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"Antonin Artaud" cessa de n'être pour moi qu'un nom d'artiste vaguement sulfureux lorsque, en janvier 2014, j'eus à relire les épreuves d'un livre magnifique, écrit avec grand style, nourri d'une formidable érudition: Antonin Artaud ou la fidélité à l'infini, de Françoise Bonardel (éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2014). Ne connaissant rien d'Artaud – ni de ses écrits, ni de sa vie –, ne sachant en outre que très peu de chose de l'alchimie et de l'hermétisme, l'ouvrage me fut, je l'avoue, difficile d'accès. Il m'apporta beaucoup cependant, et ses immenses qualités, jointes à la chaleureuse cordialité de l'auteur que j'ai eu le plaisir de côtoyer au fil d'intenses séances de travail, ont allumé en moi la "braise Artaud" qui, depuis, a couvé sans jamais s'éteindre. Je vais ainsi de texte en texte (Van Gogh le suicidé de la société, Le Théâtre et son double...) et de fascination en attraction toujours grandissante, bifurquant ici vers le spectacle de Gérard Gelas et Damien Rémy Histoire vécue d'Artaud-Mômo et, là, vers celui de Mélanie Mesager, L'Écriture d'Artaud chorégraphiée, que le théâtre Le Proscénium (2, passage du Bureau – 75011 Paris) accueillit pour trois représentations les 5, 6 et 7 mars derniers. Je dois reconnaître que j'ai quitté la salle perplexe, avec dans le cœur beaucoup de questions... auxquelles Mélanie Mesager a d'emblée accepté de répondre, par le truchement de quelques échanges de courriels. Quelles réponses je reçus! Elles sont à lire comme de pures pièces littéraires tant elles sont finement écrites – oui, avec style, ne se bornant pas à être claires et argumentées, et dans lesquelles je me suis plongée avec délectation. Avant de lui laisser la parole, je voudrais lui adresser mes plus ardents remerciements pour le temps qu'elle a consacré à cet entretien électronique, pourtant destiné à un bout de Toile très confidentiel. Elle m'a de plus envoyé de superbes photographies du spectacle que, malhabile en mise en page, je n'insérerai qu'en fin d'article...
Mélanie Mesager
Avant toute chose, j'aimerais préciser, même si j'y reviens au cours d'une réponse, que le sens final de la chorégraphie, du croisement entre mots, gestes et musique, ne m’appartient absolument pas. Pour moi, une chorégraphie réussie n’est pas celle dont on sort en ayant l’impression claire d’avoir lu toutes les intentions du chorégraphe. Au contraire, celle dont tous les spectateurs sortiraient avec une interprétation, des questions, des incompréhensions propres me semblerait bien plus riche et bien plus conforme à la recherche qui est la mienne sur le croisement artistique entre les mots et les mouvements dansés. Il n’y a aucune clef à trouver, et je recueille avec le plus grand intérêt chacun des témoignages et chacune des interprétations que les spectateurs acceptent de me livrer.
Pourriez-vous, dans un premier temps, retracer votre propre parcours artistique, et la «petite histoire» de votre compagnie, de vos créations?
Qu’en est-il de votre rapport personnel à Antonin Artaud? Comment l’avez-vous découvert?
Mélanie Mesager
J’ai suivi durant mes études une formation de danse (classique essentiellement) et de littérature. Je suis venue à la chorégraphie pour croiser ces deux domaines artistiques, et plus précisément pour approfondir le lien qu’il peut y avoir entre les mots et les mouvements dansés. Les trois créations qui ont précédé L'Écriture d’Artaud avaient également cette ambition: mon premier «essai» était une variation sur une citation de Huysmans, puis j’ai imaginé une chorégraphie sur le roman Jérôme de Jean-Pierre Martinet. L’an dernier, je me suis essayée à composer le texte en même temps que la chorégraphie, à partir de récits des danseurs sur leur propre passé. Puis est venu Artaud.
