Tout juste libérée d’une tâche prenante après plusieurs jours d’intense pression, bercée d’une douce euphorie consécutive au soulagement d’avoir réussi à mener à bien ce qui m’était confié et dont jusqu’au bout je me serai crue incapable, je me mets au diapason de cette légèreté d’humeur en me métroportant à Paris sans y être contrainte par la moindre obligation ni intention particulière: ne m’assignant aucun but, je m’évite tout risque de déception…
Ainsi vais-je par les rues en laissant voguer en roue libre les bribes de discours qui inévitablement se tissent à l’entour des moindres sensations – le friselis de l’air sur le visage, le délié de mes pas, l’ouate tendre d’un état mental délesté de toute culpabilité, de tout remords… ‒ et les duréfient en de petites escarbilles d’intelligibilité qui s’envolent au loin sitôt formées. Brusquement, des fragments de collage haut placés sur un mur que je n’avais même pas songé à regarder fût-ce «en passant» m’accrochent les yeux et je reste à les scruter tête en l’air, un temps immobile puis sortant mon téléphone pour les photographier. Une seule prise de vue sera conservée après plusieurs essais vite supprimés, une image que je recadre aussitôt directement à partir de mon appareil. Ce n’est pas dans mes habitudes «smartphotographiques» mais, là, j’éprouve le besoin d’avoir tout de suite sur mon écran un visuel qui corresponde à ce que j’ai voulu capter. Ce très léger recadrage suffit à me satisfaire.
Ce n’est pourtant pas un pur intérêt photographique qui a suscité mon geste: mon intention réelle (dont je n’ai pris conscience que plus tard et que je n’ai pu cerner que bien plus tard encore par l’écriture, grâce à quoi je l'ai alors clairement devinée) n’était pas de prendre une photo qui en elle-même fît sens, mais de conserver ce petit morceau de «réel vu» parce qu’il m’avait instantanément ramenée vers une fulgurance passée de quelques minutes (et le temps d’immobilité que j’avais marqué face au motif avait été occupé par l’extrême tension de mon oreille vers les reflux qui se mouvaient en moi à petits mouvements pressés). Tandis que je traversais l’un des couloirs de la station Châtelet, j’avais aperçu, au sein d’un petit orchestre qui jouait l’une des très-fameuses Quatre saisons, un violoniste manifestement en communion totale avec son instrument et ce qu’il interprétait mais à l'apparence bien en dehors de ce que l'on s'attend à voir dans une formation classique, portant de longs cheveux grisonnants mal attachés en que-de-cheval, un jean grunge et… un tee-shirt au logo du groupe Nuclear Assault. Le décalage me sidéra et me fit me demander s'il lui arrivait de jouer du Vivaldi en se donnant pour fond orchestral l'un ou l'autre «morceau» de ce groupe de trash metal. Quel serait donc l'effet de pareille rebroderie sonore... Puis la sidération se dissipa, abandonnant derrière elle tel l’escargot sa fragile traînée adamantine de vagues traces, pas même discursives. Jusqu’au surgissement de ce collage réduit à fragments: les ballons tendus vers les airs – la musique mais contrainte par l'espace clos où elle se déploie; le personnage dont il ne reste qu'une partie du visage – ce qu’il advient à plus ou moins long terme des sensations et pensées, aussi aigües eussent-elles été… et me voilà en train de photographier un motif parce qu’en me rappelant un moment vécu peu avant il me disait aussi, par le truchement de ce moment et de la conscience que j’avais de son devenir-en-moi, l’une des raisons pour lesquelles je crois que l’on photographie: tâcher d’épargner à quelque chose dont on sent qu’il le mérite la sanction de l’effacement, de la dissolution.
Contre toute attente, j’ai enfin réussi à prendre dans mes filets de mots l’un de ces instants sérendipitiques dont la valeur tient aux réticulations si nombreuses et si mouvantes qu’à peine deux ou trois pourront être tenues en respect par l’écriture. Une joie douce et ronde me gagne, d'autant plus douce qu'elle m'avait de longtemps manqué: à force de faire du «texte-enfin-là», enserrant au plus juste ce petit bout de sens qui jusque-là fuyait devant moi comme un gardon – un aboutissement de plus en plus rare –, l’alpha et l’oméga de cette allégresse sans laquelle mes jours ont aussi livide mine qu’un trottoir défoncé et maculé d’immondices, je traverse des périodes d’affreuse mornité de plus en plus longues et déprimantes.
Cette aranéosité grise et duveteuse est pourtant continuellement déchirée par l'éclat phosphorique d'une de ces fulgurances sérendipitiques qu'en infatigable guetteuse de synchronicités je reçois l'âme grande ouverte – mais je ne sais pas encore assez me contenter de vivre ces embrasements fugitifs lors même qu'ils sont eux aussi sources d'une joie profonde et limpide sans être sauvés de l’évanescence par le texte ou la photo .
Telle après-midi récente, je déambulais dans un jardin voisin, splendidement fleuri, baigné de cette lumière penchée typique des fins d’après-midi automnales et ensoleillées qui allonge les ombres et approfondit les teintes du sursaut de clarté que donne immanquablement la lente approche d’une obscurité (celle du crépuscule ou d’une sombre nue d’orage): il est 16 heures et le soleil achève par une radieuse inclinaison le règne sans partage qu’il a imposé à la journée tout entière. Nul doute qu’il y aurait là une abondante matière photogénique. Et certes autour de moi tout enchantait le regard, depuis la configuration des massifs jusqu’aux plus infimes harmonies dévoilées par les fleurs épanouies. Mais j’avais beau scruter les petites enclaves de réel qui à l’œil nu me paraissaient pouvoir être enfermées «dans le cadre» et s’y mouvoir en motifs signifiants, bernique: ce qu’en pensée je pouvais effectivement photographier ne résistait pas à l’épreuve du viseur et, sitôt l’œil calé derrière, ce qui s’y trouvait enclos était immanquablement frappé d’inanité.
