Entendu voici quelques jours à la radio, parmi la masse d'informations diffusées depuis l'incendie de l'usine Lubrizol: il paraît qu’à Rouen, on a répandu dans les rues toujours empuanties… du «désodorisant». Comme si l’atmosphère polluée n’était rien autre qu’une gigantesque aisselle mal lavée ayant pour seul inconvénient d’incommoder les nez chatouilleux et dont il suffit donc de ripoliner les émanations nauséabondes à coup de fraîcheur Narta pour apaiser les inquiétudes. Comme si rendre olfactivement agréable l'air ambiant revenait à le débarrasser des gaz délétères résultant de la combustion de produits toxiques…
Mais c'est après tout le même raisonnement qui est ici à la manœuvre que celui qui amène les décideurs à modifier le vocabulaire: l'on euphémise, ou bien l'on périphrase à n'en plus finir à des fins de dilution et l'on croit ainsi éliminer les réalités dérangeantes quand on se borne à masquer par des effets de drapés lexicaux ce que l'on n'a plus envie de voir - ce à quoi l'on ne veut plus être confronté.
Ripolinons, ripolinons… que ce soit à grand renfort de mots cache-misère ou de parfums de synthèse, il en restera toujours quelque chose – bien sûr ce qu’il y a de moins ragoutant.
Au début de ce mois [septembre - N.d.A.] qu’une fois de plus j'aurais échoué à rattraper par les basques de sa veste avant qu’il ne tombe définitivement dans l’abîme du passé, je recevais un message d’Obéline Flamand me signalant qu’elle allait exposer ses toiles dans la galerie de l’Association des ateliers d'artistes de Belleville dont elle fait partie (sise au n° 1 de la rue Francis-Picabia: un signe pour une artiste liée de si près au surréalisme et au symbolisme…) du 19 au 29 septembre. Bien qu'Obéline ait déjà exposé à plusieurs reprises je n’avais encore jamais vu ses œuvres autrement qu’à la faveur des visites que je lui rends de temps à autre, quand avec une insigne générosité elle prend le temps de me montrer quelques toiles qu’elle doit dé-ranger pour les offrir à la vue dans la petite pièce où nous nous trouvons – et ce sont alors de délicieux dialogues autour des techniques, des compositions, du choix des couleurs… Souvent, aussi, elle ouvre ses cartons à dessins où sont rangées ses études préparatoires, d'autres travaux, aboutis mais de formats plus modestes, sur papier – dessins à l’encre, collages… – que je suis même autorisée à prendre en main. Et bien sûr, pour certaines d’entre elles, reproduites dans les recueils de son mari, le poète Élie-Charles Flamand. Les voir réunies dans un véritable lieu d’exposition – je veux dire, une galerie en dur, qui ne fût pas virtuelle car Obéline, comme aujourd’hui la plupart des artistes, a son site internet – manquait à mon expérience et je me réjouissais à la perspective de pouvoir enfin combler cette lacune. Pourtant, fidèle à mes mauvais penchants in-extrémistes, j’ai laissé filer les jours jusqu’au dimanche 29, jour de clôture de l’exposition. Au moins n’aurai-je pas, une fois de plus, péché par dérobade…
Pendant dix jours, donc, Obéline a exposé quinze toiles, mêlées à celles d’une amie peintre qu’elle a invitée, Maryse Béguin, dont je découvre le travail. Des œuvres réunies sous le titre «Par-delà le visible». Et ce dimanche, les deux artistes sont là qui assurent la permanence… passées la surprise et la joie de voir Obéline puis d’avoir été présentée à Maryse, la conversation s’engage, se soldant par deux bonnes heures d’échanges, moi ne me lassant pas de poser des questions, elles s’abandonnant volontiers aux réponses, aux commentaires et réflexions… Et tout autour de nous les toiles, tel un chœur entonnant le chant muet d’une présence forte, diffuse, drapant nos paroles.
Des œuvres radicalement différentes mais dont on peut d'emblée dire qu'elles parlent un langage formel et chromatique déployé en des compositions ne renvoyant à d'autres référents qu'elles-mêmes. En termes plus familiers (outrageusement simplificateurs mais permettant tout de même d'indiquer à peu près de quoi il retourne) l'on contemple de «l’art abstrait», de ces œuvres par lesquelles il faut se laisser emporter (happer plutôt?) sans chercher à rejoindre artificiellement sa zone de confort en entrant dans le jeu des évocations forcées – «on dirait... » un oiseau, un chapeau, une colline, etc.; «ça ressemble à... » un arbre renversé, une maison, un clocher, etc. – comme s’il n’y avait de sens dans l’œuvre que celui suscité en chaque spectateur par associations d’idées. Comme si contempler une œuvre «abstraire» revenait à passer un test de Rorschach. Or sa clé de sens est en elle, non dans ce qu’elle suggère de déjà-connu (quoiqu’il faille bien considérer que cette part adjacente de déjà-connu prêtée par chacun en fonction de sa propre histoire participe de sa signifiance).
Des œuvres radicalement différentes donc, mais accrochées de telle manière que leur côtoiement les rend indispensables l’une à l’autre – ce ne sont pas seulement des harmonies, ou des complémentarités visuelles visant à la seule agréabilité qui se perçoivent mais des liens plus profonds, plus mystérieux aussi entre les œuvres, comme si leur proximité leur donnait à chacune un surcroît de sens qui rende plus lisible leur signifiance première. Sans doute cet effet se peut-il comparer à celui que produit le geste poétique, par lequel les mots prennent une dimension que le langage ordinaire ne leur conférera jamais. Peut-être cette osmose singulière a-t-elle sa source dans une même nécessité intérieure et spirituelle qui meut les deux artistes, une similarité si prégnante qu’elle se manifeste comme une évidence par-delà des visualités que de prime abord on tend à opposer…
Pureté rigoureuse du tracé de motifs et de lignes géométriques chez Obéline, une rigueur éblouissante, assouplie tant par l’élégance du mouvement que donnent à chaque toile d’admirables courbes dont la distribution détermine l’élan général de l’œuvre, que par le travail des couleurs – des couleurs vives, intenses, tantôt traitées en de très subtils dégradés souvent rehaussés de petits reliefs créés au couteau, ou mêlés d’infimes poudroiements, tantôt appliquées en à-plats sans nuances, au lissé parfait. Des jeux de contraires toujours repris mais interprétés différemment d’une toile l’autre et chacune d’elles s’offrant ainsi comme la saisie singulière d’un moment arrêté dans une circulation cosmique inaltérablement mouvante. Un moment arrêté mais par une visualité dynamisée par ses chromatismes et ses formes: dans cette tension gît, sans doute, l'essentiel du charme des toiles d’Obéline.
