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19 mars 2015 4 19 /03 /mars /2015 10:20
Danser l'écrit-les cris

"Antonin Artaud" cessa de n'être pour moi qu'un nom d'artiste vaguement sulfureux lorsque, en janvier 2014, j'eus à relire les épreuves d'un livre magnifique, écrit avec grand style, nourri d'une formidable érudition: Antonin Artaud ou la fidélité à l'infini, de Françoise Bonardel (éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2014). Ne connaissant rien d'Artaud ni de ses écrits, ni de sa vie , ne sachant en outre que très peu de chose de l'alchimie et de l'hermétisme, l'ouvrage me fut, je l'avoue, difficile d'accès. Il m'apporta beaucoup cependant, et ses immenses qualités, jointes à la chaleureuse cordialité de l'auteur que j'ai eu le plaisir de côtoyer au fil d'intenses séances de travail, ont allumé en moi la "braise Artaud" qui, depuis, a couvé sans jamais s'éteindre. Je vais ainsi de texte en texte (Van Gogh le suicidé de la société, Le Théâtre et son double...) et de fascination en attraction toujours grandissante, bifurquant ici vers le spectacle de Gérard Gelas et Damien Rémy Histoire vécue d'Artaud-Mômo et, là, vers celui de Mélanie Mesager, L'Écriture d'Artaud chorégraphiée, que le théâtre Le Proscénium (2, passage du Bureau 75011 Paris) accueillit pour trois représentations les 5, 6 et 7 mars derniers. Je dois reconnaître que j'ai quitté la salle perplexe, avec dans le cœur beaucoup de questions... auxquelles Mélanie Mesager a d'emblée accepté de répondre, par le truchement de quelques échanges de courriels. Quelles réponses je reçus! Elles sont à lire comme de pures pièces littéraires tant elles sont finement écrites oui, avec style, ne se bornant pas à être claires et argumentées, et dans lesquelles je me suis plongée avec délectation. Avant de lui laisser la parole, je voudrais lui adresser mes plus ardents remerciements pour le temps qu'elle a consacré à cet entretien électronique, pourtant destiné à un bout de Toile très confidentiel. Elle m'a de plus envoyé de superbes photographies du spectacle que, malhabile en mise en page, je n'insérerai qu'en fin d'article...

Mélanie Mesager
Avant toute chose, j'aimerais préciser, même si j'y reviens au cours d'une réponse, que le sens final de la chorégraphie, du croisement entre mots, gestes et musique, ne m’appartient absolument pas. Pour moi, une chorégraphie réussie n’est pas celle dont on sort en ayant l’impression claire d’avoir lu toutes les intentions du chorégraphe. Au contraire, celle dont tous les spectateurs sortiraient avec une interprétation, des questions, des incompréhensions propres me semblerait bien plus riche et bien plus conforme à la recherche qui est la mienne sur le croisement artistique entre les mots et les mouvements dansés. Il n’y a aucune clef à trouver, et je recueille avec le plus grand intérêt chacun des témoignages et chacune des interprétations que les spectateurs acceptent de me livrer.

Pourriez-vous, dans un premier temps, retracer votre propre parcours artistique, et la «petite histoire» de votre compagnie, de vos créations?
Qu’en est-il de votre rapport personnel à Antonin Artaud? Comment l’av
ez-vous découvert?
Mélanie Mesager
J’ai suivi durant mes études une formation de danse (classique essentiellement) et de littérature. Je suis venue à la chorégraphie pour croiser ces deux domaines artistiques, et plus précisément pour approfondir le lien qu’il peut y avoir entre les mots et les mouvements dansés. Les trois créations qui ont précédé L'Écriture d’Artaud avaient également cette ambition: mon premier «essai» était une variation sur une citation de Huysmans, puis j’ai imaginé une chorégraphie sur le roman Jérôme de Jean-Pierre Martinet. L’an dernier, je me suis essayée à composer le texte en même temps que la chorégraphie, à partir de récits des danseurs sur leur propre passé. Puis est venu Artaud.
Je connaissais très peu cet auteur, mise à part l’influence du Théâtre et son double sur une tendance à la réhabilitation du corps dans l’art dramatique du XXe siècle, qui m’a toujours intéressée, et la traduction-adaptation qu’il avait faite du Moine de Lewis. J’ai découvert L’Ombilic des limbes lors d’une discussion avec une amie comédienne, Marine Souriau, qui me racontait l’échec de ses études philosophiques après un essai raté de dissertation sur ce recueil. Elle m’a expliqué qu’on ne pouvait pas commenter Artaud parce que le livre portait en lui l’affirmation de l’impuissance de l’Esprit détaché du corps, de la vie. Cette lecture lui a donné envie de se consacrer au théâtre plus qu’à la philosophie. Cette anecdote a trouvé un écho dans la réflexion que je poursuivais sur les gestes et les mots, et je me suis dit qu’on pouvait peut-être commenter chorégraphiquement le recueil plutôt que verbalement.

Y a-t-il d'autres écrits d’Artaud, outre ceux que vous connaissiez, qui ont nourri votre mise en scène, votre chorégraphie? Avez-vous par ailleurs consulté des documents d’archives (enregistrements sonores, photos, articles…), visionné les films où Artaud a joué, lu des ouvrages sur Antonin Artaud?
Mélanie Mesager
Je me suis beaucoup interrogée sur la façon dont je devais ou non me «servir» des écrits postérieurs à L’Ombilic des limbes, qui est le premier recueil d’Artaud. Artaud lui-même avait un rapport au temps et aux influences littéraires qui n’avait rien de linéaire. Il était par exemple persuadé d’avoir trouvé dans une prophétie de saint Patrick le plagiat de certains passages de L’Ombilic des limbes. Je ne me suis finalement rien interdit de lire, j’ai laissé mon imaginaire se nourrir de tout ce que j’ai trouvé d’Artaud et sur Artaud, et opérer la magie de l’intertextualité sans y mettre trop de volonté active…
Il m’est donc difficile de dire avec certitude dans quelle mesure chaque lecture est entrée dans ma chorégraphie. Voici cependant quelques éléments qui y sont sans doute:
¤ Les lettres qu’Artaud a écrites à Jaques Rivière pour défendre la publication d’une œuvre dont il reconnaît lui-même qu’elle n’est pas aboutie, mais qu’il présente comme un instantané de son esprit. La conception de l’œuvre d’art qui ressort de ces écrits m’a fortement intéressée car elle fait écho à l’idée que je me fais de la chorégraphie comme spectacle vivant, une expérience qui prend des formes diverses à des moments donnés, à l’inverse d’un «tout» fini et bien lisse qui serait reproductible. Durant la chorégraphie, les danseurs disent des extraits de ces lettres.
¤ L’aspect rituel et efficace qu’Artaud octroyait au théâtre m’a beaucoup intéressée, ainsi que son goût pour les masques. Je n’ai par contre jamais vraiment eu la prétention ni l’envie de considérer ma chorégraphie comme une «application» des théories d’Artaud sur le théâtre. Je me borne à constater que la danse, par son aspect gestuel et rituel, s’accorde plutôt bien avec ce qu’il cherchait. Mais si cela n’avait pas été le cas, je pense que ça n’aurait pas remis en question ma démarche chorégraphique sur son recueil.
¤ Le cri dans l’enregistrement de «Pour en finir avec le jugement de Dieu», et la richesse des inflexions de la voix, surtout dans les aigus. Vocalement, je dois également mentionner ma rencontre avec l’acteur Jean-Luc Debattice, qui lisait des extraits de Van Gogh le suicidé de la société à Orsay durant l’exposition consacrée à ce peintre et à Artaud. Cet acteur a une voix phénoménale. Nous avions même conçu le projet d’enregistrer des extraits de L’Ombilic pour mon spectacle, ce qui malheureusement n’a pas abouti, en grande partie pour des raisons budgétaires. Sa façon de lire Artaud, ainsi que les réactions extrêmes des visiteurs du musée, tantôt fascinés tantôt irrités, m’ont donné une sorte d’image sonore très forte et brutale des textes d’Artaud qui ne m’a plus quittée pendant la composition.
¤ Des images du film La Coquille et le Clergyman réalisé par Germaine Dulac à partir d’un scénario d’Antonin Artaud. J’ai découvert ce film en m’intéressant aux théories d’Artaud sur le cinéma (un des passages de L’Ombilic des limbes en est l’ébauche), et quelques images, notamment de passage de la station debout à la station à quatre pattes, de marche ralentie et accélérée, de petite image dans la grande, me sont restées à l’esprit quand j’ai pensé le film muet projeté sur le drap avec lequel l’acteur se débat en énonçant la «lettre sur le cinéma», et dont certains mouvements sont ensuite dupliqués dans la chorégraphie.
¤ Les ouvrages de Françoise Bonardel et de Jacob Rogozinski [Guérir la vie. La passion d’Antonin Artaud] m’ont semblé particulièrement intéressants et ont nourri, le premier précocement et le second tardivement, l’idée que je me faisais d’Artaud. Entre autres, j’en retiens la richesse des domaines hétérogènes qui ont nourri sa pensée.
¤ Enfin, dans la phase de recherche chorégraphique, j’ai moi-même travaillé sur le texte «l’art et la mort», qui a été le premier écrit d’Artaud sur lequel j’ai mis des mouvements, qui sont surtout partis du sol, du poids du corps et de sa façon de se déplacer et d’ébranler l’équilibre du corps tout entier, comme le sens des mots et leurs référents chez l’auteur. Ce texte m’avait également inspiré l’idée d’une duplication du corps, que j’ai conservée dans L’Écriture en travaillant la réunion des corps des danseurs et en cherchant des mouvements qui pouvaient émaner des corps multiples ainsi obtenus.

La quasi-totalité des textes sont dits par un comédien tandis que les danseurs déploient leur chorégraphie silencieusement. Pourriez-vous m'expliquer le pourquoi de cette dissociation, et comment vous avez articulé le texte et les gestes? Car je présume que chacun des gestes des danseurs a un sens par rapport au texte mais cela m’a échappé, justement, je crois, à cause de cette dissociation.
Mélanie Mesager
Je dois d’abord dire à quel point je trouve ce retour sur ma chorégraphie précieux et intéressant, particulièrement ce que vous dites de l’impossible croisement que vous avez ressenti entre acteurs et danseurs.
J’avoue que jamais je n’ai pensé que la dissociation entre la partie jouée et la danse puisse poser problème, car pour moi la voix de l’acteur était comme une voix «presque off», en tout cas sur un plan complètement différent. De très nombreux spectateurs ont perçu l’acteur comme le corps d’Artaud, par opposition aux danseurs qui en seraient la pensée. C’est un peu simple mais cette explication me convient assez. La présence physique de l’acteur était comme une ombre, et le regard se focalisait sur les mouvements dansés qui entraient en résonance avec le texte (sauf aux moments où l’acteur monte sur scène et se mélange, visuellement, aux danseurs). C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas développé d’effets de «jeu» trop visibles, car, outre le souci de sobriété que je poursuivais, je ne voulais pas que le regard soit trop attiré par la gestuelle du personnage à sa table.
J’ouvre une petite parenthèse sur la question de la lecture: en effet, le comédien avait pour consigne de lire les parties du texte qu’il prononce à sa table, et de réciter celle qu’il dit lorsqu’il se lève, même si en réalité, il a fini par tout savoir par cœur. Outre le souci de neutralité, il y avait aux fondements de cette démarche une réflexion sur le temps de la composition du recueil: je voulais que les temps de l’écriture présente (le cahier et le crayon, certains passages dits comme s’ils étaient en cours de composition) et celui de la restitution (la lecture d’un texte préalablement écrit) entrent en conflit, peut-être pour donner un relief temporel à la question des «plans» traduit spatialement par la dissociation de l’acteur et des danseurs. Également pour mettre à distance ce mimétisme en en soulignant le caractère factice. Le titre de la pièce, L’Écriture d’Artaud, fait référence à la fois à cette écriture en cours et passée, et à l’écriture chorégraphique, le langage des corps, qui se juxtapose à elle, à la façon d’une exégèse plus que d’une illustration.
Je pense que le mot «sens» est un peu trop rationnel pour décrire la correspondance qui se crée entre les gestes et le texte, dans le sens, justement, où jamais je n’ai cherché à illustrer le texte, ni à montrer ce qu’il signifie. En fait, je crois qu’il n’y a rien à saisir ni rien à comprendre. Il y a un travail sur le texte et ses dynamiques internes qui est un «prétexte» (ou un pré–texte) à la mise en mouvement du corps, mais ce prétexte est subjectif, et mon ambition n’est pas de le rendre explicite au spectateur. Le spectateur, qui voit ces mouvements et entend ce texte, y trouve (ou non…) ses propres correspondances. Cela peut sembler facile (une façon de se dédouaner totalement de la compréhension du spectateur, qui est la porte ouverte à n’importe quoi). Mais l’inverse est vrai aussi: à l’issu d’un travail méticuleux sur la relation entre texte et mouvements, il est difficile d’accepter de ne pas la «montrer» explicitement. J’ignore quel est le but du théâtre, mais c’est le choix que je fais, car je pense que ce que j’ai à montrer, en tant que chorégraphe, sur le texte d’Artaud, se situe autre part que dans l’illustration ou dans l’intention dramatique. J’accepte également pleinement que la relation, qui me parle à moi quand je «regarde» la chorégraphie, ne fonctionne absolument pas pour certains spectateurs et pourtant, mystérieusement, crée du sens chez d’autres, parfois un sens assez éloigné de mes intentions de départ, ou en tout cas que je n’avais pas consciemment et volontairement mis en œuvre. J’aime la polysémie, et je trouve que le texte d’Artaud s’y prête bien. Je suis curieuse de tous les témoignages dans ce sens, et j’ai eu la chance lors de la dernière représentation d’avoir celui d’un jeune danseur du CNSMDP [Centre national supérieur de musique et de danse de Paris] qui m’explique la façon dont lui est apparue, au milieu de la pièce, la relation entre texte et danse, qui lui était hermétique au premier abord. Je pense, en d’autres termes, que le fin mot de l’intérêt de ce croisement ne m’appartient absolument pas. Tout ce que je peux faire, sans savoir si cela est utile, c’est expliciter rapidement quelques voies qui m’ont servi à concevoir la chorégraphie:
¤ Il est de mon point de vue très naturel que l’interprète qui parle soit distinct de ceux qui bougent, au même titre que les musiciens sont séparés des danseurs quand vous allez voir un ballet à l’Opéra Bastille. Il y a un passage durant lequel Stéphane Temkine, l’acteur, est sur scène, et tous ses gestes sont doublés et amplifiés par ceux de Larissa Roy, une des danseuses. Ce passage est le seul durant lequel la gestuelle dansée a été travaillée à partir de celle qui peut résulter de la prononciation du texte, des intentions de celui qui dit les mots d’Artaud.
¤ Tous les autres sont composés selon des mouvements inhérents au texte, qui tiennent à la fois à sa musicalité (les phrases ont été travaillées comme des phrases musicales, les accents gestuels correspondent aux accents du langage, avec des procédés parfois similaires comme celui de la répétition: à un mot répété correspond un geste répété); à la construction de son sens (par exemple à la fin de la description du tableau d’André Masson, les gestes de Marjolaine Hering, la danseuse, s’amplifient et se densifient à mesure que les mots accumulés densifient la description, comme la peinture s’accumule sur une toile); à la dynamique et aux impulsions que j’ai ressenties en lisant ce recueil (Il faudrait pour être précis détailler le travail qui a été fait dans ce sens sur chaque fragment de L’Ombilic. Je me borne à souligner la plus évidente, celle de la rupture, du mouvement qui commence et se brise avec ce que je ressens parfois comme une certaine violence et une certaine douleur, qui n’aboutit pas, d’où le travail sur la rupture rythmique et de la chute, sur les suspensions qui retombent avant de s’être déployées. J’ai lu également dans l’ensemble du recueil un «tout» qui se fragmente, une écriture éclatée et morcelée. Le mouvement des corps sur scène suit cette dynamique. Au milieu de la chorégraphie, les danseurs se retrouvent séparés les uns des autres alors qu’ils formaient au départ un seul corps à plusieurs, puis ils s’agglutinent de nouveau dans des formes différentes qui bougent ou parfois tentent de se fixer); ces dynamiques ont permis de créer des mouvements, qui ont été retravaillés, ont formé des images, qui parfois entrent en correspondance avec les mots prononcés, comme des images mentales (par exemple la danseuse portée qui traîne après elle deux autres danseurs claudiquant me semble particulièrement correspondre au syntagme «portait mon moi comme un abîme plein», le bras de la danseuse qui sort frénétiquement à travers les jambes du comédien trouve un écho avec les injonctions «quitte ta langue», les danseurs qui sortent des pans de tissus de leurs costumes donnent une signification nouvelle à la «titillante opération de cet arrachement désespéré», etc.).

D’abord dissimulés dans les justaucorps des danseurs, de grands voilages blancs sont dévidés au fil du spectacle ; le rendu esthétique est vraiment très intéressant: ils font apparaître les corps déformés, bosselés de protubérances dont les danseurs se libèrent au fur et à mesure que, dans la dynamique de la danse, ils déploient ces voilages. Pourriez-vous m’éclairer sur le sens de cette «réécriture progressive du corps»?
Mélanie Mesager
Il s’agissait pour moi d’une relation entre l’intérieur et l’extérieur: les difformités internes se déversent à l’extérieur et se déploient dans l’espace, deviennent le décor de la pièce. Cela m’a semblé suivre un mouvement similaire à la pensée d’Artaud, qu’il décrit lui-même dans L’Ombilic comme difforme, monstrueuse, malade, et qui se déploie, se déverse en mots (dits ou écrits), qui sortent avec jouissance et/ou s’arrachent avec douleur du corps pour devenir «objets esthétiques», «forme, à un moment donné, de la pensée».
J’aime beaucoup votre expression «réécriture progressive des corps». En effet l’apparence visuelle des corps se transforme au fur et à mesure que cette intériorité sort, sans pour autant les transformer au point de les aliéner. Cette évolution répond à celle des pensées et concepts qui jalonnent le recueil d’Artaud et se modifient sensiblement sans pour autant changer radicalement de sens. C’est exactement l’impression que me font les idées dans ce recueil, retravaillées sans cesse sous une forme un peu différente à chaque occurrence.

La musique qui vient en accompagnement est-elle une composition originale? Et à quoi correspond son «invitation partielle» puisqu’elle n’intervient que tard dans le spectacle?
Mélanie Mesager
Oui, la musique est une composition originale de Raphaël Duquesnois, qui travaille régulièrement avec la compagnie. Elle a été composée volontairement indépendamment de la chorégraphie, comme une pièce rajoutée. Le compositeur avait à sa disposition les textes d’Artaud, les commentaires enregistrés qu’on entend pendant la pièce, et la consigne suivante: une musique sur l’avortement de la pensée, sur l’impossibilité d’arriver à un terme. Elle intervient en même temps qu’un personnage un peu distinct des autres, qui représentait pour moi la violence de l’hésitation et de l’inaboutissement des mots chez Artaud (la métaphore de l’avortement correspond assez bien).
Par rapport aux mots, la musique est une forme de silence du signifié, une réduction du langage à son seul signifiant sonore. Mais elle ouvre l’espace à une autre forme de sens, peut-être plus abstrait, ou plus organique.
Certains spectateurs m’ont dit y avoir entendu la pulsation mécanique et minimaliste d’un métronome, et ont rapproché cette impression du rapport au temps que l’on peut lire dans l’inachèvement. Cette interprétation me plaît bien.
Je mentirais en ne disant pas que l’introduction d’un passage musical, en partie dans le noir, est un jeu avec les attentes du spectateur de danse. En général, on me pose plutôt la question inverse: pourquoi un spectacle de danse sans musique? (la danse présuppose-t-elle donc la musique?). La présence tardive de la musique évoque donc cette attente, et procure peut-être une sorte d’apaisement dans la tension du spectacle, comme un intermède qui à la fois s’en détache et le convoque tout entier, de façon métonymique. C’est pour ces mêmes raisons que la musique et le personnage de l’intermède interviennent à la fin, ce sont exactement les mêmes dans une variation plus fluide et planante qui en gomme les heurts, en clôture du spectacle, quand «tout est dit» et que les mots se dégonflent et retombent.

Par moments une bande son délivre des commentaires balbutiants, embarrassés, sur l’écriture d’Artaud, du type «c’est ça que dit Artaud»; pourquoi ces inserts sonores, dont les grésillements accentuent le côté balbutiant des paroles dites? Ces commentaires ont-ils été écrits pour le spectacle? Ces «embarras de discours», ces grésillements, sont-ils une représentation de l’impossibilité de dire, comme l’est, peut-être, cet alourdissement des corps par les protubérances dues aux voilages?
Mélanie Mesager
Dans l’histoire de la chorégraphie, ces commentaires sont ceux que Marine Souriau avait enregistrés au dictaphone lors de ses tentatives infructueuses de commentaire philosophique sur L’Ombilic.
J’ai choisi de les introduire dans la bande-son pour plusieurs raisons: d’abord j’ai été fascinée par le rythme très particulier et les intonations montantes et descendantes de ces prises de parole. C’était pour moi une musique à part entière et j’avais envie de mettre des mouvements dessus. Ensuite, je recherchais esthétiquement, dans les sons comme dans les mouvements proposés, un mélange de fluidité et de quelque chose de brut, qui soit comme la vie, heurté et non pas lissé pour la représentation scénique. L’introduction de ces enregistrements grésillants répondait parfaitement à ce besoin. Enfin, je trouve que ces propos, avec leur aspect, comme vous dites, péremptoires, mais en même temps hésitants et embrouillés, étaient sans doute la meilleure façon d’invoquer l’échec du commentaire verbal de L’Ombilic des limbes, qui est le point de départ de la chorégraphie. De cet échec naît le mouvement dansé, la corporéité dans laquelle nous avons cherché une autre forme de «commentaire» aux écrits d’Artaud.

Enfin, la table et, surtout, le cahier d’écolier que manipule le comédien «diseur» m’a très exactement rappelé le dispositif scénique de Histoire vécue d’Artaud-Mômo telle que je l’ai vue au théâtre des Mathurins. Est-ce à dire que la table et le cahier sont perçus aujourd’hui par les gens de théâtre comme des «marqueurs» du rapport d’Antonin Artaud à l’acte d’écriture tant il a lui-même rempli, de ses textes et de ses dessins, de cahiers d’écolier?
Mélanie Mesager
Je n’ai pas vu la mise en scène de Gérard Gélas, et je dois avouer que ces accessoires sont intervenus très tard dans ma scénographie. L’idée principale était de placer le comédien sur un autre «plan» (pour reprendre un terme cher à Artaud) que les danseurs. L’image de la table et du cahier s’est imposée pour évoquer l’œuvre en cours, en devenir, et, finalement, neutraliser un peu toutes les connotations qu’auraient pu avoir n’importe quel autre support, ou même l’absence de support (le comédien debout en train de parler). S’il est permis à cette chorégraphie de survivre et d’être reprise, cela fait sans aucun doute partie des éléments qui évolueront. Avec plus de temps pour réfléchir à la scénographie et également peut-être plus de moyens, j’imagine d’autres dispositifs plus recherchés qui pourraient figurer ces plans spatiaux et rendre sensible la collision du présent de l’écriture et du passé du texte écrit. Aujourd’hui, ce sont cette table et ce cahier qui se sont trouvés là.

Pour suivre l'actualité de Mélanie Mésager et de sa compagnie Gé, découvrir leurs créations antérieures, il y a un site internet et une page Facebook. Et des spectacles à voir.

© Jean Couturier. Des corps qui agglutinés, n’en forment qu’un…

© Jean Couturier. Des corps qui agglutinés, n’en forment qu’un…

© Jean Couturier ... puis vont se séparer, paire à paire, un par un.

© Jean Couturier ... puis vont se séparer, paire à paire, un par un.

© Jean Couturier. «Pour moi, une chorégraphie réussie n’est pas celle dont on sort en ayant l’impression claire d’avoir lu toutes les intentions du chorégraphe», dit Mélanie Mesager. Peut-être, alors, cette danseuse à demi dissimulée sous un voile mué en brume de lumière par l’éclairage est-elle une figuration de la «chorégraphie réussie»?

© Jean Couturier. «Pour moi, une chorégraphie réussie n’est pas celle dont on sort en ayant l’impression claire d’avoir lu toutes les intentions du chorégraphe», dit Mélanie Mesager. Peut-être, alors, cette danseuse à demi dissimulée sous un voile mué en brume de lumière par l’éclairage est-elle une figuration de la «chorégraphie réussie»?

© Frédérike Morlière. Des voiles d’abord cachés sous les justaucorps se déploient, signifiant ainsi l’extériorisation progressive des «difformités intérieures». Et créent, par là, de la beauté – avec ses mystères et ses grâces.

© Frédérike Morlière. Des voiles d’abord cachés sous les justaucorps se déploient, signifiant ainsi l’extériorisation progressive des «difformités intérieures». Et créent, par là, de la beauté – avec ses mystères et ses grâces.

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11 avril 2013 4 11 /04 /avril /2013 10:16

jerome-baccelli_TN.jpgPetit portrait à grands traits…

 

Claire et fluide la voix au téléphone, dans laquelle je n’entendais ni tensions ni hésitations, et qui ne se haussait jamais, souriait même souvent, quand l’occasion se présentait… J’eus donc à travers cette voix – car mon tout premier contact avec Jérôme Baccelli fut téléphonique; distance oblige: il vit aux États-Unis – l’idée d’un homme ouvert et chaleureux que rien en particulier ne semblait tourmenter. J'avais pourtant vu des portraits sur la Toile empreints d'une certaine gravité… Mais lorsque, un peu plus tard, je le rencontrai tandis qu’il passait à Paris et organisait à La Belle Hortense*, un bar à vins-librairie-galerie situé dans le Marais, une soirée-signature pour marquer la sortie de son roman Encre brute, je fus confortée dans l'impression que m'avait laissée notre conversation à distance: son visage radieux, sa silhouette frêle d'éternel jeune homme et sa tenue jean-chemise-baskets, sa façon d’aller vers les gens et de s’adresser à eux avec une cordialité telle que l’on se sentait à son tour gagné par une sorte de sourire généralisé… tout cela dessinait une personne toute de décontraction, goûtant la compagnie d'autrui. Et en parlant brièvement avec lui ce soir-là (brièvement car il y avait beaucoup de monde à La Belle Hortense, des amis, des proches, et aussi de simples lecteurs, à qui il se consacra sans compter, à tout le monde à la fois et à chacun en particulier, avec toujours la même qualité d’"être-là") je ne décelai rien en lui qui évoquât ces êtres dont on sent, dès que l’on se trouve en leur présence, qu’ils ont au fond des yeux, même si aucune courbe désolée n’affecte leur regard, l’obscure ardeur des grandes tempêtes intérieures – ce remous perpétuel des questions jamais apaisées, des souffrances aiguës mais loin enfouies… – tandis qu’aux premiers mots échangés, d’infimes inflexions trahissent la béance d’insondables abîmes affleurant la moindre parole. Ces êtres chez qui l’on entend, sous les rires francs, le frisson du verre prêt à se briser et dont on dirait que de toute leur personne rayonne l’aura sombre des quêtes inassouvies comme s’ils portaient en sautoir tous les "soleils noirs de la mélancolie"… 

 

Cependant, en lisant les réponses qu’il m’a écrites – des réponses d’une grande sobriété où des gouffres se devinent, comme parés d’un voile de pudeur – j'ai cru percevoir cela que les abysses entrevus dans son envoûtant roman où bien des nuits se conjuguent, zébrées d’incandescences, étaient le reflet de vrais tourments, et que la décontraction, le sourire, tout réels et sincères qu'ils fussent, étaient moins l’expression d'une humeur sereine qu'une "politesse de grand tourmenté" – comme l’on dit, à la suite de Boris Vian je crois, que l’humour est la politesse des désespérés.

 


Questions et réponses…

 

En venant à La Belle Hortense j'avais emmené avec moi toute une série de questions qui avaient surgi au cours de ma lecture et j'espérais profiter de cette soirée-signature pour les poser à Jérôme Baccelli. Mais c'était oublier ce qu'est une signature d'auteur: une soirée où celui-ci se doit aux lecteurs qui l'abordent, et n'a donc guère de temps à accorder aux interviewers… Il fut donc convenu que je les lui enverrai par courriel dès qu'il aurait achevé son séjour en France. J'allais pouvoir à loisir peaufiner mes formulations et lui, de son côté, aurait le temps de bien peser ses mots. Lui a choisi les siens avec soin et va à l'essentiel de ce qu'il y a à dire – comme il a, dans quelques phrases fulgurantes de son roman, enserré une fabuleuse richesse de sens.

