J'avais esquissé cet article en décembre 2012, après avoir vu la pièce au Théâtre 14, où il s'installait pour quelques semaines dix ans après sa création – en 2002, donc (au Théâtre 13). Comme souvent, je n'avais pas été au bout de la rédaction, abandonnant en fin de compte tout effort lorsque les représentations eurent cessé. Je n'avais pourtant pas détruit le brouillon, le laissant aux amarres dans cette petite rade reculée de l'administration de mon blog où je puis garder aussi longtemps que je le souhaite les choses "pas-finies-mais-qui-pourraient-l'être-un-jour". J'espérais qu'une perche se tendrait dont je pourrais m'emparer pour ordonner un peu ces écrits et louer enfin comme il le mérite ce spectacle de grande qualité - quelque reprise, ou une programmation sarladaise... Rien de tel n'était advenu jusqu'à présent mais voilà que j'apprenais, il y a quelques jours, le retour prochain à Paris du chef-d’œuvre de Steinbeck [...] après un immense succès au Théâtre 13 [...] et six tournées à guichets fermés:
À partir du 27 janvier 2015 au .
Je puis donc mettre à flot cette chronique, restée en cale sèche deux années durant, telle que je l'avais écrite en 2012 – enfin presque: amendée bien évidemment là où je la voyais pécher au point de ne la point mettre en ligne, calfatée comme il convient quand l'exige le jointoiement de ses éléments par trop épars... et en actualisant la distribution qui ne sera plus tout à fait celle d'alors.
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Aux noms de Lennie et George, énoncés comme cela, en paire – en couple presque – on est nombreux à songer tout de suite au roman de John Steinbeck Des souris et des hommes – probablement l'un des plus connus de cet auteur avec Les Raisins de la colère. Et en même temps que les noms resurgissent les caractères, l'histoire…
Lennie, un colosse d'une force rare mais simplet, obsédé par tout ce qui est doux au toucher – pelages, étoffes, chevelures… –, et George, moins impressionnant, petit et sec, plutôt malin, sans obsession notable mais redoutant sans cesse que Lennie commette une bourde… Étrange couple que ces deux journaliers allant quérir l'embauche d'un ranch à l'autre, tâchant de cumuler assez de dollars pour s'offrir enfin leur maison, avec un potager, et quelques lapins. Aucun lien de parenté entre eux, mais quelque chose de fort, qui tient à la fois de l'amitié et de la fraternité, nuancé d'un rapport d'autorité évoquant celui qu'un père raisonnable aurait avec un fils trop naïf et trop peu avisé pour se gouverner lui-même. Leurs échanges restent limités: outre que Lennie n'a pas beaucoup de conversation, il oublie presque tout et, de ce fait, George est contraint de lui répéter sans cesse ce dont il doit impérativement se rappeler – par exemple, ne pas dire un mot en présence d'un patron potentiel… Bien sûr, l'attrait de Lennie pour les choses douces, son incapacité à contrôler ses impulsions et à maîtriser sa force vont conduire droit à l'irréparable catastrophe.
Je m'attendrais presque à entendre George murmurer Fatalitas!! – enfin... au théâtre car c'est là que j'ai soudainement pris conscience de ce que l'histoire est une authentique tragédie. Sans la mise en scène et le jeu exceptionnel des comédiens qui font sentir qu'il n'y aura pas d'échappatoire au pire, je n'aurais sans doute jamais mesuré combien le Destin, d'emblée, pèse et détermine l'évolution des personnages, toute prise que j'étais dans l'impression pénible que m'a laissée la lecture du roman. Je dois dire que j'avais de celui-ci un souvenir lycéen assez morne: outre que c'était une lecture "obligée" car il était l'objet de divers exercices, son réalisme m'avait beaucoup ennuyée – à 15 ans, en plus d'être rétive aux contraintes bien que soucieuse, assez, de mes résultats scolaires, je n'étais guère encline aux lectures romanesques à moins qu'elles fussent "fantastiques" ou "policières". Pourtant il m'a marquée, et plus profondément que je ne le pensais puisque, le relisant juste avant d’aller le voir transposé sur la scène du Théâtre 14, je me suis aperçue que, à quelques détails près, tout était bien là inscrit dans ma mémoire – les noms des principaux protagonistes et les grandes lignes de l’intrigue… J’avais donc gardé en moi, de cette seule lecture de plus source d’ennui, l’essentiel du roman.