Dans les toiles de Maryse c’est aussi d’élan et de mouvement qu’il semble être question. Mais point de lignes au tracé strict: les formes naissent du seul voisinage de masses colorées se diluant à leurs pourtours et dans lesquelles bruissent mille nuances, – ce travail dans la non-uniformité de la couleur imprime au motif peint une vibration ténue et persistante, telle une mélopée d’arrière-plan, qui donne de l’ampleur aux mouvements plus larges que suggère la manière dont ces masses sont disposées sur la toile. Parfois un contour ferme limite la plage de couleur et la teinte est alors plus dense, plus ramassée – moins nuancée, comme pour faire bloc – et même voit-on en quelque endroit un très discret tracé cerner une forme – comme pour faire bloc aussi mais à l’intérieur la teinte semble parcourue d'un infime friselis. Fussent-elles précisées au trait ou émergeant de la libre envolée des couleurs, les formes gardent un caractère que je dirais pluripotent, capables de renvoyer qui les regarde à d'innombrables référents – pas forcément visuels. Ainsi ai-je eu la sensation de voir une transcription picturale de la rumeur marine, qu’elle soit tumulte tempétueux de vagues se brisant contre les écueils ou calme respir de la mer d’huile effleurant la grève. Mais… ai-je songé cela avant ou après l’avoir entendue évoquer son «atelier en Bretagne»? dans le premier cas, perception spontanée d’un sens, dans le second, il n s’agit plus que de suggestion...
Ces oppositions visuelles correspondent à deux attitudes créatrices elles aussi opposées: parcours très méthodique chez Obéline, ponctué par un minutieux travail préparatoire sur papier, au trait et souvent par le texte, fondé sur une réflexion intense autour d’un symbole qu’elle choisit comme point-origine de la peinture à venir. Une application extrême, comme sont nettes les lignes qu’elle trace et strictement apposées les couleurs, unies ou nuancés. Maryse, elle – je me fie là à ce que j’ai retenu de notre conversation – ne procède à aucune étude préalable, pas de croquis, pas d’esquisse. Mais une réflexion permanente, alimentée par les incessants percepts de la vie; et de longs moments de contemplation face à la toile vierge. Jusqu’à ce que survienne une image intérieure dont elle sent qu’elle correspond très exactement à ce que sera l’œuvre finie. Et dès lors elle peint… directement, à même la toile, pleinement maître de ses gestes, des matériaux, des procédés… ne s’octroyant d’autre interruption que celles dictées par les contraintes techniques. Pas de repentir possible! et l’élan créateur maintenu sans faiblir jusqu’à ce que s’impose le sentiment d’avoir achevé le voyage…
Et dans le bel espace de la galerie bellevilloise, à travers cet accrochage dont j’ai écrit plus haut combien il était réussi, ce sont ainsi deux expressions esthétiques qui se sont vivifiées l’une l’autre, non pas en «dialoguant», ni en «se complétant» mais, plutôt, en dessinant un pas de danse comme l’arbre peut en esquisser avec le vent quand ils se transforment et se magnifient réciproquement sans se blesser.
Que l’on consente au compagnonnage des toiles d’Obéline ou de Maryse, c’est un même accueil que l’on fait aux puissantes énergies cosmiques, dont chacune montre à sa manière singulière les manifestations. Des énergies qui taillent leur voie jusqu’aux tréfonds puis remontent jusqu’à la surface de la sensibilité – là où l’on croit comprendre quand il s’agit, plus vraisemblablement, d’obéir à une simple inclination d’âme, une ouverture subreptice du cœur à ce qui échappe, se dérobe, mais par quoi l’on sent bien que l’on est mû. Au fil de la visite, on n'aura pas été seulement amené «par-delà le visible» mais en des confins bien moins définissables, là où mène toute œuvre forte, même figurative…
Toujours, au plus sombre de mes impasses, une clarté vibrille qui vient me taper sur l’épaule et me tire de ma torpeur.
Depuis plusieurs jours je me traîne laborieusement le long d’un douloureux tunnel de somatisation – des rigidités dorsales à peine gênantes soudain resserrées en de fortes et paralysantes crispations empêchant jusqu’aux gestes réflexes les plus ordinaires, imputables à d’indéniables fatigues posturales mais dont je sais qu’elles résultent aussi (surtout?) d’une puissante et incoercible remontée de tout ce que j’ai pu accumuler de remords, de non-dits, de rages rentrées et de mépris à mon propre endroit consécutivement à ces myriades de renoncements lamentables et de projets sabotés par mes seuls soins qui encrassent tels de tristes déchets mon horizon dès que je lance un regard vers le proche passé.
Quand le mental n’en peut plus de hurler muettement alors le corps craque, grince, se grippe – et parfois collapse totalement.
Je ne serai allée qu’au stade des craquements et des raideurs. Par ces quelques mots un rétablissement s’opère.
Toujours, au plus sombre des impasses, une clarté vient me taper sur l’épaule et…
Un cœur simple fait partie du recueil que Flaubert publie en 1877, Trois contes. En peu de pages – le texte a les dimensions d’une nouvelle – l’auteur retrace la vie de Félicité, servante en Normandie, à compter de son engagement auprès de Mme Aubain, une riche veuve autoritaire mère de deux jeunes enfants, Paul et Virginie, et jusqu’à sa mort, ramenant dans le récit les bribes essentielles de sa vie passée par le biais de brefs retours en arrière. Pieuse et dévouée, profondément attachée aux deux enfants, Félicité s’épuise en tâches harassantes et répétitives sans rechigner, toujours prête à donner son amour - même à un perroquet! -, essuyant revers et douleurs bien plus qu’elle ne goûte de joies avec une imperturbable droiture.
[d’après le résumé de la brochure de présentation du programme]
Isabelle Andréani, Xavier Lemaire: deux noms qui désormais, et depuis déjà quelques années, suffisent à me conduire dans une salle de théâtre, quelle que soit leur place au générique – à l’écriture, à la mise en scène, à l’interprétation… ‒ et quel que soit le texte porté à la scène. Et c’est bien, ici, leurs deux noms qui m’ont attirée: ma lecture d’Un cœur simple remonte à plusieurs années, et je n’en avais pas un souvenir si vif qu’il me rende curieuse de le voir transposé sur scène. J’admire Flaubert pour son écriture, elle fait mes délices en lecture-pour-soi mais quant à l’imaginer investie par le théâtre…
Il est vrai que ce n’est pas tout à fait le texte de Flaubert qui est «dramatisé» mais une adaptation, écrite par Isabelle Andréani – dont le texte est publié; il était d'ailleurs vendu à la sortie de la représentation. Car il s’agit bien d’un nouveau texte qui mérite d’exister en tant que tel: l’on passe de la vie racontée par Flaubert à la troisième personne à un récit à la première personne ‒ Félicité devient narratrice de sa propre histoire. Un changement d’importance sans lequel la comédienne eût été contrainte de s'en tenir à une posture de conteuse; or elle voulait incarner Félicité, et faire ainsi exister pleinement la générosité qu’elle sentait dans ce personnage. Il va de soi que changer de narrateur implique d’autres opérations d’écriture que la seule modification des pronominalisations et des accords verbaux et adjectivaux; pourtant, et sans qu’il soit besoin de se livrer à un minutieux travail de lecture comparée, on comprend à la seule écoute, et pour peu que l’on se soit (re)mis en tête le texte de Flaubert avant le spectacle, que les transformations ont été très finement opérées dans le plus grand respect du texte original. Un travail remarquable.