 

Je commencerai par une question bateau: quel a été le chemin qui vous a mené vers l’écriture romanesque? Quelle place l’écriture tient-elle dans votre vie?
Jérôme Baccelli:

Comme les personnages principaux d’Encre Brute, c’est plutôt une nécessité, une dictature plus exactement. J’ai découvert l’écriture vers vingt-cinq ans, après avoir épuisé d’autres manières d’échapper à la réalité. En gros, il n’y avait plus grand-chose d’autre que je pouvais faire. C’est devenu un moyen de combler certains fossés qui s’ouvraient devant moi.

Pourriez-vous retracer, si cela n’est pas trop compliqué pour vous, la "petite histoire" de ce roman, qui mêle à l'histoire très contemporaine des références aux tout débuts des temps historiques?
J. Baccelli:

Saddam Hussein, c’est moi, pour paraphraser Flaubert! Toutes proportions gardées, l’écriture de mon précédent roman Tribus Modernes m’avait poussé vers des territoires aussi extraordinaires qu’effrayants, dans le sens où j’étais tour à tour soumis à la torture de devoir écrire quelque chose sans pouvoir mettre le doigt dessus, puis, de temps en temps, ébloui par une sorte d’illumination, de véritable transe. J’ai voulu faire part de cette expérience dans Encre Brute, en la scindant, car la nature est cruelle, en deux personnages possédés par le même impérieux besoin (soumis à la même dictature) d’écrire, mais dotés de talents inégaux. L’un n’aurait que la torture, l’autre les illuminations. Vers cette époque finissait la deuxième guerre du Golfe, on venait justement de retrouver Hussein dans un trou, il n’avait gardé avec lui  qu’un seul objet, un livre: Crime et Châtiment! En creusant un peu, je découvrais que le plus célèbre tyran moderne avait toute sa vie écrit des romans! De là à imaginer des liens entre sa frustration et sa cruauté, il n’y avait qu’un pas. Et puis d’autres résonnances se sont manifestées, le dictateur et la dictature des mots, l’invention de l’écriture dans cette région du monde, la mention de Babel dans la Bible, la ressemblance visuelle entre encre et pétrole, etc. Le roman à son tour a imposé sa dictature. Al-Majid n’a que la torture, Sharif a la vision de Babylone.

 

En vous lisant, j’ai beaucoup pensé aux épopées anciennes, voire aux chansons de geste qui avaient notamment pour fonction de lier à une mythologie la généalogie d’un roi, d’un prince. Et puis aussi à Apocalypse now – très curieusement, cela ne m’est pas venu à la lecture mais après coup, pendant que je réfléchissais à la formulation de ces questions – en particulier la fameuse "scène des hélicos" au son de La Charge des walkyries, et celle où Martin Sheen se soûle dans sa chambre…

J. Baccelli:
Votre comparaison est d’autant plus étrange qu’Apocalypse Now est depuis toujours pour moi un film culte, et que la scène du début avec Martin Sheen, en particulier, a une signification énorme, puisque l’acteur est authentiquement high ! Coppola comme son Colonel glissent sur le fil du rasoir pendant cette prise, entre réalité et fiction. Nous aussi.

 

Êtes-vous féru d'archéologie, d'histoire ou de littérature ancienne?

J. Baccelli:

Non, pas spécialement, mais naviguant dans un monde sans mémoire où les technologies et les sociétes changent du jour au lendemain, je ressens le besoin de prendre conscience de notre histoire quand j’écris. De prendre du recul.

 

C’est un lieu commun de dire que les personnages créés par un romancier portent en eux une part de leur créateur, voire qu’ils sont autant de doubles de lui-même; y a-t-il quelque chose de l’ordre du "double" entre vous et Sharif Norouz? Et Al-Majid?

J. Baccelli:

Je suis hélas davantage un Al-Majid qu’un Sharif, non seulement vis-à-vis de l’inspiration, mais parfois vis-à-vis de mon entourage, que je soumets à la dictature de l’écriture.

 

Vous avez des phrases d’une très grande puissance, aux inflexions quasi épiques lorsque vous évoquez l’inspiration, l’acte d’écrire – qu’il soit plénitude comme chez le poète Norouz ou manque cruel chez Al-Majid. Est-ce ainsi, sur ce mode à la fois onirique et "révélé" si j’ose dire, que vous vivez l’écriture, même romanesque et non poétique?

J. Baccelli:
C'est bien cela que j'ai voulu exprimer… Ce moment d’inspiration lyrique, il existe, et c’est un moment merveilleux.

 

Le personnage de Sharif resplendit de bout en bout, avec une force fascinante. A-t-il des modèles réels dans votre panthéon de lecteur – je ne parle pas de ceux que vous lui prêtez comme modèles dans le roman?

J. Baccelli:

J’ai une admiration sans borne pour les poètes parce qu’ils parviennent à faire des raccourcis que le romancier ne peut jamais se permettre. Hélas la poésie telle quelle, ce n’est pas nouveau et c’est ma conviction, se meurt parce que son support traditionnel ne correspond pas à notre époque. Qui entre deux S.M.S. va se plonger dans un livre de poésie? Vous peut-être, mais pas les autres… Si le romancier est un moine, le poète est le Père du désert. De plus il est complètement désarmé face au nouveau dictateur de la modernité, qui est aussi son ennemi juré, le chiffre. C’est aussi le message du livre.

 

Il n’est pas indiqué que vous ayez publié des poèmes, mais peut-être en écrivez-vous tout de même?
J. Baccelli:

Si, j'ai publié des poèmes: Le dictionnaire de la Pensée Oblique, en 2002. Et beaucoup m’ont dit que  mon premier roman, Tribus Modernes, était de la poésie**…

 

Vous arrive-t-il d’apercevoir votre Babylone? ou bien attendez-vous encore son surgissement?

J. Baccelli:

Babylone se présente de temps en temps, à moi, à vous. Quand j’écrivais de la poésie elle venait plus souvent, mais s’avérait un mirage.

 

Vous avez créé un site pour Encre brute; en dehors de cela, comment travaillez-vous à la promotion de votre livre depuis les États-Unis? Les traditionnelles signatures vont un peu manquer à la vie du roman, non?
J. Baccelli:

Oui! C’est difficile de trouver le temps, je suis en train d’essayer deux trois choses en ligne. La période n’est pas des meilleures pour les romans…

 

Travaillez-vous à un autre roman?

J. Baccelli:

J'ai en effet un autre roman, à l'état de manuscrit…

 

Une dernière question, un peu "annexe": pourquoi avoir choisi La Belle Hortense pour votre soirée de dédicace, au lieu d’une librairie plus traditionnelle et pluse spacieuse?
J. Baccelli:

La peur que personne ne vienne! En fait j’ignorais que c’était si petit, j’avais réservé depuis Berkeley, sans vérifier. Mais en fait, ce n’était pas si mal…


* La Belle Hortense - 31, rue Vieille-du-Temple, 75002 Paris. Tél.: 01.48.04.71.60.

Ouvert tous les jours de 17 heures à 2 heures.


**Les deux ouvrages mentionnés par Jérôme Baccelli sont:

 Le Dictionnaire de la pensée oblique, Cylibris, 2002.

Tribus modernes, Le Rocher, 2004.

 

NB - Le portrait illustrant l'article provient du site Encre brute; je le reproduis avec l'aimable autorisation de l'auteur, que je tiens à remercier.

 

Jérôme Baccelli, Encre brute, éditions Pierre-Guillaume de Roux, janvier 2013, 236 p. – 22,00 €.

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26 novembre 2012 1 26 /11 /novembre /2012 11:56

En pleine partie de belote et sous l'effet de quelques libations, Émile Vergeot se heurte à un bouseux de tringlot et revendique, comme valant supériorité ontologique, ses origines parisiennes: Pantruchard de Pantruche! Une déclaration que Daniel Stilinovic, l'auteur du roman où s'exclame si vigoureusement "La Verge", On sera rentrés pour les vendanges, pourrait reprendre à son compte. Il n'a pas besoin d'être si explicite: sa voix gouailleuse, ses intonations, son langage coloré à l’argot et qui n’a pas le petit doigt en l’air… tout ce que je percevais en écoutant simplement sa parole sûre, diserte, généreuse, m’évoquait un Paris canaille y'a la Seine, un Paris en noir et blanc tel que l'a immortalisé, entre autres, Robert Doisneau, un Paris de cinéma aussi, qui aurait eu une tronche à la Dalban et des accents forgés par Audiard.

Paris tout entier reconstruit par mon imaginaire était contenu dans cette voix qui me parlait au téléphone – c'est par là que s'est noué mon premier contact avec Daniel Stilinovic, et la transcription qui suit provient d'une conversation téléphonique.

 

A.Bruant TNQuelques jours plus tard, nous nous sommes rencontrés lorsqu’il est venu à Paris, requis par ses obligations d’auteur dont le livre est sur le point de sortir. Le sourire et le regard, la franche poignée de main me répétaient ce que la voix seule m’avait suggéré. L’imagination continua un peu sa course et me souffla à l’esprit, dès que je vis l’écharpe rouge de mon interlocuteur, son galurin, sa veste noire, l’image d’Aristide Bruant portraituré par Toulouse-Lautrec telle que l'a popularisée la carte postale.

Ce que peut une voix, tout de même! Daniel Stilinovic le mesure fort bien, lui qui a fini son roman au gueuloir, comme Flaubert, qui s'intéresse à la chanson, et donne à certaine "Voix" un rôle singulier dans son récit…

 

 

Quelle est l’histoire de votre relation avec la littérature, avec l’écriture?
Daniel Stilinovic:
L’envie d’écrire est là depuis très longtemps. Mais quand j’étais gamin, c’était le dessin, la peinture qui m’attiraient, et j’aurais voulu entrer aux Beaux-arts. Quand, à l’âge de 15 ans, j’ai parlé de quitter le lycée, mon père m’a dit: "Petit con, tu vas faire des études sérieuses!" et il m’a foutu une raclée telle que j’ai mis huit jours à m’en remettre. Alors j’ai fait des "études sérieuses": c’était le droit, et je suis devenu procureur de la République. Seulement quand on est créatif, ça ne s’en va pas comme ça. La créativité s’est transformée en envie d’écrire quand, en 1994, à la suite d’un malaise cardiaque, je me suis retrouvé en arrêt maladie pendant six mois. Au bout de trois jours, je m’emmerdais déjà comme un rat mort… stilo TN

Alors j’ai pris une rame de papier, un Bic, et j’ai commencé à écrire ce qui allait être mon premier roman1. C’est l’histoire d’un gamin de 15 ans dans le Paris des années 60, au moment de la guerre d’Algérie, et dont le père et la belle-mère, deux alcoolos, se foutent sur la gueule tous les jours. Le point de départ est parfaitement autobiographique – la vie à Paris, la situation familiale… mais ensuite les anecdotes qui alimentent le récit sont inventées, ou retravaillées à partir du vécu: c’est complètement romanesque. Dès ce premier travail d’écriture, j’ai tout de suite recherché la musicalité des mots, des phrases – pour moi, la littérature n’est pas faite pour être lue mais dite à haute voix, et écoutée. Non seulement les poèmes ou les chansons mais aussi la prose. C’est comme ça que ça touche. D’ailleurs, ce roman, je l’ai fini en le disant, il fallait que ça sonne bien, que le texte puisse être gueulé dans un prétoire, comme un réquisitoire!
Une fois le roman terminé, je l’ai envoyé à différents éditeurs. Les bien élevés comme Gallimard m’ont évidemment dit non; Le Seuil, qui avait d’abord accepté le manuscrit, a renoncé – je ne sais pas pourquoi, peut-être a-t-on jugé la langue trop audacieuse? Puis Olivier Amiel, chez Belfond, m’a proposé d’aller le voir, et ça a marché. Inutile de dire qu’à l’époque, les copains trouvaient que j’étais sacrément prétentieux – "Des manuscrits, on en publie un sur dix mille!" Mais je ne me suis pas découragé; je savais que je serais publié, ce qui est effectivement arrivé. Et Stilo le héros a été primé au festival du Premier roman de Chambéry l’année qui a suivi sa parution…
Ensuite, j’ai écrit On sera rentrés pour les vendanges, que j’ai aussi envoyé à divers éditeurs. Mais un enfoiré, qui a eu mon texte entre les mains je ne sais pas trop comment, m’a plagié. Bien évidemment, je ne me suis pas laissé faire, il y a eu procès, quarante-trois points de plagiat ont été trouvés, et l’éditeur a été condamné, ce qui lui a coûté assez cher… Seulement la conséquence de tout ça, c’est que l’éditeur avec qui j’avais de mon côté signé un contrat pour la publication de ce roman n’a plus osé continuer. Du coup, le livre n’est pas paru – et aujourd’hui, il sort dix ans après avoir été écrit…presomption-innocence_TN.jpg
Après, j’ai publié un essai sur la justice pénale, Voyage au pays de la présomption d’innocence2. Je lui ai donné ce titre parce que je fais partie des gens qui ont été pris comme bouc émissaires dans l’affaire dite "des disparues de l’Yonne". Ça a été une période épouvantable; j’ai beau avoir gagné devant le Conseil d’État, avoir mis à genoux trois fois mon garde des Sceaux, une telle affaire, ça marque. Ça marque tellement qu’en 2005 j’ai failli me mettre une balle dans la tête. Et finalement, je suis parti en retraite anticipée, deux ans avant l’âge requis parce que je ne pouvais plus souffrir ces milieux. Et dès que j’ai été en retraite, un copain m’a sollicité pour écrire un roman policier3. C’était une commande; je l’ai honorée pour lui faire plaisir, sinon, je peux vous dire qu’après avoir fréquenté flics et gendarmes au quotidien pendant plus de trente ans, je n’avais plus vraiment envie d’en voir, ni en roman, ni en films!
Comme je m’intéresse beaucoup au théâtre, et que je me suis un temps occupé d’un théâtre à Metz, j’ai écrit trois pièces, qui ont toutes été jouées4. Puis je me suis remis à l’écriture romanesque et j’ai écrit la suite de Stilo le héros – encore inédite. Et cet été j’ai travaillé avec un copain sur un long métrage, Le Tombeau de la garde, dont l’action se situe à Metz pendant la guerre de 1870. Nous avons écrit le scénario ensemble, mais je suis seul auteur des dialogues. Là je me suis senti bien… Si ça veut s’ouvrir un peu, si j’arrive à pénétrer ce monde du cinéma, j’avoue que ça me plairait beaucoup de devenir dialoguiste… Le problème est qu’il faut connaître les bonnes personnes. Peut-être que si j’avais été un assidu des salons parisiens, j’aurais pu sortir un peu la tête et m’imposer, mais ça n’est pas mon tempérament. Je n’ai jamais su lécher les culs et ce n’est pas maintenant que je vais commencer!

 

Voilà qui rappelle les quatre personnages principaux d’On sera rentrés pour les vendanges…
C’est tout à fait ça! D’ailleurs, on peut dire que tous les quatre, ils sont chacun un petit peu moi… et puis l’inconscient a sans doute parlé: j’ai trois fils et ces quatre personnages, c’est eux et moi… Quant à la Voix, qui accompagne Charles5, c’est très curieux, mais je sais que c’est celle de ma sœur jumelle. Elle est morte à onze mois, mais elle me manque encore, et j’ai 65 ans… Cela dit, ces personnages auraient pu être cinq, ou deux seulement, peu importe… Mon propos était d’essayer de savoir ce qui se passe dans la tête de jeunes gens à qui on a déjà baisé la vie alors qu’ils ont à peine 20 ans.

Quel a été l’élément déclencheur qui vous a poussé à écrire ce roman?
Comme je vous l’ai dit, j’étais procureur de la République. C’est un métier de manouche : on est trois ans à droite, trois ans à gauche… et un jour, par les hasards des nominations, je me suis retrouvé en poste à Briey, en Meurthe-et-Moselle. Dès mon arrivée, j’ai visité tous les champs de bataille de l’Argonne, qui ne sont pas très loin – Verdun est à une soixantaine de kilomètres de Briey. En voyant tous les villages détruits, les Éparges, l’ossuaire de Douaumont avec ses immenses champs de croix blanches – je crois qu’il doit y avoir quelque cent cinquante mille croix blanches!… j’imaginais très bien quelle horreur cette guerre avait été; cela m’a causé un vrai choc émotionnel. Et très franchement celui qui ne ressent pas un coup au buffet en voyant ça est vraiment un âne! Au cours d’une de mes visites, je suis tombé sur la butte de Vauquois. J’y suis monté, et de là-haut, j’ai vu ce qui restait du village – un village construit autour d’une rue unique comme beaucoup de villages lorrains: un site dévasté, une succession d’entonnoirs comme celui que je décris dans le roman, dont le plus gros doit faire une quarantaine de mètres de large et à peu près autant de profondeur. C’est le résultat de la "guerre des mines", qui consiste à creuser un tunnel à partir de sa position pour aller sous la position de celui d’en face et y mettre un fourneau de mines – 500 kg d’explosifs, par exemple – qu’on faisait sauter. La vision de ces entonnoirs a été une véritable révélation, d’autant qu’à cette époque, mes trois fils avaient tous à peu près une vingtaine d’années, l’âge d’être incorporé s’il y avait eu une déclaration de guerre, et je me suis dit: "Si ça repart, c’est pas toi, le vieux, qui ira au front, ce sont eux…" Je les ai tous emmenés plusieurs fois visiter le site de Vauquois et un jour où j’étais aux Éparges avec l’un d’eux – c’était en décembre; il neigeait, il y avait de la boue… c’est dans ces conditions qu’il faut voir ces sites, pas au mois de juillet quand tout est en fleur! – je suis tombé accidentellement dans un de ces trous et je ne pouvais plus remonter. Il a fallu un bon moment avant que mon fils trouve une branche assez solide et longue pour pouvoir m’aider à sortir de là. Cet incident, venant s’ajouter à ce que j’avais ressenti en étant confronté aux lieux, a fait office de déclencheur et m’a soufflé l’idée d’écrire une histoire qui se passerait là… j’ai donc pris contact avec l’association locale qui fait visiter les galeries souterraines, j’ai commencé à me documenter, à ramasser tous les mémoires de combattants que je trouvais, soit en réédition, soit en édition originale – je parle bien de "mémoires de combattants", je ne parle pas de romans contemporains, d’ailleurs souvent écrits par des guignols. 

temoins TNL’un des ouvrages qui m’a été le plus utile est Témoins, que Jean Norton Cru, un ancien combattant de la guerre de 14, a publié en 1929. Sous-titré Essai d'analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, il recense la quasi totalité de ce qui a été publié sur cette guerre pendant la période précisée ; ses jugements sont très sévères, mais aussi très lucides. Je me suis mis à rechercher tous les bouquins dont il parle – à l’exception des mémoires de généraux, qui ne sont rien d’autre que de l’autojustification, ça ne tient pas la route – et au bout du compte, entre les bouquins d’histoire, de sociologie, de philosophie de la guerre, les mémoires de combattants, les recueils de lettres, les témoignages… je me suis constitué une bibliothèque qui doit contenir plus de trois cents livres – que j’ai tous lus. J’ai aussi acheté des cartes postales de l’époque, qui souvent montrent des soldats photographiés avec des copains, ou avec leur famille – elles m’ont donné le feeling des personnages, et peu à peu, ils ont mûri. Par exemple Vergeot: je n’ai pas eu besoin d’inventer sa gueule, il m’a suffi de voir la photo d’un grenadier en tenue de campagne, avec des moustaches "à la Vercingétorix", et le Vergeot du roman était là… Et l’Allemand qui se perd dans le trou, l’aubergiste fou, il m’a été inspiré par le portrait d’un soldat allemand qui, sur l’image, avait vraiment l’air d’un débile profond…
La rédaction du roman a commencé, petit à petit – j’étais encore en activité à ce moment-là. Puis l’été qui a suivi ma chute accidentelle dans le trou, je suis revenu à Vauquois passer une nuit entière au fond de l’un d’eux – volontairement cette fois, et par beau temps, faut pas être maso, tout de même ! Pendant cette nuit je me suis fait tout un cinéma intérieur – les bruits, les odeurs, la terre… J’ai poursuivi l’écriture et il m’a fallu à peu près un an pour achever le roman.
Si l’on ne tient pas compte des retours en arrière, des inserts biographiques qui développent les personnages, l’intrigue tient tout entière au fond d’un trou, se résume à quatre cinq lignes et occupe, grosso modo, trente-six heures de temps – je dirais d’un matin jusqu’au midi du lendemain… C’est exprès: j’ai voulu respecter une sorte de règle des trois unités – là-dessus, ces auteurs que je trouvais très chiants quand j’étais à l’école, les Racine et compagnie, ils ont quand même beaucoup à nous apprendre! Les retours en arrière sont là pour étoffer le récit, enrichir les personnages, et pour permettre au lecteur de respirer.

Ils sont aussi l’occasion de goûter à votre verve lexicale, qui s’y déploie dans les grandes largeurs! et de feuilleter des pages d’histoire… En vous lisant on pense évidemment à Céline, non que votre langue soit "célinienne" mais elle est inventive, vigoureuse comme la sienne, avec beaucoup de points d’exclamation. Quel est votre rapport avec Céline?
Il est l’un des auteurs qui m’a le plus profondément marqué. Et Proust aussi: pour moi, ce sont les deux plus grands écrivains français. Pourtant je suis un gros lecteur – je lis en moyenne un livre par semaine, quand je suis en forme et que je n’écris pas. Mais ils restent à mes yeux les plus grands. Et c’est curieux parce que humainement, ils sont l’un et l’autre infréquentables; Céline était égocentrique, caractériel, et je ne parle pas de son antisémitisme de pacotille, qui je crois est beaucoup plus littéraire que réel mais n’empêche: écrire toutes les conneries qu’il a écrites sur les juifs pendant la guerre il fallait vraiment être irresponsable! Quant à Proust, cette petite chochotte qui se faisait enfiler par ses copines, cet enfant gâté… il ne devait pas être très fréquentable non plus. Moi, j’essaie de rester fréquentable… c’est se donner beaucoup d’importance que de chercher à jouer les divas! Pour ce qui est de l’écriture, je n’ai pas cherché à "écrire comme" Untel, ça n’a aucun intérêt puisque ça a déjà été fait; j’ai plutôt tâché de trouver une langue nouvelle, celle d’aujourd’hui – ou de demain, si on est un peu prétentieux et qu’on se prenne pour un auteur…

 

la-peur_TN.jpgLa guerre de 14, dans Voyage au bout de la nuit, ne tient qu’en quelques pages mais je crois qu’après avoir lu ce roman, on ne peut pas penser à cette guerre sans avoir à l’esprit Bardamu et Robinson…
Mais parfaitement! Ce que Céline a écrit sur la guerre de 14 compte parmi les plus belles pages romanesques consacrées à cette période ! Sinon, pour moi, il y a deux romans sur la guerre de 14 que je trouve vraiment exceptionnels : d’une part le cycle de Maurice Genevoix parce que c’est écrit par un combattant, et La Peur, de Gabriel Chevalier – l’auteur, entre autres, de Clochemerle et Clochemerle-Babylone – qui est un récit autobiographique; cette peur, il l’a vraiment vécue. À côté, Les Croix de bois de Dorgelès, Le Feu de Barbusse, c’est de la gnognotte!

 

En dehors du choc émotionnel que vous a causé la rencontre avec ces lieux dévastés de la Grande Guerre, y a-t-il dans votre histoire familiale une empreinte particulière qui a renforcé votre désir d’écrire un roman?
Non, pas vraiment: mon histoire familiale est marquée comme celle de la plupart des gens… À cette différence près que mon arrière-grand-père maternel était dans l’armée française, tandis que mon arrière-grand-père paternel combattait du côté de l’Autriche-Hongrie: cette branche de la famille est d’origine croate et, à cette époque-là, les Croates étaient sujets de l’empire Austro-hongrois. J’ai donc eu un aïeul dans chaque camp, mais ça c’est assez fréquent, surtout en Lorraine – la Lorraine jusqu’en 1919, a été allemande. D’ailleurs, sur tous les monuments aux morts lorrains, on lit la mention À nos morts; ça évite de préciser dans quel camp ils étaient. C’étaient des Alsaciens et des Lorrains, point. Peu importe de quel côté ils ont combattu…

 

Lorsque nous travaillions aux corrections, vous avez évoqué un travail que vous avez fait sur la chanson anarchiste et populaire; de quoi s’agissait-il?
C’était une conférence, dont le sujet exact était la chanson anarchiste et ouvrière durant la période qui va de la IIe République à la guerre de 14. Je m’intéresse depuis longtemps aux mouvements ouvriers, et puis la fin du XIXe siècle est une période que j’aime bien, je ne sais pas pourquoi… En tout cas, pour les ouvriers, en France, ça a été une misère noire, effroyable… C’est le moment où l’industrie démarre, se développe, et partout où l’industrie décolle, les quatre, cinq premières générations sont surexploitées – c’est un constat, ça n’a rien à voir avec les philosophies, qu’elles soient de droite ou de gauche. Les débuts de l’industrialisation, ça s’est toujours fait sur le dos des travailleurs. Quand vous regardez aujourd’hui comment le capitalisme chinois se développe, vous voyez que les idées de Mao, de Lénine ou de Marx sont loin derrière…

Dans On sera rentrés pour les vendanges, votre style emprunte beaucoup aux argots, militaire notamment; d’où vous vient ce goût pour la langue argotique? Ce registre est-il propre à ce roman?
Non, j’écris comme ça… J’essaye d’écrire comme on parle. En sachant bien que l’écrit, ce n’est jamais de l’imitation: pour donner l’illusion du langage parlé il faut fournir un putain de travail d’écriture, et ça relève vraiment de la littérature! Si vous transcrivez simplement l’oral, à l’arrivée vous avez un truc plat, minable. Par exemple, il n’y a pas plus travaillé que la langue de Céline, alors qu’on a l’impression que c’est de la langue parlée. Mais chaque mot, chaque virgule sont pesés; c’était un travailleur acharné. Moi c’est pareil… Mon vocabulaire vient en partie de mes souvenirs; je suis né à Paris, j’ai grandi à Paris, rue Vivienne – c’était alors un quartier populaire – et j’ai vécu parmi les boutiquiers, les épiciers, les ouvriers, les concierges, les pue-la-sueur des Halles – j’allais souvent là-bas décharger des cageots pour gagner trois sous… Et il y avait la rue Saint-Denis; à l’époque ça grouillait de filles, de clients, de macs… Aux souvenirs s’ajoute ce que je glane au comptoir des bistrots… J’adore m’accouder là, commander un demi… très vite quelqu’un va venir spontanément bavarder avec moi. On n’a rien à se dire, mais on va échanger trois mots… Et ça marque, parce qu’on apprend beaucoup. La langue de comptoir est merveilleuse, même si, souvent, le contenu est creux – mais on s’en fout du contenu…

Mais il faut être écrivain, et poète, pour savoir en faire son miel!
Disons qu’il faut avoir envie d’en faire quelque chose… Mais je n’ai jamais pris de notes. Je considère que l’inconscient est le meilleur filtre pour ce qui concerne les rencontres littéraires, les lectures, les trouvailles… Je laisse faire le temps – ça resurgit quand ça doit resurgir. À condition d’être attentif, bien sûr! Si ça disparaît, de deux choses l’une: ou ça n’avait aucune importance, et alors ce n’est pas grave, ou bien on a fait une connerie en ne le saisissant pas. Mais comme de toute façon, on passe sa vie à faire des conneries, une de plus une de moins, ce n’est pas grave non plus… Ce qui fait la force de l’homme, et de l’écrivain, c’est quand même la capacité de dérision sinon si on se prend au sérieux et on devient aussi chiant que les auteurs bien en cour!

À la fin, vous laissez les derniers mots du récit à la Voix; cela donne à penser qu’il y aura une suite au roman…
La suite est déjà prête; elle est là, dans ma tête: l’histoire sera celle de Grand-père qui s’évade – bien sûr, sinon ce n’est pas un héros! – et se retrouve dans le Paris de la guerre pour s’apercevoir que tout le monde se fout des combattants, que chacun refait sa vie en essayant de tirer de la situation tous les profits possibles. Mais je n’ai encore rien rédigé, parce que l’écriture d’un roman c’est quand même beaucoup de boulot et que je préfère avoir vendu le projet avant de me lancer. Donc si ce bouquin marche bien, et que l’éditeur soit intéressé par la suite, je l’écrirai. Ce n’est pas une question de temps: maintenant que je suis en retraite, je n’en manque pas pour écrire, même si le livre ne doit jamais sortir. Mais travailler pour rien, ce n’est pas mon truc; je trouve cela dégradant. Et puis j’écris pour être publié – le mec qui dit le contraire c’est un menteur! On écrit pour montrer son travail, pour se confronter au regard du lecteur. Et on en espère un retour. Qu’il n’aime pas, c’est son droit mais on attend qu’il explique pourquoi. 

