Si longtemps... Il y avait si longtemps que je n'étais pas sortie dans le seul et unique but de photographier... mes boîtiers sont au repos depuis plus de deux mois – un repos total, à peine entrecoupé de quelques prises de vue hasardées non parce que mon regard égratigné était appelé mais parce que j'avais besoin de me découvrir encore capable de mettre au point, cadrer, réfléchir à l'exposition... ô certes j'ai déclenché deux ou trois fois par-ci par-là mais toujours avec cette arrière-conviction de ratage, de gâchis, qui persiste amère dans la mémoire. Un film est ainsi resté plus de trois mois «en cours», à l’arrêt dans mon Minolta SRT-101 et, ce lundi 2 décembre, une vingtaine de vues étaient à réaliser pour arriver au terme des trente-six poses. À voir la grisaille ambiante je pensais bien que ce ne serait pas ce jour-là que j'achèverais ce film en suspens.
Pourtant, vers 14 heures, le ciel s'est dégagé; de grandes anfractuosités azuréennes se sont peu à peu élargies et il me sembla que le plomb nué de mauve donnant à la ligne d'horizon ces allures de cernes d'épuisement était voué à vite disparaître. Je me dis aussitôt que le moment était venu de reprendre mon boîtier: la lumière d'automne, quand le soleil reste bas même au mitan du jour et pâlit tôt au crépuscule, génère de merveilleux effets sublimés encore par un ciel se libérant de ses nuages. Elle transperce avec une sorte de vigueur alanguie les diaphanéités qu'elle rencontre; les ombres restent longuement étirées à toute heure comme si l'abréviation des jours les accroissait, de manière inversement proportionnelle à la durée diurne, en un élan vers l'à-venir – et tout cela plonge l'âme dans un indéfinissable état hybride où s'entremêlent mélancolie, allégresse et nostalgie.
Ces dispositions étaient bien de nature à encourager mon geste photographique; à peine sortie je me remémorais une intention qui m'était venue bien des années auparavant, une intention tout automnale: réaliser une série que j'intitulais Odyssée d'une feuille morte (tout en ayant conscience que ma série aurait pour sujet... d'innombrables feuilles mortes et que ce titre, donc, ne valait rien). Il subsista cependant, quelques photos furent faites autour de quelques feuilles mortes mais l'intention initiale n'alla pas plus loin. Et la voilà qui ressuscitait.
Mais avant que je repère quoi que ce soit de foliaire susceptible de justifier une prise de vue, j'aperçus des cygnes sur le lac. Et aussitôt je ne vis plus qu'eux, ne songeant plus qu'à capter au mieux quelque chose de leur grâce, de l'ineffable (non, je n'écrirai pas insigne!) beauté de leur glissement à la surface de l'eau, du mouvement de leur cou plongeant à la recherche de nourriture ou s'ébrouant... Quel lieu commun que de s'intéresser à des cygnes sur un lac! C'est sans doute un des poncifs photographiques les plus éculés – à moins de parvenir à fixer une posture véritablement exceptionnelle ou de savoir interpréter avec audace, sous l’agrandisseur, une vue sinon banale du moins classique. D'instinct je savais qu'aucune des photos ne sortirait de l'ordinaire et, pire, que toutes risquaient d'être de grossiers ratages. Je me sentais pourtant heureuse. Heureuse d'avoir juste été assez sensible à une «chose vue» pour être absorbée par elle et ne plus songer qu'à la captation photographique.
Les cygnes ont passé, se sont éloignés, et moi de continuer mon chemin à la recherche de feuilles mortes qui fussent «appelantes». J'en croisai deux ou trois, achevai mon film... puis m’en retournai.
Il ne me reste plus qu'à le développer pour enfin savoir ce que lui aura retenu de ce renouement photographique...
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