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21 mars 2012 3 21 /03 /mars /2012 13:04

Coucou de printemps

 

vol-nid-coucou_TN.jpgOn a tous vu Vol au-dessus d’un nid de coucou. Même quand on n’a pas vu le film – si, si... cela se peut: pour être culte, et pour avoir été à maintes reprises diffusé à la télévision, ce long métrage tout de même est passé à côté de quelques yeux probablement égarés en fond de poche –  il est là incrusté dans un recoin de la mémoire. Son seul titre suffit à susciter des évocations: il est difficile, voire impossible, de ne pas lui associer le visage de Jack Nicholson, ou cette image d’un Indien immense et muet, dominant tous les autres protagonistes de son impressionnante stature. Mais l’on est probablement bien peu à savoir qu’avant d’être transposé à l'écran par Miloš Forman en 1975, Vol au-dessus d’un nid de coucou est un roman – publié par l’écrivain américain Ken Kesey en 1962 – et que ce roman a été, peu après sa sortie, adapté pour le théâtre par Dale Wasserman.


Je ne connaissais que le film et, peu avant l'ouverture du 60e Festival des jeux du théâtre de Sarlat qui devait me faire découvrir* la pièce – qui se joue actuellement à Paris,
jusqu'au 15 avril** – j'avais lu le roman (traduit par Michel Deutsch et publié par les éditions Stock dans leur collection "La Cosmopolite").
Plus de huit mois après l'avoir vue, je réalise, à la faveur de ces dates parisiennes, combien est prégant le souvenir qu'elle m'a laissé. Par la qualité du jeu des comédiens, la sobriété et la pertinence de la mise en scène, ce spectacle a sa force propre qui lui permet d'exister par lui-même et sans que l'on éprouve la moindre velléité comparatiste par rapport au film.

 

Les comédiens ne jouent pas, ils sont leur personnage, gestes et voix. Tous, depuis ceux à qui échoient les rôles principaux jusqu’aux deux comédiennes interprétant les deux filles invitées par McMurphy pour l’ultime fiesta nocturne dont la présence sur scène est plus furtive, tous incarnent leur personnage avec une plénitude et une justesse remarquables. Billy qui bégaie de tout son corps, jusqu’au bout de son regard glissant qui s’abaisse et fuit à la moindre frayeur; McMurphy félin et désinvolte, trublion cynique et hâbleur mais sensible, qui laisse filtrer ce rien d’émotion sous les brusqueries et les bourrades qu’il décoche à ses compagnons; miss Ratched magistralement glaciale, qui donne à son sourire infinitésimal cette implacable froideur qui l’empêche d’être vraiment souriant… et le chef Bromden, lui aussi éblouissant dans son mutisme feint, sa pesanteur qui le fait paraître inébranlable mais qui sait lancer d’infimes signes dévoilant un peu de son jeu de dupe…
Chez tous, tout, absolument tout – postures, déplacements, intonations, regards – est juste, émouvant… On sent que l’interprétation n’est pas de surface mais qu’elle engage l’ensemble du corps jusqu’en ses fibres les plus intimes. Le public vit avec eux – vibre avec eux. À cet égard le moment le plus intense est peut-être celui de la retransmission télévisée du match de base-ball dont miss Ratched a finalement privé les pensionnaires. McMurphy se démène tant et si bien qu’il fait exister le match devant les yeux médusés de ses compagnons, à force de gestes et de commentaires jetés crescendo. Le match, les joueurs prennent corps, et je me souviens d’avoir eu l’exacte impression de regarder moi aussi depuis mon siège, comme si j’étais sur le plateau aux côtés de ces autres spectateurs, ce fascinant match virtuel.

 

Dans un décor simple et explicite qui reconstitue sans inutiles complications symboliques l’intérieur de l’hôpital psychiatrique, la mise en scène, sobre, met formidablement en valeur le jeu de grande qualité des comédiens. Il faut aller voir ce Vol au théâtre 13 qui, pour passer au-dessus d’un nid de coucou, n’est certainement pas fait pour aller ensuite se fondre dans les brumes des spectacles à oublier sitôt vus. Bien au contraire: il est de ceux qui laissent une empreinte (très) profonde dans l’âme de leur public.


 

Flash-back estival

 

Puisque nous en sommes à rétrospecter du côté de Sarlat, été 2011, arrêtons-nous donc à Plamon… Le matin de la représentation, Stéphane Daurat était seul pour évoquer le spectacle. Avant de répondre au public, il a d’abord réagi aux propos, volontiers provocateurs, que venait de tenir Laurent Rogero à l’encontre des metteurs en scène – dont une transcription s’efforçant à la fidélité peut se lire ici – en expliquant sa propre conception de la mise en scène…


Stéphane Daurat:
Je dirai qu’il y a autant de façons de travailler qu’il y a de metteurs en scène. En ce qui me concerne, je me mets plutôt dans la peau d’un fédérateur; la compagnie
Caravane n'est pas à proprement parler un collectif d’acteurs mais nous travaillons sur la base d’un groupe de personnes qui sont toujours plus ou moins les mêmes. Je n’ai pas envie d’imposer mes propres images, mes propres idées – nous discutons ensemble, il y a des "pour", il y a des "contre"… Je pense que, dans une troupe, il faut quelqu’un qui puisse  rassurer tout le monde car un metteur en scène a besoin d’être rassuré, un comédien a besoin d’être rassuré. Par exemple aujourd’hui, nous allons jouer dans un lieu qu’on ne connaît absolument pas, avec des entrées et des sorties qui sont très belles mais auxquelles nous devrons nous adapter: mon rôle va être de rassurer les comédiens sur le moment, pendant les répétitions, sur les raccords qu’il y a à faire de façon à ce qu'ils se sentent libres et qu’une fois la représentation lancée, le plus important soit de se retrouver avec les autres sur le plateau, ensemble dans l’amusement, dans le jeu – parce que c’est important pour un comédien cette notion de "jouer" chaque soir. Il ne s’agit pas de rejouer quelque chose qu’on a déjà joué soixante fois; ça ne sert à rien de refaire tous les soirs la même chose, c’est d’un ennui total! Je pense que le travail du metteur en scène, pendant les répétitions et après la représentation, c’est de faire en sorte que tout ce petit monde soit dans les meilleures dispositions pour se retrouver en connexion à chaque représentation.
En ce qui concerne la préparation d'un spectacle, nous faisons du travail à la table, pas pour expliquer le texte mais pour que le comédien puisse se l’approprier afin de mieux le restituer. Lorsque nous faisons ce travail, il n’y a pas de plan établi; on lit le texte plusieurs fois et je me réjouis quand, en répétition ou en représentation, je constate que le comédien a compris le texte, qu’il l’a fait sien, et que toute l’équipe est heureuse d’avoir joué. C’est comme ça que je conçois mon rôle de metteur en scène: faire en sorte que tout le monde soit connecté – les techniciens, les comédiens, etc. Mon propos n’est pas de créer une image, de laisser une empreinte et que l’on dise "la mise en scène de Stéphane Daurat on s’en rappellera pendant trente ans… " Je m’en fiche. Ce qui m’intéresse, c’est l’aventure humaine que représente la création d’un spectacle et c’est pour ça que dans la compagnie Caravane, on aime bien monter des pièces avec une grosse équipe – parce qu’on aime bien le côté aventureux et artisanal de ces créations, où chacun met la main à la pâte pour charger et décharger les décors, assurer la technique, etc.

 

Quels ont été vos matériaux de travail? Uniquement le texte de la pièce? Le roman? Vous êtes-vous référé au film?
Stéphane Daurat:

On n’a pas du tout travaillé à partir du film; on l’a complètement mis de côté. Moi, j’ai lu la pièce il y a cinq six ans. Les thèmes qu’elle aborde – excès de pouvoir, normalisation, débat entre psychiatrie et antipsychiatrie… sont des thèmes qui me touchent, et je trouve la pièce très actuelle alors qu’elle a été écrite il y a cinquante ans… et puis c’est une pièce pleine d’humanité – elle est sombre évidemment, mais elle est aussi pleine d’espoir. C’est comme cela que nous l’avons abordée alors que le film, que je n’ai pas revu depuis une quinzaine d’années, est, je crois, beaucoup plus noir. D’ailleurs à Avignon, quand nous commencions à parler de notre spectacle, des gens se montraient tout de suite réfractaires – ils n’avaient pas envie de voir ça… alors que c’est une pièce drôle, et tragique à la fois. Nous n’avons pas éludé le côté tragique, mais nous avons fait en sorte que les deux aspects de la pièce, qui sont aussi présents dans le roman, soient conservés. vol-dale-wasserman_TN.jpg
Le texte que nous jouons est celui de la pièce, traduit par Jacques Sigurd. Nous nous sommes permis de remanier de petites choses – notamment au niveau de la distribution que nous avons dû réduire: la pièce originale compte dix-sept personnages, et nous ne pouvons pas faire jouer autant de comédiens – nous aimerions bien, mais notre compagnie n’est pas subventionnée. On a donc supprimé quelques rôles, ce qui a évidemment entraîné des remaniements dans le texte. Nous avons aussi travaillé à partir du roman – j’avais demandé aux comédiens de le lire, de façon à approfondir les personnages. Même si on a laissé le film de côté, on avait tous plus ou moins en tête l’image des personnages et comme les descriptions du roman sont assez différentes de ce que montre le film – par exemple le McMurphy de Kesey ne ressemble pas du tout à Nicholson, il est roux, il est gros, il boit de la bière… Comme "mon" McMurphy est brun, mince et de taille moyenne, lire le roman lui a permis de se décomplexer un peu par rapport à Nicholson. Avant de monter cette pièce, on s’est quand même demandé si ce n’était pas trop lourd à porter cette présence d’un film qui a tant marqué les mémoires… Mais je l’ai abordée comme n’importe quelle autre pièce, et nous y sommes allés sans complexes, en essayant de ne pas être trop embarrassés par le poids du film. Nous ne l’avons pas revu pour ce spectacle; peut-être y a-t-il des choses qui sont "comme dans le film", honnêtement je ne sais pas. Mais si c’est le cas, c’est totalement involontaire, ce sont des souvenirs qui auront remonté inconsciemment – j’ai vu le film plusieurs fois et, même si plusieurs années ont passé, des traces sont forcément inscrites quelque part.

 

Pourquoi avez-vous eu envie de monter cette pièce? Que lui avez-vous apporté de neuf?
Stéphane Daurat:
On adore cette pièce parce qu’elle montre qu’en se mettant tous ensemble on peut arriver à faire bouger les choses, et ça, c’est un propos vraiment actuel. Je l’ai montée parce que je ne supporte pas cet individualisme ambiant, dans lequel on baigne aujourd’hui. Je ne crois pas avoir apporté quelque chose de nouveau; je n’ai pas cherché à révolutionner quoi que ce soit – je me considère comme un passeur, et mon propos, c’est de montrer que cette pièce écrite il y a cinquante ans a encore de très fortes résonances aujourd’hui. Et quand des spectateurs viennent nous dire, après avoir vu le spectacle, "je ne pensais pas que ça parlait de choses aussi actuelles", alors je me dis que nous avons réussi à faire passer le texte.


 

Vol au-dessus d’un nid de coucou
Pièce de Dale Wasserman d’après le roman éponyme de Ken Kesey. Adaptation de Jacques Sigurd.
Mise en scène:
Stéphane Daurat
Avec :
Patrick D’Assumçao, Olivier Baucheron, Stéphane Daurat, Olivier Deville, Pierre Giraud ou Hervé Jouval, Catherine Hauseux, Sandra Honoré ou Gwenaël Ravaux, Thierry Jahn ou Jérôme Ragon, Audrey Langle, Richard Leroussel et Arnaud Perrel  
Scénographie et création lumière:
Jean-Luc Chanonat
Construction décor:
Pascal Crosnier
Durée du spectacle:
1h35 sans entracte

 

* Représentation donnée à Sarlat le mercredi 3 août 2011 au Jardin des Enfeus dans le cadre du 60e Festival des jeux du théâtre.

 

** À voir jusqu’au 15 avril 2012 au Théâtre 13 "Jardin", 103 Bd Auguste Blanqui – 75013 Paris. 

Deux dates "autour du spectacle" sont à noter:
* Le dimanche 25 mars, Carole Visconti accueillera vos enfants pendant la durée de la représentation de 15h30 en leur proposant un goûter, un spectacle-atelier de contes... L'animation coûte 6 euros.
* Le dimanche 1er avril, les spectateurs pourront rencontrer Stéphane Daurat et l'ensemble de l'équipe artistique à l'issue de la représentation, soit aux environs de 17 h15.

 

NB – Le Théâtre 13 se décline désormais en deux lieux "Jardin" et "Seine",  ce dernier étant ce "nouveau théâtre" qui aurait dû être attribué à la compagnie du Lierre après la démolition de son théâtre du 22 de la rue du Chevaleret (le bâtiment a été rasé en juillet 2011; à la place pour le monent: de vastes chantiers, des sols à demi excavés, tout en chaos, d'où émergent quelques machines au milieu de gravats et de ferrailles).

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8 novembre 2011 2 08 /11 /novembre /2011 18:16

Les Rétrospections, ou comment s'exercer à l'acrobatie des rattrapages en tout genre (retards, erreurs, manquements, etc.)