Je connaissais très peu cet auteur, mise à part l’influence du Théâtre et son double sur une tendance à la réhabilitation du corps dans l’art dramatique du XXe siècle, qui m’a toujours intéressée, et la traduction-adaptation qu’il avait faite du Moine de Lewis. J’ai découvert L’Ombilic des limbes lors d’une discussion avec une amie comédienne, Marine Souriau, qui me racontait l’échec de ses études philosophiques après un essai raté de dissertation sur ce recueil. Elle m’a expliqué qu’on ne pouvait pas commenter Artaud parce que le livre portait en lui l’affirmation de l’impuissance de l’Esprit détaché du corps, de la vie. Cette lecture lui a donné envie de se consacrer au théâtre plus qu’à la philosophie. Cette anecdote a trouvé un écho dans la réflexion que je poursuivais sur les gestes et les mots, et je me suis dit qu’on pouvait peut-être commenter chorégraphiquement le recueil plutôt que verbalement.
Y a-t-il d'autres écrits d’Artaud, outre ceux que vous connaissiez, qui ont nourri votre mise en scène, votre chorégraphie? Avez-vous par ailleurs consulté des documents d’archives (enregistrements sonores, photos, articles…), visionné les films où Artaud a joué, lu des ouvrages sur Antonin Artaud?
Mélanie Mesager
Je me suis beaucoup interrogée sur la façon dont je devais ou non me «servir» des écrits postérieurs à L’Ombilic des limbes, qui est le premier recueil d’Artaud. Artaud lui-même avait un rapport au temps et aux influences littéraires qui n’avait rien de linéaire. Il était par exemple persuadé d’avoir trouvé dans une prophétie de saint Patrick le plagiat de certains passages de L’Ombilic des limbes. Je ne me suis finalement rien interdit de lire, j’ai laissé mon imaginaire se nourrir de tout ce que j’ai trouvé d’Artaud et sur Artaud, et opérer la magie de l’intertextualité sans y mettre trop de volonté active…
Il m’est donc difficile de dire avec certitude dans quelle mesure chaque lecture est entrée dans ma chorégraphie. Voici cependant quelques éléments qui y sont sans doute:
¤ Les lettres qu’Artaud a écrites à Jaques Rivière pour défendre la publication d’une œuvre dont il reconnaît lui-même qu’elle n’est pas aboutie, mais qu’il présente comme un instantané de son esprit. La conception de l’œuvre d’art qui ressort de ces écrits m’a fortement intéressée car elle fait écho à l’idée que je me fais de la chorégraphie comme spectacle vivant, une expérience qui prend des formes diverses à des moments donnés, à l’inverse d’un «tout» fini et bien lisse qui serait reproductible. Durant la chorégraphie, les danseurs disent des extraits de ces lettres.
¤ L’aspect rituel et efficace qu’Artaud octroyait au théâtre m’a beaucoup intéressée, ainsi que son goût pour les masques. Je n’ai par contre jamais vraiment eu la prétention ni l’envie de considérer ma chorégraphie comme une «application» des théories d’Artaud sur le théâtre. Je me borne à constater que la danse, par son aspect gestuel et rituel, s’accorde plutôt bien avec ce qu’il cherchait. Mais si cela n’avait pas été le cas, je pense que ça n’aurait pas remis en question ma démarche chorégraphique sur son recueil.
¤ Le cri dans l’enregistrement de «Pour en finir avec le jugement de Dieu», et la richesse des inflexions de la voix, surtout dans les aigus. Vocalement, je dois également mentionner ma rencontre avec l’acteur Jean-Luc Debattice, qui lisait des extraits de Van Gogh le suicidé de la société à Orsay durant l’exposition consacrée à ce peintre et à Artaud. Cet acteur a une voix phénoménale. Nous avions même conçu le projet d’enregistrer des extraits de L’Ombilic pour mon spectacle, ce qui malheureusement n’a pas abouti, en grande partie pour des raisons budgétaires. Sa façon de lire Artaud, ainsi que les réactions extrêmes des visiteurs du musée, tantôt fascinés tantôt irrités, m’ont donné une sorte d’image sonore très forte et brutale des textes d’Artaud qui ne m’a plus quittée pendant la composition.