En même temps, si ce roman n’est pas bien accueilli, et que j’arrête d’écrire, l’humanité n’aura rien perdu… J’irai jouer aux boules et puis c’est tout!

Mais vous, vous aurez peut-être perdu quelque chose?
Bien sûr! Mais on passe sa vie à perdre des choses… J’ai 65 ans, et j’ai des tas d’amis du même âge qui sont déjà morts! Le jour où ils mourront, il n’y aura que la carcasse qui mourra, le reste sera mort depuis longtemps – la sensibilité, le goût de vivre, la créativité… l’aptitude à rire. Même vivants, ils sont déjà morts – soit ce sont des vieux cons imbus d’eux-mêmes, soit ce sont des désespérés… et ce n’est pas vivre, ça!

 

Propos recueillis par téléphone le 22 octobre 2012.

 

 

NOTES

1. Stilo le héros, Belfond, 1998; J’ai lu, 2002.

2. Ouvrage paru chez Daniel Radford en 1999 et repris chez  Bibliophane en 2003.

3. Des vieux papiers, Le Cherche-Midi, 2005.

4. L’Invité surprise (2003); Zanimo-zanimo (2004); Ils sont trop laids pour qu’on les aime (2007).

5. Charles est le narrateur de la presque totalité du récit.

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17 mars 2012 6 17 /03 /mars /2012 09:43

Les livres que publie Diane de Selliers sont magnifiques. C'est une évidence. Mais n'écrire que cela est bien loin de leur rendre justice. S’ils séduisent en effet le regard dès qu’il se pose sur eux, et la main dès qu’elle effleure les pages, s’attarde sur les couvertures ou caresse les coffrets, c’est aussi par le contenu qu’ils conquièrent le lecteur.
Je les avais découverts en 2005, dans le sillage de quelques fantômes convoqués chez Jacques Damade par Jean-David Jumeau-Lafond. L’éditrice m’avait alors accordé un premier entretien au cours duquel elle avait retracé l’histoire de sa maison et expliqué en détail sa démarche éditoriale.
Faire peu mais bien: elle a donc démarré en ne publiant qu’un seul livre par an – mais un livre soigné jusque dans ses moindres détails, et dont l’accompagnement est lui aussi minutieusement préparé, depuis les campagnes événementielles à l’entour de sa sortie jusque dans les dossiers de presse, d’une richesse informative exceptionnelle et imprimés sur un papier luxueux, en passant par le site internet de la maison, lui aussi riche en ressources et conçu pour que la navigation soit agréable, où l’on peut notamment télécharger ces même dossiers de presse et acheter les ouvrages en ligne.

 

S’il s’agit toujours de réunir un texte majeur de la littérature mondiale et les œuvres de grands peintres comme l’indique le nom même de la collection – "Les grands textes de la littérature illustrés par les plus grands peintres – chaque ouvrage exprime cette intention de façon singulière. Tantôt sont mis en regard un texte et le travail qu’il a inspiré à un seul artiste, ancien ou contemporain, tantôt un texte et un florilège diachronique d’œuvres qu’il a engendrées… Parfois encore un texte est associé à un univers pictural, par exemple Les Fleurs du mal à la peinture symboliste et décadente. Certains volumes de la collection s’écartent un peu de cette ligne générale en proposant non pas un "grand texte" mais une anthologie textuelle qui, couplée à une iconographie elle aussi anthologique, ouvre l’esprit à l’ensemble d’un courant culturel – ainsi Correspondances impressionnistes, ou Moyen Age flamboyant.

 

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Pour ses projets éditoriaux, Diane de Selliers travaille un peu à la manière d’un commissaire d’exposition qui parcourt le monde afin de rassembler des œuvres dispersées, dont beaucoup font partie de collections privées d’où elles ne sont jamais sorties. Mais une exposition muséale ne dure que quelques semaines quand les livres, eux, sont pérennes.
Quelle que soit la nuance programmatique qu’ils représentent, tous relèvent d’une démarche éditoriale probablement unique en son genre.
Ce n'est pas tant l'exceptionnelle qualité de leur fabrication et de leur conception qui distinguent entre toutes les publications de Diane de Selliers, mais l’ampleur des recherches menées en amont de chacune pour répertorier les œuvres qui vont constituer l’appareil iconographique. Ces campagnes d’investigation et de photographie sont comparables à ces missions scientifiques très pointues entreprises pour établir des catalogues raisonnés, écrire des ouvrages d’érudition pure… alors que le but visé est d’éditer un "beau livre" de littérature où les interventions des spécialistes restent discrètes – de toute façon accessibles aux profanes quand elles se traduisent par des commentaires et des notes conséquents.

 

Les recherches s’étalent sur plusieurs années – il en a fallu sept pour trouver et choisir les peintures qui accompagnent le Dit du Genji, dix pour réunir un vaste corpus de miniatures indiennes au sein duquel ont été sélectionnées celles figurant dans l’édition du Rāmāyana qu’elle a publiée à l’automne 2011. Dix années de quêtes à travers le monde, marquées par d’incessantes temporisations et de multiples obstacles; dix années de persévérance pendant lesquelles il a fallu, aussi, mener à leur terme les publications annuelles, elles-mêmes fruits de longues recherches… Il est résulté de ce patient travail l’ouvrage le plus monumental du catalogue: sept volumes et un livret explicatif sous coffret soit, en tout, mille quatre cent quatre-vingts pages qui magnifient la geste de Rama – sept chants, quarante-huit mille vers – traduite dans son intégralité à partir d’un texte sanscrit datant des environs du 1er siècle de l’ère chrétienne dont on attribue la rédaction à l’ascète Valmiki et, en regard de cette épopée solaire, un florilège de quelque six cent soixante miniatures indiennes puisées dans des manuscrits allant du XVIe au XIXe siècle. D’éminents spécialistes ont été mandés pour guider cette édition: Amina Taha Hussein-Okada, conservatrice en chef au musée Guimet en charge des arts de l’Inde, a aidé aux choix iconographiques, écrit l’introduction et rédigé des commentaires pour chaque miniature; la préface est signée par l’historien de l’art et professeur émérite de l’université de Punjab à Chandigarth B. N. Goswamy; la traduction, elle, reprend celle parue en 1999 dans la bibliothèque de La Pléiade, réalisée sous la direction de Madeleine Biardeau et Marie-Claude Porcher.
C’est, aux dires de l’éditrice, le livre le plus ambitieux qu’elle a publié à ce jour. Et le plus difficile aussi, a-t-elle ajouté. En l’écoutant évoquer l’histoire du projet, je me suis dit qu’en effet, elle pouvait bien ressembler à une épopée, avec son lot de péripéties et de victoires remportées de haute lutte…

 

visuel-ramayana-ensemble.jpgDiane de Selliers:
Après mon premier voyage en Inde, j’ai tout de suite commencé à envisager de publier un texte fondateur de la littérature indienne. J’en ai parlé avec plusieurs personnes qui m’ont signalé le Mahābhārata, et le Rāmāyana dont je ne savais rien. Je suis allée me renseigner en librairie, où l’on m’a proposé une traduction du Rāmāyana, publiée dans la Bibliothèque de la Pléiade. En reprenant le volume il y a quelque temps, je me suis rendu compte que l’étiquette, restée sur le coffret, porte la mention "prix de lancement"… Elle venait donc juste de sortir quand je l’ai achetée – ce à quoi je n’avais pas pris garde alors… Si elle avait été publiée plus tard, je me serais peut-être engagée dans un projet d’édition du Mahābhārata, ce qui, à la réflexion, n’aurait pas été une bonne option car ce texte, dont il n’existe d’ailleurs pas encore de traduction intégrale en français, offre une narration assez décousue et difficile à suivre; sur le fond, il est essentiellement question de combats, et de l’âpreté de la vie des hommes de cette époque quand le Rāmāyana est une épopée lumineuse dont le héros est un prince parti à la recherche de son épouse enlevée par le roi des démons. La "geste de Rama" repose sur un affrontement entre les forces du Bien et du Mal, convoque tout un panthéon mythologique et ouvre sur un univers qui nous a été rendu familier, en Occident, par les épopées et les récits mythologiques gréco-romains inscrits dans notre mémoire collective. Je pense donc que le Rāmāyana nous est plus proche que le Mahābhārata. Et puis je trouve qu’il manque au Mahābhārata la dimension solaire que possède le Rāmāyana. En outre, un problème technique s’opposait au projet d’édition du Mahābhārata: ce texte compte plus de deux cent mille vers, le Rāmāyana quarante-huit mille.
Publier le Rāmāyana illustré par les miniatures indiennes a tout de même été un travail de très longue haleine, particulièrement difficile pour plusieurs raisons. La première étant que le nombre de miniatures existant qui illustrent ce texte est considérable. Après que l’empereur moghol Akbar, qui régna de 1556 à 1605, eut commandité le premier manuscrit illustré du poème, à la fin du XVIe siècle, beaucoup d’autres ont été peints dans toutes les cours, du nord au sud de l’Inde et jusque loin dans le sud-est asiatique. L’essentiel de notre iconographie, couvrant la période comprise entre le XVIe et le XIXe siècle, provient des manuscrits du nord de l’Inde, ce qui demeure un corpus énorme, et peu commode d’accès car, à la fin des années 1960-70, tous ces manuscrits ont été dispersés dans le monde entier, aussi bien dans les musées, les bibliothèques, que dans des collections privées. De plus, peu d’entre eux ont été conservés dans leur intégralité : les marchands avaient pour habitude de séparer les feuillets parce qu’il était plus rentable pour eux de vendre les pages à l’unité qu’un manuscrit entier. Cette dispersion a donc été une difficulté supplémentaire: outre les quelque cent cinquante musées ayant une section dédiée aux arts de l’Asie auxquels nous avons demandé s’ils avaient des œuvres se rapportant au Rāmāyana, nous avons dû contacter des collectionneurs, que nous avons retrouvés par l’intermédiaire des salles de vente et des marchands. Puis nous tâchions d’obtenir les reproductions des œuvres susceptibles de nous intéresser. Cette démarche reste simple la plupart du temps. Elle se complique considérablement quand nous avons affaire à des musées comme ceux du nord de l’Inde ou des environs de Dehli: les conservateurs ignorent parfois la teneur exacte de leurs collections, et entrer en contact avec eux relève de l’impossible car on ne répond ni aux fax, ni aux courriels, ni même aux appels téléphoniques. Il faut donc se rendre sur place pour rencontrer des gens avec qui il est très difficile de prendre rendez-vous… Une fois que le contact est noué, rien n’est gagné pour autant; par exemple, j’avais organisé une séance de prise de vue dans un musée de Dehli où j’avais repéré des images que je souhaitais photographier. J’avais demandé les autorisations nécessaires, que l’on m’a accordées mais, quand je suis arrivée avec le photographe, on m’a signifié que la séance ne pouvait pas avoir lieu parce que le conservateur avec qui je m’étais entendue était parti à la retraite et que je devais obtenir l’autorisation du nouveau conservateur… Or celui-ci n’était pas encore nommé. "Ce sera l’affaire de deux ou trois mois", m’a-t-on dit. Cela a pris plus d’un an! Il nous a fallu attendre plus d’un an avant de pouvoir photographier ces miniatures… Des contretemps comme celui-ci ont surgi sans arrêt. À côté de cela, il y a aussi eu de très belles rencontres, notamment avec la conservatrice du musée national de Dehli. Pourtant le premier contact a été plutôt frais: sans me décrire les collections, elle voulait que je lui annonce d’emblée les cinquante images que je désirais – "cinquante, pas plus: c’est la règle du musée." Comment choisir cinquante images quand on ne sait pas ce qui est disponible? Alors je lui ai proposé que nous voyions ensemble un par un les sept cents chapitres du poème et qu’elle me dise au fur et à mesure les images qu’elle pouvait me montrer. Elle a capitulé… mais il a fallu que je lui rende visite une bonne douzaine de fois. Nous avons fini par sympathiser, au point qu’elle m’appelait chaque fois qu’au cours de ses voyages elle découvrait une miniature intéressante.miniature-ramayana.jpg
Il a ensuite fallu déterminer, pour chaque miniature que nous retenions, à quelle scène du récit elle se rapporte. Cela a exigé un travail scientifique extrêmement méticuleux car l’image n’est pas toujours accompagnée d’une légende permettant de la situer. Et parfois, cette légende est erronée… Ce travail a été accompli sous la direction d’Amina Taha Hussein-Okada; elle nous a permis d’identifier les images dépourvues de légendes, de resituer correctement celles qui étaient mal légendées… Elle nous a en outre beaucoup aidés dans le choix des images en nous incitant à retenir celle-ci plutôt que celle-là qui nous avait d’abord séduits avec des arguments d’une grande pertinence. Elle a éduqué notre regard. Puis est venue l’étape de la mise en page. Là aussi les difficultés ont continué. Des œuvres dont nous ne retrouvions pas les références, des reproductions de mauvaise qualité qu’il fallait remplacer… C’est un exploit en soi que de mettre en exacte correspondance chaque image avec la partie du texte qu’elle représente; imaginez les bouleversements que peuvent entraîner un ajout ou une suppression, des changements d’images… Notre maquettiste a dû refaire entièrement la maquette de tout l’ouvrage à deux reprises, ce qui lui a demandé trois années de travail! Entre temps, de nouvelles images nous ont été apportées, et il a dû faire une troisième maquette – malgré nos efforts pour limiter le plus possible les modifications, il a quand même remanié une vingtaine de pages par chant, ce qui représente en tout quelque cent quarante pages. Pour cette édition, nous avons recensé plus de cinq mille miniatures. Près de sept cents sont reproduites dans l’ouvrage dont beaucoup le sont pour la toute première fois. Outre les collections privées, soixante-douze musées du monde entier sont présents à travers ces œuvres. Je suis convaincue qu’à ce jour, même parmi les ouvrages spécialisés, il n’y a pas un livre traitant de la miniature indienne qui montre un panorama aussi riche, aussi vaste des différents styles existants et qui comporte autant d’œuvres inédites reproduites de manière aussi remarquable que notre édition du Rāmāyana. Ajoutez à cette richesse iconographique les commentaires d’Amina Taha Hussein-Okada: je ne crois pas qu’il soit possible de trouver un livre d’aussi haute qualité que le nôtre concernant la miniature indienne. Nous sommes certes un peu déçus par les ventes qui ne sont pas à la hauteur de ce que nous espérions – il faut dire que le prix est très élevé [940 € – NdR] et que c’est peut-être une folie que de l’avoir sorti quand la conjoncture économique est aussi morose. Mais je suis sûre qu’un tel livre de toute façon trouvera son public; nos ouvrages ont une pérennité, celui-là comme les autres. Il nous faudra juste plus de temps que prévu pour le vendre – dix ans peut-être au lieu de cinq…

 

À l’entour du Rāmāyana demeurent quelques obstacles… Afin d’assurer à ce livre d’exception un rayonnement mondial qui soit à sa mesure, Diane de Selliers a préparé une édition anglaise, qui est achevée, et prête pour la publication – on imagine sans peine le travail que cela a demandé: à texte traduit, nouvelle maquette requise… et pourtant, cette édition risque de ne jamais sortir parce que le soutien financier sur lequel elle comptait de la part des Indiens lui manque pour le moment.


Diane de Selliers:
C’est très difficile pour nous de vendre nos livres à l’étranger. Nous avons mené quelques coéditions avec l’Italie, un éditeur grec a sorti dans son pays L’Iliade et L’Odyssée illustrées par Mimo Palladino, La Légende dorée a été publiée au Portugal et l’éditeur revient vers nous pour sortir l’ouvrage au Brésil. Mais cela reste assez marginal. Les Anglais ont assez mal reçu notre édition d’Alice – je crois que les œuvres de Pat Andréa montrent une Alice qui ne correspond pas à celle qu’ils attendent; je pense aussi qu’ils ont peu apprécié qu’un artiste hollandais s’empare de l’œuvre de Lewis Carroll… Tout cela pour dire que tâcher de se développer hors de France exige énormément d’efforts. Nous en déployons déjà beaucoup pour produire nos livres et assurer leur promotion en France; je ne crois pas que, pour le moment, nous soyons en mesure de travailler efficacement à un développement à l’étranger. Nous arrivons à vivre avec notre production hexagonale, et elle suffit à nous donner du pain sur la planche: de la même façon que nous suivons de très près chaque étape de la fabrication nous sommes très vigilants en ce qui regarde la promotion de nos livres. Au fur et à mesure que le catalogue s’étoffe, cela représente un engagement de plus en plus conséquent. Mais la récompense est là: notre fonds marche de mieux en mieux et la Petite collection a elle aussi sa part de succès. En 2012, nous allons accroître nos démarches auprès des libraires pour obtenir d’eux qu’ils aient en permanence dans leur stock tous les volumes de la Petite collection – ce sont des livres qui se vendent assez facilement tout au long de l’année, qui demandent peu d’espace de rangement et n’entraînent qu’un investissement financier modéré.


mille-ans_TN.jpgÀ la rentrée de septembre, les couleurs de la Grande collection resteront orientales. Après l’Inde la Perse: Le Cantique des oiseaux entre au catalogue, illustré par des miniatures persanes. Cet univers pictural avait déjà été abordé dans l’anthologie Orient. Mille ans de poésie et de peinture publiée en 20041. Michael Barry, un éminent spécialiste de la miniature persane, qui, en échange d’un exemplaire de son édition de La Divine comédie illustrée par Botticelli2, avait consenti à écrire une préface pour l’anthologie. Quelque temps plus tard, de préfacier il devient porteur de projet et suggère à Diane de Selliers de publier un long poème persan de la fin du XIIe siècle écrit par Farid Al-Din Attar – apothicaire de son état, il ferme sa boutique à la suite d’une révélation et devient mystique; l’on dit qu’il aurait été tué par les troupes de Gengis Kahn. Connu sous le titre La Conférence des oiseaux, le poème est volontiers rebaptisé Le Cantique des oiseaux, en référence au Cantique des cantiques et au Cantique des créatures de saint François d’Assise.

 

Diane de Selliers:
J’ai découvert ce texte en lisant l’adaptation, très libre, qu’en a écrite Henri Gougaud3. À ce moment-là, j’avais encore en tête l’idée de réaliser une édition des contes des Mille et une nuits illustrés par la miniature persane – un projet dont j’avais parlé avec Michael Barry, que j’avais rencontré par l’intermédiaire de Leili Anvar à l’occasion de la préparation de l’anthologie Orient. Mille ans de poésie et de peinture. Peu après ma lecture du livre de Gougaud, Michael me contacte et me dit qu’il y aurait, selon lui, un texte beaucoup plus intéressant à publier que les Mille et une nuits, Le Cantique des oiseaux. Il était certain que je ne le connaissais pas, alors que, justement, je venais de le découvrir… À partir de là, j’ai lu la seule traduction française qui existait alors, datant du XIXe siècle et que l’on doit à un grand orientaliste français, Joseph Héliodore Garcin de Tassy. Elle est en prose, elle est truffée d’erreurs, d’imprécisions voire de contresens, mais elle a l’immense mérite d’exister. À la décharge de Garcin de Tassy, il faut dire qu’à son époque il n’avait pas tous les outils voulus pour bien décrypter le persan, qui est une langue dont les voyelles ne sont pas transcrites, ce qui génère des ambiguïtés et prête à confusion. J’avais d’abord pensé utiliser malgré tout cette version-là. Mais Leili m’a fait remarquer que cela obligerait à introduire beaucoup trop de notes, de rectificatifs et de commentaires qui alourdiraient la lecture. Un matin je me suis réveillée en me disant que j’allais finalement demander à Leili de faire une nouvelle traduction. Elle a accepté. Cela lui a demandé plus de trois ans de travail acharné… Au lieu de s’abstenir de traduire les passages dès qu’un obstacle apparaissait Leili a affronté une à une chaque difficulté. Pour se faire aider, elle a sollicité son père, un intellectuel iranien qui lui-même s’est entouré d’un conclave de sages pour résoudre les problèmes qui étaient trop épineux. Elle s’est épuisée à la tâche – dans le dernier message qu’elle m’a envoyé, elle me disait qu’elle n’en pouvait plus, qu’elle se sentait vidée à force d’aller puiser tout au fond d’elle-même l’énergie, la sensibilité nécessaires pour transcrire en des termes qui nous correspondent la mystique du poème et toutes ces métaphores qui sont extrêmement difficiles à traduire parce qu’elles procèdent d’une culture qui nous est étrangère. Le résultat est brillantissime! Leili a écrit un texte en alexandrins qui est de toute beauté… Elle est parvenue à cela parce qu’elle est poétesse au moins autant, sinon davantage, que traductrice. Pour moi, son travail est aussi remarquable que celui qu’a accompli Jacqueline Risset pour La Divine comédie; j’ai retrouvé dans les vers de Leili une même poésie, une même vivacité… et d’ailleurs, je dirais, au prix de quelques simplifications, que Le Cantique des oiseaux est à l’islam ce que le poème de Dante est à la chrétienté car ce sont l’un et l’autre des textes profondément mystiques, mais en marge du dogme, des règles religieuses proprement dites et qui apportent sur la spiritualité un éclairage très puissant.
Même si Le Cantique des oiseaux n’est pas aussi fortement inscrit dans notre culture que La Divine comédie, je suis intimement convaincue qu’il attirera de nombreux lecteurs. Le succès, assez inattendu je dois dire, qu’a rencontré notre anthologie de poésie et de peinture orientales m’incitent à le penser. Et j’ai d’autres raisons d’être certaine que ce livre suscitera de grands coups de cœur: d’une part c’est un texte mystique et les gens sont très sensibles à cela. De plus, l’idée fondamentale qu’il véhicule – "Dieu est en chacun de nous" – est commune à la quasi-totalité des philosophies et religions du monde. Et c’est un texte poétiquement superbe, superbement traduit par une femme très connue dans les milieux littéraires et artistiques du Moyen-Orient. rumi_leili-anvar.jpg
En outre, Leili est maître de conférence en langue persane à l’INALCO, elle a écrit sur l’amour et la mystique, a publié une très belle biographie de Djalâl ad-Dîn Rûmî4 – un mystique musulman perse du XIIIe siècle qui a beaucoup influencé le soufisme et dont on dit qu’il a pour père spirituel l’auteur du Cantique des oiseaux – et s’investit beaucoup pour la cause des femmes en Iran. Enfin, elle anime, avec Frédéric Lenoir, l’émission "Les racines du ciel" sur France culture. Ajoutez à cela les miniatures persanes qui accompagnent le texte qui sont somptueusement belles, et admirablement commentées par Michael Barry. Tandis que dans l’anthologie Orient. Mille ans de poésie et de peinture, dont le but était surtout de montrer les filiations entre les poésies arabe, turque et persane, nous proposions une iconographie qui invitait à la découverte de la miniature persane – pour chaque image étaient fournis quelques éléments d’appréciation, les références du manuscrit dont elle était tirée et de brèves informations biographiques sur le peintre – nous entrons ici, avec Michael Barry, dans une étude beaucoup plus détaillée de cet art. Les commentaires de ce spécialiste, qui possède une immense culture transversale et qui est un véritable fou furieux d’érudition, éclairent le rapport entre le texte et l’image, apportent des éléments permettant de comprendre les mystiques persane et soufie, mettent en évidence les influences venues de la chrétienté qu’ont subies les miniaturistes, montrent, par exemple, que l’art persan est très influencé par l’art chinois… Grâce à Michael Barry, nous sommes familiarisés avec des modes de représentation, des codes qui nous sont étrangers. Et nous prenons conscience, surtout, de la transversalité des religions, des cultures. Avec de tels atouts, je ne doute pas un instant que le public accueillera ce livre avec enthousiasme!
Comme toujours, nous sommes en avance sur les délais prévus en matière de fabrication; cela nous évite d’avoir à travailler dans l’urgence. Nous venons de recevoir en première maquette les deux tiers de l’ouvrage – la suite arrivera d’ici trois à quatre semaines; pendant ce temps nos corrigeons ce que nous souhaitons modifier dans les pages reçues et, parallèlement, le travail de photogravure commence. Le texte de Leili est définitif, celui des commentaires aussi à peu de choses près, et les annexes sont en cours de rédaction. Voulez-vous voir quelques pages de cette première maquette? Cela vous donnera une idée de ce que sera le livre…


Diane de Selliers ouvre alors devant moi un épais dossier contenant des impressions en format "paysage" sur des feuillets A4, en noir et blanc. Leur aspect n’a rien de comparable avec celui qu’aura l’ouvrage final. Pourtant le miracle déjà s’entrevoit: chaque page est parfaitement harmonieuse, on devine à travers les reproductions en noir et blanc combien doivent être splendides les miniatures – les nuances de gris sont assez subtiles pour révéler la finesse des modelés, la qualité d’impression permet d’apprécier au premier coup d’œil l’élégance et la précision du trait. Les couleurs manquent, bien sûr, mais il me suffit d’entendre Diane de Selliers expliquer que tel fond est bleu lapis, tel motif réalisé à la feuille d’or pour qu’en esprit je visualise des merveilles. J’en suis certaine: l’ouvrage achevé sera éblouissant, bien plus que je ne puis l’imaginer.
Des images que j’ai vues, deux se sont inscrites dans ma mémoire. L’une, qui occupera une pleine page, est un agrandissement d’un détail grand comme l’ongle sur la miniature originale: dans un décor forestier sont figurés des rochers qui, tous, ont un visage – un détail sidérant, très certainement chargé de sens et qui doit être quasi invisible à l’œil nu sur l’œuvre d’origine… Et cette autre représentant Marie et l’enfant Jésus. Ils ont des traits et des vêtements orientaux, leur tête est nimbée de flammes… Quelle différence avec les représentations européennes de la Madone à l’Enfant!
Quelques semaines après la parution du Cantique des oiseaux, un nouveau titre viendra enrichir la Petite collection. Ce sera le Don Quichotte de Cervantès, illustré par cent cinquante gouaches de Gérard Garouste. L’ouvrage est entré dans la Grande collection en 20045; pour intégrer le catalogue de la Petite, il a été, comme tous ceux qui l’y ont précédé, entièrement repensé. L’évocation de ce prochain volume donne une nouvelle occasion à l’éditrice de louer, en termes particulièrement chaleureux le talent et le dévouement du maquettiste avec qui elle travaille depuis qu’elle a fondé sa maison, Richard Médioni.

 

quichotte.jpgDiane de Selliers:
Chaque fois que nous sortons un de nos livres dans le Petite collection, nous refaisons entièrement la maquette; bien que les formats soient homothétiques, nous ne nous contentons pas de réduire les dimensions des reproductions et des blocs de texte: chaque page est entièrement repensée de façon à offrir la meilleure lisibilité possible. Nous sommes parfois amenés à changer de caractère, à modifier les marges – cela entraîne des chasses différentes; il faut revoir toutes les coupures de fin de ligne; il arrive que des phrases glissent à la page suivante… Il faut être extrêmement vigilant et examiner chaque page une à une. Comme pour la Grande collection. De plus, lorsque cela est nécessaire, nous ajoutons des éléments nouveaux qui amènent à leur tour des changements dans la maquette – par exemple quand il faut actualiser un commentaire, apporter de nouvelles précisions dans telle ou telle référence… Pour chaque ouvrage nous avons un dossier "réédition" où nous rangeons les différentes indications à prendre en compte lorsque nous ressortirons le livre.
En ce qui concerne le Don Quichotte, il n’y a pas de commentaires à ajouter ni d’informations nouvelles à intégrer. En revanche, la réédition de l’ouvrage en Petite collection a exigé du maquettiste qu’il se surpasse! Gérard Garouste nous a en effet demandé de réduire ses œuvres le moins possible. Or le format de la Petite collection est d’environ 30% inférieur à celui de la Grande collection… malgré cela notre maquettiste est parvenu à ne réduire les lettrines que de 3%, les autres œuvres de 5 à 10% seulement, et cela en préservant la lisibilité, l’harmonie des mises en page. C’est une véritable performance!