 

Quelque plaisir que j’éprouve, quelque émotion que je ressente durant les trois semaines que dure le Festival des jeux du théâtre, je le quitte toujours en laissant inachevés un ou deux articles, passant ainsi sous silence des spectacles qui ne méritent nullement ce mutisme mais à propos desquels je n'ai pas su aller au-delà du "mâchis" de mots. Les phrases ont plané, se sont défaites, échouant toujours à exprimer sentiments, idées ou songeries – à les coaguler en un texte qui se tienne. Je ne renonce pourtant pas: jour après jour je reste à l’affût d'une perche tendue qui me permette de remailler l’ouvrage abandonné – une date ici ou là, un événement que je puisse relier par un bout au festival sarladais, une lecture évoquant telle ou telle pièce… tout me semble bon. ronde-militante_TN.jpg
Par exemple le dossier de presse que m'a envoyé, voici quelques semaines, une
ancienne "communiquante" du théâtre du Lierre maintenant intégrée à l'équipe de la compagnie Ô Fantômes. Il présentait Une ronde militante*, un spectacle écrit par Jacques Jouet à partir d'une commande que lui avait proposée Gérard Lorcy fin 2008: le metteur en scène voulait une pièce qui racontât l'histoire du militantisme communiste en France au cours des cinquante dernières années. Non pas un "docu-drama" mais une vraie fiction théâtrale qui ait une dimension documentaire. Jacques Jouet a d'abord rencontré des militants, puisant auprès d'eux informations et anecdotes dont il a ensuite nourri son texte en même temps que les traits humains grâce auxquels il allait recomposer ses personnages. Je tire cela dudit dossier de presse, fort bien conçu et qui me fournirait de quoi écrire davantage sur le spectacle, je m'en abstiens cependant: je préfère toujours transcrire des impressions personnelles plutôt que des informations reçues, or je n'ai pas vu la Ronde… Étant néanmoins convaincue par la seule lecture de ce dossier qu'elle mérite d'être défendue, je me dis que mentionner simplement son existence, et préciser que Pierre François en a dit le plus grand bien dans le dernier numéro de sa gazette En attendant…, sera peut-être un geste utile même si, au moment où j’écris, aucune représentation n’est annoncée sur le site de la compagnie au-delà du 9 novembre 2011.

 

Le lien avec le festival de Sarlat? Cette même idée qui m'avait traversée tout de suite après avoir vu Le Crépuscule du Che, une pièce de José Pablo Feinmann montée par Gérard Gelas  et représentée le 1er août au jardin des Enfeus: "Voilà un spectacle de nature à réveiller les consciences et qui devrait être joué sans relâche afin de toucher un très large public." Car il est urgent de dessiller les regards, de ranimer les mémoires et le rapport que l'on a avec l'histoire en ces temps où, dans nos sociétés dites "occidentales" du moins, s'étiolent les volontés de "faire ensemble" et se répandent des discours politiques de plus en plus creux tout entiers voués à se promouvoir en tant que discours et n'allant même pas jusqu'à mettre en valeur les idées et projets de ceux qui les profèrent. Encore faudrait-il qu'ils en eussent, des idées ou des projets, nos "êtres politiques" qui, tous genres confondus et d'autant plus en ces mois pré-électoraux, doivent in petto bénir "la crise", chose opportunément grave et indéfinissable qui leur permet de beaucoup broder autour sans rien dire d'important. L'abondance fait illusion et le flot discursif écran de fumée...

 

affiche Che-TNLa digression, elle, ne fait pas l'article; mieux vaut, je crois, revenir au Crépuscule du Che, créé en 2009, repris en 2010 dans le cadre du festival d'Avignon, fort d'une belle carrière parisienne en début d'année avant d'arriver à Sarlat et actuellement en tournée. Puisque j'espère, par ces modestes lignes, inciter au moins quelques personnes à profiter sans hésiter des représentations qui seraient données près de chez eux, autant ne plus s'intéresser qu’au spectacle en soi.  
Je ne puis nier que les mois écoulés ont enlevé de la précision à mes souvenirs – mais j’ai gardé au fond de moi des impressions si fortes qu’elles peuvent, sans que j’aie trop à en rougir, fonder un propos à même de servir la cause de ce magnifique Crépuscule dont l’argument, teinté de fantastique onirique, peut se résumer en peu de mots: Ernesto "Che" Guevara gît, blessé, retenu prisonnier dans une petite école bolivienne – on est en octobre 1967, pendant la nuit qui précède son exécution. Il reçoit la visite d’Andrès Cabreira, un historien d’aujourd’hui qui a reçu une bourse de la Fondation Guggenheim afin d’écrire un livre qui fera la lumière sur les événements qui se sont déroulés au cours des dernières heures vécues par le Che. Le dialogue qui s’établit entre les deux hommes se nourrit alors d’une plongée minutieuse dans l’histoire de Guevara assortie de discussions très argumentées centrées sur le problème de la légitimité de la violence dans un contexte révolutionnaire.

 

Pour ce qui est de la "surface" théâtrale d’abord – j’entends par là la mise en scène, les décors, l’interprétation…: tout ce qui touche le spectateur de plein fouet avant même que débute sa réflexion, ce processus de longue haleine comparable à la germination qui s’enclenche à l’écoute du texte et se continue ensuite de manière rhizomatique – cette "surface", donc, n’appelle que louanges. La mise en scène laisse habilement transparaître la dimension onirique de la pièce; le décor est à la fois sobre et poétique, l’interprétation, enfin, est magistrale. Mais ici, il faut bien convenir que Jacques Frantz (Cabreira) et Oliver Sitruk (Che) dominent totalement le spectacle. Ils ont bien sûr un jeu en tous points remarquable – ils donnent à leurs personnages le mélange de grandeur et de fragilité qui leur sied, leurs inflexions de voix, leurs postures sont d’une émouvante justesse. Mais au-delà de ce talent d’acteur ils ont, chacun, une présence fascinante, magnétique – c’est, je crois, ce que l’on appelle le charisme: Jacques Frantz est une puissance, une force qui s’impose sur la scène et lui permet d’imposer avec une même intensité tous les personnages dont il endosse le rôle – Cabreira au premier chef puis, au gré des évocations, il devient, avec le soutien d’un simple accessoire et sans rien changer à sa voix, Fidel Castro ou Matthews, le journaliste du Times Magazine. Face à lui Olivier Sitruk est… indiciblement rayonnant, d’un seul geste il se glisse dans les différents états que traverse son personnage, tantôt blessé et défait, tantôt fièrement redressé tout auréolé de son statut de leader révolutionnaire et décidant d’exécuter tel ou tel tortionnaire. Ces magnétismes singuliers, loin de se nuire ou de s'annuler, confèrent à la rencontre Cabreira/Guevara une véritable splendeur.

Le premier mérite de cette pièce est de raviver des pages d’histoire, au prix d’un didactisme peut-être un peu trop appuyé – par exemple quand Cabreira, en historien soucieux d’exactitude, reprend date après date les faits et gestes du Che afin que celui-ci confirme, infirme, ou précise. Dans le même temps, le spectateur peu féru de matérialisme historique aura parfois l’impression d’assister à des débats doctrinaires auxquels il n’entend pas grand-chose. Mais il y a surtout ces moments de dialogue qui tout de suite font mouche, ceux-là mêmes qui prendront racine et croîtront dans la pensée, faisant de chaque spectateur un "être pensant" durablement vacciné contre la langue de bois: par exemple ce qui concerne la violence, ou l’usage des mots – que penser d’un langage qui remplace "le peuple" par "les gens"…
L’une des raisons qui a poussé Gérard Gelas à monter cette pièce est l’irritation profonde qu’il éprouvait de voir le Che réduit à une image de tee-shirt ("note d’intention"); le texte de José Pablo Feinmann lui est apparu comme un moyen de réajuster la perception que l’on a aujourd’hui de la personnalité du Che et il me semble qu’avec ce spectacle, tel qu’il l’a monté, il a atteint son but.

 

Je terminerai par une courte transcription de propos tenus à Plamon le lendemain de la représentation. Gérard Gelas, présent la veille à l'une des rares réunions que j'aie manquées, était déjà reparti et seul Olivier Sitruk était là pour échanger avec le public, accompagné par Jean-Paul Tribout.


Olivier Sitruk:
José Pablo Feinmann est un auteur argentin; il est philosophe, professeur d’université – et c’est peut-être ce qui explique un certain didactisme que vous avez ressenti. Mais il y a aussi ce besoin de répéter toujours les mêmes choses, autour de la violence. Je ne sais pas exactement quand la pièce a été écrite mais elle a été créée en Argentine en 1998. La principale motivation qui a poussé Feinmann à écrire cette pièce c’est la dictature que Videla a instituée en Argentine, entre 1976 et 1981 je crois. Pendant cette période, beaucoup de gens de sont révoltés en se réclamant de Guevara et ils ont été jetés en prison ou massacrés. Le "fond" de la pièce n’est pas tellement la question de la violence dans la révolution, c’est la dictature de Videla, la façon dont elle a marqué les Argentins et dont ils l’ont mise en perspective avec les propos de Guevara. Le foyer de la guérilla, l’engagement révolutionnaire qu’il fallait avoir et qu’ils n’ont pas su mettre en œuvre parce qu’évidemment ils ne pouvaient pas sans leader et sans organisation. Du coup l’État a fait appel à l’armée, à l’infanterie de marine, etc. et la répression a été d’une violence extrême! les gens étaient torturés, abattus dans les rues puis les corps jetés à la mer… Le sujet n’est pas vraiment la vie et l’action du Che, mais comme dans la pièce on fait référence à certains faits précis, à des entretiens avec tel ou tel journaliste, ça donne des pistes qu’on aimerait bien suivre pour aller plus loin dans l’histoire de Guevara.

Jean-Paul Tribout:
Il faut rappeler quel immense espoir a soulevé la révolution cubaine, c’était la fête! On n’en a eu au début que des images positives, et l’intérêt de cette pièce, c’est de confronter une mémoire collective, iconographique, sur Che Guevara avec la réalité de la pratique révolutionnaire. Et puis il faut rappeler que l’Amérique latine a vécu des périodes dramatiques, avec divers régimes dictatoriaux – notamment celui de Pinochet, par exemple – et je trouve intéressant qu’à travers cette pièce on juge des utopies, des idéaux du XXe siècle avec le regard d’un homme du début du XXIe siècle, par rapport à l’état dans lequel se trouve le monde aujourd’hui. Il y a des petits détails qui interpellent – mais c’est peut-être une question d’âge – comme ce glissement de vocabulaire : "On ne parle plus du peuple, mais des gens", il n’y a plus d’exploiteurs, il y a "les marchés" et s’il n’y a plus d’exploiteurs il n’y a plus d’exploités. Et s’il n’y a plus d’exploités à défendre, la raison d’être du socialisme se perd.

Olivier Sitruk:
C’est particulièrement intéressant pour moi ce passage dans la pièce où il est dit qu’il n’y a plus de classe ouvrière parce que c’est la base du marxisme; s’il n’y a plus de peuple, il n’y a plus de force et sans cette force, le marxisme devient difficilement applicable…

 

C'est l'évidence même... mais alors que reste-t-il à imaginer? Quelle utopie rêver? Car je ne crois pas que l'on puisse vivre sans être un tant soit peu utopiste, sans croire, quelque part au fond de soi, qu'il y a moyen d'améliorer les choses. Aujourd'hui, ce sont peut-être les tentatives d'organisations "éthiquables" qui pourront prendre le relais de ces socialismes dont aucun n'a vraiment réussi à faire chanter les lendemains…

 

 

*Une Ronde militante
Texte de Jacques Jouet
Mise en scène:
Gérard Lorcy
Avec:
Jehanne Carillon, Francis Coulaud, François Decayeux, Nora Gambet, Sylvie Jobert et Dominique Laidet
Scénographie et costumes:
Robin Chemin
Lumières:
Jeff Palusrek

Une création de la compagnie Ô Fantômes, à découvrir au théâtre de Creil les mardi 8 et mercredi 9 novembre 2011.

 

**Le Crépuscule du Che
Texte de José Pablo Feinmann, traduit et adapté par Marion Loran.
Mise en scène:
Gérard Gelas
Avec:
Jacques Frantz, Guillaume Lanson, François Santucci, Olivier Sitruk, Laure Vallès
Durée:
environ 1h30

Représentation donnée le lundi 1er août au Jardin des Enfeus.

Spectacle en tournée pour la saison 2011/2012. Pour obtenir le détail des dates et lieux de représentation, le mieux est sans doute de téléphoner au Théâtre du Chêne noir (04.90.86.58.11) car ces informations ne figurent pas sur le site web du théâtre avignonnais – mais il se peut que je n’aie pas su chercher où il fallait… 


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6 septembre 2011 2 06 /09 /septembre /2011 12:42

celine_TN-copie-1.jpgAu bout des nuits. Rencontrer Céline

Nuit au bout de laquelle il a entrepris son Voyage. Nuit dont il s’est drapé lui-même quand on ne l’en a pas recouvert en même temps que d’opprobre. Nuit que jettera aux yeux de bien des primo-lecteurs son style si singulier, à nul autre pareil, et celle, épaisse, dense, qui à l’en croire pétrit l’humanité entière sans qu’aucune lueur puisse jamais poindre… Tant de nuits obscures autour du nom de Louis-Ferdinand Céline, dont il est difficile d'écarter les pans. Le lire: la toute première chose à faire. Puis aller plus loin: lire ce qui a été écrit sur lui et sur ce qu'il a traversé de l'Histoire. Si l'on a quelque mal à faire les premiers pas vers cette figure atypique et majeure des lettres françaises, ou bien si l'on peine à vaincre telle idée reçue alors il faut aller au théâtre voir Dieu, qu'ils étaient lourds!