Cela me surprit un peu que revinssent aussi aisément ces réminiscences que je croyais enfouies; me surprit plus encore d’éprouver à la seconde lecture un même ennui qu’à la première – ayant depuis beaucoup lu, quelque peu ajusté mon regard, ma façon d’aborder une écriture littéraire, et largement diversifié mes inclinations de lectrice, je pensais que cela aurait rafraîchi mon approche. Las! Je retrouvais, aussi intact que les souvenirs de l’histoire, l’ennui, à cela près que j’identifiais fort bien d’où il venait et ses causes se révélèrent d’ordre formel: descriptions plates "au ras du figuratif" si je puis dire, répliques répétitives, effets d'annonce trop appuyés, manière très artificielle de tisser un avant-récit à seule fin d'éclairer le lecteur en mettant dans la bouche de George dès les premières lignes un rappel circonstancié de tout ce qu'ils viennent de vivre au motif que Lennie n'a quasiment aucune mémoire… Tous procédés narratifs à mes yeux trop clairement apparents, cousus à gros fils blancs, à quoi il faut ajouter ce quelque chose de mal sonnant que j'ai trouvé aux dialogues et qui me fait mesurer combien il est difficile de transcrire le langage oral sans le dévoyer dans une inauthenticité déplaisante, surtout lorsqu'il s'agit d'une parole fruste, malhabile – les butées sur les mots, les répétitions, les bafouillis passent décidément très mal à l'écrit. Je ne dois certes pas oublier que j'ai lu une traduction et que ces appréciations ne concernent pas directement l'écriture de Steinbeck mais celle dont je dispose* est probablement irréprochable en termes de justesse puisqu'elle est due à Maurice-Edgar Coindreau, traducteur réputé au point qu'il a donné son nom à un prix littéraire décerné chaque année par la Société des gens de lettres…
Ce n'est donc pas par affection particulière pour le roman que je suis allée voir Des souris et des hommes au Théâtre 14, mais par intérêt pour ce travail consistant à transformer un roman en objet théâtral. Jean-Pierre Évariste et Philippe Ivancic ont conçu leur mise en scène à partir de l'adaptation écrite par Marcel Duhamel (dont le texte a été, je crois, publié en 1976 par L'Avant-scène théâtre). N'était cette mention portée sur l'affiche, je n'aurais pas imaginé d'autre source à la pièce que la version française du roman lui-même: le spectacle se déroule en six "actes" – que séparent des noirs habités de quelques notes de musique pendant lesquels les décors sont changés – comme le roman est composé de six chapitres; chaque événement du récit est repris et suivie la chronologie; je ne crois pas qu'il y ait un protagoniste intervenant dans le texte qui ne soit pas convoqué sur scène, et les dialogues m'ont semblé, hors de menues variantes, sortis directement de la traduction. Des changements de noms m’ont cependant intriguée: pourquoi George Milton, devient-il George Morton? Quant à Lennie, qui a pour patronyme Svelt au lieu de Small dans le roman, on se doute que c’est pour rendre tout de suite audible au public non anglophone le jeu auquel s’est livré Steinbeck, baptisant Petit (Small en anglais) un colosse. Mais à part cela et un léger aménagement du dénouement - la pièce s'arrête juste après le coup de feu qui tue Lennie quand le roman, lui, laisse ensuite réaffluer la vie en s’achevant sur des échanges entre les employés du ranch, tandis qu'une complicité se confirme entre Slim et George – je ne crois pas que ces modifications, somme toute minimes, justifient de nommer "adaptation" ce qui, pour moi, relève plutôt d'une "transposition", soit un simple ploiement de l’œuvre d'origine aux exigences d'un autre mode d'expression sans qu'il y ait besoin d'opérer des transformations radicales.