 

À nouveau, Diane de Selliers me propose de feuilleter les impressions noir et blanc de la maquette de Don Quichotte. Choisissant quelques pages particulièrement éloquentes qu’elle met en regard de celles qui leur correspondent dans l’édition d’origine, elle m’explique image par image le formidable travail de retouche graphique qu’a accompli Richard Médioni – elle dira de lui qu’il a du génie: ce n’est pas une vaine louange. Je constate, de visu, que le résultat est époustouflant. D’abord sur cette page où débute un chapitre: la lettrine est en effet à peine réduite mais elle ne dévore pas l’espace paginal; elle conserve des rapports de proportion d’une parfaite harmonie avec les blocs de texte, les marges et des blancs. La part la plus remarquable du travail s’est jouée au niveau des gouaches. Dans l’édition en grand format, toutes sont closes par un cadre brun tracé au pinceau. Elles ont été reproduites entourées de blanc, centrées sur la page. En face de chacune a été ménagée une page vierge où est reproduite la citation que le peintre lui a associée. Dans l’édition en Petite collection, ces pages vierges ont été supprimées, les citations replacées dans le corps du texte. La page où celui-ci se déploie reste belle cependant malgré cet ajout – lisible, et plaisante à regarder. Quant aux images, afin de leur conserver une taille qui respecte la demande de Gérard Garouste et laisse sa pleine puissance au motif, elles ont été, avec l’accord de l’artiste, amputées de leur cadre au pinceau puis imprimées à fond perdu. Cela a entraîné des recadrages extrêmement minutieux du fait de l’irrégularité de la bordure peinte car aucune trace brune ne devait subsister à l’entour de l’image mais il fallait aussi éviter que les motifs soient tronqués… À maintes reprises, le maquettiste a dû recourir à des trésors d’ingéniosité et d’habileté. Par exemple face à ce coq paradant pipe au bec… le fourneau de sa bouffarde est presque entièrement peint sur le cadre brun. Alors Richard Médioni a manié sa palette graphique en véritable virtuose: il a ôté le brun autour du fourneau de la pipe et a recréé de la matière à partir de la couleur du fond. Il a procédé ainsi pour presque chaque image, effaçant jusqu’aux traces les plus infimes de brun pour que les fonds soient parfaits. En effet, c’est un maquettiste de génie.


Le programme éditorial de 2012 est donc bouclé. L’horizon 2013 a déjà une ligne nettement dessinée – la Grande collection jettera l’ancre du côté des côtes néerlandaises, là où règnent les maîtres flamands. Et après? Une quasi certitude s’est imposée à l'éditrice, elle ne publiera pas les Mille et une nuits.

Diane de Selliers:
Le catalogue comptera désormais deux ouvrages consacrés à la miniature persane et, à son échelle, je pense que c’est suffisant. Je voudrais explorer d’autres cultures… De plus, il me semble que Le Cantique des oiseaux, à travers les saynètes qui se greffent au récit principal, contient un peu l’essence des Mille et une nuits en termes de structure narrative et de thématiques. Et puis réaliser une édition intégrale de ces contes poserait de trop gros problèmes techniques: il faudrait concevoir une vingtaine de volumes!

 

Au rang des projets qui lui tiennent particulièrement à cœur il y a celui de publier un texte de Shakespeare illustré par des œuvres de Gilbert & George6.
Diane de Selliers:

Je trouve que ces deux artistes anglais – des homosexuels qui travaillent en couple, surtout connus pour leurs photomontages où ils passent leur temps à se mettre en scène eux-mêmes et qui, à travers cela, racontent toute l’Angleterre – sont très shakespeariens… Je les ai sollicités lors d’un vernissage à Paris mais ils ont refusé, et je ne me suis pas encore donné le temps de les travailler au corps pour qu’ils changent d’avis. Pourtant je suis convaincue que ce serait un très grand succès. En tout cas, ce serait pour moi un très grand bonheur s’ils acceptaient ce projet.


Après avoir découvert, grâce à la Toile, les œuvres crues et bariolées, parfois cruelles, voire provocantes de ces deux artistes, et songeant à certaines audaces que se sont autorisées des metteurs en scène s’attaquant à l’une ou l’autre pièce du "Grand Will", je ne puis que rejoindre Diane de Selliers dans son enthousiasme: Shakespeare et Gilbert & George vont très bien ensemble. Espérons maintenant que le livre rêvé voie le jour!

 

Propos recueillis le 22 février 2012 dans les locaux des éditions Diane de Selliers - 20 rue d'Anjou, 75008 PARIS.

 

NOTES
1 - Orient. Mille ans de poésie et de peinture. 110 poèmes arabes, persans et turcs du VIe au XXe siècle illustrés par 200 peintures issues de manuscrits du XIIIe au XIXe siècle. Préfaces de Pierre Lory et Michael Barry. Réédition en Petite collection en 2009.
2 - Dante Alighieri, La Divine comédie (traduction et préface de Jacqueline Risset. Introduction, postface et commentaires de Peter Dreyer). Les cent chants de La Divine comédie sont illustrés par 92 dessins de Botticelli, à la pointe de métal et à l’encre sur parchemin, certains mis en couleurs. Grande collection, 1996. Petite collection, 2008.
3 - Henri Gougaud, La Conférence des oiseaux (adaptation du texte de Farid Al-Din Attar d’après la traduction du persan de Manijeh Nouri-Ortega), éditions du Seuil, 2002.
4 - Leïli Anvar, Rûmî, éditions Entrelacs coll. "Sagesses éternelles", mai 2011 (première édition: novembre 2004), 280 p. – 15 €.
5 - Miguel Cervantès, Don Quichotte (première partie traduite par César Oudin, seconde partie par François Rosset – traductions revues par Jean Cassou). Illustré par 150 gouaches de Gérard Garouste, avec une préface de Laurent Busine. Grande collection, 1998.
6 - Pour avoir un aperçu des photomontages que réalisent Gilbert & George, on pourra visiter, notamment, le site de la galerie new-yorkaise Lehmann & Maupin.

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6 janvier 2012 5 06 /01 /janvier /2012 10:07

ciment TNMon dernier "moment" théâtral de l’année qui vient de s’achever aura été un coup de cœur, un GRAND coup de cœur pour Ciment, l’adaptation de la pièce éponyme de Heiner Muller montée par la compagnie Messaline. J’avais eu connaissance du spectacle grâce à quelques messages reçus via le réseau LinkedIn et c’est par là, en passant par Facebook, que ce sont poursuivis les échanges. De cela a résulté une vraie rencontre, avec Marion Descamps (fondatrice de Messaline et metteur en scène, Dacha sur le plateau), et Stéphane Dennu (cofondateur de la compagnie, qui incarne Badyine) dans un petit bar du 20e arrondissement de Paris par une grise après-midi de décembre, peu avant que se jouent les ultimes représentations de la pièce. Le temps nous était compté – Marion et Stéphane devaient en effet commencer à travailler sur un nouveau projet, mais beaucoup trop embryonnaire pour que je puisse en écrire le moindre mot. La conversation dura cependant plus d’une heure. Stéphane, très vite, précise qu’il s’est "raccroché" à la compagnie après que Marion en eut jeté les fondements, à la faveur d’un remplacement dans la distribution, et quand le travail sur le texte était déjà bien avancé. Aussi lui abandonnera-t-il presque toujours la parole. Avec eux j'ai ainsi remonté le cours de l'histoire de Messaline et de la création de Ciment. Mais d'abord, je devais découvrir des parcours personnels plutôt atypiques…

 

S'ils ont suivi l'un et l'autre une formation dramatique des plus classiques – tous deux sont frais sortis du Cours Florent, l'une des écoles d'art dramatique les plus connues de Paris – les chemins qui les ont menés à cette école fameuse sont pour le moins surprenants. Stéphane est licencié en droit, puis il a viré de bord tandis qu'il s'engageait sur la voie d'un master. Un passé de comédien amateur lui susurrait à l'oreille que sa vocation était davantage théâtrale que juridique… Quant à Marion, c'est une volte-face plus radicale encore qui l'a conduite au cours Florent: elle est docteur en médecine et a exercé pendant quelque temps une fois son doctorat obtenu. Ayant l'impression de n'être pas à sa place dans cette vie-là, elle lui a tourné le dos pour s'orienter vers le théâtre. Il est vrai que la fibre artiste est déjà en elle puisqu'elle peint - sans doute quelque part au fond d'elle-même la porte de l'univers théâtral était-elle entrouverte, sans qu'elle l'ait su consciemment?
En les écoutant, un mot me vient à l'esprit: audace. Folie presque! Car il en faut, de l'audace, pour prendre ainsi un virage de vie aussi serré, pour décider de monter sa compagnie l'école à peine quittée, et pour débuter dans le monde
du théâtre professionnel avec une pièce peu connue du grand public, signée d'un auteur lui aussi peu connu et qui de surcroît est ancrée dans un contexte historique auquel les foules d'aujourd'hui ne s'intéressent guère…

 

 Puisse, à l’audace de Messaline, répondre celle de quelque directeur de salle qui sera prêt à prendre le risque d’inviter un spectacle certes sans vedettes mais dont les qualités, à tous points de vue, compensent très largement cette absence de "têtes d’affiche" que d’aucuns considèrent comme un handicap. Florian Laforge – qui interprète ici le rôle de Kleist – n’est pas de ceux-là; lui croit fermement que Ciment peut se vendre et remplir des salles bien plus grandes que celle du théâtre Pixel; il croit tant au travail de ses camarades qu’il a engagé sa propre compagnie, Crises en Thèmes, dans la production de cette pièce: "Messaline l’a créée, et Crises en Thèmes la produit", a précisé Marion. Là encore, audace, courage – et conviction profonde.
S’il est vrai que la fortune sourit aux audacieux, alors l’avenir sera forcément radieux pour le Ciment de Messaline et Crises en Thèmes…


 

Origine de la compagnie – et de son nom
Marion:
La compagnie vient d’être créée. Stéphane et moi sortons tout juste du cours Florent et nous avons fondé Messaline pour pouvoir monter ce spectacle, sur lequel nous avions commencé à travailler pendant notre dernière année de formation – on nous donne l’opportunité de faire un essai de mise en scène et, à force de travailler sur cette pièce, nous avons décidé de la monter vraiment, hors du cadre du cours. Quant au nom de la compagnie…
Stéphane:
C’est moi qui l’ai proposé. Je trouve sa sonorité douce, agréable – même en sachant ce qu’a été cette impératrice sulfureuse (rires)! Et puis ce personnage rencontre bien les inclinations de Marion pour les fortes personnalités féminines…
Marion:
Oui, c’est vrai… J’aime les figures féminines fortes, parce que la question de la place qu’ont les femmes dans la société me tient beaucoup à cœur. Messaline est quelqu’un qui a su se montrer indépendante ; se séparer d’un empereur pour épouser l’homme qu’elle aime, c’est quand même osé pour son époque! Il y a une forme de rébellion dans ce geste ; je trouve qu’il correspond bien au credo de la compagnie, qui commence sa carrière en jouant une pièce de Heiner Muller, et qui préfère monter des spectacles importants, et beaux à ses yeux, plutôt que des choses plus connues, plus consensuelles.

 

Petite histoire du spectaclec-la-mort_TN.jpg
Marion:
J’ai découvert Heiner Muller avec Ciment, un peu par hasard. L’un de mes professeurs, Michèle Harfaux, m’avait conseillé de lire cette pièce parce qu’elle pensait que le rôle de Dacha pouvait me convenir. Et dès que j’ai lu Ciment, j’ai décidé que je monterai cette pièce. Au départ, je n’envisageais pas de jouer dedans, je voulais juste la mettre en scène. Pour moi, cette pièce est, d’un point de vue dramaturgique, aussi riche qu’une pièce de Shakespeare; il y a là tout ce que j’aime dans le théâtre: la violence, l’amour, la mort… le rôle des femmes est questionné… Le contexte historique est aussi très fort mais je pense qu’il sert surtout de prétexte au traitement de thèmes qui le dépassent, qui sont universels. D'ailleurs je ne pense pas que le sujet fondamental de la pièce soit "le communisme et ses conditions d'application en Russie en 1921" mais plutôt la violence dont l'homme est capable en tant qu'animal social. La pièce est dure; la violence est mise en relief par les rêves de justice, d’égalité qui se heurtent à cette violence, à la corruption… On a bien vu que le communisme tel qu'il a été appliqué en Russie n'a pas répondu aux idéaux de départ, mais ceux-là restent malgré tout vivants à travers Tchoumalov.
  L'écart, que l’on mesure aujourd’hui, entre ce qui est advenu dans la réalité et les idéaux incarnés par Tchoumalov et ses camarades est un des aspects de la pièce qui m’intéressait particulièrement. M’intéressait aussi le fait qu’elle se situe à un moment de l’Histoire où les rêves bolchéviques d’une société nouvelle sont sur le point de basculer vers la catastrophe. Et puis Muller ne fait pas de prosélytisme, ni dans un sans ni dans l’autre – c’est du moins ce que je ressens; sa pièce n’assène pas de vérités toutes faites et le spectateur ne quitte pas la salle avec des convictions, plutôt avec des questions.


Le spectacle proposé par la compagnie Messaline est une "adaptation". Quelles sont donc les distances qui ont été prises avec l’œuvre originale?
Marion:
Il y a d’abord eu des coupes. La pièce, montée dan son intégralité, aboutirait à un spectacle d’environ quatre heures et demie… Cela suffit à susciter des réticences. Et comme en plus nous sommes une jeune compagnie, sans tête d’affiche dans notre distribution, je ne pense pas qu’on nous suivrait sur un spectacle d’une telle durée. Il a donc fallu couper. Ça a été la première étape du travail. C’est toujours douloureux de couper dans un texte… Le traducteur est venu nous voir, et je redoutais beaucoup sa réaction. En fait, il a apprécié le spectacle et nous a appris que Muller lui-même pratiquait des coupes dans ses propres textes. Jean-Luc Morel ne nous en a donc pas voulu...
Ensuite nous avons modifié l’ordre de certaines scènes.
Badyine-motia-TN.jpgStéphane:
Je pense que nous n’avons rien trahi de l’histoire racontée, ni de l’esprit du texte, et que la version ainsi abrégée est plus digeste, plus lisible… Je dois préciser que les coupes étaient déjà faites quand j’ai rejoint le projet.
Marion:
En effet; mais tu as formulé des avis très pertinents qui ont amené à modifier certaines coupes. Au bout du compte, et après des choix bien douloureux, nous sommes arrivés à une version qui tient en une heure et demie et qui, me semble-t-il, préserve l’essentiel du message.
Une fois le texte arrêté, il a fallu établir la distribution. Elle a changé plusieurs fois, et ce jusqu’aux derniers moments – elle n’a été définitivement fixée qu’au mois de septembre; nous savions déjà que nous allions jouer au théâtre Pixel et que les représentations devaient démarrer début novembre! Réunir treize comédiens n’est pas facile; il y en a que je n’ai pas retenus, d’autres qui, en cours de route, se sont engagés sur d’autres projets… Les derniers comédiens qui ont été recrutés se sont très vite intégrés au noyau de base déjà constitué – il faut dire qu’ils sont tous extrêmement motivés et qu’ils n’ont pas lésiné sur leurs efforts. Presque tous sont passés par le cours Florent – mais pas forcément aux mêmes périodes. Nous nous connaissons bien, et cela a facilité le travail en commun. Quand nous avons trouvé la salle du théâtre Pixel, l’essentiel de la mise en scène était en place. Mais nous avons dû la revoir en profondeur à cause de la taille de la scène… et de l’absence de coulisses. Le plus difficile a été de trouver un moyen qui permette aux treize comédiens d’être là en permanence, à vue, sur le plateau même lorsqu’ils n’interviennent pas – c’est comme cela qu’est venue cette idée de leur faire adopter des postures qui les intègrent au décor; et finalement, je trouve le résultat très signifiant: ça ressemble à des tableaux vivants. Étant aussi peintre, je suis très sensible à cet aspect plastique des postures, qui ont été travaillées à partir des affiches de propagande de l’époque. Les contraintes d’espace nous ont obligés à apporter des modifications, frustrantes évidemment parce que, du coup, le spectacle ne ressemble pas du tout à ce que j’aimerais mettre en place si nous disposions d’une salle plus grande, mais en même temps, ces modifications s’avèrent très intéressantes.


Les choix scénographiques de Marion, sa conception du décor…
Marion:
La mise en scène, la scénographie, le décor… se sont mis en place quasi simultanément, au fur et à mesure des répétitions – ce qui est normal puisque je suis responsable de tout ça, et même de la toile que l’on voit dans certaines scènes. C’est un portrait de Stéphane, je ne sais pas si vous l’avez reconnu (rires). Mais entre mes intentions de départ et ce que l’on a proposé au théâtre Pixel, les choses ont beaucoup évolué…
Stéphane:
Je me souviens qu’au début, tu imaginais un spectacle à la Tim Burton (rires)…
Marion:
Oui… ma première impression a été que tous les personnages étaient monstrueux, j’ai commencé à travailler là-dessus, à explorer la piste de la monstruosité. Mais je me suis rendu compte que ce n’était pas correct, que la monstruosité était intérieure et qu’il ne fallait pas qu’elle colore trop les personnages à l’extérieur. Je ne pense pas qu’on puisse aborder cette pièce autrement qu’en conservant une ambiance réaliste. Alors on a cherché des documents d’époque, des affiches, des photographies… Nous avons écouté de la musique, regardé des films… Tout cela a servi pour le décor, pour les costumes… Je me suis également documentée sur l’auteur, sur ses autres œuvres, sur ce qu’était le communisme en Russie dans les années 1920… Toutes ces recherches nous ont apporté une foule de détails qui nous ont permis d’installer cette ambiance réaliste que je recherchais. J’avais d’abord cru que nous pourrions monter la pièce en nous concentrant simplement sur le texte, mais ça n’allait pas; je ne sais pas ce que ça aurait donné si nous avions persisté dans cette option, mais je suis convaincue que sans ces recherches documentaires, nous serions passés à côté de quelque chose.
L’autre point sur lequel mes choix de départ ont changé est la construction du spectacle; je l’avais d’abord conçu comme une succession de tableaux car la pièce est écrite comme ça, en discontinuité: d’une scène à l’autre les unités de temps et de lieux sont complètement différentes, ainsi que les personnages convoqués. Mais ça n’allait pas, le résultat était trop haché. Je me suis dit qu’il fallait lier les scènes entre elles, trouver une continuité narrative… Et puis il y a ces digressions mythologiques, les références à Achille, à Prométhée, Héraclès… Je les aime beaucoup, et je me suis longtemps demandé comment les intégrer au spectacle. Muller ne donne pratiquement aucune indication de jeu ou de mise en scène mais il signale, à la fin du texte, que ces inserts mythologiques ne devraient pas être apportés dans le spectacle par des éléments qui lui seraient extérieurs, par exemple des projections vidéos s’il n’y en avait pas auparavant. Pour moi, ces digressions représentent les fantasmes des personnages – Tchoumalov se réfère à la mort d’Hector pour exprimer son désir de tuer, de déchiqueter Kleist, alors qu’il ne peut pas passer à l’acte, parce que c’est l’ingénieur et qu’il a besoin de lui pour faire redémarrer les machines… Badyine, lui…
Stéphane:
… recourt à la mythologie pour exprimer sa paranoïa, sa soif de pouvoir, sa peur d’être dominé par le peuple alors qu’il doit le dominer pour arriver à ses fins.
Marion:
Je pense donc que ce sont les personnages eux-mêmes qui doivent dire ces digressions; sans quoi, on ne comprend pas pourquoi elles sont là… Et puis cela permet de maintenir sur eux l’attention des spectateurs.

 

kleist TNLa mise en scène selon Marion
Il est indiqué que je suis "metteur en scène" mais, en réalité, je ne fais qu’organiser ce que chaque comédien apporte… En tant que comédienne, je déteste qu’un metteur en scène m’impose sa vision d’un personnage sans tenir compte de ma personnalité – ça me bloque, et ça ne fonctionne pas. Je tâche donc d’éviter de me comporter de façon trop dirigiste quand je suis moi-même metteur en scène. Je demande d’abord aux comédiens de me montrer quelque chose, je leur laisse faire un premier jet puis on part de là – on commence à construire quelque chose à partir de ce premier jet et au fur et à mesure que l’on avance dans le travail, on trouve des choses auxquelles je n’avais pas pensé. Pour Ciment, par exemple, de nouvelles choses continuent de surgir au fil des représentations, alors qu’on joue depuis deux mois… C’est très important, pour moi, d’être à l’écoute des comédiens; je m’efforce de m’adapter à chacun d’eux – certains ont besoin de se plonger longtemps dans le texte, de le décortiquer et de réfléchir pour pouvoir aborder leur rôle, d’autres au contraire sont très physiques et partent du corps… ça dépend. Là, ils sont treize et c’est parfois un peu compliqué, mais comme ils sont tous très motivés, le travail reste malgré tout très agréable (rires)…


De l’avenir…
Marion:
Il n’y a malheureusement aucune date assurée… J’ai déposé des dossiers un peu partout; j’ai noué des contacts dans le Nord de la France pour essayer de trouver des financements mais je ne sais pas si ça va aboutir… en tout cas nous faisons tout ce qu’il faut pour que l’aventure continue… Je rêverais de jouer Ciment dans une usine désaffectée – étant donné le sujet de la pièce, ce serait parfait! Mais pour l’instant, c’est juste une idée que nous avons, je n’ai pas encore entamé de démarches particulières pour tâcher de trouver un lieu comme ça…

 

NB – En attendant d'aller voir Ciment sur une nouvelle scène d'accueil, vous pouvez toujours consulter la page Facebook de la compagnie Messaline: il y a de nombreuses photos du spectacle et une double séquence vidéo, accessible directement sur Youtube.
Au cas où quelque directeur de salle tomberait sur cet article, je signale cette information communiquée par Marion: le théâtre Pixel peut mettre la scène à la disposition de la compagnie pour une représentation privée "à la demande".

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21 juin 2011 2 21 /06 /juin /2011 16:46

Entre Zulma et moi, l'histoire à commencé, s'il m'en souvient bien, en 2004, à Ottignies, lors de la remise du prix Renaissance de la nouvelle. Je rencontrai là-bas pour la première fois Hubert Haddad et Laure Leroy qui comptaient parmi les invités. Le site lelitteraire.com venait de démarrer son activité; j'avais alors pour lui de nombreux projets, dont celui d'y publier régulièrement des portraits d'éditeurs. C'est ainsi que je fus reçue par Serge Safran en octobre de cette année-là qui me présenta une maison à laquelle je suis restée profondément attachée. D'abord parce que je lui dois de magnifiques lectures et de grandes découvertes littéraires – Hubert Haddad, Pascal Garnier, Marcus Malte et, tout récemment, Serge Pey. Aussi parce que chaque livre estampillé Zulma que j'ai eu entre les mains m'a séduite d'une façon ou d'une autre (même lorsque je n'accrochais pas au texte). Enfin parce que le contact a toujours été si cordial depuis cette rencontre inaugurale avec Serge Safran, et les livres si puissamment attractifs, qu’il me semble être traversée par un rayon de soleil quand j’évoque, par quelque bord, la "maison Zulma".


affichezulmaTN.jpgUne maison qui, en 2011, a vingt ans. C'est un événement, "marqué" à la manière Zulma, c'est-à-dire originale mais pas ostentatoire... Laure Leroy m'a longuement reçue pour revenir sur les années passées, s'attarder sur les différentes initiatives qui sont autant de belles bougies plantées dans le gâteau d'anniversaire, et esquisser quelques projets encore dans les limbes.

Laure m'avait déjà accordé un entretien en 2005; six ans plus tard, c'est une même lumière qui émane de son regard, de son sourire, des mots qu'elle prononce avec franchise et sans jamais se réfugier dans la langue de bois – une lumière rayonnante, qui exprime combien est forte la volonté de Laure et de toute l’équipe qui l’entoure de continuer à porter le devenir de Zulma sur les crêtes de l’excellence éditoriale.


 

Petit regard en arrière…
Laure Leroy :
La maison a été fondée en 1991 et, à cette époque-là, j’avais à peine plus de 20 ans. Cela signifie que j’avais beaucoup d’enthousiasme, de pugnacité, d’espérance… mais aussi beaucoup d’illusions, et autant de choses à apprendre. Je n’étais pas seule bien entendu à lancer la maison mais j’étais celle qui faisait office de publisher – là où les Français ne voient qu’un "éditeur", les Anglo-Saxons distinguent entre le publisher, qui est le chef d’entreprise, et l’editor qui, lui, a le nez dans les textes et gère le travail avec les auteurs. Les quinze premières années ont été, si l’on veut, une longue période d’apprentissage. La maison existait, nous avions publié de très beaux textes, mais notre catalogue, très riche, était assez hétéroclite, un peu tout-fou à vrai dire: il y avait là de nombreuses tentatives, certaines réussies d’autres avortées… c’était un catalogue qui explorait le monde, la littérature… et le métier d’éditeur! Un observateur extérieur qui regarderait aujourd’hui ce catalogue des débuts, avec toutes ses collections, sa diversité… y verrait peut-être une immense richesse; pour ma part, j’y vois, avec le recul, le reflet de toutes mes recherches, de tous mes tâtonnements.

L’on attend en principe d’une petite maison d’édition que son catalogue soit un ensemble cohérent, et le nôtre manquait de cette cohérence – du moins par rapport à la taille de notre maison. Et au bout de quinze années d’élan permanent, de créativité, d’inventivité un peu débridée, nous sommes arrivés à une situation financière catastrophique. Nous avions contracté énormément de dettes et nous étions au bord du gouffre. C’était en 2006… D’une certaine manière, cela a été une chance: nous étions au pied du mur et nous devions vraiment nous remettre en question. Nous ne pouvions plus nous tromper: cette situation abyssale était l’ultime contrainte qui allait nous pousser à ne plus tâtonner et à prendre d’emblée les bonnes décisions. Pour un peu, nous aurions presque eu envie de créer une nouvelle maison, dont le catalogue n’aurait plus porté trace, visible à l’œil nu, des tentatives, des différentes strates de développement – une maison d’édition palimpseste, en quelque sorte… En parlant de tentatives, de tâtonnements, je ne vise pas les textes en eux-mêmes: il n’y a pas un choix que je regrette d’un point de vue littéraire. Mais justement: ces quinze années d’apprentissage m’auront enseigné, entre autres choses, que le métier d’éditeur ne consiste pas simplement à publier de beaux textes. C’est beaucoup plus compliqué que cela.
Le désir que j’avais de mettre en pratique ce que j’avais appris a coïncidé avec ce point critique où il fallait faire des choix décisifs… ou bien disparaître. Je me suis posé toutes les questions relatives à ce qu’implique le métier d’éditeur et à chacune d’elles j’ai tâché d’apporter la bonne réponse. Par exemple, nous avions créé beaucoup de collections à nos débuts – en exagérant, je pourrais presque dire que chaque livre qui sortait était prétexte à amorcer une collection… ce qui, à mon sens, est exactement le contraire de ce qu’il faut faire, et aujourd’hui nous avons éliminé les collections. Ce remaniement est le fruit d’une réflexion globale profonde, que reflète bien le catalogue actuel: c’est un magnifique ensemble très structuré de littérature contemporaine française et étrangère, avec une identité éditoriale et graphique très forte, très bien reconnue par les libraires, la presse, et les lecteurs. La marque Zulma se repère aisément, et son identité est telle que de nombreux lecteurs la perçoivent comme une grande collection; elle inspire confiance et donne envie de découvrir des auteurs dont on ignore tout. Je trouve que c’est très encourageant. Mais nous en sommes arrivés là au prix de gros sacrifices… notamment en réduisant de façon drastique le nombre de livres publiés chaque année: il nous a fallu renoncer à publier beaucoup de très belles choses pour nous en tenir à une petite douzaine de publications annuelles.