Pourtant, croyant encore à la possibilité d’une prise de vue, je m’arrête en voyant, échappée d’une plate-bande et alanguie au sol, une inflorescence de dahlia au bout d’une tige plus torse que ses pareilles. Une inflorescence touffue, aux délicates nuances de rose thé, resplendissante en elle-même et magnifiée par ce qui l’entoure: végétalités bariolées et polymorphes, légers souffles de brise qui la font frissonner… sans compter les mille autres intangibilités, changeantes à chaque instant, dont la ceint l’univers. Je me suis longtemps attardée, me déplaçant de droite et de gauche, m’éloignant ou me rapprochant, troquant mon 50mm contre un 135 puis revenant au 50mm cette fois armé d’une lentille macro, debout au-dessus de la fleur visée ou au contraire accroupie et presque vautrée à terre pour être au plus près d’icelle et face à face. Je déclenche une fois, puis une deuxième et… j’abandonne. Quels que soient l’optique, l’angle, la posture que j’adopte je n’obtiens dans mon viseur qu’une platitude compositionnelle – et à la clef la conviction que les deux images prises seront à l’avenant, plates. Je remballe mon appareil et ravale un geste de dépit. Non pas tant dépitée de n’avoir rien photographié, ni même de n’avoir rien su exploiter photographiquement de cette gracieuse tête de dahlia mais d’avoir une fois de plus oublié qu’être traversée par un instant visuel n’appelle pas nécessairement le geste photographique. J’ai pu me rendre compte en effet, mais au prix d’une réflexion postérieure, qu’en fait d’« instants visuels» il s’agissait la plupart du temps d’éclairs de conscience où le visible n’a que peu de part et s’inscrit dans une convergence plus vaste et inextricable d’innombrables percepts cristallisant autour d’une «chose vue», qui l’étoffent tant et si bien qu’elle bondit loin hors de son seul aspect. Lors même que l’œil persiste à croire qu’il réagit aux seules formes et couleurs. Point d’instants visuels, donc, mais plutôt des moments privilégiés d’une présence au monde favorisée par le visible mais dilatée par tout autre chose; des «moments d’être-au-monde» où soudain la conscience intime – le soi et le moi mêlés, et compris dans toutes leurs strates même les plus obscures et profondes – s’évase pour très vite se refermer et ne laisser à l’esprit qu’une trace aiguë de cette ouverture fugace, une trace indéfinissable dont pourtant on reste habité, que l’on gardera en soi ardente, rétive à toute transmutation et se pastellisant peu à peu en un très vague souvenir. Car transmuter ces «moments d’être» qui par escarbilles détachent le réel de l’ordinaire est l’affaire des seuls artistes. Et transmuter, c’est éradiquer la platitude. Ainsi sera plate la photographie où rien ne subsistera de ce «moment d’être» parce que n’affleure aucune trace de cette mystérieuse convergence – plate la photographie qui sera à la «chose vue» ce que «Le soleil se lève» est à l’aurore qu’un fameux poète a dite «aux doigts de rose». L’incommensurable distance séparant ces deux manières de dire définit exactement ce qui sépare l’art de l’ordinaire.
***
En quittant le jardin, tandis que je gagne la sortie à pas lents, dépitée comme je l’ai dit et l’œil vacant, soudain un papillon passe devant lui et va se poser sur une branche toute proche, à sa portée, montrant larges ouvertes ses ailes de velours noir embrasé de blanc et d’orange. Se pose, demeure ainsi immobile. Je m’approche, il garde la pose assez longtemps pour que je puisse entre ses ailes veloutées et enluminées voir l’infime duvet dont son corps est couvert. Je crus l’instant figé, puis le papillon s’envola et ce fut comme si le temps retombait sur ses pattes, retrouvait son cours et emportait avec lui la cinglante incidence de cet instant. J’en restai pourtant troublée, au point d’être poussée à l’écrire ici*, après, comme de coutume, force repentirs et reculades. Mais d’où vient donc ce trouble d’avoir vu si nettement à l’œil nu un minuscule détail? Peut-être de ce que je n’étais pas à l’affût, que je ne cherchais pas à le voir et que, le saisissant malgré tout, j’ai eu la sensation d’accepter une offrande. Indéniablement, un de ces rarissimes «moments d’être-au-monde», qu’il faut consentir à garder en soi, ardent, rétif à toute transmutation et se pastellisant peu à peu en un très vague souvenir…
* NB. Ce papillon qui fut catalyseur de verbe est familièrement appelé vulcain. Comment aurais-je pu ne pas m'efforcer de forger du texte sous pareil patronage...
L’aube, à peine – et ce tout petit matin d’automne qui reste de plus en plus longtemps blotti dans son giron crépusculaire, tardant à se défaire de la nuit.
Le sommeil lentement se retire telle la mer descendante mais au rebours de la plage alors dégagée je persiste tout entière dans l’ensevelissement. Dans l’ouate douce d’une torpeur vague… pas davantage qu’hier, pas moins que demain je n’ai d’enthousiasme à quitter le lit. Je ne songe plus qu’à cela: rester indéfiniment dans les frimas du mal-éveil.
Plusieurs fois je me répète à voix muette ces mots soudain émergés qui me paraissent lumineux. Vont-ils d’un coup être frappés de déliquescente ruine comme beaucoup de leurs pairs? non: ils résistent à l’épreuve et conservent leur bien-sonnance.
De la tourbe est répandue sur le plateau, fermé au fond par un petit parapet de parpaings; à cour, un haut volume parallélépipédique gris granitique et, à jardin, un même volume multiplié par trois – des manières de stèles qu’avec un bel à-propos un spectateur rapprochera, le lendemain, du fameux monolithe apparaissant dans 2001 l’odyssée de l’espace. La pénombre par-dessus tout cela pendant que le comédien entre – silhouette lente, pieds nus, vêtue d’une large veste à capuche et d’un ample pantalon, qui va longtemps se tenir assise, immobile, l’échine courbée et la tête baissée pendant que s’élève un chant céleste… Douceur, humilité, recueillement – prière.
Mais sitôt la silhouette redressée elle fait entendre une voix profonde et sonore qui paraît modelée dans la terre où les pieds s’enfoncent, vibrante de vie et dont on réalisera, tout au long du spectacle, qu’elle porte loin en toutes ses tonalités, depuis le cri jusqu’au murmure. Quant aux premiers mots prononcés ils sonnent comme l’eau folle du torrent: «des milliards d’incroyables hasards», «tant d’imbroglios de spermatozoïdes depuis la préhistoire»… Ce ne sont que les prémices d’une formidable fête lexicale – et en effet, les mots vont continuer de rouler, de caracoler dans des phrases ardentes où se télescopent les images, les métaphores, les sons faisant sens – et des «chronismes» si évidemment ana qu’ils en deviennent trans, repris en écho par plusieurs éléments de la mise en scène (le vêtement du comédien, la pluie de sacs en plastique multicolores qu'il jette autour de lui en évoquant les diverses sortes de drap...) et ainsi ne dessinant plus qu’un temps, celui du poème scénique. Oui, dès les premiers instants textuels, qui charrient des «animalet», «bestiolette», «chiens chiennants», «mouches mouscaillantes» et autres «créatures brassues et pattues», l’on est pris dans de véritables avalanches descriptives et, sans rien savoir au préalable de Joseph Delteil on sait que l’on a affaire à de la poésie tout innervée d’inventivité verbale. Ce sera pendant plus d’une heure une enfilade de mots-joyaux brodés dans un luxuriant tissu dont on perçoit admirablement les moirures sonores et rythmiques tant Robert Bouvier sait les maintenir dans leurs états de miroitements changeants par la puissance de son interprétation.
