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30 octobre 2012 2 30 /10 /octobre /2012 18:14
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29 octobre 2012 1 29 /10 /octobre /2012 13:16

perspectives_TN.jpg"Pas le temps!"; "24 heures par jour, ce n’est pas assez pour faire tout ce que j’ai à faire…" et c’est ainsi que l’on se justifie sans cesse, en toute bonne foi, de ne pas "faire ceci", "finir cela", etc. Additionnant, le soir venu, les tâches menées à bien au cours d’une journée on clôture l’opération en constatant qu'il n'y avait nulle part le moindre interstice où glisser l’une ou l’autre chose qui resterait "à faire" et qu’on met in fine de côté, "pour plus tard" mais, "plus tard", la durée de chaque jour demeurant désespérément limitée à 24 heures, il n’y aura toujours pas trace de cet espace rêvé où caser ces deux-trois choses que l’on aimerait tant "faire" – qu’il faudrait absolument "faire"… Et la liste de ces actions laissées pour compte de s’allonger, de prendre la poussière en quelque recoin de mémoire jusqu’à disparaître sous la marée grisâtre des remords teintés de culpabilité… Il est vrai que le sablier est pour beaucoup un véritable tyran qui ne leur octroie d’autre loisir que d’accomplir ce à quoi ils ne sauraient se soustraire… C’est, alors, de survie qu’il s’agit.

 

Cependant, cette tyrannie des heures-qui-passent sans permettre la moindre pause, pour oppressante qu’elle soit, n’a souvent valeur que de faux prétexte lorsqu’elle sert d’argument pour excuser tel ou tel manquement. Hubert Nyssen en était convaincu lui qui, au cours de l’entretien qu’il m’avait accordé en son Grenier en juin 2008*, au détour d'une des multiples anecdotes dont il avait émaillé la conversation, s'était vivement gaussé des gens prétendant n’avoir pas de place pour la lecture dans leurs emplois du temps surchargés: "Ne pas avoir le temps de lire? Fariboles que cela! Le temps, ça se prend ou ça se perd!"


Depuis, cette assertion résonne toujours en moi – et la voix d'Hubert Nyssen comme s'il m'avait parlé hier… Depuis, moi qui m'abrite si souvent, et si aisément, derrière cette imparable excuse d'un temps dont je ne dispose pas (dont je prétends ne pas disposer) pour me dérober à toutes sortes de sollicitations, à toutes sorte de projets, je sens ramper sous mes mots le mensonge chaque fois que je réponds "je n'ai pas le temps"; c'est une sensation quasi organique que celle de cette reptation de la menterie sous l'assertion… Car je sais que ce n'est pas un trop-plein d'obligations saturant un laps de temps trop étroit qui m'empêche d'agir au-delà des nécessités quotidiennes et incontournables mais l'absence, en mon âme, d'un désir suffisamment fort pour rendre nécessaire, vital, ce geste, cet acte que je retiens. Les jours pourraient bien compter mille heures au lieu de vingt-quatre que je serais tout aussi figée.

 

Encore me faudrait-il identifier ce qui corrode ce désir au point de le dissoudre. Car expliquer ces innombrables "non-faire" dont je ne cesse à part moi de me plaindre parce que leur inaccomplissement même me taraude – par des "je n’ai pas envie", ou des "je n’arrive pas à me motiver", est aussi superficiel, mensonger donc, mensonger par détournement de regard si je puis dire, que de les justifier par l'indisponibilité.
Souvent, je m’essaie à scruter le brouillard où je crois voir gésir ce qui absentifie de la sorte ce désir, et me tient en retrait du geste, de l'acte – mais très vite, bien avant que j’aie entrevu quoi que ce soit de précis, quelque chose me chasse du chemin exploratoire et me ramène au lieu sécurisant d’où je ne puis plus rien voir, là où je retrouve ma non moins rassurante inertie – ne faisant pas, j’évite la déception que me causerait une concrétisation par trop éloignée de ce qui existait en moi à l’état d’idée. Mais je me prive, aussi, de toute possibilité d’éprouver la joie que me donnerait une réalisation en parfaite adéquation avec cette idée…


 