Car cette pièce a l’insigne mérite de ne tendre ni vers l’hagiographie ni vers la condamnation sans appel – c’est une complexité humaine que metteur en scène, Ludovic Longelin, a voulu montrer à travers son spectacle: C’est un écorché, et un déçu de l’humanité. Et on peut dire que dans cette espèce de hargne qu’il a contre le genre humain, il y a quelque chose de l’ordre de la déception. Oui, il a été antisémite, oui il a écrit des choses abjectes. Cet homme qui a révolutionné la littérature a aussi été une ordure, et dans ce spectacle on prend l’homme entièrement, on le montre tel qu’il est, avec sa part de lumière et sa part d’ombre, dira-t-il à Plamon le matin de la représentation.

 

Ludovic Longelin a conçu ce spectacle à la demande des organisateurs du festival Critiques et culture de Boulogne-sur-mer. Il s'agissait à l'origine d'adapter pour la scène les Entretiens du professeur Y. Mais au fur et à mesure qu'il travaillait à son adaptation, le metteur en scène s'est rendu compte que, dans ce texte, Céline est sa propre marionnette et ça ne m’intéressait pas vraiment, expliqua-t-il à Plamon. Je trouvais plus intéressant d’adapter les quatre grands entretiens qu’il avait accordés pour la télévision; j’ai demandé à mes commanditaires si je pouvais leur proposer cela, et ma proposition a été acceptée. J'ai donc fait un montage d'extraits de ces entretiens auxquels ont été ajoutés des extraits des Entretiens du professeur Y.
Quant à Marc-Henri Lamande, il a derrière lui un long parcours célinien. Contacté voici plusieurs années pour interpréter une adaptation du dernier roman de Céline, Rigodon, il a d’abord refusé, arguant qu’il ne pourrait jouer qu’après s’être suffisamment plongé dans l’œuvre l’écrivain. Quelques mois et livres plus tard, il refusait toujours, mais proposait autre chose: interpréter un monologue à partir de l’écriture de Céline (citation tirée de propos tenus à Plamon). On accepta, il se retrouva invité à l’un des colloques de la Société d’études céliniennes, à monologuer devant une assistance d’une bonne centaine de personnes… Du temps a passé, il a continué à lire Céline, jusqu’à ce qu’advienne la proposition du festival Critique et culture.


Le voilà donc confronté non plus à l’écriture seulement mais à la parole de Céline. Qu’il a approchée de façon intime, et très intérieure, en refusant d’écouter et de visionner les entretiens: il n’a travaillé qu’à partir de la transcription de Ludovic Longelin, que celui-ci a voulue la plus précise possible. Il a trouvé intonations et inflexions, temps de pose, silences, soupirs… uniquement en écoutant de tout son corps les petits signes tracés sur le papier qui, à eux seuls, disent un rythme, un souffle auquel il est très sensible. Les gestes, les attitudes, se sont tout naturellement greffés sur ce rythme de parole. Le résultat scénique est fascinant: par la seule écoute de son propre corps, Marc-Henri Lamande a retrouvé les rythmes céliniens qu’il restitue avec une sensibilité tendue, intense. Rien à voir avec le mimétisme. Le comédien fait entendre toute vivante la voix de Céline sans chercher à l’imiter; physiquement il ne ressemble guère à l’écrivain et pourtant il est Céline interviewé. Il suffit de visionner les entretiens pour s’en rendre compte.
À Plamon, Ludovic Longelin a ainsi évoqué leur travail commun: On n'est pas dans l'imitation. C’est le rythme d’un texte qui donne un corps – le corps naît de la musique contenue dans la parole qu’il profère. Cela évite l’imitation et valorise la rencontre. La rencontre est un mot clé de mon travail; la scène est le point où elle se produit et je m’efforce d’honorer cette rencontre.
Celle qu'il propose avec Marc-Henri Lamande autour de Louis-Ferdinand Céline est très belle.

 

JR-Garcia_JHLamande1.jpg

On voit sur scène un personnage visiblement usé, affaibli, tassé dans son fauteur presque englouti par lui et menacé presque par les deux grandes perches qui jaillissent de chaque côté du dossier avec, au bout de chacune, un micro. Le visage que cernent des cheveux gris, tombants a quelque chose de farouche; le regard luit, la voix est frêle, grenue. Un être au bord de la rupture. Mais les propos sont vigoureux, amers, et aussi désabusés parfois, comme ployés finalement par l’adversité. Tout un fourmillement émotionnel vivote là, dans ces mots, dans cette énonciation précipitée qui répète les "n’est-ce pas" et suspend les phrases avant terme, laissant le soin aux petits gestes des mains de dire ce que la voix abandonne au silence. Mots durs pour le genre humain, pas beaucoup d’empathie. Concernant la littérature, un hymne au travail, au travail acharné. Et au style. Tant d’amertume pourrait indisposer, agacer même mais Marc-Henri Lamande parvient à la rendre émouvante en montrant, par sa voix et ses postures, la blessure profonde dont elle procède – la douleur sourde sous les mots coupants. La diction figée, roide, désincarnée de l’intervieweur qui demeure dans l’ombre, en recoin et de dos, amplifie par contraste l’expressivité de chaque accident de parole, de la moindre inflexion – un singulier vibrato oscille dans le corps des mots que prononce Marc-Henri Lamande. Et, sertissant cette formidable incarnation, tout l’appareil de la mise en scène, notamment de superbes jeux de lumière…

 

Cette pièce est un magnifique moment théâtral. Ni divertissante ni pédagogique, elle rend présent un homme. Ses qualités scéniques illuminent la splendide interprétation de Marc-Henri Lamande, qui fait vibrer dans l'air aux confins de la fêlure tous les sentiments qu'expriment les propos de l'écrivain. Il est tout entier fragilité tangible; par son énonciation et ses gestes, par l'éclat un peu sauvage dont il anime ses regards, il devient, de tout son être, la fissure qui blesse la paroi de verre d'une âme d'écorché... Peut-on encore écrire que Marc-Henri Lamande incarne Céline? Je ne le crois pas; il s’agit plutôt de présence, une présence non pas de corps mais d'une âme qui serait charnelle. C’est une profondeur d’être qui se dévoile pendant un peu plus d'une heure; le spectacle touche et va très profond dans le cœur du spectateur. Cet impact, par sa force, rend curieux à l'égard d'un homme, d'un écrivain et de son œuvre. Les connaissait-on déjà que l'on a envie de les explorer à nouveau; était-on ignorant qu'on n'aura de cesse que de les découvrir.
Dieu, qu'ils étaient lourds! est donc une pièce importante. Voire nécessaire.

 

 

Dieu, qu’ils étaient lourds!
D’après Louis-Ferdinand Céline. Adaptation et montage de textes par Ludovic Longelin.
Mise en scène :
Ludovic Longelin
Interprétation :
Marc-Henri Lamande et Ludovic Longelin
Durée :
1h10

 

Représentation donnée le vendredi 29 juillet à l’abbaye Sainte-Claire.


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28 août 2011 7 28 /08 /août /2011 16:16

De glaise et d'orage

 

Monter une pièce de théâtre, c’est inventer une façon singulière de raconter une histoire imaginée par un auteur. Chacune de ces inventions offre ainsi au spectateur quelque chose de neuf, d’inédit – même lorsque la pièce est ancienne et son histoire bien connue. C’est un jeu que je trouve très plaisant de mettre en regard plusieurs approches scéniques d’une œuvre et, cette année, le festival de Sarlat me donnait l’occasion de me livrer très facilement à ce petit exercice comparatiste en programmant, à quelques jours d’intervalle, deux versions du Don Juan de Molière. Après avoir vu celle de la Troupe de France – une bonne douzaine d’acteurs se produisant sur la place de la Liberté – j’attendais avec impatience de voir comment Laurent Rogero, de la compagnie bordelaise Anamorphose, allait s’y prendre pour transformer en "seul en scène" cette pièce à grand spectacle… cantonnée cette fois à l’espace intimiste des jardins de Sainte-Claire. Malheureusement, les caprices climatiques de ce début d’été en décidèrent autrement: le soir de la représentation, un orage d’une extrême violence s’est abattu sur Sarlat. Avertis, les organisateurs avaient, tôt dans l’après-midi, pris la décision de transférer le spectacle au centre culturel. Mais les trombes d’eau qui, dès 20 heures et jusque tard dans la nuit, se sont déversées sur la ville m’ont retenue dans le petit appartement que j’occupais pendant le festival: l’abondance des précipitations causait des infiltrations d'eau sous un buffet, ce qui me contraignit à éponger, durant toute la soirée, les flaques sans cesse reformées...

Pendant que Laurent Rogero, sur la scène du centre culturel, faisait d'une motte d'argile son jouet j'étais, moi, celui du ciel – "ciel" avec un "c" minuscule, réduit à sa dimension météorologique et sans trace d'aucun Commandeur...
Je n'aurais donc rien vu de ce mystérieux Don Juan porté à bout de corps par un seul interprète menant avec lui sa petite troupe de figurines de glaise. Les appréciations louangeuses des spectateurs, le lendemain de la représentation, me firent amèrement regretter ces pluviosités intempestives qui m'avaient privée de théâtre. J'ai tout de même gardé la trace enregistrée des propos de l'interprète-metteur en scène. J'en transcris ci-après l'essentiel, en précisant comme il se doit que ma mémoire, mes pensées inconscientes et mon ouïe ont pu distordre, fût-ce infimement, des paroles auxquelles pourtant je prétends être fidèle…

 

Laurent-Rogero2.jpgSeul en scène, Laurent Rogero l'était aussi à Plamon le matin pour présenter son spectacle, expliquer sa démarche, et donner son point de vue sur les metteurs en scène... Prolixe et posé tout à la fois, il énonce ses phrases avec vigueur; sa façon de parler a quelque chose de magnétique tandis que son regard conserve un pli souriant, illuminé d'une petite étincelle – peut-être un reste de cette espièglerie rescapée de l'enfance qui conserve à ceux qui ont su la préserver l'amour du jeu...  

La genèse lente
J'ai d'abord été spectateur de Don Juan. Quand j'ai relu le texte, après avoir vu plusieurs mises en scène, j’ai découvert des choses qu’il me semblait ne pas avoir entendues dans le travail de mes confrères. Et puis c'est la pièce de Molière qui m'intéresse le plus: elle penche vers le fantastique, elle est moins... "bourgeoise" que les autres, et elle a quelque chose de très cinématographique dans ses décors. Il y a beaucoup de personnages dont certains n’apparaissent qu’une fois, il y a beaucoup d’action – parce que finalement Don Juan est un personnage qui est sans cesse en fuite – et, en réfléchissant, je me suis dit que tout ça détournait l’attention du spectateur des figures de Don Juan et Sganarelle. Or je voulais justement resserrer cette attention sur Don Juan et Sganarelle. De plus, j’ai pensé que jouer Don Juan tout seul pouvait physiquement mettre en valeur la solitude de ce personnage qui nécessairement est seul puisqu’il décide de rompre toutes les amarres, de se couper de tout lien social, de toute responsabilité. Je joue Don Juan à visage découvert, je mets un masque pour Sganarelle, en référence à la Commedia dell’arte, et les autres personnages sont façonnés dans l’argile. Ce choix vient de mon rapport à la marionnette – j’emploie souvent des marionnettes dans le travail que je mène au sein de la compagnie Anamorphose de Bordeaux. Ce ne sont pas des marionnettes de marionnettiste mais plutôt des outils au service de l’acteur, pour prolonger son expression – c’est du théâtre d’objet si on veut. Ça a croisé une envie que j’avais depuis longtemps, de créer et détruire des marionnettes en direct sur la scène, pour créer un lien supplémentaire avec le spectateur. Avec ces figurines d’argile que je façonne puis que je remodèle au fur et à mesure que je joue, on retrouve un impact physique; il y a un état de connivence particulier qui s’installe entre les spectateurs et moi du fait que ne triche pas: je ne fais pas semblant, je modèle vraiment la terre, et je détruis vraiment la figure modelée! Il me semblait aussi que cette façon de fabriquer des figurines renvoyait au personnage de Don Juan, qui manipule tout le monde, pas seulement les femmes. Enfin, en jouant Don Juan de cette façon, ça me permet d’aller me produire dans de toute petites salles des fêtes – je pense que la jauge idéale pour ce spectacle-là est de 200, 250 personnes. Ça correspond au credo de la compagnie, qui est d’aller porter le théâtre dans les tout petits villages où le théâtre, en particulier les classiques, ne va pas facilement – un classique à dix acteurs on ne le verra pas dans un village de 200 ou 300 habitants, du moins joué par une compagnie professionnelle: c’est trop cher, et trop lourd techniquement.

Une dernière raison m'a poussé, à ce moment de mon parcours, à monter Don Juan tout seul: je voulais le monter en acteur, pas en metteur en scène. Je fais également de la mise en scène et, de ce fait, je réagis aux metteurs en scène en général. Je trouve qu’aujourd’hui ils ont pris une place énorme et je le déplore. En tant que spectateur je trouve souvent que les comédiens manquent d’allant, de relation avec le public – parce que je crois qu’ils jouent pour le metteur en scène. Quand je suis moi-même à cette place, je dis à mes comédiens qu’ils doivent reprendre le pouvoir et ne pas s’arrêter à une image idéale du spectacle qu’on aurait pu définir en répétition; ils doivent inventer chaque soir quelque chose avec le public. Et en choisissant de monter Don Juan en acteur, je reste tout le temps à l’écoute du public pour interroger et mettre en jeu ce texte que j’ai abordé comme un long poème. Qu’on soit seul ou bien à dix acteurs, il s’agit toujours de chercher une unité puis, à l’intérieur de cette unité, d’essayer de trouver des reliefs, des contrastes…
Je ne joue pas la pièce en intégralité: ce serait trop long – à peu près deux heures et demie; j’en ai coupé une bonne partie pour aboutir à un spectacle qui dure environ 1h20, mais il n’y a pas un mot qui ne soit pas de Molière. L'utilisation du masque et des figurines d'argile fait appel à plusieurs codes de jeu et ça demande beaucoup de concentration, beaucoup de présence. L’avantage est que je suis totalement dans l’échange avec le public; chaque fois j’oriente mon interprétation en fonction des réactions que je sens dans la salle – je ne joue pas de la même façon selon que le public réagit davantage aux interventions de Don Juan ou à celles de Sganarelle.