Sur la scène, le mot «adaptation» s’avère peu seyant; je crois que «transfiguration» conviendrait beaucoup mieux. Le passage au «je» dissout toute distanciation, ouvre les brèches par lesquelles peuvent s’immiscer toutes les gammes émotionnelles – celles-là mêmes qu’Isabelle Andréani va parcourir de bout en bout, avec une intensité hors pair, paroxystique dans le plus humble soupir comme dans la joie ou la détresse les plus profondes mais sans jamais surjouer – ô parfait point d’équilibre où elle évolue toujours, au maximum d’intensité sans verser dans cet excès qui deviendrait pathos. Son jeu emporte tout… Quelle expressivité! quelle faculté à liquéfier ses traits avant que la parole énonce la catastrophe; à plisser, rétrécir ou détendre autour des yeux la chair pour moduler le regard et porter au plus haut ce qui le traverse… Un visage fabuleusement mobile et, dans d’équivalentes proportions, un corps prolixe qui continue de parler un langage plein jusque dans les moments d’immobilité silencieuse – ceux-là savamment distillés pour laisser «pauser» un spectacle extrêmement dynamique, tandis que dans l’énonciation même, les ruptures de ton se succèdent avec une infinie justesse. Ce à quoi l’on assiste est au-delà de l’incarnation: la comédienne attire irrémédiablement le public dans la sphère émotionnelle de son personnage; on est comme agrégé par l’intérieur à ce qu’exprime «Félicité». L’on est, depuis son siège, mis au diapason des mouvements d’âme du personnage joué; ce n’est pas exactement être «ému», «atteint», «touché» c’est bien davantage, plus mystérieux, échappant à la verbalisation.
À l’exacte mesure de ce jeu exceptionnel, une mise en scène ultra précise, riche et sobre à la fois où se mêlent en une parfaite harmonie réalisme figuratif et symbolisme. Costume réaliste pour Félicité, jusqu’aux sabots sonores dont les claquements font sens, ne retentissant qu’en certains «points dramatiques» et au contraire retenus lorsque la voix doit prendre en charge le récit mais, pour décor, un simple plancher, disposé au sol de telle manière qu’il dessine une croix et aménagé en «servante» d’où sont tirés et remisés divers accessoires au gré des besoins narratifs. Le plus émouvant peut-être de ces accessoires: une robe de baptême, dont Xavier Lemaire nous dira qu’elle est celle de sa grand-mère, présentifiant la petite Virginie tandis que Paul, lui, sera «là» par le biais d’un cheval à bascule de la taille d’un petit jouet.
Telle une diaphane écharpe musicale, le quintette de Schubert La jeune fille et la mort drape la pièce après avoir longuement baigné la cour de Sainte-Claire en guise de prélude à la représentation. La signifiance dramatique de cette musique magnifique ne fait jamais question; toujours là à bon escient, ni envahissante ni ornementale, elle sublime le jeu d’Isabelle Andréani et lui devient consubstantielle.
Finesse ultime: le traitement dramatique de la fin du récit, qui est aussi la fin de Félicité. On accompagne celle-ci jusqu’à son tout dernier moment; «je» se dit jusqu’au trépas, jusqu’au bord de l’extinction de la conscience et c’est seulement quand le «je» n’est plus possible sauf à verser dans la pirouette qu’une voix off prend le relais, réinstaurant alors le narrateur extra-diégétique du texte original, effacé jusque-là au profit du «je» de Félicité. Comme on a été mêlé aux mouvements de l’âme de Félicité, on est amené en ses tout derniers instants aux confins de sa subjectivité-disante…
UN CŒUR SIMPLE Texte de Gustave Flaubert, adapté par Isabelle Andréani. Mise en scène: Xavier Lemaire. Interprétation:Isabelle Andréani Durée: 1 h 20. Compagnie Les Larrons
Représentation donnée le 2 août à l'abbaye Sainte-Claire.
NB: le spectacle, créé à Avignon en 2018, joué toute une saison à Paris, est de retour dans la capitale dès septembre 2019 au Théâtre de Poche Montparnasse, tous les lundis soirs. À ne rater sous aucun prétexte…
Alan Turing (1912-1954), mathématicien et cryptologue britannique, auteur de travaux qui fondent scientifiquement l'informatique. […] Pour résoudre le problème fondamental de la décidabilité en arithmétique, il présente en 1936 une expérience de pensée que l'on nommera ensuite «machine de Turing» […] Durant la Seconde Guerre mondiale, il joue un rôle majeur dans la cryptanalyse de la machine Enigma utilisée par les armées allemandes. Ce travail secret ne sera connu du public que dans les années 1970. Après la guerre, il travaille sur un des tout premiers ordinateurs, puis contribue au débat sur la possibilité de l'intelligence artificielle, en proposant le test de Turing. Vers la fin de sa vie, il s'intéresse à des modèles de morphogenèse du vivant conduisant aux «structures de Turing».
Poursuivi en justice pour cause d’homosexualité – tombant sous le coup de la même loi qui avait condamné Oscar Wilde en… 1895! – il met fin à ses jours par empoisonnement au cyanure. Une pomme empoisonnée… comme celle dont est victime Blanche-Neige, l’héroïne du fameux dessin animé Disney qui, paraît-il, le fascinait profondément… Je savais tout cela, mais sans être capable de déterminer comment j’en étais venue à le savoir; tout bien réfléchi, c’est très probablement un «Google doodle» à la mémoire de Turing qui m’a arrêtée puis menée à sa page wikipedia, source, donc, de ce savoir diffus et cause première de l’inscription dans ma mémoire de ce nom et des étrangetés biographiques qui lui sont associées . Inscription dont a résulté mon intérêt spontané pour ce spectacle, que j’ai bien failli manquer car très vite toutes les places ont été vendues et lorsque, enfin j’ai embarqué sur le navire festival, il n’y en avait déjà plus une seule disponible. Je n’ai dû qu’à un malheureux désistement de dernière minute de pouvoir aller m’asseoir aux Enfeus ce samedi 3 août – ce qui m’a valu de vivre l’un de mes meilleurs moments théâtraux…
La genèse
L’idée naît en 2008, de manière totalement «sérendipitique»: Benoit Solès faisait alors des recherches autour du motif de la pomme; au gré de ses naviguant sur Internet il arrive, de liens en liens, à celui menant à la page «Alan Turing» d'une encyclopédie libre bien connue. Le nom ne lui disait rien mais il suit le lien, découvre un personnage fascinant… et se sent tout de suite inspiré pour lui consacrer une pièce, comme il l’avait déjà fait pour Tennessee Williams (Appelez-moi Tennessee, 2011), songeant d’emblée à un duo de comédiens, l’un se voyant confiée l’interprétation du seul rôle principal tandis que le second prendrait en charge tous les autres personnages. Commence alors une phase d’intense documentation, jusqu’à ce que survienne l’annonce d’un biopic consacré à Turing, dont le rôle serait tenu par L. di Caprio*. C’est un coup d’arrêt au projet… Mais Benoît Solès voit le film et, constatant qu’il passe totalement sous silence certains aspects de la personnalité de Turing, dont son homosexualité, se dit qu’il lui faut reprendre son travail et tâcher d’écrire une pièce qui soit plus fidèle à ce que ses lectures lui ont appris du personnage. Une entreprise délicate car, outre le film, il a un prédécesseur au théâtre, en Angleterre: Hugh Whitemore, auteur de Breaking the Code, une pièce elle-même fondée sur la biographie de référence due à Andrew Hodges, Alan Turing: the Enigma (1983; en français: Alan Turing ou l’énigme de l’Intelligence, traduction de Nathalie Zimmerman, Michel Lafon, 2015). Qu’à cela ne tienne: il persévère, se documente, se plonge dans les archives désormais déclassifiées, se rend à Londres, Cambridge, Manchester, au plus proche des lieux que Turing aura fréquentés – des lieux dont il rapportera de nombreuses photos. La pièce, alors, commençait de prendre texte.