¤ Des images du film La Coquille et le Clergyman réalisé par Germaine Dulac à partir d’un scénario d’Antonin Artaud. J’ai découvert ce film en m’intéressant aux théories d’Artaud sur le cinéma (un des passages de L’Ombilic des limbes en est l’ébauche), et quelques images, notamment de passage de la station debout à la station à quatre pattes, de marche ralentie et accélérée, de petite image dans la grande, me sont restées à l’esprit quand j’ai pensé le film muet projeté sur le drap avec lequel l’acteur se débat en énonçant la «lettre sur le cinéma», et dont certains mouvements sont ensuite dupliqués dans la chorégraphie.
¤ Les ouvrages de Françoise Bonardel et de Jacob Rogozinski [Guérir la vie. La passion d’Antonin Artaud] m’ont semblé particulièrement intéressants et ont nourri, le premier précocement et le second tardivement, l’idée que je me faisais d’Artaud. Entre autres, j’en retiens la richesse des domaines hétérogènes qui ont nourri sa pensée.
¤ Enfin, dans la phase de recherche chorégraphique, j’ai moi-même travaillé sur le texte «l’art et la mort», qui a été le premier écrit d’Artaud sur lequel j’ai mis des mouvements, qui sont surtout partis du sol, du poids du corps et de sa façon de se déplacer et d’ébranler l’équilibre du corps tout entier, comme le sens des mots et leurs référents chez l’auteur. Ce texte m’avait également inspiré l’idée d’une duplication du corps, que j’ai conservée dans L’Écriture en travaillant la réunion des corps des danseurs et en cherchant des mouvements qui pouvaient émaner des corps multiples ainsi obtenus.
La quasi-totalité des textes sont dits par un comédien tandis que les danseurs déploient leur chorégraphie silencieusement. Pourriez-vous m'expliquer le pourquoi de cette dissociation, et comment vous avez articulé le texte et les gestes? Car je présume que chacun des gestes des danseurs a un sens par rapport au texte mais cela m’a échappé, justement, je crois, à cause de cette dissociation.
Mélanie Mesager
Je dois d’abord dire à quel point je trouve ce retour sur ma chorégraphie précieux et intéressant, particulièrement ce que vous dites de l’impossible croisement que vous avez ressenti entre acteurs et danseurs.
J’avoue que jamais je n’ai pensé que la dissociation entre la partie jouée et la danse puisse poser problème, car pour moi la voix de l’acteur était comme une voix «presque off», en tout cas sur un plan complètement différent. De très nombreux spectateurs ont perçu l’acteur comme le corps d’Artaud, par opposition aux danseurs qui en seraient la pensée. C’est un peu simple mais cette explication me convient assez. La présence physique de l’acteur était comme une ombre, et le regard se focalisait sur les mouvements dansés qui entraient en résonance avec le texte (sauf aux moments où l’acteur monte sur scène et se mélange, visuellement, aux danseurs). C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas développé d’effets de «jeu» trop visibles, car, outre le souci de sobriété que je poursuivais, je ne voulais pas que le regard soit trop attiré par la gestuelle du personnage à sa table.
J’ouvre une petite parenthèse sur la question de la lecture: en effet, le comédien avait pour consigne de lire les parties du texte qu’il prononce à sa table, et de réciter celle qu’il dit lorsqu’il se lève, même si en réalité, il a fini par tout savoir par cœur. Outre le souci de neutralité, il y avait aux fondements de cette démarche une réflexion sur le temps de la composition du recueil: je voulais que les temps de l’écriture présente (le cahier et le crayon, certains passages dits comme s’ils étaient en cours de composition) et celui de la restitution (la lecture d’un texte préalablement écrit) entrent en conflit, peut-être pour donner un relief temporel à la question des «plans» traduit spatialement par la dissociation de l’acteur et des danseurs. Également pour mettre à distance ce mimétisme en en soulignant le caractère factice. Le titre de la pièce, L’Écriture d’Artaud, fait référence à la fois à cette écriture en cours et passée, et à l’écriture chorégraphique, le langage des corps, qui se juxtapose à elle, à la façon d’une exégèse plus que d’une illustration.