 

laurent-rogero-Don-Juan.jpg

 

Mercredi 3 août

À entendre les réactions des spectateurs au lendemain de la représentation, il semble que Laurent Rogero ait eu l'inspiration heureuse en abordant comme il l'a fait la pièce de Molière... De tous côtés on lui adressa de chaleureuses félicitations, qui n'excluaient pas les questions. Ainsi une spectatrice s'enquit-elle de la façon dont il avait usé des ciseaux pour tailler dans le texte:

 

Comment avez-vous décidé des coupures? Avez-vous coupé là où les passages vous paraissaient trop difficiles à mettre en scène avec votre procédé? ou bien ces coupures traduisent-elles une vision personnelle de Don Juan? Pourquoi avoir supprimé la seconde intervention de Donne Elvire qui fait pendant à la première?
Laurent Rogero:

Les coupures sont complètement arbitraires. Il fallait d’abord couper pour que le spectacle ait une durée supportable pour le public – une mise en scène traditionnelle avec plusieurs acteurs accroche facilement pendant plus de deux heures, mais avec un seul comédien, je me disais que ça ne devait pas durer plus d’une heure vingt. J’ai coupé pour des raisons pratiques, pour maintenir une relation vivante et agréable entre spectateurs et acteur. Ensuite, j’ai effectivement coupé les passages trop compliqués à mettre en scène. Et ceux qui me semblaient ne plus avoir beaucoup de résonances – par exemple, je pense que les diatribes contre les médecins devait résonner beaucoup plus fort au XVIIe siècle qu’aujourd’hui, je les ai donc supprimées. Même chose pour les tirades sur l’hypocrisie: tout ce discours ne résonnait pas très fort en moi; j’ai pensé, peut-être à tort, que l’hypocrisie était vraiment un vice à la mode à la cour de Louis XIV tandis qu'aujourd’hui, il y a tellement de cours partout et dans tous les domaines que l’hypocrisie me semble instituée au point de n’être plus quelque chose de frappant. Quant à Elvire, elle a fait son retour pendant plus de cent représentations, et puis récemment, j’ai supprimé sa seconde intervention parce qu’il fallait que je réduise encore la durée du spectacle. Je m’en veux toujours… Mais comme il fallait couper et que je voulais garder tous les personnages principaux, il m’est apparu que le moindre sacrifice était de supprimer un retour. Et puis il y a aussi une petite part de lâcheté de ma part: je trouve qu’Elvire est très difficile à jouer, j’avais vraiment du mal à me mettre à sa place…

 

Une spectatrice qui s’était un peu fâchée avec la pièce après le spectacle de la Troupe de France l’a remercié de l’avoir réconciliée avec Don Juan; une autre lui a su gré de lui avoir fait entendre le texte et d’avoir stimulé son imaginaire – "C’était un peu comme quand on est enfant et qu’on se crée des histoires allongé sur le tapis", dit-elle. Laurent Rogero, à l’évidence heureux des compliments qu’il recevait, n’en a pas moins très vite enfourché le cheval de bataille qu’il avait laissé la veille à la porte de Plamon – à savoir le pouvoir excessif des metteurs en scène…
Laurent Rogero:

Faire entendre le texte est pour moi une priorité. Peut-être le fait que je suis seul facilite-t-il cette écoute du texte; si je jouais Don Juan avec un autre comédien jouant Sganarelle, notre échange vous parviendrait de profil alors que là le texte vous parvient directement parce que je joue aussi Sganarelle. Encore qu’un texte dit de profil peut très bien fonctionner, à condition qu’il soit adressé, à travers le partenaire, au public, et non pas au partenaire seul. En tout cas, jouer ainsi est ma façon de réagir modestement à ce que j’évoquais hier, à savoir la toute-puissance du metteur en scène dans le théâtre du XXe siècle et qui fait qu’on est arrivé à cette situation où on crée de beaux objets entre nous – metteur en scène décorateur, comédiens… – on s’écoute, on se raconte une histoire et puis on convoque un public pour regarder et écouter ce qu’on a fabriqué… Pour moi il y a quelque chose de mort là-dedans, et même qui nie le théâtre… L’acteur ne détient pas l’interprétation du rôle, même s’il a travaillé pendant des mois; et le metteur en scène est encore moins le détenteur d’une clef, d’une lecture miracle de l’œuvre. Pour moi, l’interprétation, c’est le spectateur qui la fait. Nous, gens de théâtre sommes là pour jouer, c’est-à-dire pour mettre en jeu. Et c’est le spectateur qui donne son sens aux choses. Le fait est que je n’ai pas d’idées arrêtées sur Don Juan, sur Sganarelle, ni sur aucun des personnages, je joue, je m’amuse, comme un enfant qui n’a pas d’idées arrêtées sur Zorro mais qui va jouer Zorro. Le comédien joue, et c’est le spectateur qui projette sur ce jeu son univers, ses modes de représentation… Et pour que cette projection puisse se produire, il faut vraiment qu’on propose quelque chose d’ouvert, qui soit sans idées préconçues de ce que sont les situations, de qui sont les personnages. Et les metteurs en scène proposent trop souvent des lectures fermées d’une œuvre – parfois très intelligentes, très pertinentes, mais trop proches d’une définition qui dirait "c’est comme ça et pas autrement". Pour moi le spectacle vivant, le théâtre, c’est lancer quelque chose vers le public, jouer avec lui et écouter avec lui ce que ça donne. Et les figurines d’argile, c’est la même chose. Plutôt que de concevoir quelque chose de joli avec un décorateur, j’ai préféré que ce ne soit pas fini, pour que vous puissiez projeter, avoir votre part de participation – encore une fois, c’est pour privilégier la relation. Plutôt que le théâtre d’illusion, je préfère le théâtre de convention, c’est-à-dire le théâtre de rien du tout, qu’on fabrique avec des bouts de chiffon et où on invente ensemble, comme les enfants: "On dirait que… ça c’est un cheval" [NdR:  le "conditionnel ludique" qu’évoque souvent Jean-Paul Tribout...] C’est un théâtre qui ne fonctionne que si vous, vous acceptez d’y croire aussi.

 

On sent dans ces propos, tangible presque comme ces nues d’orage qui ont pesé sur Sarlat la veille au soir, l’empreinte profonde d’une expérience personnelle sans doute assez douloureuse… En effet: au détour d’une évocation rapide de son cheminement – "Après avoir hésité entre le théâtre et les arts plastiques, j’ai opté pour le théâtre, tout en conservant mon intérêt pour les arts plastiques. J’ai suivi une formation d’acteur tout à fait traditionnelle au conservatoire de Bordeaux pendant trois ans puis ensuite j’ai étudié pendant trois ans encore à Paris." – Laurent Rogero expliqua combien avaient été difficiles ses relations de jeune comédien avec les premiers metteurs en scène qui l’ont dirigé; quelque chose ne passait pas, l’échange n’avait pas lieu, et sa frustration fut telle qu’il songea un temps à abandonner le métier… Et les comédiens qui ne sont pas épargnés! Peu enclins à cette invention permanente en complicité avec le public qui, pour lui, devrait fonder le jeu théâtral, ne travaillant guère à la périphérie du texte qu’ils doivent apprendre… "Je ne connais pas de comédiens qui travaillent en amont – ou alors très peu. Je prépare en ce moment une adaptation de Don Quichotte, avec cinq comédiens, et trois mois après les premières réunions de travail, un seul avait lu le roman de Cervantès", me répondit-il quand j’entamais une conversation autour du "travail à la table". Certains de ses côtoiements professionnels semblent lui laisser un goût plutôt amer… Ne dirait-on pas qu'il se venge de ses déconvenues à travers le sort qu'il inflige aux poignées d'argile qu'il modèle et défait? On peut aussi risquer l'hypothèse qu'en se livrant à ces jeux de terre, il s'arroge, lui, ces pleins pouvoirs dont il aimerait voir se départir les metteurs en scène...  

 

 

Don Juan ou le festin de pierre
Comédie en cinq actes et en prose de Molière.
Mise en scène et interprétation :
Laurent Rogero
Scénographie :
Mahi Grand
Masque :
Loïc Nebreda
Musique :
Olivier Colombel
Durée :
1h20
Compagnie Anamorphose

 

Représentation donnée le mardi 2 août au centre culturel de Sarlat.

 

NB – Vous pouvez voir, au bout de ce lien menant à Youtube, un extrait du spectacle de Laurent Rogero.

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17 août 2011 3 17 /08 /août /2011 12:02

don-juan-huster-TN.jpgLe mythe, les femmes, la Mort


Le Don Juan 2011 de la Troupe de France, menée par Francis Huster, était sans doute LE spectacle le plus attendu du festival; dernier à avoir les honneurs de la place de la Liberté, il fut surtout le premier à afficher complet, peu de temps après que la billetterie eut été ouverte. Les organisateurs, qui avaient invité le spectacle alors qu'il n'existait pas encore, ont dû se sentir récompensés d'avoir pris le risque de ne se fier qu'à la qualité d'un projet... Il faut dire que le risque était minime: comment imaginer que le Don Juan de Molière, mis en scène par Francis Huster et avec Francis Huster dans le rôle-titre, puisse être boudé par le public? Par ailleurs inscrit dans la perspective du double hommage que le metteur en scène souhaitait rendre à Louis Jouvet et Jean Vilar, ce Don Juan 2011 se parait d’une aura supplémentaire. Sans compter que le rôle de Sganarelle était joué par Francis Perrin, une autre vedette bien connue du (très) grand public. Une affiche rutilante! Mais ce qui brille n’est pas toujours d’or, et derrière l’affiche alléchante je me suis trouvée face à un spectacle qui m’a beaucoup déçue.

 

L’ouverture déjà déconcerte: en lieu et place du préambule attendu – en 1951, en Avignon, des comédiens sont interrompus dans leur travail de répétition par l’annonce de la mort de Louis Jouvet. Jean Vilar décide alors, en son honneur, de monter son Don Juan – qui eût justifié les costumes adoptés, évidemment contemporains, et le cadre que l’on devine être le hall d’un grand hôtel, on entend Edith Piaf chanter de toute sa voix "Non, je ne regrette rien" pendant qu’arrivent sur la scène les protagonistes de la pièce qui vont s’asseoir les uns après les autres sur des chaises disposées en rang d’oignon. Assurément, Don Juan est un personnage qui "ne regrette rien" , et qui "se fout du passé", faisant de lui table rase chaque fois qu’il se lance dans une nouvelle entreprise de séduction. Mais pourquoi avoir confié à la célèbre chanson le soin d’annoncer ce trait de caractère – d'autant qu'elle n'a aucun rapport avec l'année 1951, puisqu'elle n'était pas encore écrite? Plus étrange encore, cette femme qui vient arpenter le devant de scène comme si elle défilait sur un podium, perchée sur d’élégants escarpins et couverte d’un voile noir transparent sous lequel on aperçoit un manteau ocellé d’où dépassent des franges argentée – est-ce une façon discrète de signaler que l’on doit les costumes à la Maison Dior? On saura à la fin qui elle est, et que sa prime apparition relève aussi d’un effet d’annonce. Son allure et sa gestuelle de mannequin n’en posent pas moins question…
 

 

Et tout au long du spectacle d’autres questions ont surgi: pourquoi la distinction sociale entre maîtres et valets, qui participe du sens de la pièce, a-t-elle disparu – tous les hommes portent en effet des sortes de smoking à peu près identiques? Que viennent faire dans un grand hôtel les paysans de Molière – qui, d’ailleurs, sont là sans y être: Pierrot, Charlotte, Mathurine paraissent et tiennent leur rôle mais avec des vêtements qui n’évoquent même pas la paysannerie du milieu du XXe siècle et disant phonétiquement le texte tel que Molière l’a écrit – au XVIIIe siècle il correspondait à la transcription d’un certain parler paysan mais aujourd’hui il ne renvoie plus à rien. Pourquoi entre deux actes réentend-on "Non, je ne regrette rien", en version DJ cette fois, tandis que Le Pauvre exécute un numéro de break dance – on s'éloigne de 1951... Quant à la façon dont a été traité le personnage d’Elvire, je ne l’ai pas comprise. Pourquoi apparaît-elle d’abord moulée dans un fourreau en lamé jetant mille feux, louvoyant autour de Don Juan comme une vamp rompue à l’art de croquer les hommes, pour ensuite se présenter à Don Juan en se dépouillant de la gaze noire qui la couvre des pieds à la tête et sous laquelle elle est entièrement nue? Bien sûr, elle n’a plus rien puisqu’elle a renoncé à sa vengeance comme à son amour. Mais n'est-ce pas un moyen trop explicite pour exprimer le dénuement de l'âme et du cœur que de se mettre ainsi à nu?