On peut dire qu’il la porte... ardemment, cette poésie foisonnante – de sa voix charnelle, terrienne, enracinée dans la matière palpitante du vivant et qu’il module en mille nuances certes mais aussi de tout son corps, extrêmement mobile, tout plein d’élan, engagé dans un jeu total qui va jusqu’à la dénudation décomplexée – après tout le texte l’ordonne: «Allez ! à poil, la peau tout illuminée de feuillages, les fesses rayonnantes d’imprimerie!» Et la mise en scène à son tour porte Robert Bouvier qui envoie loin dans le public une énergie sidérante, à l’exacte mesure et de l’écriture, et du propos. Car à travers la vie de François d’Assise, bel et bien racontée sous le déferlement poétique, c'est un hymne profondément panique qui s'élève, un chant d'amour à toutes les créatures, animales, végétales ou minérales, mortes ou vives – au cosmos. Sans cesse Dieu est convoqué, nommé en toutes lettres et aussi Son Fils mais au-delà de cette désignation, je crois qu'il faut discerner la trace d'une transcendance ineffable, ne correspondant à aucun credo, échappant toujours aux hommes quelque effort qu’ils fassent pour l’atteindre par exemple en lui donnant un nom (fût-ce en frappant d’interdit ce Nom). Un sans-nom qui de-ci de-là surgit en illuminant une âme – et voilà nés ceux que l’on appelle prophètes, saints ou sages…
Je suis en train de croître comme l’herbe d’aube avec un cœur de mappemonde et dans la paume de ma main de quoi saisir Dieu, dit François à la fin de la troisième «scène», après avoir commencé à reconstruire églises et chapelles. La plénitude déjà, à l’aurore de son chemin. Une plénitude qui nous gagne, s’installe en nous – et au moment des saluts, je suis sûre qu’à notre tour, nous avions tous un cœur de mappemonde pour applaudir le formidable comédien qui venait de nous faire rencontrer François d’Assise tel que Joseph Delteil l’avait rêvé.
FRANÇOIS D’ASSISE Un roman de Joseph Delteil, adapté par Robert Bouvier et Adel Hakim. Mise en scène : Adel Hakim, assisté de Nathalie Jeannet. Interprétation : Robert Bouvier. Scénographie : Yves Collet en collaboration avec Michel Bruguière. Création lumières : Ludovic Buter. Son : Christoph Bollmann Durée : 1h25
Spectacle créé en mars 1994 au théâtre de Saint-Gervais à Genève, joué en tournée depuis sa création, repris du 30 mai au 15 juillet 2018 au Théâtre de poche-Montparnasse.
Représentation donnée le samedi 28 juillet au Jardin des Enfeus.
NB. Le texte du spectacle, accompagné d’un dossier comprenant diverses contributions – dont un entretien avec Robert Bouvier et une présentation écrite par Adel Hakim lors de la création de la pièce en 1994, «Comment François d’Assise apprivoise la mort», a été publié dans le n° 1443 de L’Avant-scène théâtre (1er juin 2018, 14 €). Il existe également une captation du spectacle sur DVD, dans la collection «Le meilleur du théâtre» de la Copat (30 €). L’un et l’autre étaient vendus sur place, à la fin de la représentation.
À PLAMON…
La poésie, qui met à vif le sens, est en outre éminemment incitative: plus que tout autre forme d‘écriture elle invite à poétiser à son tour et l’on put juger de son pouvoir germinatif lors de la réunion matinale consécutive à la représentation. Le premier spectateur à qui l’on donna la parole intervint sous la forme d’une «épître à François» qu’il avait eu souci de coucher par écrit pour éviter les inévitables approximations et déperditions inhérentes à l’oralité – un superbe texte faisant état d’un rêve, qui miroitait à merveille, fond et forme, avec ce que l’on avait vu la veille au soir, un texte aux accents si pénétrants que le comédien demanda à son auteur de bien vouloir le lui envoyer pour qu’il puisse à loisir le relire. Pur effet de la poésie, ou…?
Le texte qu’interprète Robert Bouvier représente environ un dixième du roman de Joseph Delteil; il est le fruit d’une première adaptation de son cru, qui a essentiellement consisté en larges coupes puis en une réécriture à la première personne d’un récit rédigé à la troisième, et de l’infléchissement qu’a apporté Adel Hakim lorsqu’il eut accepté de se charger de la mise en scène – il a notamment modifié quelques passages retenus, en a éliminé certains, ajouté d’autres, et a réintroduit par endroits la troisième personne. Le comédien est ainsi amené à glisser continuellement de l’incarnation de François à celle d’un récitant anonyme et à cet égard, Robert Bouvier a été remarquable, jouant avec une habileté consommée de cette oscillation permanente entre les deux postures.
Le comédien précisa qu’il avait 33 ans quand il a créé le spectacle. Un signe, assurément!