* Ce mémorable entretien, qui avait duré plus de trois heures, a été mis en ligne sur le site lelitteraire.com et publié en mars 2011 dans le recueil imprimé Les Grands Entretiens du littéraire.com. L'ouvrage a été édité en "impression à la demande"; quant au site, il a changé d'hébergeur en septembre dernier. Tandis que se poursuivent les publications de nouvelles chroniques, les archives sont progressivement transférées et, aux dernières nouvelles, la totalité de celles-ci devrait être à nouveau disponibles à la fin du mois de décembre. Je profite de l'occasion pour saluer ce changement – l'ancien site avait vieilli au point qu'il n'était plus amendable et je crois savoir que sur un plan technique, il avait atteint des limites telles que sans intervention radicale, c'était l'ensemble du contenu qui était promis au naufrage dans les profondeurs du Web, un naufrage sans rescapés… Aujourd'hui, lorsque je me rends sur lelitteraire.com, je trouve des pages où les textes sont extrêmement lisibles, l'illustration réduite au plus juste et au plus agréable (chapeau bas à l'auteur-sélectionneur des photos placées en bandeau – clin d'œil amical…) et un moteur de recherche aussi réactif qu'efficace. Je ne suis pas loin de penser que si pareil rafraîchissement avait eu lieu plus tôt, je ne serais peut-être jamais venue risquer mes pas ici, à "terres-nykther" quand ma "scriptoplégie" veut bien rémissionner un peu…

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19 octobre 2012 5 19 /10 /octobre /2012 18:02

mike-larsson TNQuand, après avoir été incarcéré pour un casse minable, commis en état d’ivresse qui plus est, on bénéficie d’une libération conditionnelle un peu avant le terme de sa peine pour bonne conduite, on devrait éviter d’arroser sa sortie – et sa ferme résolution de se ranger – par de trop nombreuses bières, cuvées in fine bien au chaud dans une voiture volée. C’est pourtant ce que fait Mike Lorne Larsson, la quarantaine passée, qui vient pourtant d'affirmer à la juge d’instruction chargée de son dossier qu’il était décidé à changer de vie – ne plus boire, maîtriser ses poings, occuper un emploi stable et honnête… – tout cela afin d'obtenir définitivement la garde de son fils Robin, âgé de presque quinze ans et, pour l’heure, confié à une famille d’accueil pas précisément accueillante. Mais après tout, ce n’est là que la continuité attendue d’une existence depuis toujours empoissée. Cela a tout l’air de devoir durer: la recherche de cet "emploi stable et honnête" conduit Mike chez Boris, propriétaire d’une casse automobile et dont un de ses compagnons de cellule lui a dit qu’il avait besoin d’un employé de confiance. Or il s’avère que se trament dans cette casse des trafics bien plus louches que l'aspect des vieilles carcasses désossées pour en récupérer les pièces détachées, fleurant un parfum tout autre que celui du cambouis et de l’huile de moteur. Quant à Robin, il fraye avec une bande de nazillons menée par Kenny, un ado dominant dans sa plus abjecte splendeur. Un journaliste s’en mêle qui disparaît brutalement – et la machine noire de s’emballer, rouage après rouage, en un implacable engrenage.

 

À ne considérer que ces éléments-là, La Revanche de Mike Larsson s’apparente aux polars noirs à dimension sociale, déroulant quelques-unes de ces destinées sordides qu’engendrent les précarités de tous ordres. En l’ouvrant – avec une appétence réjouie car j’avais beaucoup apprécié le précédent opus d’Olle Lönnaeus, Ce qu’il faut expier – je m’attendais à retrouver cette atmosphère sombre, pesante, servie par une écriture abrupte dépourvue d'humour qui m'avait séduite. En la matière, les premières pages m’ont déconcertée : l’excessive attention que Mike Larsson porte aux gros seins de la juge qui l’auditionne, les baskets voyantes qu'il arbore… ces détails me susurrent à l’oreille que le ton allait sans doute être différent. En effet, j’allais découvrir, de place en place, des scènes véritablement farcesques, certaines graveleuses – comment Mike se laisse séduire par une actrice porno et, par là, convaincre de repartir sans la forte somme d’argent qu’il était venu réclamer à un débiteur pour le compte de son patron – d’autres d’un comique macabre digne des Contes de la crypte – Mike et son ami Rolo s’escrimant à ramener à un format… maniable un cadavre congelé – qui lui donnent des allures de comédie policière de série B (enfin, presque Z parfois tant les effets sont appuyés). Cela pourrait être savoureux mais il y a par ailleurs des notes de mélodrame un rien sirupeux, apportées notamment par le personnage d’Amela, réfugiée politique victime du conflit yougoslave assoifée de vengeance, et les nuances de fable douce-amère que pose Rolo, le copain d’enfance de Mike, un géant obèse obsédé par les décorations de Noël, qui interfèrent assez bizarrement avec la noirceur sociétale qui sans cela s’accommoderait mieux, je crois, du registre comique.

