Depuis le 18 septembre, Bérangère Dautun et Guillaume Bienvenu reprennent Les Cahiers de Malte Laurids Brigge au théâtre du Petit Hébertot*. Créée en septembre 2009 au théâtre de la Huchette à Paris, la pièce était au programme du dernier festival des jeux du théâtre de Sarlat. Cette reprise parisienne est une excellente occaion de revenir sur l'un des spectacles les plus appaludis du festival...
Bérangère Dautun, fascinée depuis longtemps par le génie poétique de Rilke, voue un attachement tout particulier aux Cahiers de Malte Laurids Brigge. Cet
étrange récit empreint d’autobiographie que le poète publia en 1910 est né de l’expérience difficultueuse qu’avaient été pour lui, quelques années auparavant, l’installation à Paris et son
travail de secrétaire auprès d’Auguste Rodin. Fragmentaire, écrit comme sous l’effet d’une impulsion diariste mais ne comportant aucune date, le texte alterne réflexions intimes, rêveries, scènes
de rue, souvenirs d’enfance… La plume du narrateur – Malte est un jeune Danois issu d’une famille d’aristocrates ruinés s'exilant à Paris et en qui il faut voir un double de l'auteur –
bascule souvent de la narration dans une sorte de surréalisme
un peu dérangeant assez difficile à suivre. Parce que la syntaxe est complexe, et parce que l’on est propulsé, au détour d'une scène ou d’un souvenir, dans un univers onirique où les visages
restent au creux des mains comme des masques, où les fantômes visitent les vivants, où la main d’un enfant cherchant un crayon au sol s’anime d’une vie propre… Écrit en prose, le texte est
éminemment poétique: sans cesse se nouent des rencontres de mots inhabituelles, les phrases rythmées ont de beaux mouvements et, au fil de la lecture, malgré les difficultés, une magie opère qui
entraîne et berce, invite à suivre le jeune Malte dans sa fréquentation des spectres, sa scrutation des souffrances, et son effort désespéré pour ressusciter un monde défunt – celui de l’enfance
dans le vaste château familial, au temps où sa mère vivait encore et lui lisait des contes…
Le travail de Bérangère Dautun est une adaptation de grande ampleur, qui va bien au-delà de la transposition, du ploiement
d’une œuvre non théâtrale aux exigences de la scène… Elle a privilégié ce qui, dans le récit de Rilke, la touchait le plus – les rapports mère-fils, la façon dont le jeune homme convoque le
souvenir de sa mère morte et du domaine perdu – et, pour resserrer le texte autour de ces thèmes-là, n’a conservé que certains passages qu’elle a recomposés de manière à instaurer une cohérence
dramatique. Elle a, de plus, retouché le texte français de Maurice Betz qu’elle estimait désuet. Il en résulte une œuvre autre, qui laisse de côté les étrangetés les plus déroutantes des
Cahiers et en retient essentiellement les tonalités proustiennes. Cela eût justifié, me semble-t-il, que la pièce porte un titre différent qui marque cette distance prise avec le texte
d’origine. Toujours est-il que cette œuvre neuve est la matière d’un spectacle remarquable: décor, mise en scène, interprétation… tout s’harmonise et l’on est, pendant plus d’une heure, sous
l’emprise d’un charme un peu hypnotique…
Une table et une chaise que l’on ne pourrait vouloir plus simples, deux malles, un livre – voilà qu’existe en un coin de scène la petite chambre pauvre qu’occupe le poète. Un peu plus loin sont rassemblés quelques objets emblématiques – un guéridon, des tableaux, des bibelots, une boîte à ouvrage – qui ressuscitent le château d'autrefois. C’est le domaine où va éclore et s’épanouir la présence de la mère rêvée: là, vêtue d'une robe blanche à large ceinture rouge elle s’assoit, se lève, tourne en dansant et coud ses mots aux choses qu’elle manipule, répondant ainsi aux appels muets de son fils. Le temps jadis reprend corps par ses gestes et, de sa bougie, elle paraît l’apporter en offrande à son fils en détresse. Malte et sa mère sont chacun dans leur monde; et tout l’enjeu de la pièce semble gésir dans la façon dont ils vont se rejoindre et dont leurs paroles vont se répondre.
Bérangère Dautun, hiératique et gracieuse, flotte sur scène plus qu’elle ne se déplace tant sa gestuelle est souple et aérienne; sa fine silhouette l'emmène aux confins de l’immatérialité. Ses mains, étonnamment graciles et dont elle joue en musicienne de l’espace, semblent avoir pour seule vocation de manier ces dentelles exhumées d’une boîte comme les souvenirs du passé. Spectrale, éthérée… Mais sa voix profonde, sa diction d’une insigne élégance qui sublime le texte, lui donnent chair et présence – la comédienne par son jeu et sa voix atteint à une sorte de miracle scénique où cessent de s’exclure évanescence et densité charnelle. En regard du spectre maternel, Guillaume Bienvenu campe un poète désespéré, mélancolique mais vibrant de vie; son élocution parfaite, qui a la spontanéité du discours oral, épouse le phrasé de Rilke avec une aisance merveilleuse.