Comme souvent cette année j’aurai assisté à un spectacle sans rien savoir de l’œuvre dont il est issu fût-elle, cette œuvre, des plus connues parmi les «classiques» de la littérature comme l’est Le Silence de la mer. Tout au plus connaissais-je le nom de l’auteur, et avais- je la vague sensation que l’argument m’était familier – pendant l’Occupation, un vieil homme et sa nièce se voient contraints d’héberger un jeune officier allemand. Peu enclins à la complaisance envers l’ennemi sans pour autant être des résistants actifs ils décident de marquer leur patriotisme en refusant systématiquement d’adresser le moindre mot au jeune homme. Or celui-ci n’a rien du nazi imbu de violence – non: c’est un fou de culture à la sensibilité exacerbée, francophile et francophone, musicien qui plus est… Et il va parler, parler beaucoup, de sa France rêvée, de belles lettres, de musique, tâchant de rompre le silence que lui opposent sans faiblir ses hôtes forcés en évoquant les auteurs français qu’il révère, les grands compositeurs allemands, Goethe... Il parle aussi de la guerre – il a endossé l’uniforme par fidélité à une promesse faite à son père agonisant qui lui enjoignait, bien que francophile lui aussi, de n’aller en France «que casqué et botté»; il est en outre intimement convaincu que de cette guerre, selon lui une formidable opportunité culturelle pour l’Europe, il ne pourra sortir que de grands biens pour l’Allemagne et pour la France…
Je devais apprendre le lendemain, à Plamon, que Le Silence de la mer a d’abord été une nouvelle publiée en 1942 – la première publication des Éditions de Minuit, cofondées à l'automne 1941 par Vercors, de son vrai nom Jean Bruller, et Pierre de Lescure – que l’auteur a lui-même adaptée pour le théâtre sept ans plus tard, en 1949. C’est cette version théâtrale que l’on a vue, mise en scène par Gilbert Ponté et interprétée par Joël Abadie (Werner von Ebrennac), Maryan Liver (la nièce) et Jacques Rebouillat (l’oncle). J’appris aussi qu’il y avait quelques écarts entre la nouvelle et la pièce, imputables à l’auteur lui-même – à un harmonium près, que la mise en scène a dû escamoter car Joël Abadie n’est pas musicien… il n’en a pas moins campé un Werner von Ebrennac époustouflant, mettant en parfaite cohérence ses postures, ses regards, sa gestuelle avec ses inflexions, faisant ainsi éclore à la perception du public toutes les nuances de ses sentiments, ses engouements, ses déceptions… Il faut au passage saluer sa diction: il a su trouver une manière de prononcer les mots qui donne clairement aux syllabes des accents germaniques sans tomber dans les exagérations caricaturales, prenant soin d’user çà et là de menues maladresses lexicales telles qu’un étranger même rompu à la pratique de notre langue en laisse malgré tout subsister dans sa façon de parler. Une sidérante justesse dont Joël Abadie nous dira qu’il la doit à l’immersion linguistique que lui a offerte une année passée en Allemagne quand il était étudiant et dont il a affiné les fruits en se faisant lire par un ami germanophone la traduction allemande de la pièce de Vercors puis en effectuant sans cesse des va-et-vient entre les textes français et allemand.
En réponse à ces monologues successifs, pas un mot ne sort de la bouche de l’oncle et de sa nièce, murés dans leur silence, retranchés dernière un livre ou bien ostensiblement tournés vers le poste de radio qui est de temps en temps mis en marche. Un silence obstiné, infrangible et pourtant il n’est pas abusif d’écrire que ces deux êtres donnent la réplique à Werner: leur mutité déjà est éloquente et l’est davantage encore grâce au formidable discours non verbal qui la soutient en permanence – un jeu élargi qui engage tout le corps, fondé sur des attitudes subtilement modulées, des variations très fines dans les mimiques, l’orientation et l’intensité des regards… Maryan Liver et Jacques Rebouillat jouent leur partition muette avec une magnifique force expressive, qui est exactement au diapason de l’interprétation remarquable de Joël Abadie.
Cette belle synergie d’acteurs s’inscrit dans une mise en scène sobre qui, à l’intérieur d’un décor très épuré, place au centre du jeu un poste de radio et des livres – point n’est besoin de s’attarder sur le sens symbolique que ces objets peuvent avoir par rapport à la parole, à l'échange… et sans doute cette dimension-là a-t-elle eu sa part dans les choix scénographiques. Au bout du compte un spectacle profondément émouvant porté par d'excellents comédiens, unanimement apprécié et applaudi.
LE SILENCE DE LA MER Une pièce de Vercors. Mise en scène: Gilbert Ponté Avec: Joël Abadie, Maryan Liver, Jacques Rebouillat Création lumières et sons : Kosta Asmanis Régie lumière : Benoît Cornard Durée : 1h10 Représentation donnée le lundi 30 juillet à l’abbaye Sainte-Claire.
Ce texte qui incite aux remises en question prend un relief accru grâce à la programmation sarladaise qui a placé cette représentation quelques jours après celle de Jean Moulin, évangile... à bref intervalle se regardent ainsi deux spectacles que tout oppose: l'un est un drame quasi documentaire, l'autre une pure fiction; l'un a des dimensions épiques, l'autre se tient dans l'étroite intimité d'un foyer; l'un met en scène des résistants armés tout entiers immergés dans leurs actions clandestines confrontés à des officiers allemands d'une cruauté exemplaire, dont le "Boucher de Lyon" en personne, l'autre montre des Français qui résistent sans violence physique à un Allemand fin et sensible... Il n'est pas jusqu'au lieu de représentation qui marque le contraste: la place de la Liberté pour l'un qui magnifie un héros fameux de la Résistance, la cour de l'abbaye Sainte-Claire, où l’on se sent comme au creux d’une paume repliée en conque, pour l'autre qui met en valeur le sentiment individuel. Chaque pièce a son sens, sa portée bien à elle, mais d'être ainsi frottées l'une à l'autre toutes deux prennent un éclat un peu différent, que l'on ne verra jamais briller ailleurs qu'à Sarlat.
NB. Afin de marquer la distinction entre les personnes historiques et les personnages du drame, je mets le nom de ces derniers entre guillemets.