Je pense que le mot «sens» est un peu trop rationnel pour décrire la correspondance qui se crée entre les gestes et le texte, dans le sens, justement, où jamais je n’ai cherché à illustrer le texte, ni à montrer ce qu’il signifie. En fait, je crois qu’il n’y a rien à saisir ni rien à comprendre. Il y a un travail sur le texte et ses dynamiques internes qui est un «prétexte» (ou un pré–texte) à la mise en mouvement du corps, mais ce prétexte est subjectif, et mon ambition n’est pas de le rendre explicite au spectateur. Le spectateur, qui voit ces mouvements et entend ce texte, y trouve (ou non…) ses propres correspondances. Cela peut sembler facile (une façon de se dédouaner totalement de la compréhension du spectateur, qui est la porte ouverte à n’importe quoi). Mais l’inverse est vrai aussi: à l’issu d’un travail méticuleux sur la relation entre texte et mouvements, il est difficile d’accepter de ne pas la «montrer» explicitement. J’ignore quel est le but du théâtre, mais c’est le choix que je fais, car je pense que ce que j’ai à montrer, en tant que chorégraphe, sur le texte d’Artaud, se situe autre part que dans l’illustration ou dans l’intention dramatique. J’accepte également pleinement que la relation, qui me parle à moi quand je «regarde» la chorégraphie, ne fonctionne absolument pas pour certains spectateurs et pourtant, mystérieusement, crée du sens chez d’autres, parfois un sens assez éloigné de mes intentions de départ, ou en tout cas que je n’avais pas consciemment et volontairement mis en œuvre. J’aime la polysémie, et je trouve que le texte d’Artaud s’y prête bien. Je suis curieuse de tous les témoignages dans ce sens, et j’ai eu la chance lors de la dernière représentation d’avoir celui d’un jeune danseur du CNSMDP [Centre national supérieur de musique et de danse de Paris] qui m’explique la façon dont lui est apparue, au milieu de la pièce, la relation entre texte et danse, qui lui était hermétique au premier abord. Je pense, en d’autres termes, que le fin mot de l’intérêt de ce croisement ne m’appartient absolument pas. Tout ce que je peux faire, sans savoir si cela est utile, c’est expliciter rapidement quelques voies qui m’ont servi à concevoir la chorégraphie:
¤ Il est de mon point de vue très naturel que l’interprète qui parle soit distinct de ceux qui bougent, au même titre que les musiciens sont séparés des danseurs quand vous allez voir un ballet à l’Opéra Bastille. Il y a un passage durant lequel Stéphane Temkine, l’acteur, est sur scène, et tous ses gestes sont doublés et amplifiés par ceux de Larissa Roy, une des danseuses. Ce passage est le seul durant lequel la gestuelle dansée a été travaillée à partir de celle qui peut résulter de la prononciation du texte, des intentions de celui qui dit les mots d’Artaud.
¤ Tous les autres sont composés selon des mouvements inhérents au texte, qui tiennent à la fois à sa musicalité (les phrases ont été travaillées comme des phrases musicales, les accents gestuels correspondent aux accents du langage, avec des procédés parfois similaires comme celui de la répétition: à un mot répété correspond un geste répété); à la construction de son sens (par exemple à la fin de la description du tableau d’André Masson, les gestes de Marjolaine Hering, la danseuse, s’amplifient et se densifient à mesure que les mots accumulés densifient la description, comme la peinture s’accumule sur une toile); à la dynamique et aux impulsions que j’ai ressenties en lisant ce recueil (Il faudrait pour être précis détailler le travail qui a été fait dans ce sens sur chaque fragment de L’Ombilic. Je me borne à souligner la plus évidente, celle de la rupture, du mouvement qui commence et se brise avec ce que je ressens parfois comme une certaine violence et une certaine douleur, qui n’aboutit pas, d’où le travail sur la rupture rythmique et de la chute, sur les suspensions qui retombent avant de s’être déployées. J’ai lu également dans l’ensemble du recueil un «tout» qui se fragmente, une écriture éclatée et morcelée. Le mouvement des corps sur scène suit cette dynamique. Au milieu de la chorégraphie, les danseurs se retrouvent séparés les uns des autres alors qu’ils formaient au départ un seul corps à plusieurs, puis ils s’agglutinent de nouveau dans des formes différentes qui bougent ou parfois tentent de se fixer); ces dynamiques ont permis de créer des mouvements, qui ont été retravaillés, ont formé des images, qui parfois entrent en correspondance avec les mots prononcés, comme des images mentales (par exemple la danseuse portée qui traîne après elle deux autres danseurs claudiquant me semble particulièrement correspondre au syntagme «portait mon moi comme un abîme plein», le bras de la danseuse qui sort frénétiquement à travers les jambes du comédien trouve un écho avec les injonctions «quitte ta langue», les danseurs qui sortent des pans de tissus de leurs costumes donnent une signification nouvelle à la «titillante opération de cet arrachement désespéré», etc.).