Nous ne devons qu’être des ouvriers du mot, des artistes du verbe, des serviteurs du sentiment, écrit Francis Huster dans une note d’intention présentant son approche de la mise en scène*. On ne peut que souscrire à cette assertion, ainsi qu’à la manière dont il invite, plus loin, à l’humilité face à un texte qui, plus de trois cents ans après sa rédaction, n’est plus seulement "ce texte" mais aussi la somme des mises en scène qui l’ont jusqu’à aujourd’hui porté sur les planches. Dans cette note Francis Huster est brillant, pertinent, humble – magistral et clair en deux mots. Malheureusement, je n’ai pas trouvé que sa mise en scène reflète les intentions déclarées là… Si le décor en effet est réduit au strict et seul minimum de meubles [requis] pour jouer Don Juan – une table recouverte d’une nappe blanche, des chaises de bois doré à l’assise de velours rouge – le spectacle entier baigne dans une espèce d’exhibitionnisme bizarre, où ont été multipliés des effets qui monopolisent l’attention et la détournent du texte. Au milieu de ce tape-à-l’œil général, Francis Perrin campe un Sganarelle tout en finesse: sans criailler ni outrer son jeu, il parvient à manifester par des glissements très nuancés de mimiques et d’intonations la poltronnerie, la générosité, l’attachement à son maître… et quand le texte lui impose d’être un peu ridicule, il l’est avec élégance et discrétion. Chapeau bas! Francis Huster, lui, est un Don Juan magnifiquement exécrable dont toute la sinistre arrogance est astucieusement soulignée par ces cigarettes qu’il a sans cesse au bout des doigts – mais il y a une part d’ostentation dans son interprétation qui finit par gêner.
 

 

C’est, in fine, un spectacle clinquant, confus, qui produit beaucoup de sens mais de manière trop profuse pour être signifiante; il y a cependant de beaux choix scéniques, et les comédiens sont tous de formidables artistes du verbe.

 

* Texte publié dans un petit livret promotionnel édité par L’atelier Théâtre actuel, tourneur du spectacle, vendu 5 euros lors de la représentation.

 

 

Don Juan ou le festin de pierre
Comédie en cinq actes et en prose de Molière.
Mise en scène :
Francis Huster
Avec :
Pierre Boulanger, Dorel Brouzeng-Lacoustille, Valérie Crunchant, Pauline Deshons, Olivier Dote-Doévi, Simon Eine, Romain Emon, Frédéric Haddou, Francis Huster, Sylvain Mossot, Francis Perrin, Frédéric Siuen, Géraldine Szajman, Gaïa Weiss
Costumes :
Maison Dior

Durée :
2h10


Représentation donnée le dimanche 24 juillet sur la place de la Liberté.

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14 août 2011 7 14 /08 /août /2011 11:50

femmes-savantes_couv.jpgFemmes savantes et années folles

 

Lorsque l’on va au théâtre voir une pièce aussi connue, et aussi étudiée que Les Femmes savantes de Molière c’est, en général, pour découvrir non pas l’argument en soi mais la façon dont il va être traité, ce que comédiens et metteur en scène vont nous apprendre du sens que le texte ancien a pris aujourd’hui – du moins pour eux. Ayant en tête d’une part le souvenir prégnant que m’avait laissé la mise en scène d’Arnaud Denis jouée par les Compagnons de la chimère – dans laquelle il incarnait un Trissotin surprenant mais fascinant – et me rappelant par ailleurs l’excellent  Tartuffe ou l'imposteur proposé l’an passé à Sarlat par l’Atelier Théâtre Jean Vilar – mis en scène par Patrice Kerbrat, avec Armand Delcampe dans le rôle d’Orgon qui, le lendemain à Plamon, avait assez péremptoirement défendu un regard sur les "classiques" et une manière de les respecter – j’étais curieuse de voir ce que l’Atelier Théâtre Jean Vilar, de retour cette année, avait imaginé autour de ces Femmes savantes. D’autant qu’Armand Delcampe était, cette fois, le metteur en scène…

Lui que j’avais entendu pourfendre certaines transpositions outrancières dont les audaces, à ses yeux, dévoient le sens profond des grands textes m’a, je l’avoue, un peu surprise en annonçant qu’il avait transposé la pièce dans les années 1920. Il s’en est expliqué en arguant de ce que les années Folles étaient, selon lui, la période qui, dans l’Histoire récente, faisait le mieux écho à celle de Molière pour ce qui regarde l’émancipation féminine. Cela autorisait en outre les comédiens à revêtir des costumes beaucoup plus faciles à porter que des tenues conformes aux façons du XVIIIe siècle.
Étoffes que l’on devine luxueuses, couleurs vives et coupes complexes pour les dames – sauf pour Henriette, dont la robe blanche a des lignes fort simples – et coiffes à plumes, bandeaux ou turbans, costumes attestant d’une élégance bourgeoise pour les hommes: le vêtement dit l’époque sans fausse note. Quant au décor, il est très… savant, et semble moins viser à évoquer les "années Folles" – les éléments de mobilier sont peu nombreux et plutôt atemporels – qu’à permettre une série d’effets scéniques: le fond de scène est fermé par une succession de volumes rectangulaires mimant des pans de mur qui, par moments, se muent en caissons lumineux à travers lesquels se joue un étonnant théâtre d’ombres. Y sont aussi projetés des portraits de ces auteurs révérés par les Savantes… Cet admirable travail est, je crois, une référence aux lanternes magiques qui ont fasciné les foules avant que naisse le cinéma.

 

femmse--savantes.jpg

 

Le décor, magnifique et astucieux, les costumes superbes, les intermèdes musicaux et chantés insérés çà et là construisent un ensemble très cohérent qui, de plus, n'entre jamais en conflit avec le texte. Pourtant, à aucun moment je n’ai adhéré à ce qui se passait sur la scène et, presque de bout en bout, j’ai éprouvé un déplaisir aux limites de l’agacement: je trouvais que l’on criait trop, que l’on gesticulait beaucoup, que les postures étaient exagérées et la diction  artificielle. Certes, la pièce est écrite en alexandrins qui imposent une énonciation particulière, et ce serait une aberration que de vouloir plier celle-ci au rythme de la conversation courante. Mais je ne crois pas pour autant que respecter les vers et les exigences de la métrique signifie marteler les syllabes et articuler outrageusement les diérèses comme les comédiens l’ont fait dans ce spectacle. Je dirais même qu’accuser à ce point ce qui, pour notre oreille d’aujourd’hui, paraît étrange – les diérèses, notamment – nuit au texte qui devient exotique, bizarre, et cesse d’être plaisant. Ces exagérations dans l’énonciation participent d’une outrance générale dans le jeu – Bélise qui trépigne et minaude, Philaminte qui s’extasie à se pâmer, les trois Savantes qui criaillent à qui mieux-mieux de leur voix suraiguës pour louer le quoi qu’on die de Trissotin… – et, par là, ont leur justification. Elles n’en sont pas moins désagréables. Que n'a-t-on marqué avec plus de subtilité le ridicule d’attitude et de discours des uns et des autres! Les interprètes du Tartuffe dirigés par Patrice Kerbrat s'étaient, à cet égard, montrés remarquables qui avaient fait briller les alexandrins sans en surligner les étrangetés; les Compagnons de la chimère quant à eux avaient fort bien rendu l’aspect caricatural des Femmes savantes sans outrer ni grossir jeu, diction, ou gestuelle.

Ce que je viens d’écrire n’engage que moi. Je ne crois pas d’ailleurs que nous ayons été beaucoup à être ainsi gênés: les comédiens ont été très applaudis et, le lendemain, à Plamon, ce sont essentiellement des louanges qui ont sonné aux oreilles d’Armand Delcampe. Hormis l’intervention, assez développée, d’une spectatrice qui protestait à propos de la manière dont avait été campé le personnage d’Henriette. Mais il s’agissait là de considérations psychologiques – un terrain toujours glissant quand on évoque des êtres de fiction – et l’on ne parla guère, dans ce débat-là, ni ne mise en scène, ni d’interprétation…


Les Femmes savantes
Comédie de Molière.
Mise en scène :
Armand Delcampe, assisté de Jean-François Viot
Avec :
Patrick Brüll, Morgane Choupay, Agathe Détrieux, Alain Eoy, Marie-Line Lefebvre, Julien Lemonnier, Pierre Poucet, Freddy Sicx, Julie Thiele, Cécile Van Snick, Jean-François Viot, Natahlie Willame
Costumes et décor :
Gérard Watelet
Lumières :
Jacques Magrofuoco
Durée :
1h50
Compagnie :
Atelier théâtre Jean Vilar

 

Représentation donnée le samedi 30 juillet au Jardin des Enfeus.

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9 août 2011 2 09 /08 /août /2011 13:33

affiche-fracasse-TN.jpgDe cape, d'épée et de joie...

 

Adapter au théâtre un texte non théâtral a toujours des mines de gageure pour l’amateur de littérature, bien curieux de voir ce que peut donner la transposition scénique d’une œuvre écrite pour être lue dans l’intimité de la "lecture-pour-soi". La curiosité s’aiguise quand il s’agit d’un roman aussi ample et touffu que Le Capitaine Fracasse et d’une écriture aussi savante, aussi artiste que celle de Gautier… Jean-Renaud Garcia a eu l’intelligence de s’approprier ce roman non seulement d’un point de vue dramaturgique mais aussi littéraire puisqu’il a entièrement écrit le texte de la pièce à sa manière au lieu de simplement "recoudre" des morceaux qu’il aurait taillés dans la prose d’origine. De ce travail est né un spectacle alerte, coloré, admirablement joué, élaboré autour d’un texte écrit avec style.

L’on entre dans le roman en passant par le château de Sigognac, et dans l’adaptation de Jean-Renaud Garcia par une incursion chez les comédiens du chariot de Thespis, que l’on surprend en pleine discussion autour du spectacle qu’ils sont en train de créer – l’histoire du baron de Sigognac – et de l’art poétique du chef de troupe, le Tyran, à qui dame Léonarde recommande de bien mesurer ses vers afin de ne plus en commettre qui aient 18 pieds… Belle exposition que cette ouverture: en même temps qu’elle présente le récit elle renvoie à la "fabrique" de ce à quoi on va assister, donne la couleur d'ensemble de la pièce, et laisse entendre que Jean-Renaud Garcia raconte davantage l’odyssée des comédiens du chariot de Thespis que le développement de l’intrigue amoureuse entre l’Isabelle et le baron de Sigognac – un choix narratif qui achève de donner sa personnalité à cette adaptation.

 

Dès les premiers instants, on est sous le charme d'une langue élégante mais allègre et simple; tandis que l’oreille est séduite, l’œil l'est aussi par la beauté des costumes – brocarts, satin, velours et dentelles, chapeaux à panache: formes et couleurs s’unissent aux variations de matière pour produire de superbes effets, magnifiés par les lumières et la gestuelle des comédiens. Déployant son argument en moins de deux heures, la représentation file toutes voiles dehors, ponctuée de chants, d'intermèdes instrumentaux... et de combats au fleuret, à la manière d'un théâtre de tréteaux où l'on voit les comédiens manipuler eux-mêmes le décor, apportant ou escamotant sièges, table, guéridons, pichets, paniers... et ne reculant pas devant quelques fumigations sensationnelles. Il n'y a pas le moindre temps mort; ça bouge beaucoup sur la scène, mais ce n'est pas de l'agitation: l'on sent dans les mouvements une parfaite maîtrise et dans l'allure générale un sens aigu du rythme où les pauses sont mesurées avec soin – la narration dramatique a la souplesse d'une ligne mélodique parfaitement modulée.

Comme il sied aux vieilles pierres des Enfeus de contempler depuis leur immobilité séculaire les aventures rocambolesques souvent fort drôles et pleines de tendresse de cette troupe de saltimbanques d’autrefois qui, telle une escouade de bonnes fées, rend le bonheur à un baron désargenté errant aux lisières de sa propre nuit! La belle histoire inventée par un maître romancier d’hier a été respectueusement revivifiée par un artiste d’aujourd’hui et portée par d’excellents comédiens. Le texte, dont le style est si bien servi par la diction et le jeu des interprètes, s’écoute avec délices. L’appuie une mise en scène aussi dynamique qu’astucieuse que mettent en valeur de splendides costumes et des mouvements parfaitement réglés, des plus statiques aux plus rapides. Menée par des comédiens habités par la joie de jouer et qui ont l’enthousiasme communicatif – le public vibre avec eux depuis le début jusqu’aux derniers saluts – cette savoureuse adaptation du roman de Théophile Gautier est des plus réjouissantes.
Le lendemain, à Plamon, un habitué du festival dira avoir vu là un des plus beaux spectacles sarladais qui a, en outre, le mérite de faire aimer le théâtre et la littérature des grands auteurs. C’est du grand théâtre populaire et je vous remercie du fond du cœur, a-t-il conclu. Un compliment pour le moins ardent, que mérite amplement toute la troupe de ce Capitano Fracasse

 

mort-de-matamore-TN.jpg

Quelques clefs plamonaises

 

À chacune des deux réunions matinales encadrant la représentation, le metteur en scène est venu accompagné de plusieurs comédiens; les interventions ont été multiples, variées, animées… et dominées, le lendemain, par un concert de louanges de la part du public. Comme sur la scène la veille, il y avait de la vie, du mouvement dans la petite salle de l’hôtel Plamon, avec en plus cette vibration particulière que produit une assemblée de spectateurs unanimement satisfaits. De toutes les paroles qui ont circulé je n’ai retenu qu’une petite partie de ce qu’a expliqué Jean-Renaud Garcia à propos de son travail d’écriture et de mise en scène, de ses relations avec les comédiens… en d’autres termes ce qui m’a semblé susceptible d’être aisément transcrit sans pâtir de l’inévitable ternissement que subit un échange quand on l’extrait du contexte éphémère de l’échange vivant.
L’adaptation que Jean-Renaud Garcia a faite du roman de Théophile Gautier, œuvre touffue s’il en est qui accumule les rebondissements mais aussi les patientes descriptions artistement écrites, a cela de passionnant qu’elle est une réécriture à la fois très respectueuse de l’œuvre originale et radicalement personnelle, qui ne se limite pas à plier aux exigences de la scène un texte romanesque – il l’a écrite en vers, en glissant çà et là des phrases puisées dans le texte d’origine. Musicien de formation, pianiste, Jean-Renaud Garcia a un sens très aigu du rythme, et celui du vers alexandrin s’est imposé à lui à son insu:
Jean-Renaud Garcia:
Je ne pensais pas du tout écrire en vers au départ: ce n’est pas un parti pris. Mais au bout de quelques pages je me suis aperçu que mon écriture était dans une rythmique alexandrine – c’est une rythmique d’ensemble: il n’y a pas partout d’authentiques alexandrins. Je ne saurais pas dire comment c’est venu, ça s’est fait comme ça et je me suis laissé porter. C’est sans doute Théo qui me l’a soufflé… Quant aux phrases que j’ai reprises, il faut bien entendre quelque chose qui vienne du roman puisque j’ai adapté un texte écrit par Théophile Gautier! Si on ne le reconnaissait pas quelque part dans mon travail, c’est que je ne l’aurais pas respecté!