Ne lisant jamais d’essais historiques sinon par obligation professionnelle – une contrainte sans laquelle je manquerais de la plus élémentaire culture en la matière – j’ai par contraste un grand appétit pour les fictions historiques, théâtrales surtout car, par expérience, j’ai fini par réaliser que je comprenais beaucoup plus aisément les enjeux de telle ou telle période, de tel ou tel événement en allant voir une pièce de théâtre qui en a fait son sujet qu’à travers un film ou un roman. En découvrant Jean Moulin, évangile dans la programmation 2017/2018 du Théâtre 14, je m’étais dit que je tenais là une formidable occasion de m’instruire sur une figure éminente de la Résistance dont je ne savais pas grand-chose d'autre que ce qu'en sait un grand public peu averti. J’attendais donc beaucoup de cette pièce; pourtant, au sortir de la représentation, je suis restée profondément perplexe, incapable même de dire si oui ou non j’avais apprécié le spectacle – et de me dire in petto «j’espère qu'il sera programmé à Sarlat; d’une part cela me permettra de le revoir et sans doute de mieux le recevoir, d’autre part, je pourrai poser mes questions lors des réunions de Plamon…»
Et oui: la pièce figurait au programme de la 67e édition du festival. Malheureusement l’auteur et le metteur en scène n'ont pu être présents qu’à la réunion du matin précédant la représentation; trop peu sûre de mes souvenirs, je me suis bornée à poser les deux des questions que j'avais en mémoire: pourquoi un décor à base d’armoires; pourquoi avoir fait surgir sur le plateau un dragon chinois pour manifester que «Jean Moulin» endormi est en proie à un cauchemar alors qu’aucun élément du texte, réplique ou didascalie, n'en laisse attendre l’apparition. «C’est un choix tout à fait personnel», a répondu le metteur en scène: il voulait figurer les angoisses, les hantises propres à ces résistants qui vivaient et œuvraient dans la totale clandestinité, obligés de changer sans cesse de nom, de résidence, d’être toujours sur le qui-vive et se sachant constamment sous la menace d’une arrestation, et ce dragon chinois, qu’il fait évoluer sur quelques mesures de la Passion selon saint Jean de Bach, lui a paru correspondre exactement à ce qu’il cherchait à signifier. Cette réponse m’a paru bien insuffisante… car nulle part ailleurs dans le spectacle je n’ai décelé de motif qui puisse entrer en résonance narrative ou esthétique avec ce dragon chinois. Un sino-choix qui sonne d’autant plus étrangement que notre bestiaire légendaire possède assez de ressources où puiser pour donner corps à des angoisses cauchemardesques, des dragons notamment et l’un d’eux eût alors merveilleusement fait écho à l’échange entendu peu avant cette scène entre le «général de Gaulle» et «Jean Moulin» où la longue histoire de la France est (magnifiquement) évoquée tandis que l'on aperçoit, tapissant l’intérieur du bureau-armoire londonien du «Général», la fameuse Dame à la licorne.
La question des armoires a été posée par une festivalière qui venait de les voir en cours d’installation sur la scène juste dressée place de la Liberté. C’est une idée du scénographe Alain Lagarde, pour qu l’objet-armoire a une aura symbolique particulièrement cohérente avec la pièce par son lien étroit avec les notions de mémoire, de transmission – et de secret. Régis de Martrin-Denos pensait, de son côté, que créer un décor réaliste matérialisant à la lettre les situations des vingt-deux scènes que compte la pièce risquait d’être fort ennuyeux. Car elles se déroulent à peu près toutes dans des lieux clos (bureaux, chambres, salles de restaurant…) et les personnages n'y bougent guère qui sont généralement assis à table, ou sur un lit… De plus pareil réalisme mimétique eût été, d’un point de vue strictement matériel, trop difficile à atteindre, les lieux étant tous différents. D’où l’idée de privilégier une dimension symbolique, qui permette une certaine dynamique sur le plateau. Ainsi les armoires suggérées par le scénographe, rendues mobiles et dont il suffirait de moduler les formes, les dimensions, offraient-elles une solution idéale: déplacées, transformées, reconfigurées à vue pendant les presque-noirs séparant les scènes, elles signifient les lieux tout en générant la dynamique recherchée. Ainsi lit-on bien sur le plateau la «traversée épique» que trace la construction du drame dont les quatre tableaux figent chacun une petite étendue de temps, elle-même fractionnée en plusieurs scènes, découpée dans une durée allant de 1940 à 1943.
Hormis ces éléments… accessoires, m’avait beaucoup gênée l’interprétation; j’avais trouvé que les comédiens (à l’exception peut-être de Chloé Lambert incarnant «Laure Moulin», et de Stéphane Dausse qui campe avec talent un «général de Gaulle» assez mimétique, appuyant par ses inflexions et sa gestuelle son indéniable ressemblance physique avec le Général), étaient en surjeu permanent, disant trop fort leurs répliques d’un ton trop déclamatoire, déployant un langage corporel trop marqué... Les moments auxquels j'avais le moins adhéré ayant été les deux scènes d’interrogatoire de «Jean Moulin», la première quand il est aux mains des deux officiers nazis (scène 2), la seconde qui le confronte à «Klaus Barbie» (scène 21). Les Allemands hurlaient littéralement, parlant un français germanisé aux syllabes exagérément détachées comme si le texte avait été haché menu par le feu d’une mitraillette – concernant l’échange avec «Barbie», ce ton sonnait d’autant plus faux que l’auteur fait dire à «Moulin» : «Vous raisonnez, vous me parlez presque normalement…» [je souligne...]
À Sarlat, il m’a semblé que les répliques s’échangeaient de manière plus conversationnelle – l’on ne criait plus hors de propos, et «Barbie» en effet s’adressait à «Moulin» avec des intonations plus conformes à celles d’une conversation normale, la parole énoncée comportât-elle des promesses d’abominables tortures. Grâce aux explications données le matin, l’ambiance générale du spectacle m'a davantage parlé, j'ai bien mieux entendu les différentes confrontations entre les acteurs de la Résistance et, par là, beaucoup appris. Mais… quelque chose a continué d’achopper que je ne m’explique pas. Ainsi le personnage d’«Antoinette» ne passe-t-il pas, peut-être à cause de ces jeux de sons faciles que l’auteur lui prête («il y a de l’or Laure»; «les jeunes ingénieurs de l’usine d’Ugine […] bon exercice de diction»…)?
Malgré cette seconde «lecture» dont j’ai pu bénéficier, en dépit des lumières que m’ont apportées les échanges de Plamon, toutes les échardes que je sens dans la pièce de Jean-Marie Besset n’ont pas été ôtées. J’en ressens une profonde amertume, celle de l’échec car, pour moi, ne point parvenir à adhérer à un spectacle dont on a expliqué les recoins et qui par ailleurs possède des qualités unanimement reconnues est un échec, une faute plutôt, un manquement à un devoir d’intellection. Peut-être, alors, me faudra-t-il consentir à une troisième «lecture» pour qu’enfin tombe le mur de la mal-compréhension.
