Au printemps 2021, histoire de retrouver un peu d'oxygène mental grâce à l'écriture mais n'ayant plus aucune motivation pour me risquer aux «introspcopies», et pas davantage pour muser en «petites errances», je me suis dit que la meilleure voie était de tenter un retour à la chronique: une «écriture sur» qui engage, contraint à ne pas abandonner en cours de route – je serai tenue. Aussi ai-je humblement demandé à Julien Védrenne de me rouvrir les portes de k-libre. Ce qu'il fit le plus amicalement du monde, sans émettre le moindre reproche pour mes longues années d'absence. Depuis, je reçois régulièrement des ouvrages en service de presse et, parmi ceux-là, deux petits volumes des éditions 10/18 signés Patricia Wentworth, issus d'une même série de la collection «Grands détectives», les Enquêtes de miss Maud Silver. Auteur et personnage m'étant inconnus, je me suis livrée à de rapides investigations avant même que de commencer mes lectures. Bien moins de trouvailles que je l'espérais (l'une cependant mérite d'être signalée: un passionnant article paru dans la revue en ligne Textes et Contextes, signé Françoise Dupeyron-Lafay). Ce que je découvre ne laisse pas de m'étonner. Patricia Wentworth a écrit presque autant de romans policiers qu'Agatha Christie, miss Silver a commencé d'enquêter avant miss Marple et cette dernière lui emprunterait bien des traits... J'ai pourtant l'impression qu'un abîme sépare la réception de ces deux romancières – l'une a été intronisée «reine du crime» et la bibliographie secondaire la concernant est pléthorique, l'autre a eu pour seule couronne celle de «Teacake Lady», n'a manifestement pas eu droit à la moindre biographie, même en anglais (mais je me dois de rester extrêmement prudente à cet égard: ce constat ne se fonde que sur de premières recherches peu approfondies), et je ne sache pas que miss Maud Silver ait vu ses enquêtes portées à l'écran aussi souvent que sa consœur.
Peut-être les romans de Mrs Wentworth pâtissent-ils de faiblesses qui expliqueraient cela? Les deux «enquêtes» rééditées en novembre dernier – Un troublant retour et La Dague d'ivoire – ne vont en tout cas nullement en ce sens: ces récits sont particulièrement bien ficelés, saupoudrés d'humour (parfois mordant mais toujours discret), composés avec un sens aigu des rythmes narratifs et du suspense, où les personnages sont finement campés. Ils m'ont assez séduite pour que j'aie envie de lire d'autres enquêtes de miss Silver, en commençant par la première, Grey Mask (1928). Il se trouve qu'une traduction a paru en 1930, chez Firmin-Didot*. Et... si j'essayais de m'en procurer un exemplaire? Un excellent prétexte pour satisfaire, en même temps que ma curiosité pour cette demoiselle forte en tricot et sa créatrice, un goût pour les vieux bouquins, ceux qu'on lit en sentant passer sous les doigts, à chaque page tournée, le vibrato des ans, celui, aussi, d'intangibles traces qui sont, peut-être, les ondes muettes gravées dans la substance du papier jauni et laissées en dépôt, tels de vagues messages codés fantomatiques, par les lecteurs successifs.
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En quelques clics je trouve le volume rêvé sur AbeBooks (avec Livre Rare Book, mon site favori pour chiner des éditions anciennes): prix accessible, état d'usage avec «léger manque en coiffe de pied». Et puis cette indication: le volume proposé à la vente comporte «un envoi du traducteur** au romancier et critique Jacques des Gachons». Je ne suis pas collectionneuse de dédicaces ni assez bibliophile pour apprécier la valeur d'un tel envoi mais le nom «des Gachons» m'interpelle: une mienne cousine a publié une thèse d'histoire de l'art sur André des Gachons***, un artiste-peintre qui est le frère du «romancier et critique»! Un signe. Quelque chose à n'en pas douter se noue. J'ignore quoi; qu'est-ce donc qui serait ainsi fléché? Cela se révélera le moment venu. Pour l'heure, il s'agit de d'acquérir ce livre et de découvrir miss Silver dans ses premières œuvres. Je le reçois deux jours après l'avoir commandé...
* Patricia Wentworth, L’Homme au masque gris (adapté de l’anglais par M.-L. Chaulin), Paris, Firmin-Didot, 1930.