 

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2006, l’année décisive
C’est à la rentrée 2006 que sont apparus les nouveaux livres Zulma – finis le logo façon calligraphie orientale évoquant une Vénus préhistorique, la couverture pelliculée...: les sorties de l’automne 2006 sont parées de couvertures papier avec rabats, tout illustrées de compositions géométriques très colorées que rompt sur le premier plat un triangle parfait où s’inscrivent le nom de l’auteur, le titre, et le nouveau logo, un Z élégamment typographié. La maquette intérieure a elle aussi été modifiée. Sont demeurées inchangées la qualité d’établissement du texte, la justesse, la pertinence et la concision stylée des présentations, désormais reportées sur les rabats. L’objet-livre a été repensé, pour le plus grand bonheur des lecteurs…
Laure Leroy :
Ces nouvelles couvertures sont à la fois très belles et en parfaite adéquation avec cette ligne éditoriale qui a été redéfinie. D’une part, elles ne font plus apparaître de différence entre les textes français et étrangers. Et puis elles sont conçues comme des portes ouvertes sur l’imaginaire; ni figuratives ni narratives, elles sont très stylisées, très structurées, tout en possédant un côté baroque… Elles stimulent vraiment l’imagination et, si on cherche à les décrire, on s’aperçoit qu’on emploiera à peu près les mêmes termes que si l’on tentait de qualifier le genre de littérature que nous publions. Elles sont signées David Pearson, un jeune artiste anglais qui a longtemps été le directeur artistique d’une collection de l’éditeur Penguin Books, "Great Ideas", que j’aime beaucoup et à laquelle je pensais sans cesse quand je cherchais des idées pour renouveler nos maquettes. Les volumes de cette collection étaient pour moi une référence; leur aspect correspondait tout à fait à celui que je souhaitais donner à nos livres. J’ai donc contacté David et je lui ai demandé s’il voulait bien travailler pour Zulma. La perspective de dessiner des couvertures pour une petite maison d’édition de littérature basée en France lui a semblé très stimulante. Il a accepté et, depuis, c’est une affaire qui roule…
Au-delà de ces couvertures, c’est l’ensemble des choix d’habillage, ajouté au soin toujours très grand que nous apportons à la fabrication – je dis souvent que notre travail est comparable à de la haute couture – qui reflète l’esprit de notre catalogue: nous avons adopté des codes empruntant autant à l’édition étrangère qu’à la tradition française, et cela donne des livres qui expriment ce que nous sommes en tant qu’éditeurs, à la fois de plain pied dans l’aujourd’hui et ancrés dans la tradition, très jeunes et très vieux… Nos livres disent aussi qu’on peut être très contemporain sans être inféodé aux nouvelles technologies, et qu’être attaché au livre papier fabriqué dans le respect de certains usages ne signifie pas "ne pas être de son temps". Ils jouent sur des points essentiels – qualité du papier et de la typographie, assemblage des cahiers, grands rabats, etc. – qui fonctionnent comme de petits signes de connivence immédiatement perceptibles par l’amateur de littérature et de beaux livres. Ce sont des signes de complicité de lecteur à lecteur – car un éditeur est une sorte de "super lecteur" – mais qui ne peuvent être compris que s’il y a une adhésion au texte. Un "beau livre" qui n’apporte pas un grand moment de lecture n’a pas grand intérêt; je crois que tous les amoureux de littérature sont fondamentalement attachés au livre papier, même s’il représente une forme de luxe. Cela dit, le prix de nos livres, compris entre 15 et 20 euros, se situe dans la moyenne des "grands formats" vendus aujourd’hui.
Il ne faut pas perdre de vue que ce nouvel habillage n’est que le marqueur visible de changements beaucoup plus profonds. Nous avons aussi changé de diffuseur, nous travaillons différemment avec les libraires, ainsi qu’avec les auteurs et les traducteurs. Je veux dire par là que nous les freinons encore moins qu’auparavant quant au travail éditorial sur les textes. Nous ne leur imposons plus vraiment de limites; ils peuvent réécrire, remanier, retoucher jusqu’à ce qu’ils estiment leur texte abouti et, nous, de notre côté, nous lisons, relisons, relisons encore jusqu’à ce que le résultat nous paraisse satisfaisant, tout en maintenant un dialogue permanent avec l’auteur et/ou le traducteur – car un texte étranger ne sera pas moins relu qu’un texte français; simplement le dialogue passe par le traducteur. À cet égard, l’exemple d’Un train pour Tula, le deuxième roman de David Toscana que nous avons publié, est édifiant… Ce texte est en réalité le premier roman qu’il a écrit. Depuis, il en a écrit une dizaine; il a donc acquis une expérience d’écrivain qu’il n’avait pas alors et, de ce fait, nous trouvions, à la lecture, quantité de petites "béquilles" auxquelles il ne recourrait certainement pas aujourd’hui… De plus, il y a sans doute eu des lacunes dans le travail éditorial lors de la publication initiale en espagnol… Alors nous avons fait avec l’auteur ce travail-là lorsque nous avons décidé de publier la traduction. Certains auteurs n’aiment pas revenir sur leurs œuvres anciennes, d’autres au contraire sont ravis que nous leur permettions de les reprendre… David est de ceux-là; il a beaucoup apprécié ce que nous avons fait ensemble et, du coup, il a décidé de reporter toutes ces modifications dans la prochaine réédition espagnole (rires)… C’est évidemment merveilleux de se laisser bercer par un texte que l’on aime, mais il faut savoir ne pas s’interdire le questionnement quand on sent quelque chose qui cloche. Un questionnement en toute modestie, bien sûr! Il importe de toujours faire la part entre ce qu’on ne comprend pas en tant que lecteur et ce qui relève vraiment d’un oubli, d’une distraction de l’auteur… Une lecture d’éditeur doit être très sereine et très tendue, très fine… mais surtout bienveillante et admirative parce que les auteurs du calibre de ceux que nous publions sont, de toute façon, bien plus forts que nous!
Malgré ces changements radicaux intervenus en 2006, nous n’avions pas encore entièrement finalisé cette ligne éditoriale précise qui est la nôtre aujourd’hui; par exemple, nous projetions de publier les romans de Sax Rohmer [les aventures du Dr Fu Manchu – NdR], des textes anglo-saxons classiques en leur langue d’origine sans perspective pédagogique, etc. Nous avons dû renoncer à tout cela; ce n’est certainement pas de gaieté de cœur, mais en resserrant notre catalogue autour de la littérature française et étrangère plutôt contemporaine nous évitons ce qui, pour une maison comme Zulma, représenterait une trop grande dispersion.

 

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L’amateur qui suit de près les publications Zulma aura sans doute ressenti le nouvel aspect donné aux livres à partir de la rentrée 2006 comme la réplique d’un premier séisme livresque intervenu bien plus tôt dans l’année, quand est sorti l’ouvrage phénomène d’Hubert Haddad  Le Nouveau magasin d’écriture: il y a dans ce monumental édifice littéraire une multitude de signes – typographie, mise en page… – que l’on retrouve dans les livres qui l’ont suivi, telles d’infimes abeilles dorées envolées de leur ruche pour aller essaimer en d’autres pages…
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La publication du Nouveau Magasin d’écriture a en effet impulsé nos décisions quand, face à notre situation catastrophique, nous avons dû faire des choix. Plus exactement, c’est la façon dont nous avons relevé l’énorme défi éditorial posé par ce texte qui nous a dicté la conduite à tenir pour mener à bien la refonte de Zulma. La clef a été de se dire, à un moment, que nous n’allions plus compter – ni le nombre de pages, ni le temps de travail, ni le budget… et juste tâcher de réaliser le livre le plus beau possible. Et chaque membre de l’équipe a abordé son travail comme un défi personnel; chacun s’est engagé à fond et a donné le meilleur de lui-même… Il faut dire que c’est un ouvrage littéralement monstrueux! D’une extrême richesse, il laissait une place énorme au travail éditorial parce que la proposition d’Hubert, certes très écrite, et très bien organisée, était d’ordre intellectuel; le texte, bien que précis, n’était pas du tout mis en forme, il se développait "au kilomètre", si l’on veut. Et il a fallu inventer la manière dont nous allions le rendre intelligible tout en respectant son immense complexité – il fallait que cette complexité apparaisse dans sa beauté sans que le texte devienne une usine à gaz… La difficulté était énorme: il fallait être attentif à chaque niveau de signification, hiérarchiser très précisément les zones de texte – par exemple bien distinguer entre les divers types de citation, etc. La tâche a été ardue, mais passionnante!

Et comme le livre a reçu un accueil particulièrement chaleureux, cela m’a donné le courage de conserver cette attitude qui consiste à ne pas faire de projections budgétées préalables et à simplement envisager ce que l’on peut faire de mieux, de plus beau – et qui n’est pas forcément le plus cher. Face à un texte, la première question à se poser est devenue celle-ci: "À quoi ressemblerait le livre si nous pouvions le fabriquer tel que nous le montrent nos rêves les plus fous?" Une fois les idées lancées, on met tout en œuvre pour que la réalité ait le visage de ce que l’on a rêvé, et là on se met à compter, à déterminer ce qui est faisable et ce qui ne l’est pas. Ce"remède" peut paraître paradoxal pour une petite maison au bord du gouffre financier… Mais la suite et la façon dont sont accueillis aujourd’hui les livres Zulma nous prouvent que nous avons eu raison.

 

Fêter le vingtième anniversaire
Zulma a un petit côté hors norme qui séduit immanquablement. Mais on a beau ne pas trop marcher dans les ornières et ne pas s’attacher outre mesure aux échéances décimales dont la valeur est avant tout symbolique, on peut tout de même avoir envie de célébrer deux décennies d’existence, surtout quand l’anniversaire coïncide avec de nouvelles orientations – par exemple l’affermissement d’une ligne éditoriale dont l’évolution entraîne l’émergence d’un label ["Serge Safran éditeur". Lire ici l'interview de Serge Safran - NdR]. Vingt années, c’est à la fois beaucoup de temps et un laps très bref – vingt années, pour avoir de la longueur en bouche à se dire, restent encore de l’ordre de la jeunesse. Cette ambivalence même invite à "marquer le coup", de façon évidemment peu banale car la banalité n’a pas droit de cité chez Zulma…
Laure Leroy :
En même temps que nous nous demandions ce que nous allions faire de spécial pour cet anniversaire, nous réfléchissions à deux ou trois projets éditoriaux pour lesquels nous n’avions pas d’idées très arrêtées… Nous songions notamment à publier des anthologies de nouvelles – des recueils de textes d’un même auteur, ou bien des recueils qui s’organiseraient autour d’un pays, d’un thème… – sous une forme originale, mais nous ne savions pas laquelle. Allions-nous fabriquer de gros pavés de plusieurs centaines de pages, ou bien chercher quelque chose de moins classique, de différent, qui serait initié en 2011 mais qui pourrait être repris ensuite? Cette interrogation a croisé celle qui nous occupait concernant la façon dont nous allions fêter nos vingt ans. Nous ne voulions pas nous contenter de gadgets – par exemple offrir des stylos "Zulma" – et cherchions plutôt à proposer quelque chose qui ait un rapport avec l’objet-livre, avec la façon dont nous le concevons, et qui puisse aussi être matière à événement en librairie… À un moment a surgi cette idée de faire des boîtes, une présentation particulièrement adéquate pour des recueils de nouvelles qui sont des entités mais à l’intérieur desquels on peut grappiller à son gré et aller d’un texte à l’autre: présenter les nouvelles en plusieurs petits volumes rangés dans une boîte permet ce grappillage sans qu’on ait à emporter la totalité du recueil. De plus, à l’occasion des vingt ans, j’avais envie de renouer avec la tradition du tirage de tête et d’imaginer des sortes d’éditions "collector" pour certains titres, quelque chose de beau, de luxueux, qu’on a plaisir à offrir… ou à s’offrir. Nous avons d’abord pensé à publier nos livres normalement puis de faire fabriquer des boîtes de rangement que les libraires donneraient aux lecteurs qui achèteraient les livres. Notre graphiste a conçu beaucoup de jolies boîtes, mais nous nous sommes vite retrouvés face à un coût de revient très élevé… trop élevé pour que nous puissions persister dans ce projet de donner autant de boîtes. Alors l’idée première s’est transformée, et nous avons choisi de vendre les livres déjà mis dans leur boîte. Mais comme ces boîtes sont très coûteuses, nous avons dû encore revoir le projet et, au bout du compte, nous ne pourrons pas sortir autant de livres-boîtes que nous l’aurions souhaité… La conception de ces livres-boîtes a été assez compliquée, l’idée bougeait sans cesse, c’était un "travail en cours" permanent… et ce qui a contribué à la fixer a été l’élaboration d’un gros recueil de nouvelles d’Hubert Haddad – c’était un projet presque aussi énorme que Le Nouveau Magasin d’écriture… De ce fait, les premiers livres-boîtes que nous avons publiés ont été les nouvelles d'Hubert, Nouvelles du jour et de la nuit: le jour et Nouvelles du jour et de la nuit: la nuit: deux boîtes à l’intérieur desquelles sont rangés cinq petits livres de 128 pages chacun. rosa-candidaTN.jpg

Nous avons également décidé de "mettre en boîte" Rosa candida, le roman de l’Islandaise Audur Ava Olafsdottir. Ce livre a été un énorme succès de librairie complètement inattendu! on l’aime tout de suite quand on le découvre, on a envie d’en parler autour de soi… Le bouche à oreille a fonctionné formidablement bien autour de Rosa candida et très vite les ventes ont dépassé les 60 000 exemplaires… Cela valait bien une édition de luxe! Matériellement, c’est une boîte semblable à celles qui contiennent les nouvelles d’Hubert; à l’intérieur, le livre a des rabats sans texte, il n’a pas de code barre, et nous avons ajouté un "carnet de rêverie". D’autres livres-boîtes sont programmés, mais je n’en dirai rien (rires)! Ces boîtes sont, et resteront, des "moments exceptionnels", je pense cependant que ces "moments" peuvent aussi être récurrents, et devenir des sortes de rendez-vous…

 

Outre l’apparition de ces admirables boîtes, 2011 portera d’autres empreintes. Par exemple celles qu’auront laissées tous les auteurs publiés au cours de l’année et que la maison s’est efforcée de faire venir en France: Benny Barbash, Audur Ava Olafsdottir, Boubacar Boris Diop et Zoyâ Pirzâd auront tous séjourné dans l’Hexagone entre janvier et décembre. Un seul absent dans la liste: Eduardo Antonio Parra qui, à la suite d’un empêchement de dernière minute, n’a pu quitter le Mexique comme cela était prévu. Et 2011 sera aussi l’année de la "communication"…
Laure Leroy :
Quoi qu’on en pense, il est impossible aujourd’hui de ne pas "communiquer". Et même si on ne veut pas "faire de la com’", avec tout ce que ça peut recouvrir d’ostentation, on est obligé de savoir se présenter et présenter ce que l’on fait. Nous éditons de très beaux livres, nous avons su créer un site internet qui n’est ni la version électronique d’un catalogue papier ni une simple vitrine de nos publications mais un espace spécifique, à la fois ludique, riche, interactif… et qui fonctionne comme un très bon outil internet, c’est-à-dire qu’on y accède vite, qu’on y circule facilement et qu’on y trouve beaucoup d’informations. Mais nous nous sommes rendu compte que nous ne savions pas parler de nous. Nous nous sommes donc posé la question: "Comment présenter la maison en tant qu’entité, porteuse de notre esprit, de notre conception de la littérature et du livre?" Ce n’est peut-être pas un problème essentiel, mais il y avait tout de même un manque à ce niveau-là et, il y a environ six mois, nous avons fait appel à une toute jeune équipe de graphistes, Iconomani, à qui nous avons demandé de réaliser une affiche pour notre anniversaire. Leur proposition a tout de suite entraîné une adhésion unanime. Leur visuel est très réussi: il parle de Zulma, raconte comment sont nos livres et comment ils interagissent les uns avec les autres… Leur affiche fonctionne comme nos livres, par petits signes de connivence: ces petits personnages en noir et blanc façon gravure qui évoquent notre côté ancien, ces objets en papier qui symbolisent l’imaginaire et l’attachement au livre papier… Cette affiche exprime à merveille l’univers de Zulma, la cohérence qui unit la maison, ses livres, son site internet, ses projets… On entend presque, en la regardant, "Vous allez entrer dans quelque chose d’étrange, un monde bizarre où tout est à découvrir"… Un peu ce que murmurent nos livres à l’oreille des lecteurs.

 

affichezulma_detail2.jpg

 

Au-delà des "coups marqués" pour cet anniversaire, et les leçons tirées du passé, il y a un avenir qui se profile. Encore un peu nébuleux semble-t-il…
Laure Leroy :
Nous avons beaucoup de projets en tête. Mais nous avons un peu de mal à avancer parce qu’il y a trop d’idées en concurrence vivante et nous sommes débordés de travail… Mais tout peut aller très vite, car chez Zulma les transitions ne sont pas forcément progressives…

 

Transcription d'un entretien réalisé le 26 avril 2011 dans les locaux des éditions Zulma.

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12 juin 2011 7 12 /06 /juin /2011 09:59

C’est avec Cendres  que le théâtre du Lierre a clôturé son ultime saison – un beau symbole puisqu’il est moins question de ruine et de combustion que de renaissance. Et c’est bien une renaissance éclatante que l’on souhaite à Farid Paya et à sa compagnie. 
Deux représentations seulement ont eu lieu alors que cinq étaient initialement prévues. Un camouflet de plus infligé au Théâtre du Lierre qui a dû écourter encore une saison déjà réduite, un coup dur, aussi, pour Gilles Coullet qui espérait de ces cinq passages au Lierre qu’ils allaient lui permettre d’engager son spectacle sur de nouvelles voies – après l’avoir régulièrement joué en Italie, il aimerait maintenant le partager avec le public français, et ces représentations étaient les premières en France.
Gilles Coullet a rencontré Farid Paya à l’occasion d’un stage-échange en Sardaigne avec la compagnie Actores Alidos. Cette compagnie est ensuite venue au Lierre pour animer un stage et donner un spectacle de chants sardes. Gilles a gardé le contact avec l’équipe du Lierre et, aidé par Joseph Di Mora, il a présenté Cendres à Farid – c’est ainsi que le solo a été inscrit à l’affiche de la dernière saison du Lierre.
Le court extrait que j’avais vu lors de la présentation de saison m’avait séduite et intriguée – je soupçonnais, avant même de voir le spectacle dans son intégralité, qu’une conversation avec Gilles Coullet ne pouvait être que passionnante. En même temps que je retenais une place pour la première je tâchai d’obtenir un rendez-vous, qui me fut accordé sans difficulté. L’entrevue dura plus d’une heure, et en effet la conversation fut riche, vivante – au point que le temps derrière elle s’était retiré, comme en suspens…

 

portraitGC-TN.jpgOuverture biographique
Dans le programme édité par le théâtre du Lierre sont évoquées des "études de philosophie" avant la grande plongée dans le monde de la danse et du théâtre corporel. Ce qui a précédé ces études, et sans quoi elles n’auraient peut-être pas été suivies – la traversée toutes voiles dehors de l’euphorie houleuse des années 1968/69 – a été déterminant. Plus déterminante peut-être, mais Gilles Coullet n’en a pris la mesure qu’a posteriori, cette enfance marquée par une découverte précoce et intime de la nature, de la forêt – de leurs forces et de leurs mystères…
Gilles Coullet:
J’ai eu la chance d’avoir des parents très simples qui m’ont très tôt mis en contact avec la nature. Ils étaient de cette génération qui sortait de la guerre; ils n’avaient pas d’argent, et leurs loisirs, c’était d’aller camper en forêt, à Fontainebleau. Ils partaient entre copains, à vélo – puis en voiture quand ils ont eu les moyens d’en acheter une… et ils s’entraînaient à faire de la varappe. Je suis né là-dedans: j’ai commencé à faire du camping sauvage à l’âge de trois mois! Mes parents partaient le vendredi soir, quand ma mère sortait de son travail – mon père, qui était représentant, avait davantage de liberté – et hop, on partait passer le week-end en forêt. On ne rentrait que le lundi matin très tôt; ma mère allait travailler, on me déposait à l’école, et mon père partait de son côté… Jusque vers 14 ans, toutes les semaines, je passais trois nuits en forêt. Tout ça a fait que je suis très sensible à ce qui se rapporte à la nature, et ce n’est certainement pas par hasard que ma compagnie s’appelle Le Corps sauvage. De plus, j’ai toujours eu du goût par les activités physiques. Enfant, j’ai fait beaucoup de sport. Mais, professionnellement, je n’étais pas du tout voué au mime ni au théâtre: j’ai achevé ma scolarité dans un CET d’où je suis sorti au bout de trois ans avec en poche un CAP de plombier. Après un épisode militaire disons… écourté, j’ai travaillé comme plombier pendant environ un an puis j’ai pris l’avion pour New York avec ma guitare, dans l’intention de rallier San Francisco en stop. Du coup, je me suis trouvé à fêter mes 20 ans à des milliers de kilomètres de mes parents, avec huit heures de décalage horaire entre nous, moi qui n’étais jamais beaucoup sorti – du moins pour voyager seul… Il faut dire que c’était pendant les années 68/69 et que le climat ambiant était plutôt chaud (rires)! À San Francisco, j’ai vécu dans une communauté hippie, et j’ai rencontré une jeune fille qui était née le même jour et la même année que moi… Elle étudiait la philo, et je me suis dit qu’à mon retour en France, j’allais aussi étudier la philo. Pendant ce séjour aux États-Unis, j’avais côtoyé un univers radicalement différent de ce que je connaissais; ça m’a ouvert la tête – c’est d’ailleurs un des effets habituels du voyage. Et je me suis rendu compte que ce qui m’attendait – reprendre mon métier de plombier, me mettre à mon compte, fonder une famille, etc. – ne m’enchantait pas vraiment. Alors j’ai profité de l’opportunité qu’offrait l’université de Vincennes, qui venait juste d’ouvrir: pour s’inscrire aux cours du soir, il suffisait de justifier d’une année d’exercice de telle ou telle profession, et on pouvait étudier ce qu’on voulait. Je me suis donc inscrit en licence de philosophie et, dans la foulée, j’ai changé de métier: comme j’avais obtenu mon diplôme de maître nageur avant mon départ aux États-Unis, j’ai trouvé un emploi de maître nageur et, le soir, j’allais assister aux cours à Vincennes. Mais l’ambiance était davantage à l’agitation, à la contestation, et on était plus souvent dans la rue ou sur les toits à revendiquer que dans les amphis à étudier Nietzsche (rires)! Pendant mon passage à l’université, j’ai participé aux activités de l’association sportive et, comme en plus de mon besoin de me dépenser physiquement, je me sentais attiré par quelque chose de créatif, je me suis passionné pour les cours de théâtre, de danse… et, peu à peu, j’ai passé davantage de temps à faire du théâtre et de la danse qu’à approfondir mes connaissances en philo. Mais j’ai quand même obtenu ma licence… et je m’étais inscrit pour préparer une maîtrise. J’avais choisi pour sujet "L’Insoumission" – l’insoumission en général, pas seulement par rapport à l’armée. Mais je me sentais de plus en plus attiré par ce travail corporel que je commençais à pratiquer – et quand j’aime quelque chose, j’ai tendance à m’y engager à fond… alors j’ai résolu mon dilemme en me disant que si je ne me présentais pas à l’examen, je ferai preuve d’insoumission… et que donc je serai en accord avec mon sujet (rires)!
C’est à Vincennes que j’ai découvert la démarche de ce grand maestro haïtien, Herns Duplan; il travaille sur l’expression primitive du corps, c’est-à-dire une expression corporelle dépouillée de tout aspect folklorique, appuyée par des rythmes binaires que fournit un accompagnement de percussions. Au cours de ces séances, je me retrouvais entouré d’Africains qui se démenaient sur leurs instruments, et je sentais circuler cette énergie dont j’avais besoin… C’était beaucoup plus stimulant que le sport. Avec le recul, je me dis que je m’épanouissais là parce que, au fond, la compétition sportive, être le premier dans une course, ne m’intéressait pas tant que ça et qu’il me fallait une activité plus créative. Mais à l’époque, je n’analysais rien du tout! Ce qui me stimulait, c’était de me dépenser physiquement.

Quand j’ai quitté Vincennes, j’ai continué à travailler avec Herns Duplan au Centre américain – j’ai suivi son enseignement pendant huit ans. Il a vite vu que j’étais un vrai passionné, que j’en voulais… et comme je n’avais pas beaucoup d’argent, il m’a proposé de payer un cours par semaine mais de venir aussi souvent que je le souhaitais. Puis je suis devenu son assistant. Être l’assistant de Herns Duplan, ça veut dire que je l’accompagnais durant les cours qu’il donnait aux enfants. Lui était l’adulte qui conduisait la séance, indiquait ce qu’on allait faire, et moi, j’avais aussi une posture d’adulte mais j’étais celui qui se met au niveau des enfants – par exemple, si Herns disait: "On va faire la grande course des crapauds", je devenais le gros crapaud qui allait servir de modèle aux enfants (rires)… Herns avait, surtout avec les tout-petits, une approche très créative, et l’assister m’a beaucoup apporté: une grande partie de ce que je fais aujourd’hui, par exemple autour de l’animal, je sens que ça vient de ce contact avec les enfants. Ils sont d’une créativité vraiment incroyable, surtout quand ils sont petits; ils n’ont pas de limites à leur imagination – par exemple, figurer un arbre complètement à l’envers ne leur pose aucun problème. Et ce n’est pas le moment de les brider, de dire "Non, pas comme ça, un arbre, c’est dans ce sens, avec les racines en bas et les branches en haut"; au contraire, il faut les laisser aller, les encourager dans leur inventivité. Les adultes sont très différents; il m’est arrivé d’organiser des stages avec des enfants puis, peu après, de proposer un même contenu à des adultes. La différence est frappante: quand on dit à des enfants "maintenant on va prendre la position de tonton Kraboul!" puis "et maintenant la position de Haking!", ils réagissent tout de suite, sans se poser de question. Mais quand on s’adresse de la même façon aux adultes, leur première réaction n’est pas de bouger mais de questionner: "Pardon? Qu’est-ce que vous avez dit?"
J’ai également été formé par Yves Lebreton, qui m’a été présenté par Herns Duplan lors d’un stage international à Bonn. J’ai suivi avec lui un stage intensif de deux mois à Paris, au cours duquel j’ai rencontré Benoît qui était élève, comme moi [Benoît Théberge, assistant à la mise en scène et collaborateur artistique pour Cendres NdR] puis j’ai intégré son école. À la fin de l’année, il a organisé une démonstration avec ses meilleurs élèves, dont j’étais. À la suite de quoi il m’a proposé de partir avec lui en Italie – où il travaille toujours, d’ailleurs. À ce moment-là, il avait en projet de tourner un film sur la technique particulière de travail corporel qu’il développait, la "dynamique". "Si tu veux, m’a-t-il dit, tu m’assistes pendant les stages, on travaille ensemble, on sue ensemble, et ce film, on le fait tous les deux." Mais il y a eu des problèmes financiers et, au bout du compte, le film ne s’est pas fait. Je suis quand même resté avec lui en Italie; j’ai participé à tous ses spectacles, en tant que technicien notamment – le théâtre, ça se passe aussi derrière la scène! J’ai fait beaucoup de choses, surtout dans le domaine du son, de la synchronisation entre le mouvement et la bande sonore. Ce travail technique m’a énormément appris; et j’ai aussi fait quelques solos… Puis est venu un moment où j’ai senti que j’arrivais au terme de mes études – après avoir été bien nourri par ces années de stages, de démonstrations, etc., il était temps que je commence à digérer (rires)… Comme Yves Lebreton est très connu en Italie, avoir été son assistant m’a donné une carte de visite qui m’a permis de me présenter en mon nom propre – avoir été "l’assistant de…" m’autorisait à me présenter en tant que Gilles Coullet…


Cendres1.jpg


Aux sources de Cendres
Du drap étendu au sol telle une mer primordiale au corps parfait, en passant par la masse vivante mais encore sans forme, ce solo évoque l'épopée vitale, depuis ses prémices palpitantes jusqu'à l'émergence de l'homo sapiens sapiens. Comme l'humanité, la vie, l'univers... Cendres a son histoire.

Gilles Coullet:
Ce solo est né de toute une série de recherches que j’ai menées sans avoir l’intention de préparer un spectacle. J’ai exploré le rapport du corps à un objet, puis à une matière, divers tissus… je travaillais avec un drap, je m’amusais à créer des formes, comme quand on essaie de reconnaître des silhouettes en regardant les nuages… Et puis, comme j’aime beaucoup le son, je cherchais aussi des sons un peu partout: dans la nature, dans la rue, dans les CD que j’écoutais; ça allait des abeilles que j’enregistrais en rampant dans l’herbe au marteau piqueur… en même temps, je m’interrogeais sur ce qui se passe dans mon corps quand j’entends un son – par exemple, le chant d’un oiseau qui crée un rythme. Et peu à peu j’ai commencé à explorer mes propres sons: le gargouillis que vous entendez au début du spectacle, au milieu du ressac, c’est l’enregistrement des bruits qu’a fait mon corps après que j’ai eu avalé six oranges à jeun (rires)! Progressivement, une thématique générale s’est dégagée de toutes ces recherches: je pensais au magma, à la mer, au liquide amniotique, à la naissance, au chaos… mais tout ça restait très intuitif. Et puis après coup on se rend compte que tout se recoupe: magma/liquide amniotique/ventre et bruits de ventre, la mer/la mère, etc. Là-dessus se sont ajoutées mes propres références symboliques – les éléments, les forces de la nature… par exemple, à un moment, je me suis dit que dans chaque phase du spectacle, j’avais envie qu’il y ait un orage, des bruits de tonnerre, de pluie. Et après, j’ai réalisé que, l’eau étant un symbole de purification, cela introduisait dans chaque cycle une renaissance. En ce qui concerne le son, au départ je ne voulais travailler que sur les battements cardiaques et articuler les quatre énergies autour de ces sons-là. Jusqu’à ce qu’un jour, chez une amie, j’entende un disque qui m’a tout de suite attiré – je ne cherchais rien de particulier mais en écoutant ce disque je me suis dit "c’est ça!" En regardant la pochette, j’ai lu Rites funéraires de Côte-d’Ivoire et là-bas, la couleur associée à la mort, c’est le blanc; la mort est perçue comme une nouvelle naissance… et les rythmes de ces chants, de ces musiques, ressemblent à des battements cardiaques. Les choses se sont ainsi organisées les unes par rapport aux autres… La trouvaille sonore et le geste se sont mis en place quasi simultanément, comme le fruit d’une recherche globale. Ensuite, Benoît – qui est beaucoup plus "dramaturgique" que moi: je suis très instinctif et davantage dans l’immédiat – m’a aidé à découvrir ce que je voulais vraiment dire et à l’exprimer dans un spectacle bien structuré, qui a fini par devenir ce solo en quatre phases.