Vinrent ensuite la rencontre avec le metteur en scène Tristan Petitgirard, puis l’arrivée d’Amaury de Crayencour pour une création au Théâtre actuel d’Avignon en juillet 2018… mais tout cela est raconté dans le numéro 1446 de L’Avant-scène théâtre (août 2018) qui, outre le texte de La Machine de Turing, propose autour de la pièce un dossier passionnant illustré de photographies superbes. Il convient d’ajouter que la pièce a très vite connu le succès, et qu’elle a obtenu quatre Molières en 2019: celui du «théâtre privé», celui de l’«auteur francophone français» et du «comédien dans un spectacle de théâtre privé» pour Benoît Solès, celui du «metteur en scène dans un théâtre privé» pour Tristan Petitgirard. Un succès qui va croissant, ce qui a contraint les créateurs à recruter deux autres comédiens qui puissent assurer les dates parisiennes tandis que la pièce partait en tournée.
* Ce sera Imitation Game, de Morten Tyldum (2014)… mais en définitive sans Leonardo di Caprio…
La pièce
Tout est rigoureusement vrai, à quelques éléments près, dont le lien d’amitié qui se tisse entre Turing et le sergent Ross – lui-même un personnage fictif – et le fait que la machine ait été baptisée Christopher par son créateur – un détail qui, si je ne me trompe, a été emprunté au film. Ce prénom est en revanche tout droit issu de la réalité biographique: il est bien celui d’un ami d’enfance, Christopher Morcom, mort par suicide à 21 ans, effectivement évoqué dans la pièce. Construite par succession de saynètes organisées en une chronologie complexe – une linéarité «axiale» si l’on veut partant du dépôt de plainte pour cambriolage au commissariat puis courant jusqu’au suicide de Turing autour de quoi se distribuent des retours en arrière plus ou moins lointains et qui se recomposent au fur et à mesure que se déroule le spectacle en une continuité donnant autant de clefs qu’elle soulève de questions. Une construction au bel orient, à la fois fine et intelligible, témoignant d'un art consommé de s’approprier la réalité en en transformant certains détails pour aboutir à une efficacité dramatique sans faille et véhicule d'émotions de tous ordres.
Une structure organisant un texte remarquable, constellé d’humour mais où les propos forts résonnent, suscitent l’émotion, sans jamais verser dans aucune forme de complaisance ou de facilité; les répliques s’échangent sur un ton toujours juste, à un rythme où silences et emballements font pareillement sens. Sans compter l’admirable bégaiement de Benoît Solès, n’altérant pas seulement la diction car tout le corps bégaie – c’est une multitude de petits gestes, de frémissements, de blocages dans les postures en même temps que les syllabes se redoublent ou que les mots soudain s’arrêtent à l’orée des lèvres figées sur leur effort de prononciation… ‒ sans pour autant faire le moindre obstacle à la bonne compréhension des paroles dites. Contre toute attente le texte imprimé ne comporte aucun signe flagrant de ces mots bégayés, hormis ici ou là quelques points de suspension. Mais que pourrait la rigidité typographique face à un bégaiement qui «jazze», qui ne se fixe pas sur des mots prédéterminés mais sur des états émotionnels, sur des moments dramatiques par définition soumis aux fluctuations inhérentes au spectacle vivant. Car lors de la représentation s’ajoutent aux émotions données du personnage interprété celles qui vont traverser le comédien «au présent» et ainsi chaque soir infléchir différemment les bégaiements. Restent tout de même quelques invariants toujours respectés: le comédien joue sur deux types de bégaiement – les syllabes répétées, le mot qui ne sort pas – dont chacun est lié à une intensité émotionnelle particulière; le bégaiement cesse chaque fois que «Turing» glisse hors de sa posture de personnage pour se faire narrateur de sa propre histoire. Là encore, un sens très aigu de la justesse, de la pertinence, de l’intelligibilité. Et quelle cohérence, quelle harmonie avec le langage corporel dont Benoit Solès use pour signaler l’autisme de son personnage… Un époustouflant travail d’incarnation, auquel répond le talent d’Amaury de Crayencour à être tour à tour, et avec une même présence, le sergent Ross, Arnold Murray et Hugh Alexander.
Mais que ressentirait-on de ce jeu d’acteurs époustouflant s’il n’était serti dans une mise en scène qui par tous ses aspects le valorise? il faudrait ici louer chacun d’eux mais l’un cependant marque davantage: le montage vidéo. Présente de bout en bout, la projection vient parfois compléter le décor en dur. Ou se substituer à lui lorsqu’elle fait apparaître «Christopher» ‒ touches, rouages en mouvement… Ou encore se muer en narrateur quand, élaborée à la manière d’un puzzle dont les pièces s’ajusteraient d’elles-mêmes, elle juxtapose des images-vignettes se déplaçant les unes par rapport aux autres. Et çà et là, soudain, des averses de chiffres traçant des figures variées qui revisitent la représentation-type de l’univers numérique, devenue cliché sans doute depuis Matrix…
Une dynamique visuelle épousée au millimètre près par la bande-son, qui souligne les variations d’intensité, respecte les silences, prend en charge une bribe de narration… les lumières suivent… pas le moindre interstice vacant, pas une seconde où l’on resterait en doute, où l’on se demanderait brusquement à tel ou tel propos «qu’est-ce donc que cela?».