JEAN MOULIN, ÉVANGILE Fiction théâtrale de Jean-Marie Besset Mise en scène: Régis de Martrin-Donos, assisté de Patrice Vrain Perrault Avec: Jean-Marie Besset, Laurent Charpentier, Odile Cohen, Stéphane Dausse, Michael Evans, Loulou Hanssen, Sébastien Rajon, Sophie Tellier, Gonzague Van Bervesselès Scénographie: Alain Lagarde Lumières: Pierre Peronnet Costumes: David Belugou Sons: Émilie Tramier Durée: 2h15
Pièce créée en 2016 au festival d’Anjou, dans une version étudiée pour le plein air, d’une durée de 3h30 avec entracte (qui correspond déjà à une abréviation du texte car les vingt-deux scènes réparties en quatre tableaux qu’il comporte donnerait, intégralement joué, environ 5 heures de spectacle). Durée ramenée à 2h15 pour le passage à Paris dans la boîte noire du Théâtre 14 – c’est cette version-là qui a été représenté à Sarlat, le 25 juillet place de la Liberté.
NB. Le texte est publié aux éditions de l’Avant-scène théâtre dans la collection « Quatre vents » et il existe une captation sur DVD de la création au festival d’Anjou (12 € le livre, 15 € le DVD) – l’un et l’autre mis à la disposition du public lors des deux réunions de Plamon.
PETITE HISTOIRE DE LA PIÈCE – D’APRÈS LES EXPLICATIONS DE L’AUTEUR, DONNÉES À PLAMON LE MATIN DU 25 JUILLET. Le titre Le mot «Évangile» est employé pour des raisons étymologiques: il signifie «bonne nouvelle» et, pour Jean-Marie Besset, c’est une «bonne nouvelle» que des hommes de la trempe de Jean Moulin surgissent dans l’histoire dans des périodes aussi tragiques que celle de l’Occupation. Genèse Jean-Marie Besset a commencé à penser à cette pièce en 1989, quand Daniel Cordier a publié le premier tome de sa biographie de Jean Moulin. Lui-même venait d’écrire Villa Luco, une version dramatique de la visite que le général de Gaulle avait rendue au maréchal Pétain. La perspective de faire de même avec la première rencontre de De Gaulle et Jean Moulin le tentait beaucoup, d’autant qu’il n’existe aucune archive documentant cette rencontre – une brèche dans une réalité historique par ailleurs riche en documents et témoignages constituant une matière rêvée pour un dramaturge qui peut alors s’y immiscer avec assez de liberté créatrice pour s’épanouir en tant qu’auteur. Pendant toutes ces années, il s’est livré à un travail de recherche aussi approfondi que s’il avait eu l’ambition de réaliser une œuvre purement documentaire – il a rencontré des proches de Jean Moulin encore en vie, a lu un très grand nombre d’ouvrages de toute nature puis a puisé dans cette immense documentation patiemment accumulée la matière de sa pièce qu’il a in fine écrite en seize mois environ. D’où son statut dramatique un peu particulier: «Mes recherches ont été très rigoureuses et c’est, en définitive, un véritable drame documentaire». À telle enseigne que ce travail lui a permis de découvrir des informations inédites, qu’il a glissées dans sa pièce et qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Quant à savoir précisément de quelles informations il s’agit, Jean-Marie Besset ne l’a pas précisé…
Début février je recevais le programme du festival; mi-avril se tenait la conférence de presse à Sarlat où, pas plus que les autres années, je ne pouvais me rendre à cette période; peu après ledit programme était en ligne puis, au mois de mai, j’en recevais par courrier la version fasciculaire… Et moi de regarder passer la file de ces petits faits annonciateurs sans pouvoir m’y arrêter fût-ce le temps d’écrire un micro-paragraphe attestant que j’étais bien là, attentive aux réjouissances de plus en plus «prochaines» et soucieuse de m’en faire l’écho. Faute de disponibilités partagées il n’y eut pas même la visite guidée que m’offre chaque année Jean-Paul Tribout – j’avais cependant commencé de préparer une chronique errante, germée sur le seul humus de mes souvenirs et des interconnexions dont ils sont parcourus, ouvrant large les vannes intertextuelles et me donnant ainsi latitude de ramener à la lumière depuis les éditions précédentes tel ou tel fragment laissé à l’abandon, braises sur quoi souffler où palpiterait encore un peu de sens par l'effet même des échos. D'ailleurs, l'illustration de couverture, ces visages stylisés superposés et remplissant l'espace noir de la couverture dont certains s'effacent comme s'ils étaient loin à l'arrière-temps, n'est-elle pas une figuration de ces échos d'une programmation l'autre, qui rebondissent de noms en noms (comédiens, auteurs, metteurs en scène...) ou de titre en titre? Ou bien ces visages sont-ils plutôt la représentation de la foule des spectateurs? Ou encore la multiplicité des rôles qu'endosse un comédien au long de son parcours, les mille voix qu'à travers la sienne seule il fait entendre tour à tour? Peut-être, aussi, faut-il voir dans ces lignes-visages la diversité formelle qu'accueille chaque année le festival ("le théâtre, ce n'est pas ceci ou cela mais ceci et cela")...
Mais les plantules n’ont pas pris; il n’y eut jamais d’elles qu’une trace fantôme en berne dans mes pensées dont ces brèves questions sont les rescapées, une intention mort-née de la même eau que tant d’autres dont je ne cesse de célébrer les funérailles… Un puissant et torpide fléchissement intérieur était-il en train de corrompre mon profond attachement au Festival des jeux du théâtre de Sarlat ? – il faut dire que cette édition 2018, la 67e du nom, est pour moi la 13e… je me suis d’ailleurs trouvée empêchée d’assister aux deux premiers spectacles et n'ai pu rallier la cité périgourdine que le 21 juillet quand le festival avait lancé ses premiers feux le 19 - aux Enfeus.
Le jour de mon arrivée, comme en réaction à ces cumuls funestes, d’autres signes plus fastes se sont rassemblés qui semblaient vouloir jouer les aurores: le spectacle du soir était la pièce montée par Jean-Paul, La Ronde d’Arthur Schnitzler – l’un des premiers qui avait suscité mon enthousiasme à la lecture du programme, aux seuls noms du metteur en scène et des comédiens dont tous sauf deux sont de ses complices habituels, et il restait encore des places! je ne tardai pas à découvrir que pour les autres pièces à l’endroit desquelles j’avais d’emblée éprouvé une inclination il y avait aussi des places libres – la joie que j’en éprouvai, et celle tout aussi vive de retrouver à la billetterie Francis et Thomas d’abord, et peu à peu par la suite tous les membres du Comité grâce à qui le festival fait si bon accueil au public comme aux artistes me fit bien vite comprendre que la flamme se rallumait.