La première évoque la naissance du monde, à partir d’une espèce de magma. Puis de là sort un être indéfini, sans chair, que l’école, la famille, l’armée, le monde du travail… va modeler – d’où ce costume passé par-dessus une combinaison sans forme, en lycra. Une sorte de rêve survient – peut-être tombe-t-il amoureux? Mais la machine le rappelle et le broie. Jusqu’à ce qu’il explose. Et il en reste ce que j’appelle "la tache noire" – la combinaison en lycra. Et de cette tache noire, qui à son tour va exploser – on se demande ce qui va arriver après que tout aura explosé: qu’est-ce qui restera? Du pétrole? de la radioactivité? – il va bien renaître quelque chose… Et en effet: il émerge un corps presque nu. On repart de zéro; on va de l’insecte à l’oiseau, au singe, au gorille, à l’homme… et là, la naissance devient vraiment charnelle. Pour la première fois on voit la forme aboutie qui sort. Et enfin, l’homme rit. Pour moi, le rire est très positif. Au début, ce rire n’était pas tout à fait comme ça, il sonnait de façon beaucoup plus angoissante – je riais et pleurais alternativement; je voulais reproduire le rire-pleur de l’orgasme, mais ça devenait quelque chose de trop angoissant. Alors j’ai changé, et maintenant, c’est un rire à l’univers; "Tout va mal mais je suis vivant et c’est formidable, la vie est belle." Cette quatrième phase, c’est "l’homme rituel", qui renaît du chaos et qui refait le chemin depuis l’insecte jusqu’à l’homme, qui parvient à vivre en harmonie avec les éléments. Comme dans les sociétés animistes, où l’on remercie la terre… mais cette notion de "rituel" n’a rien à voir avec la religion, c’est juste une marque de respect pour ce qui nous entoure.
C’est un spectacle très construit, mais j’aime bien qu’il conserve un peu de mou, de façon à ce que chaque spectateur puisse y trouver des choses différentes. Il y a des gens qui reçoivent Cendres directement, sans intellectualiser – par exemple à Palerme: on a joué devant des gens très pauvres, qui n’étaient pas du tout habitués au théâtre et qui ont tout de suite accroché. Même les très jeunes enfants, qui chahutaient beaucoup, mais c’était un bordel attentif, passionné! À la fin de la représentation, une dame est venue me demander de lui écrire quelque chose sur le programme. Puis elle m’a demandé ce que j’avais écrit car elle ne savait pas lire… Je suis heureux de parvenir à toucher des gens de cette façon. À côté de ça, il y a des spectateurs, comme Bill [Bill Mahder, le musicien qui a composé les musiques de nombreuses pièces montées par Farid Paya – NdR], qui identifient tout un univers, qui reconnaissent des tas de symboles…

De quelques aspects techniques…Cendres2.jpg 

Tous les spectateurs, même les plus naïfs, auront forcément, à un moment ou à un autre du solo, la conscience claire que, pour leur offrir un tel résultat scénique, l'artiste est capable d’une maîtrise de soi hors du commun. Les plus avisés d'entre eux songeront que cela ne suffit pas – il faut au corps et à l'esprit efficaces un soutien technique de grande précision pour que le miracle s’accomplisse...

Gilles Coullet:
C’est en effet un spectacle à haut risque, extrêmement précis et qui a demandé beaucoup de préparation. J’ai travaillé sur des enregistrements vidéo, puis à partir de ce que des observateurs extérieurs me disaient. En Italie, j’avais un assistant qui m’aidait à me placer sous le drap. On s’est souvent plantés, et on a tâtonné longtemps. Quand un effet me plaisait il fallait que je me souvienne comment je faisais pour l’obtenir… c’est une affaire de haute précision: il suffit que le drap soit mal placé de quelques millimètres, que le parapluie ne soit pas positionné comme il faut, et tout est chamboulé… Alors je retenais quelque chose, puis je laissais tomber, je reprenais… jusqu’à ce qu’un jour je reçoive une proposition pour jouer le spectacle à un mois de là! Il n’y avait plus moyen de tergiverser: il fallait vite mettre en place quelque chose qui se tienne… c’était assez angoissant, mais sans ça, on serait encore en train de chercher et de préparer le spectacle!
Tout en étant très précis, ça reste un spectacle qui évolue. À chaque représentation, j’ajoute des choses nouvelles, j’en élimine d’autres… et puis il faut s’adapter aux lieux: j’avais l’habitude de jouer dans de petits théâtres, et mes gestes, me déplacements, étaient étudiés pour un espace restreint; je travaillais beaucoup sur le cercle. Ici, au Lierre, on a une scène très vaste, alors on a tâché d’utiliser tout le plateau – et ça a demandé pas mal d’ajustements; d’autant que je n’avais pas joué Cendres depuis longtemps. Le contenu change aussi; par exemple, la deuxième phase, "l’homme mécanique", avait un côté assez "années 70" au début, qui est moins prononcé aujourd’hui. Et il y a des détails qui ancrent le spectacle dans l’actualité, comme ces enregistrements radio que j’ai intégrés à la bande son et dans lesquels on parle du tsunami et de Fukushima…

Le Lierre, et après…
Gilles Coullet:
J’espère que ces deux représentations de Cendres, au Lierre, vont déclencher des choses… J’aimerais beaucoup qu’il tourne – pour pouvoir avancer, le faire évoluer, le partager, tout simplement. Et comme c’est un spectacle sans paroles, il peut s’exporter facilement… en Afrique, au Japon… et puis à chaque pays, on a un retour différent du public. En dehors de ça, j’ai en projet un spectacle sur les Amérindiens. J’y pense depuis deux ou trois ans, mais je n’en suis qu’à la collecte de documents – des milliers de photos, de films, de disques, de livres… J’aimerais inclure des projections vidéo, j’ai commencé à enregistrer quelques séquences, à faire des montages – par exemple un coucher de soleil, des regards – et puis un texte que j’aimerais beaucoup dire – le discours qu’un chef a adressé au président des États-Unis qui voulait lui acheter sa terre. C’est un texte magnifique, que j’ai appris par cœur et qui demanderait un bon quart d’heure pour être dit. Il est d’une grande simplicité mais très profond – on y entend ceci, par exemple: La terre n’appartient pas à l’homme, mais l’homme appartient à la terre. Mon idée est de travailler non pas sur les Amérindiens d’aujourd’hui, mais ceux d’il y a plusieurs siècles, avant que Christophe Colomb débarque… Je parle des Amérindiens mais en fait je pense aux Eskimos, aux Indiens d’Amazonie… à tous ces peuples qui vivent encore en relation étroite avec la nature – j’aimerais fonder tout le spectacle sur cette harmonie avec les éléments, la nature…

 

Interview réalisée le jeudi 28 avril dans le hall du théâtre du Lierre alors encore debout au 22 de la rue du Chevaleret.

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24 mai 2011 2 24 /05 /mai /2011 17:54

Les éditions Zulma fêtent cette année leurs vingt ans. Ce sont deux décennies d'une histoire riche, toute ponctuée d'initiatives, de découvertes, d'efflorescences dont beaucoup se sont largement déployées tandis que d'autres refermaient leur corolle sans avoir véritablement fructifié, laissant toutefois dans le catalogue une belle empreinte colorée, et durable. La maison, dont le nom est aujourd'hui systématiquement associé à une certaine idée de la littérature autant qu'à une conception du livre où le soin apporté à la fabrication – esthétique de la maquette, papiers de qualité – n'a d'égal que celui mis à établir et présenter les textes, continue d'évoluer tout en maintenant intacts les grands principes qui fondent la démarche éditoriale de son équipe. De cette évolution vient de naître non pas une collection ni une "branche annexe" mais un label. Serge Safran en est le créateur, qui m'a fort aimablement consacré une heure de son temps pour m'expliquer ce qu'est exactement ce nouvel objet éditorial – et m'a aussi autorisée à reprendre ici sa photo, figurant sur le site de son label.

 

 

serge-safran_portrait-TN.jpgVous êtes le cofondateur des éditions Zulma, vous en êtes actuellement le directeur littéraire, pourquoi lancer "Serge Safran éditeur", que vous définissez comme un label et qui n’est donc ni une collection, ni une nouvelle maison d’édition?
Serge Safran:
La nécessité m’en est apparue il y a assez peu de temps – je n’aurais pas imaginé lancer ce label il y a seulement trois ou quatre ans – et elle découle de l’évolution de Zulma. La maison a infléchi sa politique éditoriale et sort désormais beaucoup moins de livres: il s‘agit de publier moins pour publier mieux. Dans le même temps, la proportion de textes étrangers a sérieusement augmenté: plusieurs de ceux que nous avons publiés ont été fort bien accueillis, et comme nous nous efforçons de suivre nos auteurs étrangers de la même façon que nos auteurs français, c’est-à-dire en éditant leurs textes au fur et à mesure qu’ils écrivent et/ou en reprenant leurs titres antérieurs encore inédits en France, la part de la littérature française s’est retrouvée diminuée d’autant. C’est mathématique! Et cela signifie aussi qu’il y a moins de place pour de nouveaux auteurs. Or il me semble que rester trop longtemps sans publier de premiers romans – ce qui est le cas de Zulma actuellement – expose à se couper peu à peu des préoccupations d’une certaine génération – grosso modo celle des 20-30 ans. Convaincu de cela, mais aussi conscient de la difficulté qu’il pouvait y avoir, aujourd’hui, à introduire de nouveaux noms dans le catalogue Zulma, j’ai eu l’idée de créer ce label et de l’alimenter avec des premiers textes de fiction francophones puisés dans l’énorme vivier que représente la masse de manuscrits reçus. Mon ambition est de révéler de nouveaux talents, bien sûr, mais également de créer une dynamique et de faire en sorte qu’il y ait une porosité entre "Serge Safran éditeur" et Zulma. Car le label n’est pas du tout désolidarisé de Zulma; d’une part je continue à lire des manuscrits pour Zulma, et d’autre part, comme j’entends, au début du moins, me limiter à publier des premiers textes et que je ne peux pas en sortir plus de trois par an, il est clair que je vais très vite me retrouver avec des textes de valeur que je ne pourrai pas publier – par exemple ceux que sont en train d’écrire ou ont déjà écrits mes "premiers auteurs". Et l’idéal serait que ces textes puissent s’insérer dans le catalogue Zulma…


Quel est exactement le statut de votre label, dont vous dites qu’il n’est pas désolidarisé de Zulma, mais qui en même temps vous permet d’éditer des textes qui ne pouvaient pas sortir chez Zulma? Pourquoi n’avoir pas créé une collection?
Nous avons beaucoup réfléchi avant de trouver la formule la mieux adaptée; l’idée de collection a été abandonnée puisque justement, Zulma a refondu son catalogue et a éliminé la notion de collection pour ne garder qu’une seule identité – réintroduire une collection n’aurait rien apporté, et cela aurait amené peut-être des confusions dans l’esprit des lecteurs. Quant à créer ma propre maison, cela aurait posé de trop gros et nombreux problèmes inutiles. Puisqu’il y a déjà une structure éditoriale qui existe, et qui fonctionne bien, autant s’appuyer dessus. C’est ainsi qu’a pris forme ce label, au terme de discussions qui ont duré tout l’hiver 2010 – mais une fois que la décision de le créer a été prise, tout est allé très vite. Un budget m’a été alloué pour plusieurs années; je ne travaille donc pas sans filet, et ne suis pas tenu de réussir absolument en termes financiers. Mais il va de soi que je vais m’efforcer de rentabiliser cette entreprise: j’ai beau ne pas avoir d’impératifs chiffrés, si parmi les livres que je publie aucun ne marche véritablement, le label ne pourra pas se développer.
Pour moi, la création de ce label est une entreprise très excitante… C’est un peu comme si je repartais à zéro. Bien que toujours directeur littéraire de Zulma, j’ai été déchargé de certaines tâches qui m’ont incombé pendant vingt ans – par exemple la gestion des relations avec la presse, qui est maintenant assurée par des attachées de presse extérieures. L’équipe s’est agrandie et, même si je continue de m’occuper de quelques ouvrages – comme la correspondance de Strindberg –, je ne suis plus autant qu’avant l’homme-orchestre de la maison. C’est la conséquence naturelle de l’évolution structurelle de Zulma, mais c’est un peu difficile à vivre; j’avais pris des habitudes de travail dont j’ai du mal à me défaire… En même temps, il me faut avouer que je commençais à m’ennuyer: je travaille souvent jusqu’à 20 heures par jour, mais en restant dans une sorte de routine qui finit par être un peu ennuyeuse. Lancer ce label est donc une opportunité de rebondir et de revivifier mon activité d’éditeur. Il y a d’abord la perspective de déceler les inévitables pépites qui se cachent dans les manuscrits reçus puis de pouvoir porter ces textes jusqu’au bout qui est très stimulante. Et puis je suis confronté à des aspects du métier d’éditeur que je ne connaissais pas. Par exemple, en vingt ans, je ne m’étais jamais occupé de la diffusion-distribution, ni du contact avec les libraires… Or comme je veux maîtriser, pour ce qui regarde les publications de "Serge Safran éditeur", toute la chaîne du livre, c’est-à-dire le suivre de A à Z depuis le moment où je découvre le manuscrit jusqu’à la promotion du livre achevé lors de sa sortie, il me faut apprendre tout cela, et c’est aussi très stimulant.


Vous avez dit qu’une fois prise la décision de créer ce label, tout s’était rapidement mis en place. Il y a pourtant beaucoup de choses à déterminer – le nom, la maquette…
Oui, mais la marge de manœuvre n’était pas si large. Il était essentiel de créer la différence avec les livres Zulma. La maquette de couverture devait permettre de distinguer tout de suite "Serge Safran éditeur" de Zulma. Et comme l’objectif du label est de révéler de nouveaux talents, ce n’est pas le nom de l’auteur qui va être attractif pour le lecteur potentiel mais le titre du livre, et ce dont il est question: ces éléments-là devaient aussi être pris en compte pour déterminer l’aspect de la couverture. J’ai demandé à une amie maquettiste un projet et sa proposition m’a plu tout de suite; puis j’ai créé le site internet du label – les choses n’ont donc pas traîné de ce côté-là. En revanche j’ai eu quelques soucis quand il m’a fallu choisir le nom. J’avais choisi "Safran & Cie", par clin d’œil ironique, puisque je suis tout seul, mais j’ai été attaqué par le groupe Safran aéronautique pour concurrence déloyale (rires); ils m’ont demandé de changer, ce que j’ai fait sans discuter parce que je n’avais pas de temps à perdre… J’ai donc fini par mettre mon nom, suivi de la mention "éditeur"… Là au moins j’étais sûr d’être le seul propriétaire de l’appellation! Et puis il est très difficile de trouver aujourd’hui un nom à la fois original et disponible – sauf à choisir quelque chose d’abracadabrant que personne ne retiendra… Et sans l’avoir vraiment voulu, je suis retombé dans la tradition française: l’éditeur qui donne son nom à sa structure avec son nom sur la couverture… Mais comme de nombreux journalistes et quelques libraires me connaissent déjà, ne serait-ce aussi qu’en tant qu’auteur* (j’ai publié une dizaine de livres à ce jour) – bien que j’aie surtout travaillé dans l’ombre jusque-là et n’aie guère été médiatisé – je vais gagner en visibilité ce que j’ai perdu en originalité…


Vous avez indiqué que votre label était destiné à accueillir de nouveaux auteurs; pourriez-vous préciser un peu quelle sera votre ligne éditoriale?

"Serge Safran éditeur" est un label de littérature française – il n’est pas question, du moins dans l’immédiat, que je me lance dans la publication de textes étrangers: l’achat des droits et les coûts de traduction représentent trop de frais. Et en publiant des textes français, je m’ouvre une porte pour rentabiliser mon investissement par la vente des droits à l’étranger. Quant à la "ligne éditoriale", elle est simple; il s’agit de publier des premières œuvres – romans, récits, essais ou recueils de nouvelles – puisées dans les manuscrits que nous recevons et qui m’auront séduit mais que j’estime, aussi, capables de séduire beaucoup de gens. Comme j’ai des goûts relativement éclectiques, je pense pouvoir toucher un public assez large. En tout cas, je n’ai nullement l’intention de faire de l’édition dite expérimentale ou d’avant-garde. Je souhaite juste éviter d’enfermer les textes dans des étiquettes, dans des tiroirs… Au fil du temps, les livres vont s’accumuler, et cet éclectisme même va dessiner l’identité du label. La difficulté majeure à laquelle je vais être confronté va être de trouver un public à ces premières œuvres; vous savez, c’est très mystérieux le destin d’un livre… Il tient à de multiples paramètres qui n’ont rien à voir avec sa qualité intrinsèque. Certains ouvrages se vendent mieux que d’autres sans que l’on sache vraiment pourquoi… il n’y a pas de recette préétablie. Publier un livre est à chaque fois un pari qu’on n’est jamais sûr de gagner, et les résultats sont particulièrement imprévisibles en littérature française.


Nouvelles-venitiennes-TN.jpgLe premier livre labellisé "Serge Safran éditeur", les Nouvelles vénitiennes de Dominique Paravel, est sorti le 12 mai. Pourquoi lancer votre label à ce moment de l’année ? Est-ce pour éviter la saturation des rentrées littéraires de septembre-octobre et de janvier, ou bien votre décision est-elle liée aux événements célébrant les 20 ans de Zulma?
Le fait que Nouvelles vénitiennes sorte à la mi-mai relève de plusieurs coïncidences. Mais il faut reconnaître que si j’avais sorti ce recueil, auquel je tiens beaucoup et dont je suis sûr qu’il passionnera de nombreux lecteurs, à l’une ou l’autre des rentrées littéraires, il aurait certainement été écrasé à la fois par la masse de nouveautés lancées en même temps et aussi parce qu’il n’y en a que pour les romans. Le système éditorial est ainsi fait que les romans focalisent toute l’attention; je n’adhère pas à cette façon de voir les choses, mais je n’y peux rien! En tout cas, je peux témoigner que les nouvelles se vendent parfois bien, contrairement à ce que l’on a coutume de dire – du moins en ce qui concerne les recueils publiés par Zulma: les nouvelles de Marcus Malte et de Zoyâ Pirzad, par exemple, se sont très bien vendues. Pour en revenir au livre de Dominique Paravel, outre qu’il est très abouti sur le plan littéraire, je pense que son sujet "vénitien" va intéresser beaucoup de gens; Venise est un thème "porteur" qui suscite à coup sûr l’engouement – aussi bien chez les lecteurs que chez les auteurs: je reçois en moyenne un à deux manuscrits par trimestre où il est question de Venise. De plus, ces nouvelles s’adressent autant aux amoureux de Venise qu’à ceux qui n’y sont jamais allés; je suis moi-même un grand amoureux de cette ville, et j’ai trouvé dans ce livre des choses que je ne connaissais pas, et aussi des choses que je connais mais qui sont traitées de telle manière qu’elles me font rêver… Publier ce recueil, facile à emporter et à lire quand on est en vacances, juste avant l’été, va permettre d’"amorcer la pompe" si je puis dire et de commencer à faire circuler le nom du label. D’ailleurs les premières indications laissent penser que les objectifs de vente sont atteints, voire même légèrement dépassés… Comme je sors un deuxième livre en septembre – un roman intitulé La Maison Matchaiev, écrit par Stanislas Wails et qui me semble avoir un beau potentiel, notamment parce qu’il reflète bien l’état d’esprit de la génération des 20-30 ans d’aujourd’hui – le terrain aura été un peu préparé…

Votre programme éditorial est-il établi au-delà de ces deux titres?
Oui: un troisième titre est prévu pour janvier 2012 – un roman d’amour entre un juif et une musulmane sur fond de guerre d’Algérie, d’une jeune femme qui en est à ses débuts.

Et ensuite? Est-ce la porte ouverte à l’aventure?
J’ai bien sûr des idées quant aux publications qui vont suivre – mais, comme je vous l’ai dit, je ne peux pas sortir pour l’instant plus de trois livres par an. Et le rythme des parutions sera adapté en fonction de la réception des ouvrages déjà parus… Pour l’après-janvier, j’ai déjà repéré deux ou trois manuscrits que je dois relire de près. J’ai rencontré l’un des auteurs, à qui j’ai donné quelques conseils de réécriture et qui m’a envoyé la seconde version de son texte. Un autre de ces manuscrits a été revu par son auteur sans que j’intervienne – je dois maintenant lire cette nouvelle mouture, et j’attends la version remaniée du troisième, qui nécessitait selon moi pas mal de retouches. Ces textes m’ont paru intéressants mais je ne me suis encore engagé pour aucun – le risque étant que, si au bout du compte je décide de ne pas retenir un texte, l’auteur aille se faire publier ailleurs, fort du travail que nous aurons fait ensemble… Pour le moment, ces trois manuscrits sont en suspens et, comme mon programme est établi jusqu’en janvier, cela me laisse un peu de latitude pour prendre une décision et continuer à lire des manuscrits pour Zulma – par exemple celui de cet auteur confirmé que j’ai reçu ce matin et qui a aussi été envoyé à Gallimard et Actes Sud. S’il est remarquable, je veux être le premier à réagir; je dois donc le lire assez vite. Et puis j’attends encore de recevoir LE texte extraordinaire qui va bouleverser mon catalogue, comme cela avait été le cas, par exemple, avec Là où les tigres sont chez eux, de Jean-Marie Blas de Roblès!


Vous êtes donc demandeur de manuscrits, malgré le nombre important que vous recevez?
Je suis demandeur d’un certain type de manuscrits: en précisant que je publie des premières œuvres j’évite a priori à des auteurs confirmés d’envoyer des textes destinés à "Serge Safran éditeur". En revanche je compte bien attirer de jeunes auteurs… À cet égard, un passage sur France Culture la semaine dernière a eu très vite son petit effet: j’ai évoqué le lancement du label et cela m’a valu de recevoir trois ou quatre manuscrits. J’espère que cet afflux va continuer. Après, bien sûr, il faut se donner le temps de les lire. C’est une autre histoire…

 

Propos recueillis le mardi 26 avril 2011 dans les locaux des éditions Zulma.

 

* Peu avant que soit lancé son label, Serge Safran a publié chez Léo Scheer un roman, Le Voyage du poète à Paris (officiellement sorti en librairie le 2 mars 2011). Pour découvrir ses facettes d'écrivain, l'ensemble de sa bibliographie – et d'autres choses encore, la visite de son site d'auteur s'impose. Un bel espace web, sobre mais à l'iconographie superbe.

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25 mars 2011 5 25 /03 /mars /2011 10:09

La présentation de saison au Lierre, en octobre dernier, m’avait donné un avant-goût des plus prometteurs d’Électre mise en scène par Pascal Larue, fondateur du théâtre de l’Enfumeraie. J’avais alors visité le site internet de la compagnie et j’y avais découvert l’histoire de son nom cendreux, celle du lieu, des gens, des spectacles… Tout cela fort agréablement conté, avec style et chaleur. C’est une très belle histoire, comme toutes celles qu’écrivent les gens réunis par une passion commune pour une certaine forme d’art et une même éthique artistique. Pour avoir assez longuement parcouru cet espace en Toile, que je range parmi les mieux conçus et les plus conviviaux, j’avais une petite idée de ce qu’était le Théâtre de l’Enfumeraie avant d’assister à l’une des cinq représentations d’Électre données au Théâtre du Lierre au tout début du mois de mars.

Mais justement: loin de combler ma curiosité ce que j’avais découvert avait aiguisé mon intérêt. Voir le spectacle le décupla. Je sollicitai donc une rencontre avec Pascal Larue qui trouva le temps de m’accorder une bonne heure d’entretien. Ce fut un bonheur que de l’écouter parler, raconter de sa voix claire et allègre avec, à tout moment, un trait d’humour qui fait fuser le rire. Je ne suis pas sûre de savoir transmettre cela à l’écrit car transcrire est forcément trahir, quelque effort que l’on fasse pour tâcher d’être fidèle, autant qu’au sens des mots, à la texture d’une voix et à ses inflexions qui en sont la sève. Mais au moins ce qui suit donnera-t-il à connaître un peu de ce théâtre sarthois où se cristallisent une conception de la culture et du spectacle vivant qui mérite un large écho.