Arrivée là,et plutôt que de poursuivre un descriptif qui de toute façon restera en deçà de qu’il prétend évoquer, je ne puis rien faire autrequ’insister avec force sur l’excellence-en-soi de chacune des composantes du spectacle et écrire, avec non moins de force, que ces excellences particulières se subliment les unes les autres, portant l’ensemble à un niveau de véritable surexcellence. C’est un spectacle qui subjugue et fait du spectateur un enfant émerveillé, à l’unisson de cette part d’Alan Turing que Benoit Solès a si bien su montrer dans son interprétation du personnage.
LA MACHINE DE TURING Texte de Benoit Solès
Mise en scène: Tristan Petitgirard, assisté de Anne Plantey Interprétation : Amaury de Crayencour, Benoit Solès ; vox off : Bernard Malaka et Jérémy Prevost Décor: Olivier Prost Lumières: Denis Schlep Montage vidéo: Mathias Delfau Musique: Romain Trouillet Costumes: Virginie H. Enregistrement violoncelles solo: René Benedetti Durée: 1 h 30 Représentation donnée le samedi 3 août au jardin des Enfeus.
Déjà la dernière réunion plamonaise, et ce soir le dernier spectacle autour duquel on ne pourra pas échanger au-delà de la conversation privée entre habitués tardant à quitter les gradins tant il est difficile de s’arracher à ce bain théâtral si hautement stimulant où plonge le festival sarladais… Peut-être un bord de plateau post-représentation? Restons donc à Plamon, dont il faut goûter jusqu’à l’ultime larme les charmes…
D’abord de longs échanges autour du spectacle de la veille, Mythologie, le destin de Persée – un remarquable exemple de théâtre minimaliste où deux comédiens tiennent à eux seuls tous les rôles convoqués par un récit entièrement écrit par Laurent Rogero, mais fondé sur les différentes versions du mythe qu’il a pu connaître, notamment à travers les œuvres d’Ovide. Une table basse renversée se fait coffre, puis remise sur ses pieds accueille le repas; de longs rubans lacés autour des pieds et des chevilles valent sandales d’Hermès, une galette de chaise est érigée bouclier d’Athéna… peu d’objets en définitive, la majeure part de la signifiance narrative et symbolique étant confiée aux nombreuses étoffes investies par les comédiens, signes vestimentaires ajoutés à leur tenue noire pour indiquer dans quelle «peau» ils se glissent ou bien figuration d’un élément, naturel ou non. Quelle fête de textures, d’aspects dans les tissus maniés! des voilages diaphanes pour dissimuler Athéna ou simuler la tour où se morfond Danaé, une incroyable tenture que l’on devine en résille épaisse recouverte de bandelettes ébouriffées dont se couvrent les comédiens pour devenir les Grées, «nées vieilles», toutes ridées et n’ayant à elles deux qu’un seul œil qu’elles se cèdent l’une l’autre selon les besoins…
L’imaginaire est sollicité à haute fréquence; c’est un minimalisme qui fonctionne à plein. Bien sûr, quand on a vu l’an passé au Plantier L’Iliade revisitée par Alexis Perret et Damien Roussineau (que j’avais moi-même vu , et adoré, au Lucernaire) la parenté entre ces deux spectacles apparaît de manière fulgurante – outre le «terreau antique» c’est une même confiance faite aux objets les plus ordinaires pour véhiculer du rêve et emmener ailleurs sur la base d’un pacte tacite que des comédiens de talent concluent avec le public (sans savoir si ce dernier signera ou non… ce qui accroît encore leur mérite!)
Tout ancré dans la mythologie grecque qu’il soit, ce récit ne se contente pas d’en restituer une page avec le langage d’aujourd’hui; le mythe pluriséculaire est mis à profit pour questionner le présent, de manière très filigrammatique cependant – ainsi la question migratoire se pose-t-elle à la faveur d’une simple réplique mais que l’on retient immédiatement: Danaé et son fils jetés à la mer sont des «migrants sur la Méditerranée» qui ne «sont pas les premiers et ne seront certainement pas les derniers»; quant à Andromède, elle prend sa part au débat sur la féminisation des mots: elle se présente comme «témoin» mais bute, le temps d’un bref monologue, sur ce mot qu’elle voudrait bien employer au féminin – «témouine? Témoignesse??? il faudrait inventer un féminin pour “témoin”!». Des questions que n’importe quel adulte entendra mais qui ne fondent pas pour autant le parti pris narratif car, se définissant comme «spectacle tout public», donc censé toucher des enfants dès l’âge de 8 ans, il vise avant tout à mettre en branle cette «machine à imaginer» que l’on a tous au fond de soi mais tombée en berne chez la plupart des adultes tandis que, chez les enfants, fussent-ils nés avec un écran sous les yeux, elle n’a besoin que de petites impulsions pour s’emballer. Et à en juger par les interventions du public plamonais, le spectacle a formidablement fonctionné à cet égard – des enfants attentifs jusqu’au bout, et ensuite prompts à communiquer leurs émotions, à vouloir en savoir plus.
Rien hélas ne fut dit du spectacle du soir, Intra muros, personne de l’équipe n’étant présent – sans doute sur la route, victime des aléas de transportation qu’ont à subir les gens de théâtre faisant tourner leurs spectacles de festivals en festivals estivaux. L’on put donc, passées les interventions suscitées par Mythologie, le destin de Persée, interroger les organisateurs sur ce qui, du bilan de cette 68e édition, pouvait déjà être dit. Et c’est une collection de bonnes nouvelles: 10% de public en plus par rapport à l’an passé, 616 places supplémentaires vendues; un pourcentage à peu près stable de fidèles – environ 40% ‒ mais davantage de nouveaux venus, dont à peu près 20% ont été amenés dans les gradins par la force de conviction des habitués. Voilà un festival conforté dans ses orientations, et un relatif confort financier qui se profile pour l’année prochaine, d’autant que le maire de Sarlat a assuré le Comité du festival qu’il lui renouvellerait son soutien. Quant à cette 69e édition, elle se prépare – ça bouillonne dans le chaudron, la potion magique commence à prendre: Jean-Paul Tribout a d’ores et déjà repéré et quasi recruté quelques spectacles vus à Avignon, le nom d’Arnaud Denis plane et pour sans doute deux spectacles… et lui-même travaille à deux projets, mais pour lesquels rien de suffisamment concret n’est encore décidé, ce qui ne m’autorise pas à en dire davantage sans l’aval du principal intéressé – je me bornerai à évoquer le nom de Marcel Aymé pour l’un, ceux de Sartre et de Camus pour l’autre, en évitant des dévoilements prématurés qui pourraient s’avérer funestes.
MYTHOLOGIE, LE DESTIN DE PERSÉE
Écrit et mis en scène par Laurent Rogero. Avec: Laurent Rogero, Élise Servières Production:groupe Anamorphose Durée: 55 mn
Représentation donnée le dimanche 4 août 2019 au Jardin du Plantier.