** Le «traducteur» est en fait une traductrice; les initiales «M.-L.» sont celles du prénom Marie-Louise. Ce masculin est venu sous la plume même de Marie-Louise Chaulin qui rédige ainsi son envoi: «à monsieur Jacques des Gachons, hommage du traducteur M. L. Chaulin» – sans doute le vendeur s'est-il contenté de reprendre les termes de l'envoi pour écrire son descriptif. Après quelques recherches tâtonnantes, avec divers mots-clefs lancés à la volée dans mon moteur de recherche, j'ai fini par découvrir enfin à quoi correspondaient ces initiales et, de là, que Marie-Louise Chaulin a été distinguée par l'Académie française qui lui a décerné en 1938 son prix Langlois pour sa traduction de The Lives of a Bengal Lancer (Les Trois Lanciers du Bengale) publié en 1930 par l'écrivain britannique Francis Yeats-Brown (1886-1944). Il serait intéressant de savoir si le critique et romancier a honoré cet hommage d'un article... (à creuser).
*** Delphine Durand (préface de Jean-David Jumeau-Lafond), André des Gachons et la modernité fin de siècle, Presses universitaires de Rennes, coll. «Art & société (Rennes)», 2014.
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Dans les brumes d'automne...
Après avoir passé plus de quatre ans à voyager de par le monde, Charles Moray revient à Londres prendre possession du legs dont il est l'unique bénéficiaire – un siège au Parlement, et une vaste demeure, Thorney Lane, laissée pendant son absence aux bons soins du couple Lattery. Il récupère les clefs de la maison par un morne soir d’octobre mais ne prévoit de s'y rendre que le lendemain matin. Il passera la nuit à l'hôtel après avoir dîné avec son vieil ami Archie Millar. Mais celui-ci est retenu; Charles prend son repas seul, puis décide d'aller à Thorney Lane. Contre toute attente, le portail du jardin est ouvert et le hall éclairé... Des voix résonnent... Sur ses gardes, Charles se dissimule et tend l'oreille tandis qu'il observe la pièce d'où émanent les voix. De curieuses silhouettes se désignant par des numéros, parmi lesquelles il identifie Margaret, son amour de jeunesse, complotent rien moins qu'un assassinat. Quelle est donc cette société de «gens invraisemblables», présidée par un Masque Gris? Bouleversé, il fait part de sa mésaventure à Archie, qui lui conseille de s'en remettre à une certaine miss Silver, «une véritable merveille qui rendrait des points à Sherlock Holmes». Dans le même temps, une jeune fille de 18 ans, Margot Standing, tout juste revenue de son pensionnat suisse à la suite du décès de son père, surprend une conversation laissant entendre qu'on projette sinon de la tuer, du moins de l'enlever afin de capter son héritage.
Comme on peut s'y attendre, les deux branches du récit ne tardent pas à se conjoindre. De complexes intrications se révèlent petit à petit, plongeant en des antériorités extradiégétiques ramenées dans le fil de la narration par le truchement de souvenirs refluant à la faveur de réminiscences intériorisées, de découvertes fortuites, ou au détour d'une conversation – un très habile entre-tissage chronologique par quoi le récit est d'emblée, et jusqu'à son terme, densifié de mystérieuses épaisseurs que l'on explore pas à pas, avec délices. À fur et mesure que l'on va d'une strate l'autre, que l'on suit la trame si adroitement ourdie par la romancière, les secrets se fissurent; se dévoilent alors des liens de cousinage tous azimuts, des identités cachées, des filiations douteuses, des amours blessées et, dessous tout cela, des richesses convoitées motivant toutes sortes de menées malveillantes. Ce sont à l'évidence les ressorts convenus d'innombrables intrigues criminelles – en particulier, à ce que j'ai pu entrevoir, beaucoup de celles auxquelles est confrontée miss Silver. Mais la matière est ici fort bien travaillée... et pas seulement en ce qui regarde la maîtrise du suspense.