 

Portrait_P-Larue.jpgLa petite histoire du Théâtre de l’Enfumeraie
Pascal Larue :
Le théâtre de l’Enfumeraie s’est fondé il y aura bientôt trente ans, en 1982. Nous sommes implantés à Allonnes, une sorte de banlieue ouvrière du Mans, et nous y animons le théâtre de Chaoué, un lieu qui tire son nom du quartier où il se trouve. Allonnes est une cité qui a émergé dans les années 1960, pour accueillir les travailleurs des usines Renault situées sur l’autre rive de la Sarthe; c’est aujourd’hui une ville qui a été sinistrée, à la suite des différentes crises qui sont survenues au fil des années. Nous n’avons pas bougé de là depuis notre implantation: c’était dès le départ un choix que de s’installer là où la culture n’était pas présente et de faire en sorte que nos spectacles soient accessibles à tous – l’entrée est libre: les gens ne paient pas pour entrer, il n’y a pas de billetterie. Les spectateurs qui le peuvent donnent quelque chose en sortant, selon leurs moyens. C’est comme ça pour tous les spectacles. Ce n’était pas très courant à l’époque, même si aujourd’hui ce genre de démarche est davantage "à la mode". Tout ça pour dire que notre souci a été dès nos débuts d’aller vers les publics pour qui la culture ne semble pas importante, encore moins indispensable et essentielle. Nous pensions – dans les premiers temps avec une conviction militante un peu idéaliste – qu’en procédant ainsi nous allions changer le monde… Maintenant, nous avons compris que si nous nous n’étions pas changés, c’était déjà très bien ! Parce qu’en allant dans des endroits plus riches, où s’exerce un pouvoir plus grand, où les institutions ont davantage de place et où il y a davantage de mensonge, on peut très facilement perdre son âme. Pinter décrit très bien les lieux de ce genre dans ses pièces… À Allonnes, en face de notre théâtre, nous avons les Restos du cœur, des tours HLM… nous savons dans quel monde nous sommes ; nous ne pouvons pas perdre contact avec la réalité ni croire que nous sommes des artistes à l’abri dans leur tour d’ivoire – nous ne pouvons pas nous perdre dans notre image d’"artiste", ce n’est pas possible!
À l’instar de beaucoup d’autres compagnies, nous avons été victimes des coupes budgétaires de l’État dès 2002, à la suite d’une première réforme qui a réduit le nombre des compagnies conventionnées. Dans notre banlieue, nous n’offrions pas grand intérêt pour les politiques, et on nous a déconventionnés en nous disant qu’on pouvait toujours formuler des demandes d’aide au projet. Ce que nous avons fait, sans jamais rien obtenir… Mais nous avons eu la chance de conserver le soutien du Conseil régional, du Conseil général et de la ville d’Allonnes – le premier a été à droite puis est passé à gauche, le deuxième est dominé par l’UMP, et Allonnes est une municipalité communiste: indépendamment de leurs orientations politiques, les institutions locales ont compris l’étendue et l’importance de notre travail – parce qu’en trente ans, nous avons quand même accompli un gros travail, d’animation, d’incitation à la création, etc. Je ne dis pas que leur soutien ne s’est pas fragilisé ces derniers temps – les problèmes financiers touchent tout le monde et ces institutions ont, elles aussi, plus de difficultés à nous aider – mais, pour l’instant, aucun écho ne nous est parvenu comme quoi on allait nous couper les vivres… Et puis il y a si longtemps que la DRAC ne nous accorde plus de subventions pour créer que nous avons eu le temps d’apprendre à fonctionner sans elles… Et nous avons une autre chance: en tant que "ville en difficulté", Allonnes bénéficie d’une aide de l’ANRU [Agence nationale pour la rénovation urbaine - NdR] et notre théâtre – une vielle grange de quatre-vingts places qui n’a jamais été réhabilitée depuis son ouverture – fait partie de la dernière tranche de réhabilitation programmée. Cela signifie qu’un budget a été voté et que l’État va financer 80% des travaux. Notre théâtre va donc pouvoir être rénové, et agrandi – mais je croise les doigts parce qu’avec la crise, tout peut être finalement annulé. Je suis presque désolé d’évoquer ces perspectives de rénovation ici, au Lierre… Je pense que ce théâtre est victime des circonstances – je veux dire que, s’il n’y avait pas ces chantiers de reconstruction, si le lieu n’était pas promis à la démolition, la compagnie aurait très probablement pu poursuivre ses activités, avec sans doute moins de moyens financiers, mais elle n’en serait pas là où elle en est aujourd’hui. Je crois que les institutions ont profité d’une situation: puisqu’il y a démolition, il y a un bouleversement et les forces qui veulent casser ce qui est en place ont une brèche où s’engouffrer. Je suis presque sûr que les choses se passeraient de la même façon pour nous si notre grange devait être démolie – mais les enjeux politiques ne sont pas du tout les mêmes à Allonnes et dans le 13e arrondissement de Paris…

 

De l’Enfumeraie au Lierre
Pascal Larue :
Pour moi ça a été très vite une évidence que ce spectacle-là [Électre - NdR] était fait pour ce lieu-là – le théâtre du Lierre. Si nous devions jouer Électre à Paris, ça ne pouvait pas être ailleurs qu’ici parce que ce spectacle est en parfaite harmonie avec ce que défend cette compagnie, avec son éthique et ses conceptions artistiques. Comme nous, le Lierre conçoit des spectacles qui donnent leur part au chant et à la danse autant qu’au texte, qui ont vocation à mêler plusieurs formes artistiques, et dont la beauté repose sur la puissance des comédiens à engager totalement le corps dans tous les domaines. Cette orientation fait partie de l’identité du lieu et des recherches de Farid, elle est partagée par les artistes qu’il invite. Ce n’est pas très surprenant: Farid et moi venons du même socle; nous avons été formés tous deux à l’école Lecoq mais ce n’est pas au cours de cette période que nous avons réellement fait connaissance; mes premiers contacts véritables avec le théâtre du Lierre remontent aux années 1990. À cette époque Alloal, qui a longtemps accompagné Farid, est venu plusieurs fois chez nous animer des stages de voix, destinés aussi bien aux comédiens amateurs qu’aux professionnels du coin. Et parmi les artistes que nous accueillons régulièrement en résidence il y a la compagnie À Fleur de peau, elle aussi en compagnonnage de longue date au Lierre (une petite parenthèse pour préciser ici que notre salle est un "lieu d’aide à la création", c’est-à-dire que nous n’avons de mission de diffusion – nous ne nous en sommes pas donné; nous ne programmons pas de spectacles déjà prêts comme le fait le Lierre mais nous accueillons des gens qui viennent créer leur spectacle chez nous : nous les hébergeons, nous assurons leurs repas pendant leur période de résidence qui va de deux semaines à trois mois et ils créent leur spectacle au théâtre de Chaoué). Denise Namura et Michael Bugdahn [les fondateurs de la compagnie de danse contemporaine À Fleur de peau - NdR] sont de très grands amis et, lorsque nous avons monté Électre, il y a trois ans, j’ai dit à Denise que, si nous décidions de faire tourner le spectacle, et qu’il doive se jouer à Paris, ce ne pouvait être qu’au Lierre. Nous ne faisons pas tourner tous nos spectacles; nous avons une salle qui est presque toujours pleine, et un public fidèle. Je ne cherche donc pas trop à vendre mes spectacles ailleurs. Par exemple nous avons repris Électre pendant trois saisons et à chaque fois il y a eu du public; il n’y avait donc, pour moi, aucune raison d’aller jouer la pièce ailleurs… Mais les comédiens ont parfois besoin de rencontrer d’autres gens, de se produire dans d’autres lieux, d’autres contextes – c’est vrai que sortir de son cadre habituel est assez stimulant, ça régénère… et tout le monde, à l’Enfumeraie, a eu envie qu’Électre s’exporte. Voilà comment nous sommes arrivés au théâtre du Lierre – mais ce n’est certainement pas une démarche opportuniste! Deux ans se sont écoulés avant qu’ils nous fassent venir; la décision a été longue à prendre, sans doute parce que la compagnie était prise par d’autres préoccupations, en particulier ce conflit avec les institutions qui les subventionnent. Et j’aurais pu contacter d’autres salles à Paris – d’autant que ce n’est pas au Lierre qu’il faut se produire en ce moment si on veut se gagner les faveurs des décisionnaires qui ont des sous (rires). Mais comme je me fous de cet aspect des choses, nous avons décidé, avec l’administrateur, que nous n’irions pas démarcher d’autres théâtres et que si on venait à Paris, ce serait au Lierre. Pas ailleurs.

 

Electre-TN1.jpg

 

Pour aller d’Électre à Électre
La pièce montée par le théâtre de L’Enfumeraie, bien qu’intitulée Électre, est un assemblage de plusieurs pièces portant ce titre. L’essentiel du texte provient de la tragédie de Sophocle et de celle d’Hugo Von Hofmannsthal. S’y glissent des extraits de Sénèque, et un final signé Pascal Larue… Cette mosaïque est le résultat d’une longue et profonde réflexion personnelle, qui a accompagné un cheminement théâtral lui aussi inscrit dans la durée.
Pascal Larue :
L’histoire d’Électre me fascine depuis très longtemps. Et puis ce mythe a un parcours assez étonnant: ses origines remontent, en gros, à quelque cinq siècles avant Jésus-Christ puis, après Sénèque, on n’en entend plus parler. Il disparaît littéralement des tablettes jusqu’à l’aube du XXe siècle et là il resurgit… De manière incroyable: dans toute l’Europe, partout où se répandent les théories de Freud, de grands écrivains s’emparent du mythe – Hofmannsthal, Duras, Sartre, Pasolini… et Yourcenar mais chez elle, ce n’est pas Oreste qui tue: au moment du tuer sa mère il est lâche (il lâche la hache) et c’est Électre qui ramasse la hache et qui tue. Ce n’est pas la fille qui est lâche, c’est l’homme: ça c’est Yourcenar (rires)! En y regardant bien, on voit que la résurgence du mythe d’Électre correspond à une période historique où la religion est battue en brèche, où l’on remet en question l’existence de Dieu, et du coup, avec la suppression d’un "divin" transcendant, la place des femmes reprend tout son sens. Le combat des femmes devient lisible, visible et possible. Cette coïncidence entre l’émergence d’un combat féministe, le relâchement de l’emprise du divin sur la conscience humaine et la résurgence du mythe d’Électre m’a beaucoup questionné; et à travers de nombreuses lectures, j’ai fini par comprendre que derrière le mythe, c’est l’avènement d’une justice qui n’est plus divine mais humaine qui est raconté. Et cette justice-là est un des outils principaux de la démocratie dans la société moderne… Quand, en 1905 en France, l’État se sépare de l’Eglise, cela signifie que c’est la justice des hommes qui prévaut. Quand on va au bout de l’histoire avec Sophocle – parce que la tragédie d’Électre n’est que le premier volet d’un ensemble plus vaste, l’Orestie – on assiste au jugement d’Oreste, qui ensuite est caché par Athéna dans son temple. Les Érinyes, les déesses de la vengeance qui ont armé le bras d’Oreste pour qu’il tue sa mère, maintenant arment d’autres bras, ceux des servantes de Clytemnestre, pour venger la reine. Et elles assiègent le temple d’Athéna. Celle-ci, pour mettre un terme au cycle des vengeances, annonce que les dieux se retirent de l’affaire et donnent aux hommes le pouvoir de juger les leurs: il y aura désormais un droit basé sur une jurisprudence, selon laquelle un crime sera jugé par une cour, qui établit les lois. On ne se venge plus. Ce droit sera incarné par des juges, des sages acceptés par toute la population qui rendront des décisions incontestables. Les Érinyes acceptent la solution d’Athéna parce qu’elles sont persuadées qu’Oreste sera condamné – le matricide est un crime tellement horrible qu’il ne peut en être autrement. Mais Athéna manipule les sages athéniens qui vont être nommés juges pour qu’ils absolvent Oreste, et celui-ci est acquitté. Parce que tuer la mère quand celle-ci a tué le père n’est pas illégitime. En d’autres termes, une reine n’a pas le droit de se débarrasser de son mari même si celui-ci a commis des crimes particulièrement horribles, par exemple sacrifier sa propre fille comme Agamemnon l’a fait avec Iphigénie. Donc si on lit bien le texte de la jurisprudence, on entend bien l’exclusion des femmes du politique (rires)… On institue la démocratie et la justice des hommes mais pas pour tout le monde et surtout pas pour les femmes. D’ailleurs, dans la Grèce antique, elles n’avaient pas le droit d’aller au théâtre. Et les rôles féminins étaient joués par des hommes.
Comme cette histoire d’Électre me fascine depuis longtemps – je ne sais pas pourquoi… Il y a un mystère entre Électre et moi; peut-être des comptes à régler avec ma mère, qui était prof de français-latin (rires)… Cette blague mise à part – qui n’en est peut-être pas une (rires) – j’ai donc beaucoup travaillé sur les différentes versions d’Électre, j’ai fait de nombreuses recherche autour de ce qui, finalement, est une histoire de famille… mais je crois que mon intérêt s’est véritablement cristallisé quand j’ai commencé à enseigner le théâtre aux élèves des classes L3 [classes de l’enseignement secondaire préparant au bac option théâtre - NdR] d’un lycée du Mans. J’ai fait ça pendant dix ans; dans ces classes, en général, il y a une forte majorité de filles; il faut donc trouver des pièces avec suffisamment de rôles féminins intéressants pour pouvoir les faire jouer, et il n’y en a pas tant que cela… Vous avez par exemple La Maison de Bernarda Alba, de Garcia-Lorca… et Électre. Ce travail a accru mon intérêt pour ce motif de "la jeune fille et la mort", qu’on retrouve d’ailleurs chez plein de grands poètes. De plus, nous étions à l’époque en pleine émergence du mouvement punk et il y avait beaucoup de jeune filles très punk au lycée – et je trouve qu’Électre est punk d’une certaine façon: comme chez ces jeunes, il y a de la révolte chez elle, une très grande colère sans doute mal placée, mais qui se justifie. Pour Électre, c’est No Future. D’ailleurs chez Hofmannsthal, elle vit pour tuer sa mère et elle meurt après le crime. Elle est tellement refermée sur son deuil, sa vengeance qu’on ne peut pas l’aimer. En revanche, j’ai de l’empathie pour Clytemnestre, même si elle est complètement folle…
J’ai d’abord monté la pièce de Sophocle dans son intégralité. Puis je me suis intéressé plus spécialement aux scènes qui confrontent Clytemnestre et Électre – j’ai ainsi réalisé un montage de toutes les scènes mère-fille tirées de toutes les versions d’Électre disponibles, celle qu’en ont donné Sartre, O’Neill, Yourcenar, etc. Ensuite j’ai animé deux stages pour des comédiennes professionnelles, toujours autour de la figure d’Électre, dont un portait sur la pièce de Hofmannsthal, et je me suis rendu compte que cette pièce racontait autre chose. Je ne me suis pourtant pas décidé à la monter… Peut-être parce que je trouvais que cette pièce, tout en apportant une grande modernité au mythe, était trop ancrée dans l’optique freudienne et que c’était trop réducteur de limiter ce mythe à l’enjeu d’un conflit mère-fille. Peut-être aussi mon hésitation venait-elle de ce que Hofmannsthal évacue le chœur, ce personnage théâtral très à part, qui me fascine et que j’ai découvert pendant ma formation à l’école Lecoq. Le chœur, et le conteur, sont les deux personnages fondateurs du théâtre et pour moi ils représentent un peu son essence: dans un spectacle de conte, il y a toute la simplicité originelle du théâtre et derrière cette simplicité pour moi il y a le chœur. À l’Enfumeraie, tous les comédiens sont conteurs et tous ont dans leur répertoire des programmes de contes avec un musicien. Le chœur est fascinant parce qu’il incarne cette idée qu’on peut parler ensemble d’une seule voix. Ce n’est pas tellement moderne ! Et cela n’a pas forcément bonne presse partout… Par exemple, j’ai beaucoup travaillé en Russie du temps de l’URSS et là-bas, parler d’une seule voix n’avait pas une image très positive… En revanche, aujourd’hui et dans notre pays, je trouve que ça a du sens de penser que nous ne sommes pas que des voix individuelles et qu’à un moment donné il est important de savoir s’accorder autour d’idées complexes parfois contradictoires, de s’unir pour défendre ensemble des points de vue différents… C’est ainsi qu’a germé l’idée de fusionner les textes de Sophocle et de Hofmannsthal, de mettre dans le même pot l’ancien qui permettait de réintroduire le chœur, et le moderne qui apporte au mythe son actualité. Et puis je me suis aperçu que cette fusion avait d’autres avantages: je pouvais mettre en regard deux identités féminines, les servantes de Clytemnestre que met en scène Hofmannsthal, et les femmes mycéniennes qui accompagnent Électre, que l’on entend chez Sophocle. Cela enrichissait le chœur et cette idée de fusion est restée. Elena Rossi, qui est l’auteur de la nouvelle traduction de la pièce de Hofmannsthal dont je me suis servi – encore inédite mais qui devrait sortir aux éditions de l’Arche – partageait ce point de vue et elle m’a aidée à faire le montage textuel; nous avons même rajouté des morceaux de Sénèque pour que l’histoire d’Iphigénie soit plus présente et que la reine en devienne plus sympathique – car nous avions envie que le spectateur ait de l’empathie pour elle.
Aux mots de Sophocle, de Sénèque et d’Hugo von Hofmannsthal s’ajoutent, à la fin, ceux de Pascal Larue…
Ces quelques lignes que j’ai écrites sont davantage un épilogue qu’un final. Elles résument un peu la part de l’histoire qu’on ne joue pas – parce que tous ces écrivains qui ont récrit le mythe d’Électre au XXe siècle l’ont ramené dans notre modernité freudienne en le dénaturant d’une certaine façon: alors que pour les Grecs il était hors de question de jouer Électre isolément, les modernes ont fait, de ce qui n’est qu’un épisode de l’Orestie, le cœur d’une pièce autonome pour mettre en exergue cette idée que les filles veulent se débarrasser de leur mère et que les fils ont besoin de la tuer. Ils oublient le jugement final dans lequel Électre a disparu et Oreste remis sur le trône. La loi du Père triomphante. Du coup ça devenait intéressant pour moi de questionner la deuxième partie de cet épisode qu’on ne raconte plus… Ce jugement qui exclut les femmes de la vie politique… surtout en ne faisant jouer que des femmes.

 

Au bout des choix scéniques: un formidable brassage culturel
Pascal Larue :
En effet, on voyage beaucoup à travers les cultures dans ce spectacle – surtout les cultures orientales… C’est un peu notre façon de répondre à la mondialisation et de donner à cette pièce un caractère universel. Nous n’avons pas voulu nous situer dans une pseudo reconstitution de la Grèce antique, ça ne veut rien dire… et nous n’avons pas davantage cherché à "faire moderne" – c’est une démarche qui aboutit en général à une espèce de kitsch que je ne supporte pas. Le spectacle reflète cette grande diversité d’influences auxquelles on est soumis aujourd’hui… Ainsi avons-nous, par exemple, intégré des chants bulgares, bretons, japonais… avec en plus par moments des onomatopées et de la vocalise pure – comme quand Électre chante au début: c’est une plainte, qu’on a improvisée ensemble. Puis nous avons puisé dans les Mystères des chants bulgares – ce sont des chants traditionnels très étranges, avec des sonorités qu’on n’entend nulle part ailleurs et qui célèbrent les événements de la vie quotidienne: le travail, les mariages, les naissances, les morts… Les femmes bulgares chantent encore comme ça aujourd’hui, a capella, en chœur, et c’est sans doute ce qui se rapproche le plus de la façon dont on chantait dans l’Antiquité. Nous avons enfin choisi des chants funèbres puisque la pièce raconte un deuil. En France la tradition du chant dans les rites mortuaires s’est complètement perdue mais elle persiste dans beaucoup de régions du monde, et nous avons travaillé à partir de cette pluralité. En Albanie, en Corse, ce sont les hommes qui chantent pour les funérailles, en Tunisie, et dans la plupart des pays d’Asie, comme l’Indonésie, ce sont les femmes qui entonnent les lamentations funèbres – le dernier chant, quand Oreste monte sur le trône, est indonésien.

Electre-TN2.jpg

Parmi toutes ces références on note une forte empreinte japonaise, dans le décor en particulier avec cette façade de palais ressemblant fort aux cloisons de papier de riz des maisons nippones. Et Oreste, quand il apparaît à la fin de la pièce mû par trois longs bâtons, renvoie au bunraku, l’art des marionnettistes japonais – Japon toujours, même si son costume et son masque parlent du Kerala.
Pascal Larue :
Cet aspect japonisant du décor m’est apparu tout de suite une fois qu’il a été réalisé, mais ça ne m’avait pas sauté aux yeux pendant la conception; nous essayions surtout de travailler autour de tout ce qui est "couleurs primaires "; avec une forte dominante de rouge puisque c’est une tragédie. En y réfléchissant, je me dis que ce n’est pas un hasard si le Japon a ainsi surgi du travail que j’ai mené avec le régisseur-décorateur après avoir imaginé le schéma général du décor: s’il y a aujourd’hui une société capable de comprendre dans sa chair, dans son corps, dans sa culture profonde la tragédie, c'est-à-dire cette verticalité de la relation entre les dieux et les hommes, c’est la société japonaise. Ce sens du tragique est sans doute répandu dans d’autres pays, particulièrement dans l’ensemble de l’Extrême-Orient, mais il me semble que c’est au Japon qu’il est le plus aigu. Je ne pense pas que l’on rencontre ailleurs une spiritualité qui fasse ainsi du tragique sa colonne vertébrale, qui se situe dans cette verticalité tendue où le corps de l’acteur est une caisse de résonance des forces qui le dépassent… et s’il y a un endroit au monde où le théâtre continue à perpétuer cette tradition-là, c’est le Japon. Ce que je dis là n’est absolument pas une justification intellectuelle : cette prise de conscience du lien avec la culture japonaise n’est venue qu’après coup; on est d’abord dans l’action, on fait puis, après, on réalise qu’en effet, tel ou tel élément "est japonisant"…

 

De la musique à la méthode de travail en général…
Pascal Larue :
J’ai très vite choisi le violoncelle comme instrument d’accompagnement. J’ai donné quelques indications générales et c’est la musicienne, Sabine Ballasse, qui a composé les morceaux. Au départ il ne devait y avoir qu’un seul violoncelle. Puis Camille, l’une des comédiennes qui incarnent le chœur, m’a dit qu’adolescente elle avait fait du violoncelle – ce que j’ignorais quand je l’ai recrutée: elle me l’a appris au moment où je lui ai dit qu’il y aurait une musicienne sur scène. Alors j’ai revu mon choix, je lui ai dit qu’elle allait devoir se remettre à son instrument, et voilà pourquoi il y a deux violoncellistes dans le spectacle! Et si j’ai travaillé sur une traduction de l’Électre de Hofmannsthal encore inédite, c’est aussi à la suite d’un enchaînement de hasards au terme duquel, d’ailleurs, la traductrice est devenue une collaboratrice à part entière pour le montage de la pièce… Ces surgissements me fascinent et me confortent dans cette idée que ma façon de travailler doit rester artisanale. Si on s’efforce de tout prévoir à l’avance, comme un général en campagne, et qu’on dirige les comédiens comme des petits soldats, finalement on tue la création. Il faut laisser les choses survenir et ne pas aborder son travail de mise en scène avec trop d’idées arrêtées. Quand les choses doivent se faire, elles se font…

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23 juin 2010 3 23 /06 /juin /2010 16:15

Née à Bruxelles, venue à Paris pour y poursuivre des études supérieures de Lettres et ayant depuis élu domicile dans la capitale française, aujourd’hui sur le point d’aller s’installer temporairement à Berlin, Diane Meur bouge beaucoup. Traductrice de l’allemand et de l’anglais en plus d’être une romancière aimant à situer ses récits dans le passé, elle traverse aussi les frontières par la plume.

On n’écrira pourtant pas de Diane Meur qu’elle est nomade – le voyageur qui l’est marche et vogue au gré des vents plus qu’il ne gouverne ses pas. Or il n’y a rien d’erratique ni de hasardeux dans ses déplacements: elle va où l’emmènent son travail, sa curiosité, ses inclinations électives… Elle s’approprie le lieu selon ce qui l’y conduit. Si, pour elle, la notion d’"appartenance nationale" n’a pas grande importance, en revanche elle s’interroge beaucoup sur ce qui pousse un État à se revendiquer propriétaire de telle ou telle terre au point d’en arriver à guerroyer pour affirmer et défendre cet ancrage. Ce questionnement fonde le dernier roman qu’elle a publié, Les Vivants et les ombres. Inscrit dans les années courant de 1730 à la veille de la Première Guerre mondiale, il couvre plus d’un siècle d’histoire germano-polonaise retracée à travers le destin des Zemka-Ponarski, une grande famille aux racines en partie aristocratiques implantée en Galicie, région tampon où se sont cruellement cristallisés tant d’enjeux nationalistes et qui est aujourd’hui partagée entre l’Ukraine et la Pologne.


couv-origine_vivants-ombres.jpgLoin d’être la saga historique à laquelle une telle présentation pourrait laisser croire, Les Vivants et les ombres est un roman surprenant à bien des égards, remarquable en tout cas par son écriture extrêmement soignée et sa construction complexe dont la cohérence jamais ne se fissure. Doublement couronné dès sa parution, à la rentrée 2007, par le prestigieux prix Rossel et sa déclinaison "Rossel des jeunes", il a ensuite obtenu en 2008 le prix du meilleur roman adaptable au cinéma décerné lors du Forum international Littérature et cinéma de Monaco, et le prix du roman historique, attribué au cours des Rendez-vous de l'Histoire de la ville de Blois. Paru au Livre de Poche au printemps 2009, il figurait parmi les ouvrages finalistes pour le Prix des lecteurs du Livre de Poche en catégorie "Littérature". Cette carrière bien remplie se poursuit presque trois ans après sa sortie puisqu'une traduction en anglais est en cours.
Sans être au faîte de l’actualité éditoriale, il reste cependant "d'actualité". D’abord parce qu’un livre de valeur ne cesse jamais d’être "d’actualité". Et parce que, outre ses qualités littéraires, il traite de la question des nationalités, que l’on sait particulièrement brûlante en de trop nombreux endroits du globe.

 

 

Bruxelloise d’origine, vous êtes installée à Paris. Qu’est-ce qui vous a conduite dans la capitale française?

Diane Meur: 
Mes motivations sont assez complexes et ça nous mènerait un peu loin que d’en explorer les détails. Disons que je suis venue à Paris à 17 ans, pour suivre des études supérieures. Je suis entrée en hypokhâgne, puis en khâgne, et j’ai ensuite intégré l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Cette démarche relevait d’une sorte de mythologie personnelle – Normale sup’, la rue d’Ulm… cela me faisait rêver. Mais en fait je ne savais pas trop dans quoi je m’engageais. Je me suis finalement trouvée dans mon élément, et il s’est avéré que je n’avais pas fait un trop mauvais choix.
Une fois les études finies, la décision de rester à Paris s’est prise tout naturellement: j’avais des diplômes français, toutes mes amitiés étudiantes – très fortes – s’étaient nouées ici, et c’est à Paris que j’ai eu mes premières opportunités professionnelles. Et comme je n’avais pas vraiment gardé de contacts avec des gens de mon âge à Bruxelles, je n’avais, en fait, aucune raison de revenir en Belgique. De toute façon, je ne suis pas si loin que ça de Bruxelles (rires). Je ne peux pas dire que j’aie l’impression d’être "à l’étranger" ; je ne me sens ni déracinée, ni émigrée… 350 km de distance sans changer de langue, ce n’est pas du déracinement pour moi ; ce n’est pas "le grand saut". La Belgique et la France ont tout de même des cultures très proches, et les frontières sont très perméables. Pourtant, j’ai été invitée à Buenos Aires pour intervenir dans une table ronde à propos des écritures du déracinement, de l’exil… Je ne savais pas quoi dire! Je ne me sentais pas à ma place dans ce colloque où il y avait des écrivains dont les situations étaient vraiment incroyables, par exemple une Japonaise qui écrivait en espagnol…

 

Avez-vous malgré tout le sentiment aigu d’appartenir à une communauté nationale belge?
Non, pas du tout – il faut dire que le "sentiment national" n’est pas une notion très ancrée chez moi (rires)…. Et je ne suis pas sûre qu’il y ait beaucoup de Belges qui éprouvent un fort sentiment national. C’est un pays qui n’est pas un État-nation, qui n’a pas de ciment culturel comme peuvent en avoir des États plus anciens – en tout cas c’est ainsi que je ressens les choses. On parle souvent de "l’esprit belge", d’un certain sens de l’absurde qui serait cultivé en Belgique… peut-être cela est-il dû à une absence de forte identité nationale?


Que représente pour vous le terme de "belgitude"?
Pour moi, c’est une sorte de distanciation un peu humoristique, par rapport aux affrontements linguistiques entre Wallons et Flamands par exemple (rires). J’ai l’impression que ce sont deux communautés qui se développent en se tournant le dos plutôt que deux identités nationales qui s’affrontent. D’ailleurs il y a très peu de traductions d’auteurs flamands en Belgique francophone, et très peu de traductions en flamand d’auteurs belges francophones – je trouve cela très frappant. La porosité culturelle est grande entre les Pays-Bas et la communauté flamande, entre la Belgique francophone et la France, mais quasi nulle entre Wallons et Flamands alors qu’ils font partie d’une même "nationalité"…

 

La porosité est grande en effet entre France et Belgique francophone... Il y a beaucoup de Belges édités en France, mais il y a aussi nombre d’auteurs français qui vont voir en Belgique ce qui se passe, car il y a beaucoup de maisons très dynamiques qui vont oser publier ce que de gros éditeurs français n’oseraient pas sortir…
Oui… cette osmose me paraît mieux fonctionner qu’entre la France et la Suisse francophone, par exemple. Cela dit, si la plupart des librairies francophones de Bruxelles proposent les dernières nouveautés publiées en France à côté d’auteurs locaux, je ne suis pas sûre qu’il soit aussi facile de trouver à Paris une librairie disposant d’un large éventail de parutions belges récentes – hormis celle du Centre Wallonie-Bruxelles.


Bien que n’éprouvant pas de "sentiment national belge", avez-vous tout de même une propension particulière à fréquenter les autres auteurs belges installés à Paris?
En fait j’en connais peu, que je rencontre assez régulièrement aux soirées du Centre Wallonie-Bruxelles par exemple. Mais je ne peux pas dire pour autant que je fasse partie d’un cénacle belgo-belge, ni que je sois membre d’un Cercle-des-auteurs-belges-installés-à-Paris! Par contre, j’éprouve un plaisir particulier à retrouver en Belgique les auteurs belges – il m’arrive très souvent, désormais, de retourner à Bruxelles du fait que j’ai de nombreux contacts professionnels là-bas, ce qui n’était pas le cas pendant les quinze premières années que j’ai passées à Paris – parce que j’ai l’impression d’avoir en commun avec eux un certain esprit, une façon de ne pas se prendre trop au sérieux et de cultiver une sorte de non-formalisme qui n’a pas cours à Paris. Même si nous n’avons pas de sentiment très fort d’appartenance nationale– du moins en ce qui me concerne – il y a, je pense, cet esprit particulier qui nous réunit, cette propension à s’amuser avec ce qui a priori est un peu sombre. Comme le temps: il fait mauvais, souvent gris, et peut-être que ça encourage une certaine forme d’humour? Mais je doute que ce soit purement géographique: j’ai retrouvé ce genre de mentalité chez les Tchèques, chez les Croates – cette espèce d’humour noir, cette tendance à la satire, le goût prononcé pour un fantastique relativement réaliste… toutes choses qui ne sont pas tellement dans la tradition française.