Les hasards de la programmation ont fait se succéder à Sainte-Claire deux spectacles fonctionnant selon moi en parfaite symétrie, par ce qui les unit – et ce qui les oppose: L’Autre Fille, et Voyage au bout de la nuit. Un même lieu de représentation; dans l’un et l’autre cas un texte littéraire, non théâtral, transposé sur scène, interprété par un seul comédien… et une même affluence. Mais le premier issu d'un roman-lettre court, intimiste, centré sur un trauma personnel et à valeur manifestement thérapeutique, le second d'un monument littéraire à tous égards, phénomène formel unique et inégalé, où par-delà le style qui tonne se meut un fond foisonnant, éructant sur l’humanité de tristes propos à travers des personnages qu’une écriture incandescente campe au fer rouge dans la mémoire de tout lecteur. D’un côté une autrice consensuelle – du moins auprès des festivaliers: tous ceux qui se sont exprimés admirent Annie Erneaux – de l’autre un auteur qui cristallise les polémiques dès que son nom surgit… mais un roman-séisme qui, lui, fait à peu près l’unanimité sur sa force et son importance dans l’histoire littéraire. Pour moi, l’abîme est infranchissable qui sépare la littérarité de ces deux textes; cependant l’un et l’autre, transformés par le théâtre, sont devenus de remarquables objets scéniques… ils ont chacun reçu de l’art dramatique ce souffle singulier qui les rend disponibles, audibles, sans qu’on les ait lus auparavant, et qui ne les dénature pas pour autant aux oreilles de ceux qui «ont lu» voire «relu».
Quelle gageure pourtant en ce qui concerne Voyage au bout de la nuit… l’ampleur d’abord: plus de cinq cents pages en format poche – dire le texte intégral reviendrait à monter une représentation-fleuve de plusieurs heures. Et puis l’écriture. Certes marquée au sceau de l’oralité – enfin d’une certaine oralité, une oralité en fait modelée par les moyens de la pure littérature et ne venant pas plus naturellement en bouche que des alexandrins raciniens. Une écriture si travaillée qu’elle fait tenir le texte au-delà de la narration, des personnages – elle subjugue et emporte et, justement par cet enivrement, fait advenir le récit et être les personnages. C’est du moins en ces pauvres termes qu’il me semble aujourd’hui pouvoir dire quelque chose de ma lecture du roman, datant de plusieurs années.
Que pouvait devenir sur scène pareille hénaurmité littéraire… J’étais d’autant plus curieuse de le découvrir à travers le travail de Franck Desmedt que je n’avais assisté à aucune des précédentes adaptations théâtrales de Voyage – ni celle de Fabrice Lucchini, ni celle de Jean-François Balmer. Des adaptations que Franck Desmedt connaît bien, dont il dira le lendemain à Plamon qu’elles manifestent deux manières radicalement différentes de s’emparer du texte: Fabrice Lucchini «faisant du Lucchini» et ne s’attachant qu’à «faire sonner la langue» célinienne; Jean-François Balmer cherchant davantage à incarner le narrateur et donnant à son spectacle les couleurs du pessimisme désabusé du narrateur, une touche «sale», à l’image de l’âme humaine sous la plume de Céline. Des approches dont il s’est nourri, lui, pour tracer sa propre voie, une voie médiane qui saurait faire entendre le style et donner chair à Ferdinand Bardamu. À cet égard, il a de mon point de vue pleinement atteint son but: j’ai retrouvé dans son énonciation, appuyée par son jeu faisant valoir les riches variations tonales, les silences étudiés, non seulement les rythmes, les cadences que j’avais perçus en lisant le roman mais aussi les pulsations propres à la parole spontanée relayée par un langage non verbal souvent inconscient; comme si les phrases qu’il prononçait et que l’on sait sculptées par un long et minutieux travail stylistique sortaient tout droit de la pensée venant de les former pour sourdre aux lèvres de Bardamu – oui, l’écriture célinienne «sonnait», on ne peut plus clairement, et Ferdinand Bardamu était là, sans que sa présence soit le moins du monde occultée par la puissance du Verbe…
Une bande-son bien présente accompagnait la représentation, tissant l’ambiance – la brousse africaine, New York… comme une toile peinte tendue à l’arrière-plan compose un décor. S’ouvrant avec des percussions, je me suis dit qu’elle signalait peut-être la puissance rythmique de la prose célinienne que nous étions sur le point d’écouter… Quant aux lumières, elles purent être pleinement visibles malgré le jour encore clair, et à mon sens davantage destinées à exprimer l’omniprésence de pointes lyriques dans le texte qu’à soutenir le jeu du comédien ou à créer de la narrativité – cela m’est soufflé par l’un des plus beaux effets d’éclairage: la projection d’une couronne lumineuse comme si l’on voyait une éclipse d’astre, avec en ombre chinoise une forme qui ressemblait bien à un cœur…
À Plamon Franck Desmedt nous a livré quelques clés du spectacle. Il y a eu bien sûr des coupes. C’est toujours douloureux de couper un texte – couper, c’est choisir des passages mais surtout en écarter d’autres: «choisir, c’est renoncer» ‒ et bien que personne n’ait imposé de format, il a estimé qu’il fallait tendre vers une durée d’environ 80 minutes pour respecter l’esprit du texte, faire valoir «les fulgurances céliniennes» tout en construisant un spectacle qui ait suffisamment de densité et de tensions internes pour «tenir» le public, l’intéresser, le happer. Et l’adaptation est telle qu’au bout du compte on a une pièce d’une imparable cohérence, admirablement construite, qu’il serait difficile de déployer davantage. Mais justement: le résultat est si probant qu’on aimerait mettre bien plus longtemps à atteindre le bout de la nuit en compagnie d’un interprète aussi magistral.
La manière dont le texte a été condensé a été dictée par la vision que Franck Desmedt a de Bardamu: pour lui c’est un optimiste; un optimiste si radicalement optimiste qu’il ne peut que sortir déçu de ses expériences et qui à force de déceptions s’enfonce dans la désespérance. En conséquence de quoi a été donnée au spectacle une structure «en entonnoir», qui permet de prendre plus de temps au début pour conserver une plus grande part de la première partie du roman en raccourcissant la fin, quand Bardamu est revenu de tout et bascule dans le non-optimisme total.
Beaucoup de silences sont ménagés, à durées variables – Franck Desmedt aime beaucoup travailler sur les silences; c’est dans les silences que, selon lui, se décèle le degré d’adhésion du public; c’est quand le silence s’installe qu’on voit comment le public accompagne le texte. Il cite un de ses professeurs qui aurait dit: «parle quand tu ne peux plus rien faire d’autre». Un conseil qui se comprend aisément: la scène de théâtre est le royaume incontesté du langage non verbal, un silence de la voix ouvre la voie à la prolixité des objets, des gestes, des regards… qu’en général le verbe éteint.
Peu d’accessoires sur scène, mais une grande poubelle métallique qui focalise l’attention, où le comédien se tassait parfois, ou bien d’où il tirait de menus objets mais dont il a finalement peu joué. Le texte célinien suffit à lui conférer tout son sens symbolique. L’on peut aussi convoquer la référence à la lessiveuse comme métaphore de cette prose sacrément détergente où sont mises à bouillir les bassesses humaines et sans beaucoup d’adoucissant pour dulcifier l’humanité, malgré Molly, malgré Bébert.