Adapter, quand on s’attaque à un roman de plus de 500 pages où défilent de nombreux personnages, cela signifie tailler, et réduire – donc faire des choix, toujours difficiles… Quand une spectatrice l'a interrogé sur l’absence, dans la distribution, de la petite Chiquita, Jean-Renaud Garcia a précisé quelques aspects matériels du travail théâtral:
Quand on monte un spectacle, d’abord il faut le financer. Une fois que j’ai eu dit "oui" à Emmanuel Dechartre quand il m’a proposé de disposer du théâtre qu’il dirige [le Théâtre 14-Jean-Marie Serreau à Paris, lieu où a été créé Il Capitano Fracasse en mai 2011– NdR], j’ai réalisé que j’avais un projet et un théâtre pour 40 représentations mais que je n’avais ni comédiens, ni financement, ni costumes… je n’avais rien! Que faire? Si j’avais dû mettre en scène tous les personnages de Gautier, il aurait fallu que je fasse du cinéma, avec une équipe de cinquante personnes… Or je ne suis pas la Comédie-Française à moi tout seul, je ne suis qu’un pauvre hère… Il a donc fallu que je taille. Et puis en effet, j’ai choisi de raconter l’histoire de cette troupe de théâtre qui traverse la vie du baron de Sigognac. Donc j’ai sacrifié des personnages, par exemple la petite Chiquita, qui intervient au début du roman –si je l’avais conservée, j’étais obligé de prendre aussi son compagnon, le bandit de grand chemin aux côtés de qui elle attaque le chariot de Thespis, ce qui me faisait un personnage supplémentaire… Et comme vous l’avez sans doute remarqué, j’ai également supprimé le père du duc de Vallombreuse – dans le roman, c’est lui, le père, qui découvre ses armoiries et identifie Isabelle comme étant la fille qu’il a eue avec une comédienne qu’il a passionnément aimée puis perdue. Ce personnage, qui n’arrive qu’à la fin, aurait encore rallongé la distribution… Des choix s’imposent. Et le phénomène du choix est terrible pour un auteur d’adaptation! Il y a plein de scènes que j’aurais aimé traiter… mais c’était impossible et j’ai dû moi-même faire le sacrifice de ne pas me lancer dans l’écriture de tel ou tel passage. C’est très frustrant ; à telle enseigne que j’ai très envie d’écrire une deuxième adaptation… "Fracasse, le retour" (rires)!

 

Auteur de l’adaptation, Jean-Renaud Garcia est également le metteur en scène. Petit regard sur les coulisses de son travail…
Beaucoup de metteurs en scène et de réalisateurs préparent tout sur des cahiers, le moindre mouvement est prévu… et après ils ont beaucoup de mal à se sortir de ça parce qu’ils n’ont pas assez pris en compte le "matériau humain" (pardonnez-moi le mot "matériau"). Or il n’y a pas de mise en scène sans le "matériau humain" – enfin, c’es t ma conception. Moi, je sais dans quelle direction je veux aller, quel climat je veux donner, quel rythme je veux insuffler. Ayant une formation de musicien, pour moi la rythmique est tout ; elle régit tout. Donc je sais à l’avance quelle rythmique je veux donner à chaque scène, à chaque personnage, quelle façon de se comporter et de parler il doit avoir. Ensuite, il y a une distribution à établir. Et c’est à partir de cette distribution-là que je vais pouvoir obtenir le mélange rythmique que je souhaite, la symphonie que je cherche à mettre en place. Mais ces comédiens, ils ont eux leur propre rythmique intérieure, leur personnalité… il faut pouvoir s’en servir, l’amener dans votre direction, mais il faut aussi être capable de les suivre, de leur donner un espace de liberté pour qu’ils puissent eux-mêmes avoir leur propre part de création. Je leur donne mes indications, je leur explique mon désir, où je désire aller… Ils y vont, et ils m’amènent des petites touches qui moi-même me font parfois changer d’avis et opter pour une autre direction. Il y a cependant un esprit général auquel je tenais: il y a une sorte de classicisme à respecter puisque nous sommes dans une rythmique alexandrine, qui demande une certaine respiration, une certaine diction; dans le même temps je leur ai demandé d’être extrêmement quotidiens de façon à ne pas alourdir le texte, à ne pas le rendre soporifique pour le public – de façon à ce qu’on oublie presque la rythmique alexandrine. Là-dessus, les comédiens ont apporté toute leur fantaisie, toute leur personnalité, puis on a construit ensemble. C’est ma façon de travailler, mais ce n’est pas celle de tout le monde et je ne peux pas parler pour mes confrères…


Les somptueux costumes pourraient laisse croire que la compagnie a de gros moyens… Illusion!
Jean-Renaud Garcia:
Je n’ai aucune part dans la confection des costumes; j’ai appris à en faire mais là j’avais déjà trop de casquettes à porter pour m’en charger. Une partie des costumes a été réalisée par l’épouse d’Éric [Chantelauze], Julia Allègre. Puis le directeur du Théâtre régional des pays de Loire – un vieux copain – en voyant que je n’avais pas un radis pour monter ce spectacle, m’a procuré tous les costumes qui me manquaient… Je n’ai pas eu à débourser un centime pour acheter ou louer ces costumes: il nous les a prêtés! C’est vraiment un geste d’ami, parce qu’on va les lui rendre en mauvais état ses costumes, vu qu’on les porte tous les jours… À moins que le spectacle marche bien et que l’on ait beaucoup de représentations; alors on aura peut-être les moyens de lui rembourser ce que nous aurons détruit ou abîmé…


S’adressant à un spectateur qui lui demandait s’il avait déjà joué ce spectacle pour des publics scolaires, Jean-Renaud Garcia a formulé une réponse à laquelle on a envie d’applaudir:
L’avenir est encore une inconnue pour nous… peut-être allons-nous arrêter de jouer Il Capitano Fracasse après les six représentations qui sont programmées pour le moment, peut-être pas… J’espère que nous aurons une longue carrière, pour accomplir cette mission auprès des jeunes dont vous venez de parler. Ça fait partie de notre travail de transmettre notre art aux plus jeunes – et tout créateur, tout artiste, quel que soit son art, l’entend ainsi, je pense. J’aimerais bien sûr toucher ce public-là, et j’aimerais aussi que nous fassions la tournée des universités américaines comme je l’avais fait aux côtés de Jean-Louis Barrault en 68,69 et 70, avec Hamlet. Mais ce genre de tournées ne se pratique plus, et sur notre propre territoire, la culture n’est pas assez diffusée auprès des jeunes, c’est pour ça qu’ils s’ennuient et que certains deviennent… désagréables.



Il Capitano Fracasse
Adapté du roman de Théophile Gautier Le Capitaine Fracasse par Jean-Renaud Garcia.
Mise en scène :
Jean-Renaud Garcia
Avec :
Albert Bourgoin, Éric Chantelauze, Marie Cuvelier, Emmanuel Dechartre, Norbert Ferrer, Marine Gay, Frédéric Guittet, Patrick Hauthier, Yvon Martin, Claire Maurier, Zoé Nonn, Patrick Simon
Direction chants :
Marie-Georges Monet
Chorégraphie des combats :
Nicky Naude
Scénographie :
Albert Bourgoin
Costumes :
Julia Allègre, Sylvie Lombart
Lumières :
Geneviève Soubirou
Durée :
1h40


Représentation donnée le jeudi 28 juillet au Jardin des Enfeus.


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3 août 2011 3 03 /08 /août /2011 12:25

lor-affiche-TN.jpgQuand la parole est d’Or

 

En juillet 1834, un citoyen suisse germanophone débarque à New York dans le plus parfait dénuement. Il s’appelle Johann August Sutter, il a 31 ans. Il a laissé derrière lui une femme et trois enfants qui n’entendront pas parler de lui pendant quatorze ans. Il finit par s’établir en Californie alors qu’elle est encore une contrée sauvage, et difficilement accessible. À force de ténacité et de travail, il développe un domaine prospère, la Nouvelle-Helvétie, tant et si bien qu’il devient l’un des hommes les plus riches des États-Unis. Mais lorsque l’on découvre que ses terres recèlent de fabuleux gisements aurifères, il perd tout… La vie de Johann August Sutter semble tout droit sortie d’un de ces contes philosophico-moraux où l’on rencontre des rois ravalés au rang de gueux, de brillants esprits se mettant à bafouiller, des êtres prestigieux finissant dans la boue… Tous illustrant cette fatale rotation de la Fortune qui précipite immanquablement les premiers au bas de l’échelle.
La vie de Johann August Sutter est une histoire vraie. Une de ces destinées hors du commun qui ont en elles-mêmes les germes de leur mythification. Blaise Cendrars en a fait L’Or, un roman singulier par sa structure morcelée – 74 fragments répartis en 17 chapitres, tous d’ampleur extrêmement variable – et par son écriture, dont on sent qu'à l'instar de la construction elle repose sur une constante recherche rythmique. En fait de "roman", on a davantage le sentiment de lire un poème en prose. Un poème épique, une chanson de geste...

 

De même que Blaise Cendrars s’est approprié la vie du général Sutter pour la transformer en une œuvre poétique – au prix de quelques accommodements avec l’exactitude historique, et en faisant perdre un "t" au nom de son personnage – Xavier Simonin s’est emparé du texte de Cendrars pour en faire une œuvre théâtrale. Et quelle œuvre... Guidé par ce rythme si sensible, il a redécoupé le récit de façon à l'abréger et lui a associé des morceaux d'harmonica, interprétés en direct par Jean-Jacques Milteau. Musicien et comédien portent tous deux un costume évoquant le bourgeois de la fin du XIXe siècle – ensemble pantalon-gilet avec chemise blanche. Jean-Jacques Milteau s'assoit à côté d’une table basse d'où il puisera selon le moment l'harmonica dont il a besoin. Xavier Simonin se tient debout, va, vient de temps en temps, bouge peu au fond mais joue admirablement de ses mains pour accompagner sa profération. À l’arrière-plan, au centre du plateau, une sorte d’échelle métallique dressée, biscornue, dont les barreaux ont l’air de danser la gigue entre des montants qui, à leur faîte, s’écartent et s’ouvrent comme une paire de bras cherchant à embrasser l’horizon… Elle intrigue, pourtant on l’oublie presque: texte et musique captent l’attention. Mais elle accroche les jeux de lumière… et la rêverie pousse ses rameaux sur cette échelle bizarre: des rails tordus évoquant les accidents de la destinée? Représentation des chemins difficultueux qu’il faut suivre pour voir s’ouvrir l’avenir? À chacun ses idées: plus qu’un objet défini c’est, en fait, un substrat pour l’imaginaire comme l’a été la vie de Johann August Sutter pour Cendrars. Et comme la Californie l’a été pour Johann August Sutter.
Musique et texte fonctionnent à merveille; le récit se déploie harmonieusement: musicien et comédien forment un binôme parfait pour construire une narration dont on ne peut détourner son attention. On les écoute, ils emportent le public.

 

Plus qu'il n'interprète un personnage – fût-il "le conteur" – ou raconte une histoire, j'ai envie d'écrire que  Xavier Simonin conduit vers le public l’énergie poétique du texte et que, par sa manière de dire, par les postures qu’il prend et les gestes qu’il fait, il la lui offre, le regard portant au loin et mains tendues, soutenu dans cet élan par la musique de Jean-Jacques Milteau. La narration, l’incarnation… oui, certes. Mais d’abord et avant tout cette transmission de poésie pure qui atteint physiquement le spectateur. Ce spectacle, mené de conserve par deux artistes remarquables, révèle avec brio la dimension épique du "roman" de Cendrars.

Superbe!


 

* Je me permets de recommander à ceux qui ne connaîtraient pas le roman de Cendrars l’édition parue chez Gallimard dans la collection "Folio": le texte est accompagné d’une chronologie, d’une bibliographie et, surtout, d’une préface inédite de Francis Lacassin.