 

Les pays auxquels vous venez de vous référer ont en commun d’avoir connu – ou de connaître encore – de sacrés problèmes quant à leur constitution en État-nation…
Oui, c’est vrai… Peut-être en effet y a-t-il un parallélisme entre ces difficultés liées à l’identité nationale et ce sens de l’humour très particulier qui se développe dans ces pays…

 

carte pologne vivants-ombreVoilà la transition idéale pour aborder votre roman Les Vivants et les ombres. Il est situé en Galicie à une période particulièrement turbulente – correspondant, grosso modo, au XIXe siècle – pour cette région, aujourd’hui partagée entre la Pologne et l’Ukraine. C’est une sorte d’archétype du territoire déchiré…
Oui, c’est une de ces régions d’Europe centrale qui n’ont cessé de passer de mains en mains, de ces territoires aux contours mouvants – bien plus mouvants que ceux des grands États-nations – à l’intérieur desquels les communautés linguistiques s’imbriquent avec une étonnante complexité. Et cela confère à ces pays une grande richesse culturelle: quand on est sur place ou que, du moins, on lit la littérature locale, on sent de manière très aiguë ce feuilletage d’époques, de cultures différentes qui toutes ont laissé des traces, à un niveau ou à un autre. Je trouve qu’il y a quelque chose de vertigineux dans ces frontières qui vont et viennent, se baladent… Ces situations sont comme des cas d’école à opposer aux points de vue des nationalistes selon lesquels il y aurait une sorte d’essence du sol qui aurait de tout temps eu vocation à être "français", "italien", "allemand", etc. L’exemple de la Galicie, dont je me suis emparée pour ce roman, montre bien qu’il n’en est rien: le sol n’est à personne, les hommes passent dessus puis s’en vont… La langue n’a donc rien à voir avec la terre; elle est simplement parlée par ceux qui passent et se promènent dessus.

 

La question linguistique est récurrente dans votre roman. L’on s’attache à parler allemand pour affirmer son niveau culturel, on s’exprime en polonais pour marquer ses convictions nationalistes… La langue a aussi un sens social très fort – par exemple le polonais est la langue des maîtres, le ruthène celle des serfs…
Concernant ce dernier point, cela correspond à une réalité antérieure à 1848. En fait il n’y a aucune conscience nationale dans la paysannerie. Les paysans – même ceux qui parlent polonais – ne se sentent pas du tout concernés par cette ambition de faire revivre la Pologne en tant qu’État ; d’ailleurs ils ne se reconnaissent pas comme "polonais": pour eux, les Polonais sont des gens éduqués, qui savent lire et écrire – ce sont des maîtres. Et ce sont eux qui mènent les luttes d’indépendance. Mais cet antagonisme de classe va évoluer et le point de vue national s’imposer – chacun sera soit polonais, soit ukrainien; la question ne se posera plus en termes de classe sociale mais d’appartenance nationale. Le processus se met en place très progressivement. Et au fur et à mesure que le siècle avance, les paysans polonophones se rallieront aux défenseurs de l’indépendance polonaise. C’est ce glissement dont j’ai voulu rendre compte dans mon roman ; il est passionnant à observer – terrifiant aussi quand on voit ce qu’ont été dans cette région les années qui ont suivi la fin de la Première Guerre mondiale…
Tout passionnants qu’ils soient, ce ne sont pas les problèmes linguistiques en eux-mêmes qui m’ont intéressée mais les prétentions que les communautés humaines peuvent avoir sur les territoires, l’entêtement qu’elles montrent à s’approprier et à englober dans leur entité nationale telle ou telle portion de sol en vertu, justement, de critères linguistiques dont au fond elles ne se soucient pas vraiment – seule compte l’appropriation. Et cela conduit en général à des situations tragiques, à des affrontements sanglants… Mais si l’on réfléchit, ces prétentions nationalistes sont absurdes! Par quelle opération du Saint-Esprit tel ou tel bout de terre appartiendrait-il à tel groupe humain plutôt qu’à tel autre? Je trouve le concept de "nation" très pesant et je pourrais facilement m’en passer – certains mauvais esprits allègueront peut-être que cette absence de conscience nationale vient de ce que je suis belge? (rires) Et Les Vivants et les ombres peut sans doute se lire comme un long pamphlet contre cette idée de "nation"…

 

Le terme "pamphlet" éclaire tout d’un coup ma lecture du roman qui a été de bout en bout dominée par le sentiment diffus  qu’il y avait, à travers les propos de votre narratrice, une sorte d’ironie ou, plus exactement, une façon subtile de tourner en dérision tel ou tel aspect du caractère des personnages – par exemple l’inclination au romantisme de Clara, la tyrannie de Jozef… Mais il est vrai qu’avoir choisi de confier la narration à la maison participe d’une étrangeté humoristique que l’on retrouve dans ces passages où les ustensiles de cuisine, les rideaux de percale prennent la parole… Le ton de votre roman est vraiment singulier!
Je suis contente que vous ayez ressenti cela car c’était bel et bien mon intention que d’introduire de l’humour dans ce roman, et même quelques éléments fantastiques – une maison-narratrice, des objets qui parlent, des fantômes qui se promènent, des morts qui continuent d’influencer les vivants… En revanche, je ne crois pas que l’ironie, bien réelle, soit permanente; s’il y a effectivement des personnages odieux et assez caricaturaux, la narratrice – la maison – éprouve aussi une profonde empathie pour certains – Jozef par exemple. Elle comprend de l’intérieur sa vision du monde sans la partager. La maison abhorre la façon dont Jozef voir le monde mais en même temps elle parle de lui de telle manière qu’on comprend très bien comment il fonctionne et ce qui est à l’origine de son attitude.
Quant à la présence d’éléments "fantastiques", c’est peut-être simplement une façon très métaphorique d’exprimer des choses qui sont par ailleurs bien observables. Le poids des générations précédentes se fait toujours sentir dans une famille, et à l’intérieur de chaque individu aussi. Et puis donner au récit un petit air de "conte fantastique" était un moyen, pour moi, de souligner encore cette absurdité des prétentions humaines sur le sol. Cela dit, je ne sais pas si l’on admet si facilement qu’un roman "historique" puisse aussi être fantastique – mais selon moi, ces deux caractéristiques sont bien présentes dans ce roman; il est très documenté – je ne me suis autorisé aucune liberté en ce qui regarde l’exactitude historique mais en revanche je me suis laissé aller à quelques divagations ainsi qu’à une certaine liberté narrative justement parce que le fond historique et social est solidement construit.

 

Avoir écrit le roman à la première personne en choisissant pour narratrice la maison où vivent les personnages est une démarche plutôt originale. Outre que cela permet l’adoption d’un point de vue à la fois intérieur et extérieur, je me suis demandé si ce n’était pas une façon de mettre en abîme le personnage du romancier et sa position démiurgique – vous prêtez parfois à la maison des propos que ne renierait pas un romancier qui parlerait de lui se regardant travailler et décidant qu’il va faire de tel personnage une fille perdue, de tel autre un tyran domestique, etc.
Quand j’écris, j’ai l’impression très forte qu’à l’intérieur, je grouille de personnages, que je suis habitée par eux et qu’ils sont là, extrêmement présents en moi. Ils prennent la parole dans ma tête et c’est très déstabilisant – je dois alors noter tout de suite ce qu’ils disent, parce qu’ils ne se répètent pas! J’ai parfois l’impression qu’ils commencent à avoir leur vie propre et qu’au fur et à mesure de l’écriture une cohérence se met en place pour chaque personnage ; en me relisant, je m’aperçois qu’au début je n’avais pas encore trouvé la note juste – par exemple, après avoir écrit les premiers chapitres, je me suis relue et je me suis dit que je ne pouvais pas faire parler Jozef comme je l’avais fait, que ça ne lui ressemblait pas et que je devais changer…
Je pense que c’est ce sentiment très particulier d’être "habitée" par les personnages qui m’a permis de m’identifier aussi étroitement à la maison au point d’en faire la narratrice du roman – ce qui, a priori, est une situation assez étrange car on ne s’identifie pas spontanément à une maison mais, malgré cette étrangeté, j’ai vraiment pris très au sérieux ce personnage de la maison-narratrice, jusque dans sa corporéité. Le point de vue de la maison est peut-être proche de celui du romancier, en revanche elle n’est ni dans l’omniscience, ni dans la toute-puissance: elle n’agit pas sur les personnages autant qu’elle le souhaiterait ; son impuissance et son incapacité à bouger lui pèsent. Et de savoir que beaucoup de choses lui échappent la rend furieuse… Du coup, elle envie les êtres humains de pouvoir bouger, s’en aller, obéir à leurs sentiments… vivre en un mot. Elle perd bien quelques tuiles de temps en temps mais ce n’est pas vivre, ça… D’ailleurs, à la fin elle s’incarne. Mais je pense qu’elle en rêvait depuis le début…

 

Restons un peu sur Jozef Zemka-Ponarski, qui est la figure centrale du roman. Personnage complexe, à cheval entre deux mondes puisque né du mariage d’une aristocrate et d’un roturier, il vit mal cette hybridation – il revendique la part aristocratique de son ascendance, la branche Ponarski, et essaie d’oublier la part roturière qu’a apportée son père confiseur. De plus, il meurt à 85 ans, ce qui l’installe dans le récit pratiquement du début à la fin…
Je n’ai pas construit un personnage pareil pour de simples besoins romanesques – j’ai dans un premier temps beaucoup étudié le contexte historique. Cela m’a appris qu’en Pologne, la notion d’aristocratie n’était pas du tout la même qu’en France. D’une part, la noblesse polonaise représentait une fraction beaucoup plus importante de la population, environ 10%. Et, surtout, c’était une classe très composite – par exemple, quand les titres de noblesse ont fait l’objet d’une révision dans la partie russe de la Pologne, des branches entières de familles nobles ont été dépossédées de leur titre. Du coup les gens ont été ramenés à des rangs très inférieurs – pas forcément des serfs mais des paysans. C’est ainsi que j’ai trouvé mention d’un intendant de domaine qui était un descendant des anciens propriétaires. Ce ne sont donc pas seulement les territoires et les frontières qui bougent mais aussi les statuts sociaux – on a été, on n’est plus mais on redeviendra… peut-être tous ces flux et reflux de situations sociales ajoutent-ils un peu d’ironie au ton d’ensemble…


Jozef s’efforce de renier son ascendance Zemka, mais c’est tout de même de ce côté-là que lui vient la fortune: les "Pastilles de la Vierge", ces bonbons créés par son père et qui sont très réputés, font vivre sa famille mais aussi toute la région alentour…
D’abord ce sont des pastilles, pas des bonbons – en fait ces pastilles ont des vertus médicinales, elles sont censées adoucir la gorge. C’est de la pharmacopée préscientifique… On va davantage vers le bonbon, vers la chose mignonne et un peu kitsch quand les Zemka-Ponarski décident de changer le nom et d’appeler les pastilles les "Délices de Sissi"… Mais c’est justement là que tout bascule et qu’ils perdent tout. Cela correspond à une réalité: il y a eu au XIXe siècle des crises économiques comparables aux nôtres – et aujourd’hui, il suffit de se tenir un tant soit peu informé pour réaliser qu’un choix malheureux de nom ou de logo peut conduite à des désastres…


Vous avez dit tout à l’heure que le fond historique de votre roman avait été soigneusement construit. Vous avez donc été très scrupuleuse dans vos recherches documentaires et l’utilisation des informations que vous récoltiez?
Oui, cela tournait même à l’obsession! Par exemple, j’ai cherché à savoir combien de temps il fallait pour qu’un événement survenant à Vienne soit connu dans la campagne galicienne. Cela prenait environ 48 heures. Ce n’est pas anodin: ce genre de détail influe sur la narration et en tenir compte évite de créer des situations non vraisemblables. Reste que ce souci du détail devenait parfois très envahissant!

 

Quelles ont été vos sources?
J’ai d’abord lu des auteurs galiciens – cela remonte à une dizaine d’années. Certains sont assez connus en France, d’autres pas du tout – mais comme je lis l’allemand, j’ai pu accéder à leurs œuvres par des sources autrichiennes. De toutes ces lectures, de style et de ton très variés – ça allait de la petite nouvelle réaliste aux contes fantastiques –ressortait comme un "esprit du lieu": je sentais la Galicie, j’avais vraiment l’impression de connaître cette région à travers ses écrivains et de savoir "comment c’était là-bas" alors que je n’y étais encore jamais allée. C’était très étrange… Ces lectures, ces sensations… tout cela a formé une sorte de paquet, de boule à peu près cohérente et, après avoir relu ces livres, quand l’idée du roman s’est précisée, j’ai abordé des ouvrages beaucoup plus universitaires. La bibliographie est très fournie – parmi les ouvrages de référence, je citerai la somme d’Adam Wandruszka sur la monarchie des Habsbourg, en sept ou huit volumes dont un porte sur le droit, un autre sur l’économie… Étant donné ma formation, je sais comment chercher les informations, comment partir du général pour aller vers le détail, et j’ai ainsi collecté toute une série de petits articles et de documents sur des choses qui me touchaient – par exemple une monographie de vingt pages sur les événements survenus en février 1846 dans le district de Tarnov, ou bien un texte traitant du rôle qu’a eu le clergé uniate dans la constitution de l’esprit national ukrainien…

 

Votre démarche ressemble beaucoup à celle de l’historien bûchant pour écrire un gros essai... Avez-vous également travaillé sur des documents d’époque – des chartes, des documents cadastraux, etc.?
Non, parce que cela aurait impliqué que je passe des mois entiers sur le terrain. Or j’ai un autre métier, une vie de famille qui s’est organisée ici, à Paris, et il m’aurait été trop difficile d’aller m’installer longtemps en Galicie. Mais ça ne me déplairait pas de le faire si je n’avais aucune contrainte… je serais bien capable de me lancer dans des recherches de plusieurs années et de me plonger dans les archives de la police galicienne – mais alors il n’y aurait jamais de roman ! Si l’on veut écrire un roman, vient un moment où il faut savoir arrêter les recherches documentaires. De toute façon, ce travail sur les sources me serait vite devenu impossible car je ne lis ni l’ukrainien, ni le polonais. Je me suis bornée à lire des historiens allemands ou autrichiens qui, eux, avaient déjà effectué le dépouillement puis l’analyse des documents de première main. Ou des traductions anglaises d’ouvrages polonais…

 

Dès lors que vous avez commencé de "sentir" la Galicie, j’imagine qu’entre vos lectures documentaires et la genèse de l’histoire, des personnages, il ne doit pas être vraiment possible d’établir une chronologie?
Non, en effet. Ce qui a été présent dès le départ, c’est le cadre – la maison, les paysages, etc.  – et quelques personnages, par exemple le couple du frère et de la sœur qui apparaît à la fin (c’est un motif très austro-hongrois, très "décadence viennoise"…) et Jozef, avec ses filles. D’autres qui n’avaient qu’une vague présence se sont affinés, précisés au fil de l’écriture. Et d’autres encore s’imposaient en fonction de ce que je lisais: à force de lire, d’entrevoir ce qui était vraisemblable, ce qui se produisait souvent, ce qui pouvait se produire, etc. des personnages se dessinaient qui me paraissaient à même d’incarner tel ou tel aspect des réalités de l’époque. Je fonctionnais par interactions successives, en alternant phases de recherches et phases d’écriture. Comme je ne voulais pas attendre d’avoir fini toutes mes lectures pour commencer à écrire, j’entamais la rédaction, puis je repartais en quête d’informations dès que le besoin s’en faisait sentir. Jusqu’au bout, jusqu’au dernier chapitre il y a eu ce mouvement de va-et-vient entre l’écriture et la recherche. Et ce faisant, je m’apercevais parfois que certaines choses que j’avais écrites devaient être corrigées – par exemple, en me documentant sur les protocoles d’immigration aux États-Unis, je me suis aussi renseignée sur les endroits où les candidats à l’émigration venus de l’empire austro-hongrois prenaient le bateau. Je croyais qu’ils embarquaient à Trieste, mais c’est en Allemagne qu’ils allaient prendre le bateau pour l’Amérique…

 

Je me doute que vous n’avez pas chronométré chacune des phases de votre travail, mais avez-vous tout de même une idée assez précise du temps que vous a demandé l’écriture de ce roman?
Ce sera une estimation un peu "à la louche" parce qu’en effet je ne chronomètre pas. Et puis j’ai d’autres activités qui sont menées simultanément. Mais comme je tiens un journal, je peux remonter assez facilement aux tout débuts, quand j’ai commencé à écrire les premiers mots. J’avais alors une vision globale des premiers chapitres mais sans véritable projet derrière – et cela me ramène à 2004. Il m’a donc fallu à peu près trois ans pour terminer le roman. J’ai passé l’essentiel de la première année à relire quelques livres de mon corpus, sans trop savoir où j’allais. Et par la suite, le travail d’écriture a été entrecoupé de traductions.


La place de l’Histoire, dans votre livre, est assez particulière ; elle est "là" et "pas là": la maison-narratrice est loin de tous les centres névralgiques d’émergences idéologiques, loin des endroits où naissent les mouvements, et pourtant les échos très nets de tout cela lui parviennent malgré tout…
Oui; il est rare que le vent de l’Histoire souffle directement sur moi. [... dit la maison, p. 87 - précision de l'auteur].

 

Quelle belle formule! et qui correspond si bien à la façon dont le livre est conçu – par exemple, on ne trouve jamais la moindre note, et il n’y a pas non plus d’avant-propos situant le contexte du roman, comme c’est souvent le cas dans les romans historiques qui, tout en étant posés comme des fictions assumées sont en général assortis d’un minimum d’annexes documentaires visant à affermir leur ancrage dans la réalité.
En effet, les informations sont là, mais intégrées au récit, à la matière narrative. La maison-narratrice n’est pas historienne, il n’y a donc aucune raison pour qu’elle se mette à pérorer sur "ce qui se passe". Par contre, révéler les événements par le truchement de personnages qui arrivent dans la maison et se mettent à les raconter est parfaitement cohérent. Je voulais qu’il y ait dans mon roman tous les éléments permettant de l’identifier comme "historique" sans qu’ils constituent une simple toile de fond – je voulais, au contraire, que le contexte historique fasse vraiment partie du récit, qu’il soit concrètement là, dans la maison, de façon charnelle, incarnée. Mais j’ai aussi veillé à ne pas égarer le lecteur… j’ai donc fait en sorte qu’il sache toujours, par exemple, en quelle année il se trouve. Finalement, le récit est assez pédagogique – même si c’est très discret. Et puis c’était une contrainte narrative qui m’amusait beaucoup que de tâcher de faire passer dans le récit à peu près tout ce qui se passe à travers l’Europe sans que la narratrice bouge!


Une sacrée contrainte en effet. C’est justement l’un des points forts de votre roman : vous avez tenu jusqu’au bout, sans faillir, chacun des partis-pris narratifs que vous aviez choisis au départ, aussi singuliers soient-ils. La cohérence est parfaite du début à la fin ; les passages "fantaisistes" eux-mêmes participent de la cohésion générale…
La cohérence d’ensemble est thématique – il s’agit de répondre à la question "Qui sont les Zemka?", et aussi de comprendre comment la perception de tel ou tel fait se transforme au fil du temps. Il y a des éléments concernant cette famille autour de laquelle le récit est construit qui sont posés dès le début du texte, qui sont présents dès les premières générations mais on ne comprend leur signification, leur portée et leur importance qu’au bout de plusieurs décennies.
Je n’ai jamais cherché à faire oublier que l’on était dans une fiction, et je n’ai jamais voulu, non plus, sortir de la trame romanesque. Car mon intention n’a pas été d’écrire un "roman historique" au sens étroit du terme – je ne m’y risquerai pas parce que ce n’est pas ça l’Histoire: à force d’étudier les sources, on se rend compte que l’on est toujours sur un terrain mouvant, que tel auteur dit une chose tandis que tel autre dira le contraire, que la "réalité" de tel endroit diffère de celle qui a cours deux cents kilomètres plus loin, que ce qui est reconnu "vrai" à un moment cessera de l’être dix ans plus tard… Rien n’est jamais assuré, le monde est vaste, compliqué, je ne voulais donc pas que mon roman soit simple. Mais j’ai quand même eu des difficultés à tenir la distance… je me suis souvent interrompue – parfois pendant deux, trois mois – parce que je n’en pouvais plus. Cela relevait de l’épuisement physique… j’avais le sentiment que je ne parvenais pas à tenir ensemble tous les fils de mon histoire. J’ai tout de même réussi à ne pas lâcher la barre et à faire en sorte que le récit se suive jusqu’au bout, malgré les retours en arrière, et les révélations successives.

 

Les Vivants et les ombres a reçu plusieurs récompenses, dont la première a été, fin 2007, le prestigieux prix Rossel – doublé de surcroît par le Rossel des Jeunes. Cela a-t-il changé beaucoup de choses dans votre vie ?
Le fait que ce roman ait bénéficié d’une réelle reconnaissance – à la fois du public et des jurys – représente d’abord un certain soulagement vis-à-vis de mon éditrice, Sabine Wespieser, qui me suit et me soutient depuis mes débuts. Et puis cela m’a valu d’être invitée à de nombreuses manifestations auxquelles je n’aurais peut-être pas été conviée si je n’avais pas obtenu ces prix. Mais en définitive, il n’y a pas eu de véritables changements en ce qui concerne l’organisation de ma vie au quotidien; quand j’écris, je vis dans une sorte de bulle, assez hermétique, et je ne me rends pas très bien compte de ce qui se passe au-dehors…

 

Comment en êtes-vous venue à être éditée par Sabine Wespieser? Est-ce parce que vous êtes belge et qu’elle est disciple d’Hubert Nyssen?
Non, la Belgique et Actes Sud ne sont pour rien dans ces débuts éditoriaux – en revanche, à la suite de ce premier roman publié, Actes Sud m’a contactée pour me confier des traductions. J’ai connu Sabine alors qu’elle travaillait encore chez Librio. Puis je me suis lancée dans l’écriture d’un roman médiéval – sans la moindre perspective éditoriale, je dois le préciser… j’en étais à peu près aux deux tiers quand j’ai appris que Sabine avait quitté Librio et qu’elle se préparait à fonder sa propre maison. Je lui ai envoyé ce qui était déjà rédigé soit quelque 500 pages. "Mais qu’est-ce que c’est que ce roman fleuve?" a-t-elle demandé… Elle l’a malgré tout lu jusqu’au bout et elle a adoré! C’est tout juste si elle ne m’a pas signé le contrat avant que j’aie terminé d’écrire… Je crois que c’était vraiment le bon moment pour elle et pour moi. Ce roman a donc été de ceux qu’elle a publiés pour sa première rentrée littéraire, et depuis nous ne nous sommes plus quittées.

 

couv-poche_vie-de-mardochee.jpgVous venez d’évoquer votre premier roman [La Vie de Mardochée de Löwenfels écrite par lui-même qui vient de paraître au Livre de Poche - NdR] en le qualifiant de "roman médiéval". Tous vos romans sont-ils ainsi centrés sur un moment particulier de l’histoire?
En fait aucun ne se ressemble. Au point que des lecteurs ont été déboussolés (rires)… Mais ils ont tous en commun une trame similaire: le temps qui s’écoule, au fil duquel se déroulent les existences individuelles et se succèdent les générations… C’est une trame où s’actualisent à la fois la durée et les mutations mais je n’emploierai pas l’expression "toile de fond" parce qu’elle a une connotation trop anecdotique. Je suis profondément fascinée par tout ce qui porte trace de cette durée et de ces changements: les vieilles maisons dont les murs ont traversé les années et les événements; les patronymes, qui véhiculent avec eux la mémoire de choses très anciennes et la communiquent à ceux qui les portent qui, à leur tour, la transmettront à leurs descendants; et les toponymes aussi ont quelque chose de fascinant dès lors qu’on regarde leur étymologie, comment ils ont évolué… Tout cela parle à mon imagination mais je ne sais pas très bien pourquoi.

 

Avez-vous une formation d’historienne?
Non, pas vraiment; mais j’ai toujours eu du goût pour l’histoire, bien que ce ne soit pas devenu ma spécialité. Et puis il se trouve que bon nombre d’ouvrages de sciences humaines que j’ai eu à traduire avaient à voir avec l’histoire ou avec la philosophie de l'histoire. Je me suis rendu compte que j’étais très sensible au flux temporel, à son déroulement dynamique – à son mouvement plus qu’à des listes énumératives de dates, d’événements, de souverains, etc. Je n’ai d’ailleurs pas de période de prédilection; les époques qui m’attirent sont celles qui me paraissent particulièrement fécondes en ce qui regarde les retournements dialectiques, les remous – par exemple quand des gens s’efforcent de prolonger ce qui existe mais de telle manière que, finalement, leur entêtement détruit ce qu’ils cherchaient à préserver…

Vous vous engagez dans des travaux romanesques de très longue haleine, tant en ce qui regarde l'écriture que la documentation; résulte-t-il de cela que vous avez besoin de beaucoup de temps pour vous détacher des personnages que vous avez créés?
Oui. Le temps de déprise est encore plus long avec ce livre, d’abord parce qu’il a une carrière assez étendue dans la durée. Et chaque fois qu’il a obtenu un prix, cela a été une nouvelle occasion pour moi de parler du roman, des personnages… C’est terrible, vous savez… j’ai l’impression que les Zemka-Ponarski refusent de me laisser tranquille! En fait, ce sont moins les personnages que les lieux qui continuent de me hanter; c’est un peu comme si j’étais encore ancrée en Galicie, comme si j’habitais cette maison… Et je mets du temps à me sortir de cela. Quand je pense aux lecteurs qui me demandent si je vais écrire une suite! De toute façon, je ne pense pas que la construction de ce roman s’y prête.

 

La fin pourtant reste ouverte, très ouverte même avec la maison qui s'incarne dans un fœtus – le symbole même de l'avenir…
En effet. Mais elle n’appelle pas de suite – pas pour moi en tout cas: tout ce qui a trait au territoire, qui a un lien avec le sol, la terre, est terminé. C’est fini et je ne pense pas qu’on puisse y mettre un terme de façon plus affirmée qu’en prenant le bateau pour aller s’installer ailleurs – ce qui se passe dans le dernier chapitre. La fin du roman est peut-être ouverte sur un plan thématique mais, narrativement, elle est fermée. Donc pas de suite envisageable!

 

Si vous êtes hantée par le lieu, peut-être allez-vous retourner en Galicie?
Oui. Certainement, je pense qu'on me reverra là-bas. De toute façon je n'y suis allée qu'en été; il faudrait que je voie la Galicie en plein hiver.


Pour rester dans la terminologie du territoire, dans quel état se trouvent vos terres romanesques? Encore vierges?
Je parle difficilement de ce qui est en gestation. Tant qu'un projet n'est pas mené à terme, je préfère n’en rien dire – l’évoquer me déstabilise un peu. Et puis j’ai différents travaux de traduction qui m’appellent ; ce n’est pas seulement une activité alimentaire: traduire me ressource, c’est un travail qui implique une étude de texte très approfondie, et j'ai besoin de revenir régulièrement à la traduction.

 
Abordez-vous la traduction en immersion totale, comme l'écriture romanesque?
Oui; c'est pour ça qu'il faut un temps pour chaque activité; on peut être habité simultanément par un certain nombre de choses, mais pas trop sinon, ce ne serait pas vivable!


Traduisez-vous surtout des romans ou des essais?
Un peu des deux. Pendant plusieurs années je n'ai traduit que des romans, et il y a quelques mois, je me suis rendu compte que j'avais très envie de traduire à nouveau des textes de sciences humaines.


Quand vous traduisez une fiction et que vous avez en même temps un roman en cours d’écriture, ces deux univers ne risquent-ils pas d’entrer en conflit, ou d’interférer l’un avec l’autre?
En principe je procède plutôt par phases: par exemple j'arrête de traduire pendant deux, trois mois pour me consacrer à l'écriture, ou bien j'interromps mon roman pour revenir à traduction. Ainsi les deux activités ne se mélangent jamais vraiment. Je peux traduire et écrire en même temps quand traduction et roman en sont chacun à un stade d’écriture différent – je travaille à ma traduction en début de journée puis, s'il me reste quelques heures de disponibilité, je vais aller faire des lectures, des recherches documentaires pour mon roman. Mais je ne vais pas prendre la plume pour écrire d’un jet ma propre fiction! Aller et venir de l’écriture fictionnelle à une traduction, c’est un peu un système de tiroirs – on en ouvre un, puis on le ferme avant d’en ouvrir un autre et ainsi de suite…

 

Entretien réalisé en décembre 2008 au salon de thé-restaurant Le Quincampe - 78 Rue Quincampoix, 75003 Paris .

 

 

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