À la fin de la représentation de La Ronde, je savais que ma perméabilité à l’émotion théâtrale était intacte, et aussi ma soif de voir, de saisir, d’intelliger (ou tout au moins d’essayer de le faire !) le jeu des comédiens et les éléments dramaturgiques les plus signifiants, grâce à quoi je ne viens jamais tout à fait dépourvue à Plamon, même lorsque je suis ignorante d’à peu près tout ce qui touche à la pièce vue. Il ne me reste plus qu'à transformer cette perméabilité en écriture bien sonnante mais qui ne trébuche pas et, à quelques jours de la fin du festival, le défi n'est toujours pas relevé...
Farouchement hostile à la publicité dont on remplit nos boîtes aux lettres à longueur de journée, ces prospectus jetés sans ménagement et en quantités telles que la distribution ressemble davantage à du gavage organisé qu'à une réelle intention de faire connaître une marque, un service, une boutique... et ne voyant là d'ordinaire que des monceaux de promos agressives et exhibitionnistes qui de plus ne m'apprennent rien qui soit de nature à m'intéresser, j'ai pour habitude de tout mettre à la poubelle sans le moindre examen sinon celui visant à extraire du paquet l'éventuelle enveloppe officielle ou la carte postale amicale. De temps en temps, des promotions moins sottes que la lettre-sensation signalant qu'en échange d'un abonnement à tel ou tel magazine offert avec de mirifiques réductions l'on va recevoir des cadeaux incroyables proposent quelques pages d'une publication qui donnent suffisamment à lire pour... donner envie de s'abonner.
Voici quelques jours, c'est, contre toute attente, un magazine entier que j'ai trouvé dans ma boîte ‒ cela déjà est exceptionnel mais plus étonnant encore: ledit magazine (dont le titre, La Revue des montres, ne me dit rien), est d'aspect luxueux, compte une bonne centaine de pages et son objet (les montres de haute horlogerie, objets d'extrême précision en matériaux précieux, confinant au bijou et déclinés en collection comme les vêtements de haute couture) le cantonne très probablement à un lectorat de niche. Comment une telle revue peut-elle se plier à la distribution de masse en boîte aux lettres?
Mais peu importe. L'exceptionnalité même de l'événement, et le réflexe qui a été le mien face à La Revue des montres ‒«Je dois garder ce magazine précieusement... les articles contiennent des termes de jargon, des noms de marque ou de modèles, des informations historiques qui j'en suis persuadée me seront utiles un jour ou l'autre. Demain peut-être, je devrai lire les épreuves d'un roman où l'un des personnages arborera une des montres dont il est question ici et je pourrai alors vérifier une orthographe, une date...» ai-je aussitôt pensé, oubliant au passage que je me satisfais en général d'investiguer en Toile au fur et à mesure des nécessités quand il me faut procéder à des vérifications ‒ érigent en signe le fait que la revue ait croisé mon chemin de cette manière, et à ce moment très précis. Le signe augmente en intensité par ces lignes que je lui consacre, auxquelles n'est pas étrangère la découverte de ce mot que je me répète désormais comme on se délecte d'une friandise: un garde-temps. Tout de suite il m'a plu et, en cherchant sa définition exacte, me voilà arrivée en un de ces points de Toile délivrant des richesses lexicales dont je raffole: un Dictionnaire d'horlogerie sur le site du Pointmontres (le temps, le point... ô l'entaille métaphysique!).
Mais le signe ne prend sens qu'au sein d'un syntagme ‒ quand d'autres signes viennent en convergence et font coaguler le sens. Quand se formera celui qui éclairera ce signe?
Le 7 juillet dernier j’étais conviée à une soirée amicale qui m’amena aux creux d’un paisible jardin où, sitôt installé dans l’un ou l’autre des sièges accueillants disposés sous le couvert d’un vénérable tilleul, l’on oubliait l’environnement urbain et la chaleur ambiante. Finissant le chemin à pied, je marchais au pas ‒ je n’étais pas en retard et il faisait bien trop chaud pour adopter une allure plus vive ‒, allant donc rue du Buisson les yeux en l’air tel le flâneur méditant qui, lâchant la bride aux tortuosités de l’esprit, s’abandonne au seul voir et laisse son regard flotter sans s’arrêter sur rien. Jusqu’à ce que s’inscrive dans mon champ visuel cette vasque rouillée, perchée au sommet d’un pilier de pierre.
Vue en contre-plongée elle montre sous sa large panse un trou, par lequel s’aperçoit une tache d’azur encombrée de ramures. En même temps que surgissent les mots «La chaise percée du ciel!» (qui n’iront pas au-delà d’eux-mêmes et qui pourtant me plaisent assez pour que je les invite là) s’impose la nécessité de capter cet instant visuel. Je n’ai sous la main que mon Samsung Galaxy, le plus léger des équipements photographiques qui soit en ce qui me concerne, justement celui que je convoque quand il s’agit de fixer un instant visuel dans son plus simple… appareil. La rudimentarité de l’appareil photo de mon smartphone de toute manière ne saurait l’assigner qu’à cela: la captation. Captation et non prise de vue: pour la seconde je prends du temps, du temps long, souvent, pour affiner mes réglages, ajuster le cadrage, modifier l'angle jusqu'à ce que, dans le viseur, s'inscrive dès avant l'appui sur le déclencheur l'image que j'aspire à fixer (à telle enseigne que, dans ma pratique du moins, une prise de vue ne peut en aucun cas être «sur le vif») tandis que la première ne requiert que l'immédiate jonction du geste à la pensée pour peu que j'aie sous la main le matériel adéquat. Le temps de la prise de vue laisse toute latitude à l'instant visuel de fuir, de disparaître et de se dissoudre dans le jamais-plus dont, a contrario, la captation peut le sauver. Captation vs prise de vue: une opposition qui ne recoupe nullement le face-à-face argentique/numérique; on peut très bien capter en argentique et réaliser de savantes prises de vue en numérique; ce n'est pas la différence de moyen technique qui est en question mais celle de la posture devant la chose vue.
Donc, cette vasque rouillée... captée, seulement captée...
Malgré la forte luminosité qui perturbe beaucoup l’aperçu une photo est prise mais sans que je puisse immédiatement la visualiser pour estimer sa qualité. Une seule car la sueur perturbe l’interaction des doigts avec l’écran tactile et je ne parviens pas à renouveler la prise alors que j’aurais aimé réaliser quelques variantes… Mais j’ai eu de la chance: après coup, un examen minutieux me confirmera que le cadrage, la définition, les effets chromatiques sont assez bons pour que l’unique photo me procure une émotion analogue à celle ressentie devant la «chose vue», à cela près qu’on ne voit plus à travers le trou une once de ciel, seule persiste la verdure. Cependant, elle est à mes yeux (et à mon esprit) «réussie».