 

L’Or
D’après le roman éponyme de Blaise Cendrars.
Adaptation et mise en scène:
Xavier Simonin
Musique et décor sonore:
Jean-Jacques Milteau
Interprétation:
Xavier Simonin, avec Jean-Jacques Milteau à l’harmonica
Scénographie:
Christian Tirole
Mise en son:
Franck Seguin
Costumes:
Aurore Popineau
Lumières:
Alexis Kavyrchine
Durée:
1h30


Représentation donnée le samedi 23 juillet au Centre culturel de Sarlat.

 

lor-couv-folio.jpgÉchos de Plamon...


Origines
En quelques phrases, après les saluts, Xavier Simonin raconte la "petite histoire" du spectacle – mais, le matin, Jean-Paul Tribout avait pris les devants:
Il y a une tradition au théâtre qui veut que l’on s‘offre des petits cadeaux les soirs de première; moi j’offre des bouquins, toujours à peu près les mêmes parce qu’il y en a que j’aime particulièrement, par exemple ceux d’Italo Calvino… et L’Or de Cendrars. Un soir de première, j’ai offert L’Or à Xavier Simonin, qui l’a mis dans sa poche, et l’a lu plusieurs mois après… Il se trouve que Jean-Jacques Milteau avait fait la musique de ce spectacle dans lequel jouait Xavier; tous deux ont sympathisé et voilà qu’à partir d’un cadeau de première et d’une rencontre, naît un spectacle, pour lequel j’ai eu le plaisir d’être ce qu’on appelle "le regard extérieur", c’est-à-dire que sans intervenir directement, je suggère des pistes en fonction de intentions avouées.
Xavier Simonin pour sa part, conteur déjà avant d’être sur scène, avait ainsi présenté et le roman, et son approche:
Cendrars n’a pas écrit pour le théâtre, en revanche il s’est beaucoup intéressé au cinéma. Le décor est très sobre, vous le verrez ce soir; nous avons essayé de provoquer chez le spectateur un démarrage de l’imaginaire: entre la Suisse natale de Johann Suter, dont nous suivons le parcours, et la Californie au moment où il la découvre – en 1834 – et où il va devenir un grand propriétaire terrien, il y a évidemment deux trois embûches, quelques rencontres… que bien sûr nous n’allons pas vous montrer mais que nous allons vous raconter. Le procédé que nous avons essayé de mettre en place avec Jean-Jacques repose sur la musique, qui a un côté illustratif mais qui peut aussi, comme dans un film, apporter une émotion complémentaire au propos, et puis nous nous sommes aussi appuyés sur la langue de Cendrars, qui est extrêmement rythmée, à partir de laquelle le travail qui a été fait est presque de l’ordre de la chanson. Le côté évocateur de la musique est extrêmement précieux quand on fait une adaptation comme celle-ci: quand, dans le roman, l’immensité de la vallée du Mississippi est évoquée sur plusieurs pages, Jean-Jacques réussit en quelques notes d’harmonica à vous emmener dans le pays de Tom Sawyer! cela permet une formidable économie de moyens… Si on avait joué l’intégralité du texte, le spectacle aurait duré quatre heures!

 
Le lendemain dimanche, hors quelques remarques techniques, il n’y eut que des louanges. De nombreuses questions aussi… Par exemple au sujet de la sonorisation et de l’équilibre entre la voix et la musique.
Xavier Simonin:
Pour que l’harmonica de Jean-Jacques soit suffisamment audible, il est sonorisé. À partir du moment où Jean-Jacques est sonorisé, il a fallu que je porte aussi un micro pour que l’on puisse égaliser une même nature de son. En principe ça fonctionne très bien, et c’est juste une affaire de réglage. Hier, on s’est replié au centre culturel à cause de la météo, et notre régisseur a dû en très peu de temps refaire tous les réglages – lumières son… Nous, sur le plateau, nous nous entendions très bien – parce que nous avons un dispositif qui nous renvoie un son qui n’est pas celui que vous vous entendez. Donc, on ne se rend pas compte de ce que vous entendez – mais c’est quelque chose qui se règle en régie. Or hier, on a manqué de temps pour affiner ces réglages, d’où ce problème que vous avez souligné.
Le jeu avec le micro sur pied:
Dans les parties où Jean-Jacques ne joue pas, je n’ai aucune raison d’avoir un micro; mais pour éviter que le public ait la sensation que tout d’un coup, à certains moments, le micro s’ouvre, il est en permanence un peu ouvert et, en répétition, on s’est dit qu’on allait complètement assumer ce procédé de sonorisation et donc le mettre en scène, d’où ce micro sur pied.

 

L’adaptation et les choix musicaux ont également suscitées quelques interrogations…
Xavier Simonin:
J’ai simplement coupé. Si j’avais interprété tout le roman, ça aurait duré beaucoup plus longtemps. Et si vous lisez le roman maintenant, vous retrouverez tout ce que vous avez entendu hier. Il y a une seule phrase qui n’est pas de Cendrars, c’est la première: Tout commence en Suisse dans le canton de Bâle. Et, à la fin, j’ai supprimé la référence trop précise à l’année 1925.
On avait déjà parlé avec Jean-Jacques de textes à raconter, où il jouerait sur scène. Quand j’ai abordé L’Or, l’idée d’un accompagnement à l’harmonica s’est imposée, d’abord c’est l’instrument du voyageur, et puis il est venu d’Europe en Amérique à peur près à la même époque que Suter. Il y avait donc une logique. Quant à Jean-Jacques, je l’admire depuis très longtemps, je le connaissais en tant qu’artiste avant de le rencontrer. Quand vous cherchez un harmoniciste, et que Jean-Jacques Milteau se propose de vous accompagner, on ne va pas chercher ailleurs! À partir du moment où le texte a été découpé, on a travaillé et cherché ensemble; c’est la langue de Cendrars qui nous a guidés rythmiquement.
Jean-Jacques Milteau:
La découpe du texte et le choix des passages appartient à Xavier.
Je ne connais pas bien la "mécanique" propre au théâtre, je me suis fié aux indications de Xavier et de Jean-Paul [Tribout] qui a travaillé avec nous. L’essentiel dans un récit, c’est la continuité, il fallait donc inclure des morceaux qui soient des soutiens, et non des ruptures. Ça m’a amené à réfléchir à certaines choses, et d’autre part il y a le rythme de l’écriture de Cendrars, sur lequel je me suis appuyé. Il ya beaucoup de parties rythmiques où j’utilise des instruments graves; ça correspond à des scansions, qu’a introduites Xavier en découpant le texte. Le rythme que Xavier a insufflé au texte de Cendrars m’a inspiré des rythmes. J’ai utilisé des morceaux pour la plupart antérieurs à 1850, 1845, qui ont été un peu retravaillés pour le spectacle. Je ne rejoue jamais exactement la même chose; je pars de thèmes de base, et je peux varier d’un ton, par exemple. Mais j’interviens toujours à peu près aux mêmes moments – je ne dois pas déstabiliser Xavier, surtout s’il traverse un moment de faiblesse comme on en a tous.

 

La structure métallique, peu utilisée pour soutenir le jeu – enfin pas de manière telle que sa forme, vraiment intriguante, puisse s’expliquer – mais qui accroche magnifiquement la lumière, en particulier les différentes teintes des éclairages. Quelle est son origine, sa raison d’être?
Xavier Simonin:
Si on avait voulu jouer L’Or de façon très théâtrale, il y aurait eu quinze comédiens sur scène, un décor pour figurer New York, un autre pour la Californie, un autre pour la Nouvelle Helvétie, etc.
On aurait pu partir d’un décor totalement sobre, avec juste nous deux sur le plateau – d’ailleurs il nous est arrivé de jouer dans des lieux trop exigus où l’on ne pouvait pas monter cette structure, et le spectacle fonctionnait très bien quand même. Mais le spectacle a été réglé avec cette structure qui prend la lumière, qui nous permet de projeter des ombres, de créer des choses que vous n’avez pas forcément vues hier soir, et en effet ça peut apparaître comme un engin métallique qui n’est pas utilisé au maximum de ce qu’il représente. Quant à sa signification, nous savons pourquoi nous avons fait surgir cette chose-là. Mais pour le public, ça peut être un totem, des rails de chemin de fer, la symbolisation du destin… On a préféré ça plutôt que d’installer des portes de saloon – à ce moment-là il aurait fallu s’habiller en cow-boy et ce n’était pas l’idée. L’idée c’était de rêver à notre façon  et que vous spectateurs fassiez la moitié du boulot; nous vous envoyons un texte, une musique, pour que ça déclenche votre imaginaire. Cette structure qui vous a intrigué n’était pas totalement mise en valeur hier soir, alors en effet on peut s’interroger mais en général les gens ne se posent pas de questions à son sujet; elle fait partie du spectacle et chacun y voit ce qu’il veut.
Jean-Jacques Milteau:
Nous on est là pour poser des questions, c’est vous qui avez les réponses. Je veux dire qu’on n’a pas à expliquer pourquoi on fait ça ou ça; ça vous plaît ou ça vous déplaît… La structure métallique, la musique… c’est notre façon de dire les choses, et chacun reçoit tout ça comme il l’entend. Je crois que c’est ça la chose la plus importante et la plus séduisante qui existe dans le théâtre et le spectacle en général: on essaie de vous proposer de l’exceptionnel ; à un moment donné, le public et les artistes se rencontrent, par exemple autour d’une structure, d’un texte, d’une musique, des lumières… nous-mêmes ne savons pas exactement ce qui va se passer, et ça produit quelque chose d’exceptionnel. Les réponses c’est vous qui les avez: la façon dont vous avez entendu les choses, ça c’est votre réalité.


Conter et incarner ne revient pas tout à fait au même. Ainsi Xavier Simonin a-t-il répondu à un spectateur lui demandant si sa perception de Suter avait changé depuis qu’il avait commencé à jouer:
Honnêtement, pas tant que ça. Les comédiens qui jouent plusieurs rôles dans La Comédie des erreurs disaient qu’ils n’avaient pas le temps de réfléchir, qu’ils jouaient pour jouer et n’avaient pas le temps de psychologiser. Là c’est un peu pareil; en répétition, on essaie plein de choses, on brasse des trucs, et puis vient un moment où on se dit: "C’est ça!" Après forcément, quand ça sort de l’œuf ça n’a pas la même couleur qu’au bout d’un mois. Il faut juste espérer que le spectacle, comme le vin, se bonifie avec le temps… En ce qui me concerne, je ne m’endors pas avec Suter et je ne me réveille pas avec Suter!
Jean-Paul Tribout:
Et puis on est là dans un cadre particulier où il interprète le conteur; il y a juste des moments où Xavier sera un peu plus Suter, mais il n’incarne pas vraiment les personnages convoqués: on est toujours dans le conte.
Concernant l’incarnation, je dirais qu’il y a des comédiens qui profèrent, et des comédiens qui incarnent. Je pense que ce qui nous transforme, depuis le moment où l’on entre dans une école de théâtre jusqu’au Père-Lachaise, c’est moins d’incarner un personnage que la fréquentation des textes. On a une obligation de réflexion perpétuelle lorsque l’on travaille – surtout lorsque l’on aborde des auteurs qui eux-mêmes ont une pensée; avant de passer au plateau il y a ce qu’on appelle le "travail à la table", c’est-à-dire qu’on travaille sur le texte, pour le comprendre, le placer dans un contexte historique, sociologique, philosophique… les comédiens et comédiennes sont contraints de réfléchir à ce qu’ils disent.
Et nous spectateurs de réfléchir à ce que l’on a reçu, de faire notre miel de ce que nous ont donné les artistes… À cet égard, le festival Sarlat est un merveilleux champ floral, formidablement mellifère…

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29 juillet 2011 5 29 /07 /juillet /2011 11:51

remords_lagarce-deliquet.jpgTrompe-l’œil

 

Un homme est là qui attend. Déjà sur scène pendant que le public s’installe, assis au bord d’un vieux lit ne comportant qu’un matelas et, à ses pieds, quelques vieux bouquins ramassés en petites piles. Tout d’un coup, sans que l’éclairage se modifie, quelque chose d’imperceptible se passe qui impose le silence dans la salle: le spectacle commence. L’homme se lève et sort du plateau pour aller accueillir un petit groupe qui descend des gradins. Accolades, embrassades, des "Tu-n’as-pas-changé" et "je-suis-content-de-te-voir" que l’on sent un peu convenus: ce sont des retrouvailles. Pierre, l’homme seul qui attendait. Les arrivants : des amis à l’évidence, Paul et sa femme Anne, Hélène et son mari, et Lise, leur fille.

 

Dans le programme, quelques lignes présentent la pièce à travers une sorte d' "avant-récit" qui, en réalité, ne se perçoit pas vraiment à la seule écoute du texte; si l'on comprend, en effet, que Pierre vit dans une maison dont il partage la propriété avec Paul et Hélène, que Hélène veut la vendre et que l’enjeu de ces retrouvailles est de convaincre Pierre d’accepter la vente, en revanche on ne devine presque rien de ce qui a fondé, plusieurs années auparavant, cette vie commune, sinon que ce passé rend la parole difficile, voire impossible. Comme si ce passé formait un barrage bloquant, au seuil des lèvres, les mots signifiants. Les présentations s’éternisent, Anne tente désespérément de manifester sa présence tandis que le mari d’Hélène semble mieux y parvenir – il est attaché commercial donc, forcément, le contact humain, il connaît… Les dialogues, tout au long de la pièce, dépasseront rarement le stade des phrases inachevées, ponctuées de mots isolés entre des rires gênés ou des gestes de colère, de découragement. On a le sentiment d’une parole en état de fuite permanente, qui se dérobe, se cache derrière des mots-écrans que se jettent en pâture les interlocuteurs pour s’éviter une parole vraie – par exemple, dès le début, le mot taciturne employé par Hélène à l’endroit de Pierre qui va déclencher une sorte de cascade vide. Pendant une heure et demie, ces personnages interagissent, parfois violemment, tentent de se parler sans y parvenir et on demeure dans le suggéré, le non-dit - ou, plutôt, dans "l'impossible-à-dire". La pièce s'achève sans que rien soit résolu – mais il y a eu évolution tout de même: ils s'étaient retrouvés en s'embrassant, ils se quittent dans la colère sans s'être rien dit de décisif.