Un superbe moment de théâtre en soi et dont on peut se contenter pour être un spectateur heureux mais qui a en outre cette vertu de donner irrémédiablement envie de retrouver le roman quand on l’a déjà lu. À condition de ne pas craindre de retrouver son hyperdensité…
VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT Texte de Louis-Ferdinand Céline, adapté par Philippe Del Socorro.
Mise en scène et interprétation: Franck Desmedt. Lumières: Laurent Béal Assistante: Gabrielle Serrières Régie: Lucien Albine Durée: 1h20
Représentation donnée le mercredi 31 juillet à l’abbaye Sainte-Claire.
À peine arrivée au festival que déjà je manque ma seconde soirée: toutes les places pour Et i on ne se mentait plus? ont été vendues. Ô certes il y avait la ressource de la «liste d’attente» mais hélas, nul désistement n’est survenu qui m‘eût permis de m’installer dans les gradins… Au contraire deL’Autre Fille, cette pièce était de celles que j’avais inscrites en tête de mon carnet festivalier – avec Ruy Blas, Je poussais donc le temps avec l'épaule, Un cœur simple, Voyage au bout de la nuit… Je regrettais d’autant plus de ne pas aller aux Enfeus ce mardi 30 juillet que le matin, les comédiens étaient tous à Plamon, et parmi eux les auteurs de la pièce, Mathieu Rannou et Emmanuel Gaury, pour présenter leur spectacle – regrets tempérés cependant par l’annonce d’un retour parisien de la pièce la saison prochaine, j’aurai ainsi droit à une session de rattrapage. De fait, les échos qui me parvinrent de la représentation, unanimement laudatifs, ne me rendirent pas trop amère – me souvenir d’eux sera un efficace «pousse-dehors» lorsque, loin de Sarlat et à nouveau dans mes pénates, je me réinstallerai à n’en pas douter dans le petit creux claustratif à quoi je réduis de plus en plus mon existence. Et aussi ce que j’aurai retenu de la genèse de la pièce…
Celle-ci est une création originale, inspirée par les mémoires de Sacha Guitry et en particulier ce qu’il a écrit des déjeuners hebdomadaires que son père Lucien organisait tous les jeudis chez lui, 26 place Vendôme, et qui réunissaient autour de lui Alphonse Allais – encore que celui-ci, distrait et peu assidu, n’ait pas été très souvent présent – Tristan Bernard, Alfred Capus et Jules Renard.
La particularité de cette œuvre dramatique est que la distribution des rôles était faite dès la naissance du projet, avant que le texte de la pièce soit effectivement écrit; les comédiens ont donc commencé à s’imprégner du personnage qui leur était assigné en même temps que l’écriture dramatique proprement dite avançait, laquelle a été régulièrement infléchie par ce que chacun apprenait de son «référent» au gré de son immersion. Et quelle immersion: lecture intégrale des œuvres de celui qu’il allait falloir incarner mais aussi de la littérature secondaire, confrontation aux documents disponibles… Une masse considérable eu égard à la stature, au talent, des cinq commensaux… qu’il aura fallu assimiler, s’approprier, transformer en interprétation dramatique. Là-dessus, il est facile d'imaginer combien peuvent être délectables les échanges recréés entre ces très-grands de notre littérature...
Autre particularité notable: les cinq comédiens, soudés par une amitié née au cours d’art dramatique, sont devenus hommes de théâtre aux alentours de la trentaine, non pas à la suite d’une de ces crises existentielles qui poussent à changer de vie mais par pure inclination, alors même que chacun était installé dans une existence où tout allait bien pour lui et que rien a priori ne menaçait – l’un était juriste, l’autre ingénieur… Et à la clef de ce virage radical, point de déception mais, bien au contraire, à les en croire, beaucoup de bonheur…
Le jour de mon arrivée, les deux tiers du 68e Festival des jeux du théâtre de Sarlat appartiennent déjà au passé: je vais assister ce lundi 29 juillet au douzième spectacle des dix-huit programmés… ce n’est plus là «monter dans un train en marche», c’est s’agripper au marchepied en pleine vitesse pour tâcher de gagner un wagon à quelques encablures du terminus – et tant pis pour la brièveté du trajet restant, l’essentiel étant de le parcourir… Pourtant, L’Autre Fille était l’une des très rares pièces que j’avais d’emblée écartées de ma «primoliste» établie lorsque j’avais reçu le programme: la dimension autobiographique du texte adapté quand moi-même je me bats avec mes temps perdus, et le nom d’Annie Erneaux, dont je n’ai rien lu parce qu’elle incarne à mes yeux cette «littérature du soi» pour laquelle je n’éprouve pas le moindre attrait, où l’écriture est convoquée pour se mettre en récit à des fins introspectives, généralement cathartiques car il s’agit de surmonter un trauma, lequel est, en même temps que le geste scriptural scruté au fond de l’œil avec plus ou moins de complaisance – on écrit comme on s’allonge sur le divan, en se donnant pour légitimation à la publication le «style» quand l’ordinaire analysant s’en tient à une parole qui ne sortira pas du cabinet de son psy. Et le diariste non moins ordinaire à un journal qui restera «intime». Je dois cependant avouer que je boude ce type d’écriture davantage influencée par les métadiscours qu’à la suite de véritables confrontations qui se fussent avérés décevantes (quoique… une ou deux tout de même qui m’ont marquée de manière assez négative pour rendre repoussant l’ensemble du domaine littéraire en question). Mais j’avais une très vive «envie de théâtre», une pure et simple envie de vivre un moment de scène, de recevoir quelque chose par le théâtre et, à cet égard, j’ai été comblée.
Un beau dimanche d’août 1950, le monde de la petite Annie bascule lorsqu’elle entend, inopinément, sa mère dire à une cliente du commerce familial que l’autre fille «était plus gentille que celle-là»! Cette sœur, morte à 6 ans de la diphtérie, deux ans avant sa propre naissance, elle n’en a jamais rien su […] C’est pour chercher à la « faire revivre, ou re-mourir, pour être quitte de toi » comme elle le dit elle-même, qu’Annie Erneaux écrit en 2011 ce court récit en forme de lettre […]
Extrait du texte de présentation, programme 2019.
Une lettre… On verra donc sur scène une épistolière, écrivant à haute voix – c’est en tout cas ce que suggère d’emblée le décor: une chaise, au-devant une table où sont posés des livres, des feuillets, un stylo; au sol une jonchée de boules de papier froissées comme en produisent aussi bien les écrivains luttant contre le syndrome de la page blanche et s’épuisant en brouillons insatisfaisants que les personnes ayant à écrire une lettre et chassant les uns après les autres les mots au fur et à mesure qu’elles les tracent, les jugeant inappropriés à leur destinataire.