N'ayant guère adhéré au roman je me suis au contraire enthousiasmée pour sa version scénique qui, à mon sens, l'a vivifié. D'abord en ce qui concerne les dialogues: leur registre familier, cette parole empêchée dont ils témoignent – hésitations, vocabulaire fruste... ‒ font qu'ils s’ensablent dans l'inertie scripturale tandis qu'ils retentissent pleins de sève dits par les comédiens – et, ici, excellemment dits. C'est là un avantage majeur du théâtre sur l'écriture que de pouvoir ainsi vitaliser la parole qui, puisant beaucoup de son sens dans les inflexions de voix, les intonations qu’aucun moyen typographique ne peut traduire, tire grand avantage à être dite, et aussi jouée car c'est le jeu qui lui apporte ce que l’écriture peine souvent à exprimer sans être embarrassée ou, à l’inverse, trop elliptique – le discours non verbal que développent les postures, les regards, les gestes… Les redites, et les menus détails qui dans le roman participent d’un effet d’annonce trop appuyé deviennent, au théâtre, autant d’éléments qui posent des jalons tragiques et signalent combien le fatum pèse, là, autant que dans une tragédie antique. Pour mieux le faire peser, le décor: à la fois figuratif, avec ses panneaux de lattes de bois dessinant des rais de lumière, ses caisses, sa table reproduisant en partie la chambrée des employés du ranch, et symbolique – par exemple les rives de la Salinas et le lit de la rivière, au début, ne sont représentés par aucun moyen, ni visuel ni sonore, il faut "y croire", en écoutant Lennie et George les évoquer – il souligne cette fatalité par le biais de ces rais de lumière qui, avec insistance, reviennent, de tableau en tableau. La mise en scène, à l’image du décor, joue habilement sur cette alliance de réalisme au premier degré – un vrai chien accompagne Candy; on entend claquer deux vraies détonations – et de représentation symbolique. Mode de représentation qui, d’ailleurs, est omniprésent dans le roman: George a le don de faire exister la petite maison, les lapins et le carré de luzerne, qu’il fait surgir des limbes par ses seules descriptions répétées, encore, et encore, comme un mantra…
En toute subjectivité, je dirai que l’œuvre de Steinbeck a beaucoup gagné à être ainsi transposée: expurgée des spécificités de la narrativité romanesque qui la plombent elle est ici magnifiée. À la mise en scène, fine et intelligente, s'ajoute une interprétation de haut niveau qui me faisait écrire, voici deux ans, au lendemain de la représentation et avant même de savoir par quel bout j'allais commencer ma chronique:
"Les comédiens enfin sont remarquables. Leur interprétation à tous est superbe, pas un mot qui ne dissone, pas une inflexion qui achoppe, leur langage corporel est à l'avenant: pas de geste qui paraisse déplacé, pas d'attitude qui fasse hiatus avec la voix... Et tous sont au plus proche, au plus juste du personnage qu'ils incarnent."
Je me souviens aussi que deux d’entre eux m’avaient alors particulièrement émue; Philippe Invancic qui était un Lennie magnifique, tout en nuances dans sa simplicité naïve, et Augustin Ruhabura qui donnait à Crooks, le nègre au dos cassé confiné dans une chambre non par égard pour ses infirmités mais par ostracisme, une aura, une force qui ne m’étaient pas apparues dans le roman.
Puisse cette nouvelle série de représentations connaître autant de succès que les précédentes...
* Des souris et des hommes (traduit de l'anglais américain par Maurice-Edgar Coindreau, avec une préface de Joseph Kessel), Gallimard coll. "Folio", 1980.
DES SOURIS ET DES HOMMES
Roman de John Steinbeck adapté par Marcel Duhamel.
Mise en scène:
Jean-Philippe Évariste et Philippe Ivancic
Direction d'acteurs:
Anne Bourgeois
Avec:
Jacques Bouanich, Emmanuel Dabbous, Henri Déus, Jean-Philippe Évariste, Jean Hache, Philippe Invancic, Hervé Jacobi ou Pascal Invancic, Emmanuel Lemire, Agnès Ramy ou Alizé Costes, Augustin Ruhabura ou Bruno Henry.
Lumières:
Jacques Rouveyrollis
Musique:
Bertrand Saint-Aubin
Costumes:
Emily Beer
Durée:
1h20 sans entracte.
À partir du 27 janvier 2015 au théâtre du Palais-Royal, 38 rue de Montpensier – 75001 PARIS.
Du mardi au samedi à 19 heures, relâche dimanche et lundi.
Réservations: en ligne , sur place, ou par téléphone au 01.42.97.40.00.