Encore le mélange tonal n’est-il pas ce qui m'a le plus gênée – il ne m’a pas convaincue, mais il n’a rien de si maladroit qu’il ne puisse pas plaire à d’autres lecteurs. D'ailleurs, les personnages principaux – Mike, Robin, Amela, Rolo – à défaut d'être toujours crédibles, sont plutôt attachants et peuvent entraîner l'adhésion. Non, ce qui m’a agacée est la façon trop forcée dont certains éléments sont convoqués dans l’architecture de l’histoire, qui les fait apparaître comme autant de dei ex machina, pièces de puzzle mal ajustées dont on aurait quelque peu contraint l'insertion pour compléter le motif coûte que coûte, fût-ce au prix d'imperfections trop visibles dans les jointoiements… Ce que j'estime être une sorte de maladresse est à son comble dans le dénouement: tout, depuis les relations entre Robin et son père jusqu'aux conséquences judiciaires des événements dont ils ont été les acteurs se résolvent dans le miel! Une tonalité mellifère qui sonne d'autant moins juste que l'intrigue a cheminé de bout en bout de Charybdes en Scyllas des plus profondes… Même si l'on ne peut s'empêcher d'être soulagé que "tout finisse bien" – soulagement qui tient, si je puis dire, du réflexe conditionné chez la plupart des lecteurs de romans, en particulier de romans policiers – ces miracles terminaux sont invraisemblables et ne satisfont guère. Ils confortent rétrospectivement dans cette impression que le récit ne parvient jamais à s'installer dans une cohérence à la fois tonale et architecturale.  
 

 

Reste la date de parution… Quoi que je pense de cette fiction, et quels que soient les griefs littéraires que je nourrisse à son endroit, elle n’en prend pas moins une singulière signification à paraître ce mois-ci en France, quand "l'affaire Millet" fait encore entendre quelques échos, affaire qui a maintenu vive dans nos oublieuses mémoires cette autre affaire autour de laquelle elle s'est en partie déclenchée: les assassinats perpétrés en Norvège par Anders Breivik et dont le procès s'est achevé en août dernier.

Paru en 2010 en Suède, le roman n'a pas dû, alors, être ressenti autrement que comme une fiction particulièrement bien ancrée dans les glues les plus glauques de la société suédoise actuelle. Aujourd'hui, après "l'affaire Breivik", les menées de la petite bande de Kenny acquièrent une autre résonnance. Quant aux cicatrices laissées par le conflit yougoslave, elles sont encore à fleur de souvenir, l'actualité nous le rappelle régulièrement. 

 

Olle Lönnaeus, La Revanche de Mike Larsson (traduit du suédois par Aude Pasquier et Ophélie Alègre), Liana Lévi, octobre 2012, 352 p. – 21,00 €.

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8 octobre 2012 1 08 /10 /octobre /2012 17:25

De si loin revenus...

 

Jour après jour
lente désertification du savoir-dire
jusqu’au retrait à blanc de toute écriture
quand à portée de mots se pressent tant de réflexions
qui se dispersent plus éphémères qu’escarbilles
sans que la moindre phrase ait pu emprisonner l’une d’elles dans le fin réseau des structures signifiantes pour enfin la fixer.


L’on m’a dit un jour qu’à vouloir retenir – emprisonner, donc, fixer… – on perdait cela même que l’on voulait garder et qu’il fallait simplement accompagner sans agripper.
C’est bien, je crois, "accompagner", et non "retenir" que de chercher à dire autour de l’une ou l’autre étincelle entraperçue; chercher à dire, par quelque moyen, c’est prendre pied dans le monde et, quand vient à manquer le pouvoir-dire, on perd cet ancrage fragile. Ne subsiste plus que le sentiment de voir le sens se dérober et d'être, soi, coupé de ce que le monde met à portée quand l’âme impuissante, en état de détresse, ne pense plus qu’à petits coups précipités, chaotiques, désordonnés, comme un nageur épuisé sur le point de se noyer.