 

On est loin du schéma dramatique confortable qui, à une situation de départ clairement exposée, donne un développement, une complexification, puis une résolution sinon totale du moins partielle... Quant au texte offert à l'écoute, il s'entend comme une conversation courante: beaucoup de phrases restent en suspens que les locuteurs ne laissent pas aller jusqu’au bout d'elles-mêmes, des mots sont jetés isolément, répétés et répétés encore, les personnages se  coupent la parole, imbriquent les unes dans les autres leurs reparties, remplacent les mots imprononcés par un langage corporel extrêmement riche – se lever, s'écarter du groupe, se servir du café, allumer une cigarette, la fumer, etc. Dans la restitution de cette oralité banale, de cette gestuelle propre aux conversations houleuses, les comédiens sont exceptionnels de justesse – inflexions, tons, gestes, postures... des plus infimes soupirs aux plus forts emportements ils sont impeccablement justes.

 

Le résultat est sasissant: j'ai assisté à ce spectacle comme j'aurais contemplé une de ces fresques en trompe-l'œil mimant si exactement la réalité que l'on va pousser la porte figurée pour aller au jardin... avant de rencontrer le mur: plus qu'au théâtre il me semblait être installée avec les personnages, prise dans leur histoire et, presque, à même d'intervenir dans leur conversation. Le fait qu'une partie du jeu déborde hors du plateau et se déroule dans la salle accentue ce sentiment de confusion; il y a toujours, à fleur d’instant, cette tentation de rendre pour vrai ce qui est représenté. Sauf que trois ruptures, brèves et brutales – un son tumultueux jaillit tandis que le plateau est plongée dans une lumière bleue – viennent rappeler que l'on est au théâtre...


 

Sédiments plamonais

Saisis, transcrits, et, je l'espère, non trahis – car il ya toujours, dans l'immédiateté du moment vécu et des mots entendus, une énergie qui passe, éphémère, et fait sens. Un sens qui, par définition, échappera aux transcriptions, évidemment infidèles puisque hors de cette éphémérité. À Plamon aussi, il y a de cette fragilité dont va parler Julie Deliquet...
Jean-Paul Tribout:
Il y a eu, dans les années 1970, un mouvement que l'on a appelé le "théâtre du quotidien", représenté en France par des auteurs comme Michel Deutsch et Jean-Paul Wenzel; Lagarce et d’autres sont arrivés ensuite qui ont dépassé ce "quotidien" par la forme, par l’écriture – dans cette pièce par exemple on est dans quelque chose d’extrêmement écrit. Ce doit être assez compliqué de conserver une liberté d’acteur dans un texte aussi cadré?

Julie Deliquet (metteur en scène):
Le texte est là, l’histoire elle est la même tous les soirs. Mais on ne sait pas exactement comment on va la raconter. On peut trouver cette liberté d’acteur dans le fait que, chez Jean-Luc Lagarce, il n’y a pas de didascalie; on peut, par exemple, modifier les adresses à l’intérieur d’un monologue – certains soirs Pierre s’adressera davantage à Hélène, d’autres soirs davantage à Paul… et ça change la qualité de la représentation. La mise en scène n’est pas tout à fait fixée; les moments où les personnages sortent, où ils se lèvent, se servent du café, allument une cigarette, etc. ne sont jamais les mêmes d’une représentation à l’autre, ni les places qu’ils choisissent d’occuper autour de la table. Cette façon de rendre tout possible au niveau des allées et venues, d’ouvrir la mise en scène, revient à poser la question des interdits. Autour de ces détails qui changent, il y a toute une organisation qui se fait au plateau mais dans un contexte qui ne change pas puisqu’il s’agit toujours de raconter la même histoire. Par exemple hier Pierre s’est levé et Lise a pris sa place à table: comment les autres comédiens vont se débrouiller avec ça? Il y a là une fragilité qui, théâtralement, me touche beaucoup.
La pièce est construite comme une suite de petites saynètes, ponctuées de trois points de suspension; j’ai choisi de la découper en trois plans-séquences de façon à ce que les personnages soient presque tout le temps là. Il fallait aussi laisser intacte cette difficulté qu’ils ont à prendre la parole – dans ma mise en scène cette parole est très importante. Au lieu que la parole déclenche l’action, on s’est dit qu’il fallait partir de l’action et on a cherché de petites accroches – un regard, un pas… – pour déclencher la prise de parole. Ces petites accroches reviennent toujours mais changent selon le moment: c’est encore un choix au plateau. C’est donc une écoute, un dialogue permanents entre les comédiens, même dans la non-parole, même dans les silences – parce qu’un regard peut déclencher un rire; par exemple hier quand le rire d’Anne s’est transformé en pleur, il a fallu que chacun réagisse par rapport à ça. Les comédiens peuvent avoir une sensation de grande liberté mais en définitive l’acteur est vraiment au service de son partenaire, et dépend crucialement de lui. Et même ma mise en scène: elle ne dépend pas de moi mais des acteurs.

 

 

Derniers remords avant l'oubli
Texte de Jean-Luc Lagarce
Mise en scène:

Julie Deliquet

Avec:
Éric Charon, Gwendal Anglade, Agnès Ramy, Julie André, Olivier Fauez, Annabelle Simon

Lumières:
Richard Fischler

Son:
David Georgelin

Durée:

1h30

Création du Collectif In Vitro

 

Représentation donnée le mardi 26 juillet au Centre culturel de Sarlat.

 

NB - Le texte de Jean-Luc Lagarce est publié par les Solitaires Intempestifs (coll. "Bleue", août 2004, 58 p. –  10,00 €.)

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27 juillet 2011 3 27 /07 /juillet /2011 11:55

Quadrature gémellaire

 

La Comédie des erreurs est la pièce la plus courte qu’ait écrite Shakespeare. Construite autour du thème de la gémellité, elle cultive à peu près tous les quiproquos et imbroglios qui peuvent surgir à l’entour de deux êtres physiquement identiques – des confusions aggravées de ce que les jumeaux en question se retrouvent au même endroit en ignorant, chacun, l’existence de l’autre, et multipliées parce que ce sont deux paires de jumeaux, fonctionnant en couple de surcroît, qui sont impliquées dans l’intrigue. Mais… tâchons de faire court et clair (enfin presque): Égéon, riche marchand de Syracuse, a deux jumeaux nommés Antipholus. Il achète à une pauvresse ses deux fils – des jumeaux aussi, baptisés Dromio – afin de les adopter et d’en faire les serviteurs de ses enfants. Lors d’un naufrage, l’épouse d’Égéon disparaît avec un Antipholus et un Dromio. La pièce commence vingt-trois ans plus tard, quand Égéon débarque à Éphèse, à la suite de son fils survivant qui, en compagnie de son valet Dromio, est parti à la recherche de son frère. Ni Égéon ni Antipholus ne savent que les naufragés en ont réchappé et fait souche à Éphèse. En outre, les deux cités sont en guerre, et Égéon, Syracusain, encourt la peine de mort en posant le pied à Éphèse… Mais le duc, ému de son histoire, lui accorde jusqu’à la tombée du jour pour mener à bien sa quête.


Pour monter cette pièce, Dan Jemmett s’est appuyé sur une nouvelle traduction*; il a opéré des coupes et a ramené la distribution à cinq comédiens quand une bonne dizaine de personnages sont convoqués. Chacun assume donc plusieurs rôles; c’est une façon astucieuse d’exprimer le thème des confusions d’identités, et de théâtraliser le théâtre en permettant aux comédiens de devenir, dans un même spectacle, plusieurs "autres". De ces concentrations d’incarnations, la plus intéressante est celle qui touche les jumeaux. De quatre Dan Jemmett fait deux: chaque paire jumelle est incarnée par un seul comédien – la parfaite ressemblance entre jumeaux est ainsi assurée! Chaque frère est cependant distingué de son double par un petit détail: Dromio de Syracuse porte un petit chapeau qu’abandonne Dromio d’Éphèse lorsqu’il entre en scène, Antipholus d’Éphèse se démarque de son frère syracusain par des lunettes et un timbre de voix légèrement différent. Ces deux comédiens jouent de leur double identité avec un brio époustouflant; entrées, sorties, courses-poursuites… la mise en scène leur offre de purs morceaux de bravoure – dont celui, sidérant, montrant les deux (!) Dromio en train de s’affronter de part et d’autre d’une porte de WC arrachée à ses gonds…

 

comedie-erreurs_TN.jpg
Une porte de WC? Ah, oui… il faut quand même signaler que l’intrigue shakespearienne a été transposée en 1985 – c’est à cette année-là, correspondant à l’adolescence de Dan Jemmett, que renvoient tous les morceaux de musique entendus pendant le spectacle – et a pour cadre l’arrière-cour d’une boîte de nuit, peut-être d’un bal de village, où s’entasse la réserve de futs à bière, jouxtée par trois cabines de WC mobiles juchées en plein centre du plateau… Des tireuses à bière sont là qui semblent avoir été oubliées, avec leur stock de gobelets en plastique. Je dois avouer que les premières minutes sont déroutantes: y a-t-il plus étrange que d’entendre évoquer la guerre entre Éphèse et Syracuse dans ce décor un peu minable, et d’y voir le vieil Égéon campé par une jeune comédienne chapeautée qui ne feint pas le grand âge? Mais dès que paraissent Antipholus et Dromio, dès qu’ils commencent à s’envoyer leurs reparties et qu'Antipholus assène ses premiers coups à son valet, toute réticence s’efface: les mots fusent, les gestes tombent juste… une allure s’installe et s’impose jusqu’à la fin qui ne flottera jamais: la rapidité se décline de la plus extrême à la plus mesurée, des pauses se glissent qui modulent le rythme sans le ralentir… Actions et quiproquos s’enchaînent avec cette fluidité particulière qui rend compréhensibles les situations et leurs intrications. Il y a aussi un texte à faire entendre que les comédiens servent à merveille, et l’on ne perd pas une miette du sel humoristique dont sont abondamment saupoudrées les répliques…


De situation, de texte, de geste: les trois veines comiques sont présentes dans cette pièce et formidablement révélées par la mise en scène autant que par l’interprétation. C’est magistral  d’avoir conçu un spectacle à ce point farcesque, avec ce que cela comporte de jeu outré, de couleurs clinquantes, de voix haussées et de rythmes accélérés, qui fasse si bien entendre l’humour des mots et expose si finement des situations retorses dont le déroulement reste clair tandis que sont respectées leurs tortuosités… C’est un peu comme produire une figure qui cumulerait en un parfait équilibre les caractéristiques du cercle et celles du carré.
Nul faux pas, rien qui trébuche: chutes, fuites, poursuites, escamotages… se succèdent en s’organisant autour des libations incessantes auxquelles s’adonnent les personnages; aller remplir son gobelet de bière, boire d’un trait ou à petites gorgées, poser le gobelet vide ou s’en débarrasser brutalement, voire le jeter loin de soi… tout cela crée un ballet gestuel admirablement réglé; les comédiens boivent, parlent, bougent sans qu’un geste mange un mot et sans qu’un mot vienne embarrasser un geste. À cet ajustement s’ajoute la synchronisation des entrées et des sorties avec les changements de costume… Je me répète: c’est admirable.


La mise en scène est inventive et débridée, l’interprétation de tous les comédiens exceptionnelle – voix, mimiques, postures, attitudes, déplacements… tout est juste, net, précis, joué au cordeau. Le texte s’entend magnifiquement de bout en bout;le résultat est désopilant et l’on a, in fine, un spectacle bien huilé qui aère l’âme et délie l’esprit.

Xavier Simonin – l’interprète-metteur en scène d’une version scénique de L’Or, le roman de Blaise Cendrars, qu’il a lui-même créée – était parmi le public; il a beaucoup apprécié sa soirée et, loin de s’offusquer des choix de Dan Jemmet, estime que la richesse des textes shakespeariens autorise les audaces. Ainsi a-t-il dit à Plamon, quand on lui a demandé son avis: "Quelle que soit la façon dont on l’aborde, je pense qu’avec Shakespeare on ne sera jamais totalement faux."
Voilà une simple et belle formule qui devrait faire taire bien des réserves…

 

 

comedie-erreurs_couvTN.jpgLa Comédie des erreurs
Texte de William Shakespeare, traduit par Mériam Korichi
Mise en scène :
Dan Jemmett, assisté de Mériam Korichi
Avec :
David Ayala, Vincent Berger, Thierry Bosc, Valérie Crouzet, Julie-Anne Roth
Scénographie :
Dick Bird
Lumières :
Arnaud Jung
Costumes :
Sylvie Martin-Hyszka
Durée :
1h50 

Représentation donnée le vendredi 22 juillet sur la place de la Liberté.

 

* La traduction de Mériam Korichi de La Comédie des erreurs est parue aux éditions de l'Arche (coll. "Scène ouverte", juin 2011, 128 p. – 12,00 €.)

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