D’abord dissimulés dans les justaucorps des danseurs, de grands voilages blancs sont dévidés au fil du spectacle ; le rendu esthétique est vraiment très intéressant: ils font apparaître les corps déformés, bosselés de protubérances dont les danseurs se libèrent au fur et à mesure que, dans la dynamique de la danse, ils déploient ces voilages. Pourriez-vous m’éclairer sur le sens de cette «réécriture progressive du corps»?
Mélanie Mesager
Il s’agissait pour moi d’une relation entre l’intérieur et l’extérieur: les difformités internes se déversent à l’extérieur et se déploient dans l’espace, deviennent le décor de la pièce. Cela m’a semblé suivre un mouvement similaire à la pensée d’Artaud, qu’il décrit lui-même dans L’Ombilic comme difforme, monstrueuse, malade, et qui se déploie, se déverse en mots (dits ou écrits), qui sortent avec jouissance et/ou s’arrachent avec douleur du corps pour devenir «objets esthétiques», «forme, à un moment donné, de la pensée».
J’aime beaucoup votre expression «réécriture progressive des corps». En effet l’apparence visuelle des corps se transforme au fur et à mesure que cette intériorité sort, sans pour autant les transformer au point de les aliéner. Cette évolution répond à celle des pensées et concepts qui jalonnent le recueil d’Artaud et se modifient sensiblement sans pour autant changer radicalement de sens. C’est exactement l’impression que me font les idées dans ce recueil, retravaillées sans cesse sous une forme un peu différente à chaque occurrence.
La musique qui vient en accompagnement est-elle une composition originale? Et à quoi correspond son «invitation partielle» puisqu’elle n’intervient que tard dans le spectacle?
Mélanie Mesager
Oui, la musique est une composition originale de Raphaël Duquesnois, qui travaille régulièrement avec la compagnie. Elle a été composée volontairement indépendamment de la chorégraphie, comme une pièce rajoutée. Le compositeur avait à sa disposition les textes d’Artaud, les commentaires enregistrés qu’on entend pendant la pièce, et la consigne suivante: une musique sur l’avortement de la pensée, sur l’impossibilité d’arriver à un terme. Elle intervient en même temps qu’un personnage un peu distinct des autres, qui représentait pour moi la violence de l’hésitation et de l’inaboutissement des mots chez Artaud (la métaphore de l’avortement correspond assez bien).
Par rapport aux mots, la musique est une forme de silence du signifié, une réduction du langage à son seul signifiant sonore. Mais elle ouvre l’espace à une autre forme de sens, peut-être plus abstrait, ou plus organique.
Certains spectateurs m’ont dit y avoir entendu la pulsation mécanique et minimaliste d’un métronome, et ont rapproché cette impression du rapport au temps que l’on peut lire dans l’inachèvement. Cette interprétation me plaît bien.
Je mentirais en ne disant pas que l’introduction d’un passage musical, en partie dans le noir, est un jeu avec les attentes du spectateur de danse. En général, on me pose plutôt la question inverse: pourquoi un spectacle de danse sans musique? (la danse présuppose-t-elle donc la musique?). La présence tardive de la musique évoque donc cette attente, et procure peut-être une sorte d’apaisement dans la tension du spectacle, comme un intermède qui à la fois s’en détache et le convoque tout entier, de façon métonymique. C’est pour ces mêmes raisons que la musique et le personnage de l’intermède interviennent à la fin, ce sont exactement les mêmes dans une variation plus fluide et planante qui en gomme les heurts, en clôture du spectacle, quand «tout est dit» et que les mots se dégonflent et retombent.