Quelques heures plus tard, tandis que les hautes lumières inclinent doucement vers un crépuscule transparent, on commence à allumer les photophores – bougies protégées de hauts cylindres de verre eux-mêmes encagées dans de fines structures de bois… ‒ puis, au fur et à mesure que l’obscurité gagne, projecteurs et éclairages électriques d’appoint sont à leur tour convoqués. Posés au milieu des assiettes, plats et raviers garnis de mets sur une table basse dont le plateau est de verre transparent, ces luminaires génèrent toute une fantasmagorie de reflets mouvants ‒ petit à petit je me sens happée; les conversations autour de moi se fondent dans l'ouate et s'y brouillent presque jusqu'au silence. N'existent plus que ces reflets qui dansent tels des insectes euphorisés par la lumière, les flammèches des bougies, et les nappes que tendent les projecteurs jusques au cœur des branchages dont les lignes se trouvent comme rehaussés d'or. Beaucoup d'images sont à capter, me dis-je, et à nouveau je m'empare de mon smartphone. De toutes les captations effectuées et que je n'ai pas immédiatement supprimées en constatant combien elles étaient ratées il n'en reste que peu qui me paraissent dignes d'être mises en ligne ici à l'appui de ce texte dont je sens qu'il est parfois laborieux.
Rien de très spectaculaire; un peu plus avant dans la nuit les branches éclairées dessineront des motifs autrement plus féeriques mais les captations ont été si mauvaises qu'elles ont sitôt faites rejoint la corbeille.
Flammes et reflets...
... dignes à condition d'être réduites à l'état de vignettes et sans autre destination qu'un écran: leur médiocre définition n'autorise pas autre chose et donc me dispense de toute postproduction dépassant l'allègement de l'image. Pourquoi en effet s'échiner à travailler le contraste, les nuances de ton, à maquiller les éventuels bruits intempestifs qui perturbent la lecture quand l'image est vouée à la seule ornementation d'un texte en ligne? Et puis, s'agissant de captation, la notion même de postproduction devient antinomique: si j'assigne à l'appareil la mission de capter, de saisir une chose vue, il me faut ensuite laisser la photo de celle-ci telle qu'elle a été saisie. Si je retravaille l'image après coup, fût-ce sommairement, une distance se creuse avec le surgissement initial; elle n'est plus la trace subsistante d'une chose vue mais un objet visuel que je m'efforce de conduire vers un nouvel aspect afin de le mettre en adéquation la plus étroite possible avec mon intention esthétique.
Il en va de la captation comme du mot ou de la phrase soudain venu: si l'on veut ne conserver lisible que la manifestation d'une instantanéité dont on se dit qu'elle fait sens par elle-même et en tant que telle il ne faut toucher à rien. Mais si l'on veut de cette instantanéité tâcher d'explorer les méandres afin d'en discerner les racines profondes et les ramures projetées, alors il faut la considérer comme un brouillon, comme une matière brute à remettre sans cesse sur le métier... quitte à ne jamais parvenir au moindre aboutissement, qu'il fût visuel ou scriptural.
L’œil ouvert à grand peine s'extirper malgré tout du lit et commencer à gravir la pente abrupte de la journée qui commence mais en traînant à l'âme le boulet du forçat.
Se dire vaincu d'emblée. Que l'on n'y arrivera pas et que de toute manière l'on finira à terre.
Et pourtant surmonter l'abattement; redresser un peu le col tâche après tâche et toucher au soir avec, derrière soi, une petite cohorte de "choses faites" qui suffit à apposer au terme du jour le paraphe "bien rempli".
S'endormir enfin avec au cœur un peu de baume. Jusqu'à l'aube prochaine et sa glu de découragement, la même que la veille, la même que demain, toujours plus oppressive.
Jeter là ces phrases, à l'infinitif sinon à l'impersonnel – du faire à l'état pur, des procès où ne s'immisce point le sujet pensant qui, en inscrivant sa personne, attire à sa suite adjectifs et adverbes à n'en plus finir qui nuancent, modulent, infléchissent, amoindrissent, diluent, effacent à force de vouloir cerner l'incernable – accomplir l'impossible: à savoir être dans ce que l'on écrit.
L'impersonnel et l'infinitif, ou l'absolu du retrait de soi en écriture et peut-être par là même les seuls modes de dire qui fussent assez près de l'à-dire. Et grâce à quoi l'on peut envers et contre tout soupirer, se sauver... sans que l'on y "soi".
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Ce blog au nom bizarre consonant un rien "fantasy" est né en janvier 2009; et bien que la rubrique "archives" n'en laisse voir qu'une petite partie émergée l'iceberg nykthéen est bien enraciné dans les premiers jours de l'an (fut-il "de grâce" ou non, ça...) 2009. C'est un petit coin de Toile taillé pour quelques aventures d'écriture essentiellement vouées à la chronique littéraire mais dérivant parfois - vers où? Ma foi je l'ignore. Le temps le dira...
Entre littérature et arts visuels, à la poursuite des ombres, je cherche. Parfois je trouve. Souvent c'est à un mur que se résume le monde... Yza est un pseudonyme, choisi pour m'affranchir d'un prénom jugé trop banal mais sans m'en écarter complètement parce qu'au fond je ne me conçois pas sans lui
Si longtemps! ô certes voilà beau temps que je suis devenue coutumière des intermittences, des silences prolongés – comme si, d’année en année, je tâchais de m’effacer petit à petit en réduisant à presque rien mon écriture, de me détruire, en me taisant,...
En dépit de mon inclination à la mélancolie, voire au désespoir, qui tend à s'installer, il y a en moi une petite flamme vitale qui persiste à brûler vaille que vaille: la curiosité. Non pas celle, malsaine, qui pousse à fouiller dans les boues de ses...
Si longtemps... Il y avait si longtemps que je n'étais pas sortie dans le seul et unique but de photographier... mes boîtiers sont au repos depuis plus de deux mois – un repos total, à peine entrecoupé de quelques prises de vue hasardées non parce que...
Au fond de ma poche un marron, terne et ratatiné, que je roule machinalement entre paume et doigts dès que ma main le trouve. Ramassé il y a des jours, au temps de sa splendeur, tout luisant et lisse, comme verni, encore tenant à sa bogue entrouverte...