Voilà donc longtemps que je ne vois devant moi rien autre qu'une ligne d'aridité comme on dit "ligne d'horizon" - cette zone nue et dépouillée que les écrivains traversent sous le nom de "syndrome de la page blanche" et qui fait dire à certains qu'ils "écrivent dans la douleur" - mais il faut selon moi entendre que c'est l'impossibilité d'écrire qui est douloureuse, tandis que le "retour des mots", lorsqu'il survient, procure une joie telle qu'elle vaut la souffrance causée par l'abyme de la vacuité paginale…

 

lignaridite.jpg


À chacune de ces traversées d'aridité, de totale sècheresse scripturale, surgissent dans ma mémoire telles des stèles de basalte depuis que je les ai lus – soit presque un an pour le plus récent – deux livres de Carlos Liscano, L'Écrivain et l'autre paru en janvier 2010, et Le Lecteur inconstant suivi de Vie du corbeau blanc*, paru, lui, en septembre 2011. Celui-ci m'a semblé être la suite du précédent, l'auteur continuant de scruter sa paralysie de plume et d'interroger son état d'écrivain, de romancier, les circonstances, aussi, de l'émergence de sa vocation dont il ressort qu'elle est bien antérieure aux années qu'il a passées en prison. Années sur lesquelles il s'attarde, examinant de près ce qu'a été son incarcération, et son rapport à la littérature durant cette période. Lisant ou écrivant, il s'agissait pour lui de s'affranchir un peu, mentalement, de ses terribles conditions de vie – de se maintenir vivant. On comprend pourquoi les textes qui ont pris forme alors n'évoquent ni la prison ni la torture puisqu'il lui fallait au contraire s'en éloigner du mieux qu'il pouvait.

 

Comme dans L'Écrivain et l'autre, le texte se présente en morceaux numérotés, de longueurs variables. Le voile continue de se lever sur ce qu'a vécu Carlos Liscano en prison, sans autre filtre que celui interposé par les années écoulées et le travail d'écriture qui distancie de toute façon l'émotion attachée au souvenir que l'on tâche d'enserrer dans du texte. Outre l'écriture c'est la lecture qui est questionnée. Et, parfois, l'introspection est en retrait, le fragment fixe des choses vues, de petits éclats d'extériorité (le temps qu'il fait, l'état du jardin…). Toujours se perçoit cette volonté d'échapper à la paralysie de plume en accrochant l'écriture à tout ce qui peut la susciter, fût-ce à l'état le plus élémentaire. Mais ici Carlos Liscano ne se contente plus de surmonter la panne en écrivant coûte que coûte et sur ce qui se présente, il se donne un but proprement littéraire, que lui suggère la lecture justement: après avoir lu une nouvelle de Tolstoï qui, écrit-il, [l']a fait rire, il entreprend de la réécrire de différentes façons. Ce travail commence au fragment 18 et, dès lors, jusqu'au dernier, numéroté 66 et annonçant la fin dudit travail, Le Lecteur inconstant sera comme le journal de cette entreprise littéraire, avec ses blancs et ses embellies, dont le fruit est donné à lire en seconde partie, Vie du corbeau blanc.

 

lecteur-inconstant_TN.jpgTexte étrange que celui-ci, qui m’a d’abord rappelé certaine Histoire d’un Merle blanc d’Alfred de Musset, pièce que j’avais vue en 2010 au théâtre du Ranelagh, mise en scène par Anne Bourgeois et interprétée par Stéphanie Tesson – merle et corbeau, l’un et l’autre oiseaux noirs de plumage se travestissant en blanc histoire de passer pour ce qu’ils ne sont pas. À partir de l’argument de la nouvelle de Tolstoï – un corbeau qui avait entendu dire que les pigeons étaient fort bien nourris se peignit en blanc et vola jusqu’au pigeonnier […] – Carlos Liscano écrit une formidable épopée allégorique dont le héros est un corbeau hâbleur, qui se lit comme un patchwork, admirablement composé et cousu, de morceaux écrits "à la manière" des plus grands textes de la littérature mondiale – par exemple un long passage façon Odyssée homérique traduite par Leconte de Lisle… C’est à la fois jubilatoire, magistralement façonné… et difficile à lire, comme le sont en général les textes relevant de l’exercice de style, caractérisés par une haute virtuosité technique et sous-tendus par une vaste érudition. C’est en tout cas un beau geste éditorial que d’avoir ainsi publié ces étonnantes variations albacorbéennes après les fragments introspectifs où se lit, entre autres évocations, leur genèse: le lecteur a ainsi entre les mains, en même temps qu’une œuvre littéraire de haute volée, une sorte de "rapport de travail" intimiste et émouvant.
Je serais curieuse de savoir, aujourd’hui, si cet exercice d’écriture – exercice de survie, m’a-t-il semblé – a permis à Carlos Liscano de retrouver la voie de la création romanesque. Peut-être en Uruguay de nouveaux textes ont-ils paru qui sont en cours de traduction? Je l’espère… 
 