Ce spectacle est pure harmonie... Le décor et la musique sont de superbes écrins à cette reconstruction très personnelle du texte d’origine, portée par deux comédiens exceptionnels qui, grâce à leur interprétation sensible et juste, permettent d’entendre avec une étonnante clarté la belle écriture de Rilke, si singulière et parfois si difficile à lire. Bérangère Dautun et Guillaume Bienvenu offrent un moment théâtral d'une grande délicatesse, beau et raffiné comme une porcelaine de Saxe, dont le charme perdure longtemps après le tomber de rideau.
Bérangère Dautun et Guillaume
Bienvenu - petites bribes autour des Cahiers
Propos recueillis à Plamon le 20 juillet
Bérangère Dautun
Pendant les trente-trois années que j'ai passées à la Comédie-Française, j'ai été gâtée: je n'ai interprété que des chefs-d'oeuvre! Et après ces années de service rendu à l'Etat, quand j'ai eu le
droit de faire autre chose, je me suis demandé ce que j'avais envie d'entreprendre... Puis j'ai songé à ce texte de Rilke qui depuis toujours me hantait. Parce qu’il évoque les rapports entre le
visible et l’invisible, entre ce qu’on vit et les absents, ceux qui sont morts et qui sont là aussi, qui nous accompagnent. Et je me suis dit "puisque tu aimes tant ce texte, ne le garde pas pour
toi, partage-le, fais-le vivre aux autres !" et j’ai fait cette adaptation parce que mon cœur, mon âme en avaient besoin – j’ai voulu donner ce texte, ne pas le garder pour moi.
J’ai pris dans ces Cahiers, qui comptent à peu près 70 extraits, les thèmes qui m’intéressaient, c'est-à dire le rapport mère-fils, le don total de la mère au fils, cette femme qui est là pour
tout donner, pour reconstruire son fils quand il ne va pas bien... et moi dans le spectacle, je ne suis pas réellement sa mère, mais sa mère telle qu'il la voit, telle qu'il la fait renaître
parce qu'il a besoin de cette maman qui lui manque tant...
J'ai fait ce travail de reconstruction pour rendre accessible ce texte qui a priori ne l’est pas. De cette sorte de psychanalyse où le poète ne se parle qu’à lui-même, j'ai tâché d'en faire
un dialogue.
Concernant la traduction, j’au utilisé celle que Maurice Betz a publiée dans les années 30, mais je trouvais son style un peu daté, un peu désuet. Je me suis efforcée de rendre le texte plus
actuel, plus moderne. Enfin, j’ai fait en sorte que l’esprit de Rilke, traduit par M. Betz, nous parvienne et si j’avais laissé toutes les redondances, il ne nous serait pas parvenu. J’ai donc
élagué, tout en gardant l’essentiel pour que toute l’âme de Rilke passe dans un langage d’aujourd’hui. J’ai travaillé à partir du texte français, car je ne suis pas germanophone. Mais je sais que
Rilke a été la passion de Maurice Betz, je me suis donc fiée à cette passion…
Guillaume Bienvenu
J'ai été l'élève de Jean-Laurent Cochet - son enseignement a été une révélation pour moi - et depuis que j'ai quitté son école, il y a cinq ans, j'ai surtout fait du théâtre classique avec des
pièces de Molière, Marivaux, Shakespeare... Un peu de cinéma, et maintenant Les Cahiers de Malte Laurids Brigge.
Je n'ai pas particulièrement cherché à cultiver une ressemblance avec Rilke, puisque l'auteur a lui-même mis une distance entre lui et son personnage - ce sont les Cahiers de Malte Laurids
Brigge, et non ceux de Rainer Maria Rilke. J'ai commencé par lire ce texte-là, puis j’ai lu d’autres textes de Rilke. C’est une écriture que je trouve très difficile à aborder, parfois
rebutante – il faut vouloir le lire pour y arriver parce que c’est une langue compliquée, mais quand on y arrive, c’est magnifique. J’ai surtout lu la monographie qu’il a écrite sur Rodin, qui
est sublime. Ensuite j’ai travaillé à partir du texte. Tout y est! et ce qui n’y est pas, j’ai essayé de l’apporter, en restant fidèle à tous les indices, à toutes les traces que Rilke nous a
laissés et que Bérangère a conservés dans son adaptation.
Les Cahiers de Malte Laurids Brigge
de Rainer Maria Rilke - Traduit de l'allemand par Maurice Betz
Adapatation et mise en scène:
Bérangère Dautun, assistée d'Alexandra Royan
Avec:
Guillaume Bienvenu et Bérangère Dautun
Durée:
1h10
Compagnie Ttitan - Bérangère Dautun
Représentation donnée le mardi 20 juillet à l'abbaye Sainte-Claire.
78 bis boulevard des Batignolles - 75017 PARIS. Réservation au 01.42.93.13.04