Par moments une bande son délivre des commentaires balbutiants, embarrassés, sur l’écriture d’Artaud, du type «c’est ça que dit Artaud»; pourquoi ces inserts sonores, dont les grésillements accentuent le côté balbutiant des paroles dites? Ces commentaires ont-ils été écrits pour le spectacle? Ces «embarras de discours», ces grésillements, sont-ils une représentation de l’impossibilité de dire, comme l’est, peut-être, cet alourdissement des corps par les protubérances dues aux voilages?
Mélanie Mesager
Dans l’histoire de la chorégraphie, ces commentaires sont ceux que Marine Souriau avait enregistrés au dictaphone lors de ses tentatives infructueuses de commentaire philosophique sur L’Ombilic.
J’ai choisi de les introduire dans la bande-son pour plusieurs raisons: d’abord j’ai été fascinée par le rythme très particulier et les intonations montantes et descendantes de ces prises de parole. C’était pour moi une musique à part entière et j’avais envie de mettre des mouvements dessus. Ensuite, je recherchais esthétiquement, dans les sons comme dans les mouvements proposés, un mélange de fluidité et de quelque chose de brut, qui soit comme la vie, heurté et non pas lissé pour la représentation scénique. L’introduction de ces enregistrements grésillants répondait parfaitement à ce besoin. Enfin, je trouve que ces propos, avec leur aspect, comme vous dites, péremptoires, mais en même temps hésitants et embrouillés, étaient sans doute la meilleure façon d’invoquer l’échec du commentaire verbal de L’Ombilic des limbes, qui est le point de départ de la chorégraphie. De cet échec naît le mouvement dansé, la corporéité dans laquelle nous avons cherché une autre forme de «commentaire» aux écrits d’Artaud.
Enfin, la table et, surtout, le cahier d’écolier que manipule le comédien «diseur» m’a très exactement rappelé le dispositif scénique de Histoire vécue d’Artaud-Mômo telle que je l’ai vue au théâtre des Mathurins. Est-ce à dire que la table et le cahier sont perçus aujourd’hui par les gens de théâtre comme des «marqueurs» du rapport d’Antonin Artaud à l’acte d’écriture tant il a lui-même rempli, de ses textes et de ses dessins, de cahiers d’écolier?
Mélanie Mesager
Je n’ai pas vu la mise en scène de Gérard Gélas, et je dois avouer que ces accessoires sont intervenus très tard dans ma scénographie. L’idée principale était de placer le comédien sur un autre «plan» (pour reprendre un terme cher à Artaud) que les danseurs. L’image de la table et du cahier s’est imposée pour évoquer l’œuvre en cours, en devenir, et, finalement, neutraliser un peu toutes les connotations qu’auraient pu avoir n’importe quel autre support, ou même l’absence de support (le comédien debout en train de parler). S’il est permis à cette chorégraphie de survivre et d’être reprise, cela fait sans aucun doute partie des éléments qui évolueront. Avec plus de temps pour réfléchir à la scénographie et également peut-être plus de moyens, j’imagine d’autres dispositifs plus recherchés qui pourraient figurer ces plans spatiaux et rendre sensible la collision du présent de l’écriture et du passé du texte écrit. Aujourd’hui, ce sont cette table et ce cahier qui se sont trouvés là.
Pour suivre l'actualité de Mélanie Mésager et de sa compagnie Gé, découvrir leurs créations antérieures, il y a un site internet et une page Facebook. Et des spectacles à voir.
© Jean Couturier. «Pour moi, une chorégraphie réussie n’est pas celle dont on sort en ayant l’impression claire d’avoir lu toutes les intentions du chorégraphe», dit Mélanie Mesager. Peut-être, alors, cette danseuse à demi dissimulée sous un voile mué en brume de lumière par l’éclairage est-elle une figuration de la «chorégraphie réussie»?