Comme toujours, pour ces représentations débutant à 21 heures et dont la durée va de 60 à 80 minutes, les effets de lumière perdent en perceptibilité, dilués qu’ils sont par la clarté diurne déclinante mais encore assez forte pour réduire à la quasi-inefficacité les projecteurs. Et sans doute a-t-on perdu quelques clairs-obscurs qui eussent souligné l’interprétation de Marianne Basler, déjà puissamment expressive: la manière dont la comédienne a posé sa voix, ses gestes, dont elle a habité la scène minuscule installée en coin dans la cour de l’abbaye Sainte-Claire, se déplaçant comme en chambre de la chaise calée derrière une table-bureau vers les autres points de l’espace scénique, son art, aussi, de diriger ses regards – autant de points où il faut déceler l’empreinte du metteur en scène, Jean-Marie Puymartin… à travers elle j’ai entendu sans l’avoir lu le texte d’Annie Erneaux dans toutes ses nuances, elle en a laissé sourdre les multiples strates, formelles et de fond. J’ai entendu tour à tour l’énoncé distancié, factuel, proche du rapport administratif; les considérations sur le récit – combien de fois le mot «récit» est-il prononcé? – et sur l’écriture, qui semblaient sourdre d’une plume théoricienne; ces invocations aux accents lyriques… Toutes ces couleurs de texte étaient dans la voix et la gestuelle de l’interprète, m’atteignant au plus profond et laissant à la surface de ma mémoire quelques phrases-clefs tandis que simultanément je me disais in petto qu’imprimé, ce texte me tomberait très probablement des mains dès les premières pages, et qu’il lui fallait la chair, le vibrato uniques conférés par le jeu théâtral pour qu’il me touche, déploie du sens et amorce dès l’écoute une foisonnante réflexion souterraine.
«Tu es morte pour que j’écrive» mais, un peu plus loin, «tu» es un vide que l’écriture ne comble pas… le cliché de l’écriture-vocation mâtinée de mission mystique; puis écriture dont celle-là même qui la produit constate qu’elle n’atteint pas son but et qui pourtant continue à écrire… ô paradoxe! Ainsi l’écriture semble-t-elle échouer à «désabsentifier», malgré les assauts de deuxième personne, cette sœur morte; mais, sur scène, les «tu / toi» dits par Marianne Besler lui apportent une présence immatérielle aussi prégnante que celle de la narratrice. Incarnations réussies, avantage au théâtre…
«C’est surtout par le traitement des sons […] que nous entrons de plain-pied dans cette histoire», nous dit le metteur en scène dans la citation transcrite dans le programme – hélas, la bande son n’aura été ce soir-là que devinée. Comme l’éclairage artificiel était dilué par la clarté diurne, la bande-son l’était par les bruits ambiants (bouffées de forts échos chantés dus aux artistes de rue qui se produisaient à proximité; miaulements déchirants d’un chat obstinément posté devant une fenêtre close; roucoulades de pigeons voletant près de la scène…), parfois assez forts pour troubler le public – combien de têtes se sont tournées, et retournées vers ce malheureux chat – mais admirablement «gérés» par la comédienne qui, loin de paraître gênée, a semblé jouer avec eux, leur répondre par le regard, la posture, sans pour autant négliger d’élever la voix pour demeurer audible malgré les perturbations. Au point que ces bruits intempestifs sont devenus partie intégrante du spectacle, telle une bande-son impromptue se superposant à l’autre. Ils pouvaient même passer pour l’expression sonore du chaos mental dans lequel se trouve un auteur cherchant ses mots, surtout quand ces mots sont convoqués pour panser / penser un trauma.
À en juger par les réactions au sortir du spectacle – une bonne partie de l’assistance s’est levée, et les applaudissements continus ont provoqué plusieurs rappels – comme à Plamon le lendemain, l’enthousiasme du public était sans faille. À écouter quelques commentaires à la sortie, et la plupart des interventions à Plamon, la majorité des spectateurs étaient de fins connaisseurs, et de grands admirateurs d’Annie Erneaux. Les maîtres-mots des réactions ont été «émotion», «bouleversement»… jusqu’aux quasi-larmes évoquées par certaines spectatrices. J’ai senti qu’il y avait à l’évidence une profonde sororité entre l’œuvre de cet auteur – toute l’œuvre et pas seulement L’Autre Fille – et les festivaliers, que l’interprétation de Marianne Basler a renforcée, soudée et, peut-être pour quelques-uns, révélée. Quant à moi, je reviendrai avec plaisir voir Marianne Basler interpréter L’Autre Fille. Mais ce sera pour son talent de comédienne et pour lui seul: ce qu’elle a insufflé au texte d’Annie Erneaux n’a, pour le moment, rien changé à mon manque total de curiosité vis-à-vis de cet auteur.
L’Autre fille D’après le texte d’Annie Erneaux. Mise en scène: Jean-Philippe Puymartin Interprétation: Marianne Basler Durée: 1 h 20
Représentation donnée le lundi 29 juillet 2019 à l’abbaye Sainte-Claire.
Nulle échappatoire à l'invivable hostilité du monde!
Où donc l'antre secrète et ses silences bleus - l'absolue bleuité de l'Harmonie totale, quand toutes pensées se sont immensifiées aux dimensions des cosmos, portant l’Être en ses confins jusqu'à son ultime Dilatation / Dissolution
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Ce blog au nom bizarre consonant un rien "fantasy" est né en janvier 2009; et bien que la rubrique "archives" n'en laisse voir qu'une petite partie émergée l'iceberg nykthéen est bien enraciné dans les premiers jours de l'an (fut-il "de grâce" ou non, ça...) 2009. C'est un petit coin de Toile taillé pour quelques aventures d'écriture essentiellement vouées à la chronique littéraire mais dérivant parfois - vers où? Ma foi je l'ignore. Le temps le dira...
Entre littérature et arts visuels, à la poursuite des ombres, je cherche. Parfois je trouve. Souvent c'est à un mur que se résume le monde... Yza est un pseudonyme, choisi pour m'affranchir d'un prénom jugé trop banal mais sans m'en écarter complètement parce qu'au fond je ne me conçois pas sans lui
Si longtemps! ô certes voilà beau temps que je suis devenue coutumière des intermittences, des silences prolongés – comme si, d’année en année, je tâchais de m’effacer petit à petit en réduisant à presque rien mon écriture, de me détruire, en me taisant,...
En dépit de mon inclination à la mélancolie, voire au désespoir, qui tend à s'installer, il y a en moi une petite flamme vitale qui persiste à brûler vaille que vaille: la curiosité. Non pas celle, malsaine, qui pousse à fouiller dans les boues de ses...
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Au fond de ma poche un marron, terne et ratatiné, que je roule machinalement entre paume et doigts dès que ma main le trouve. Ramassé il y a des jours, au temps de sa splendeur, tout luisant et lisse, comme verni, encore tenant à sa bogue entrouverte...