! Tous n’ont pas été lus depuis et ont augmenté la population d’ouvrages en attente. Et bien qu’il y ait désormais presque cinq ans que je ne me rends plus rue de Richelieu je continue de fréquenter avec assiduité les sites de livres anciens, pas toujours pour une recherche précise mais pour le seul goût de la sérendipité…
Comme si cela ne suffisait pas, je suis devenue en l’espace de deux ou trois ans, une maniaque des «boîtes à livres» – ces dispositifs qui se multiplient jusque dans les villages permettant de déposer commodément les livres dont on souhaite se séparer pour en prendre d’autres en échange mais qui, hélas, ne sont pas tous assez bien conçus pour protéger efficacement ce qu’on leur confie: beaucoup de ces «boîtes» sont réduites à de simples étagères ouvertes à tous les vents, averses comprises, ruinant ainsi à la moindre intempérie leur contenu… Maniaque, donc: je m’arrête avec une constance irrépressible devant chacune de ces mini-bibliothèques que je rencontre pour peu qu’elle soit assez fermée pour être protectrice. J’y ai déposé nombre de volumes auxquels je n’étais pas trop attachée et dont je savais que je ne les relirai pas. Mais je dois avouer qu’en nombre, j’ai emporté bien davantage d’ouvrages que je n’en ai déposé… Et combien de pépites! par exemple ces trois volumes reliés du Théâtre complet de Shakespeare, traduction de François-Victor Hugo, édition Garnier-Flammarion… Les trois volumes ensemble! dans la même boîte, en «état d’usage» mais sans lésion dommageable ni annotations surabondantes susceptibles de gêner la lecture! Irrésistible: à peine aperçus ils m’ont arrêtée; juste le temps de les prendre en main l’un après l’autre, de les feuilleter rapidement et ils furent embarqués sans autre forme de remords bien que je n'aie rien eu à offrir en contrepartie. Mais un peu plus tard, dans une autre boîte similaire qui a récemment fleuri au pied de mon immeuble, je déposai avec une pensée reconnaissante pour mon donateur anonyme et de hasard, les deux ou trois pièces shakespeariennes pareillement publiées par Garnier-Flammarion, en volumes isolés, qui trônaient dans la bibliothèque.
Ma provision de lecture est déjà imposante – mais il m’est toujours impossible de rester indifférente aux «boîtes à livres». Tout autant qu’aux rayons, physiques ou en ligne, des librairies d’anciens. Comme si je devais avoir mille vies de lectrice. Un fantasme bien sot, mais fi de la sottise... Rêver de l’impossible aide à rester debout quand les tempêtes intérieures font rage – et que l’on sent devoir éviter de trop se demander «à quoi bon vouloir rester debout».