Car l'atmosphère du roman a des notes bien singulières. D'une tonalité résolument sombre et trouée de béances abyssales, esquissée dès l'incipit – la familiarité des lieux s'ébrèche (la nuit est tombée, la brume règne, le jardin est «plongé dans l'obscurité», l'on approche avec le personnage d'une maison restée inhabitée pendant de longues années) puis se mue en inquiétante étrangeté lorsque se manifestent des présences incongrues et peu amènes –, elle s'éclaire dès que la jeune Margot entre en scène. Dotée d'un «teint de lys et de roses, [de] cheveux dorés aux ondulations naturelles» et d'yeux bleus «les plus beaux du monde», elle reste d'une humeur légère et rieuse à peine ombrée lorsqu'elle pleure son «pauvre Papa» ou tente d'échapper à de sinistres poursuivants, et troque vite les larmes contre des rires sonores, des bavardages frivoles, heureuse dès qu'elle peut sortir, choisir des vêtements... et grignoter des chocolats. Sa situation est-elle périlleuse, voire tragique – elle la juge «follement romanesque»... Une attitude peu crédible dont je ne suis pas sûre qu'elle ait pour fonction d'instiller un rehaut de drôlerie; en revanche, par la légèreté ainsi opposée aux noirceurs, les séquences visitées par la jeune fille deviennent des sortes d'intermèdes-bonbonnières dont la couleur et le ton ménagent un puissant effet de clair-obscur. Les phases les plus noires de l'histoire, fortement accusées, deviennent plus impressionnantes, comme un visage acquiert du caractère quand ses reliefs sont affûtés par certaines incidences lumineuses.
Quant à miss Silver, elle possède, dès cette première enquête, quelques-uns des traits qui la caractériseront quand elle deviendra l'enquêtrice attitrée de Patricia Wentworth, une dizaine d'années après cette apparition inaugurale: elle tricote, cite Tennyson, elle est petite, frêle, d'aspect insignifiant... mais perd à plusieurs reprises sa mine rassurante, au point de provoquer «une sorte d'effroi» (p. 106), voire «une peur effroyable» (p. 119) lorsque, par ses remarques et ses questions, elle montre à son interlocuteur qu'elle a percé à jour ses dissimulations. On la voit, en outre, suivre son client sans qu'il s'en aperçoive, surgir brusquement à ses côtés dans l'obscurité puis disparaître tout aussi soudainement telle une créature désincarnée... La voilà nimbée d'une aura sinon surnaturelle du moins un tantinet inquiétante, qui l'apparente presque à une créature féerique.
Effleuré par l'aile de l'étrange sans en être véritablement touché même aux heures les plus glaçantes de l'histoire – qui ne manquent pas! – l'on baigne dans une sorte de noirceur merveilleuse. Les effets, excellemment ménagés, semblent primer sur la vraisemblance mais l'on tombe malgré tout sous le charme terrifique de ce roman aux accents mélo-terrifiques; on sursaute, on s'émeut, le cœur bondit et l'on éprouve ce délicieux frisson que procure toute forme de « peur-en-canapé ».
[aparté]
Il y a un je-ne-sais-quoi de daté dans cet Homme au masque gris – peut-être parce que certaines tournures récurrentes sont devenues rares, «souhaiter de» précédant un infinitif, par exemple? Est-ce la traduction qui a ce parfum de temps jadis? Ou la fiction elle-même? Pour en avoir le cœur net – vraiment net – il faudrait lire le roman en anglais et confronter la traduction de Marie-Louise Chaulin à la nouvelle, parue en 1995 – dont le titre marque déjà une différence: Le Masque gris. Et puis ce détail de formulation: il n’est pas indiqué «traduit de l'anglais par...» mais «adapté de l’anglais par...». Est-ce une simple formule éditoriale, d'un usage courant autrefois, ou bien la marque d'un choix délibéré? On peut alors se demander quels sont les écarts, les libertés prises avec l'original qui justifient le terme «adapté» plutôt que «traduit». Mais il se peut aussi que cette sensation de désuétude me soit en partie communiquée par l'aspect du volume, bien défraîchi, avec ses pages rêches et marquées de rousseurs, aux bords irréguliers trahissant une coupe hâtive et que je sens si fragiles en les tournant... En tout cas, la sensation est au diapason de l'ambiance du roman, à laquelle je me suis si volontiers abandonnée après avoir poussé le portail du premier chapitre et mis mes pas dans ceux de Charles Moray...
Ayant eu le courage de défier ses fantômes, il les vit peu à peu disparaître dans l’ombre. Fier de cette victoire, il continua sa route, et se trouva bientôt à l’entrée du jardin; sa satisfaction se changea alors en colère: le portail était ouvert... (p. 4)