 

* Carlos Liscano, Le Lecteur inconstant suivi de Vie du corbeau blanc (traduit de l’espagnol – Uruguay – par Jean-Marie Saint-Lu et Martine Breuer), Belfond coll. "Littérature étrangère", septembre 2011, 370 p. – 21,30 €.

 

 

 

Bougonnements

 

Les "rentrées littéraires" automnales - je précise "automnales" parce qu'elles se bissent de "rentrées de janvier", moins retentissantes et jetant sur les étals des libraires des quantités moindres d'ouvrages – m'ennuient chaque année davantage, en dépit des merveilleuses découvertes que chacune d'elles m'aura offertes. Toujours la même course au bord de la perte de souffle pour "couvrir" le plus de "nouveautés" possible, tâcher de ne pas passer sous silence les poids lourds qui ont de toute façon l'avantage des campagnes publicitaires et en même temps de faire honneur aux auteurs méritants hélas écrasés par les vedettes… Et toujours les mêmes déplorations quant à la trop grande abondance de publications simultanées – trop de livres tue les livres! – aux médiocrités qui noient les perles, etc., etc. Je m'écarte en général de ces brouhahas, non pour dénigrer un "présent" qui serait forcément plus lamentable qu’un "autrefois" idéalisé mais parce que je suis lasse de ces sempiternelles récriminations qui encombrent et obstruent ce goulet que sont, dans les calendriers éditoriaux, ces deux mois si aisément abouchables en un seul néologisme, "septembroctobre", qui s'accommoderait bien d'une extension en novembre, là où se bousculent les prix. Hors ce que les circonstances me glissent entre les mains, je lis selon mes dilections, au risque de passer à côté de bijoux frais parus mais en me disant que si lesdits bijoux doivent croiser mon chemin je les lirai de toute façon, l'heure venue, fût-elle loin de la "date de sortie en librairie".

Morne plaine ne saurait durer sans que se profile un relief et, en 2012, l'habituelle platitude de septembroctobre aura au moins eu cet attrait d'être troublée par "l'affaire Millet" qui, quoi qu'on en pense, a ce mérite d'amener du mouvement, surtout des questionnements et des intranquillités.

 

Feux mourants

 

Elle ne fait plus guère de bruit cette "affaire"… Deux ou trois choses encore me restaient sur le cœur qu'il me fallait exprimer…

Des deux côtés les arguments me semblent faussés: on a attaqué l’écrivain en exigeant son départ de la maison où il officie en tant qu’éditeur quand ce n’est pas son travail d’éditeur qui est contesté mais les idées qu’il répand dans certains de ses livres, et lui se défend en lançant qu’à travers lui c’est la littérature qu’on vise alors que ce n’est ni son style, ni la façon dont il écrit qui est critiquée mais, encore une fois, les idées qu’il répand.

L’a-t-on mal compris? peut-être, mais un écrivain qui publie se dessaisit, d’une certaine façon, de ses livres; il les offre au public et, ce faisant, encourt le risque d’être mal lu, mal interprété – c’est un risque inhérent au fait même de "publier". Et si parler d’un livre sans l’avoir lu est parfaitement déshonnête de la part des journalistes qui se sont laissé aller à cette erreur déontologique, cette "réception" fait, elle aussi, partie des risques liés à la publication. Toujours obnubilé par ce souci d’être compris, M. Millet ne se contente pas d’attendre du public qu’il lise au moins l’intégralité des dix-huit pages que je suppose maintenant enfouies sous des monceaux de bois vert, et qu’il fasse l’effort de recontextualiser celles-ci dans l’ensemble du volume qui commence par un essai intitulé Langue fantôme: il recommande fortement de lire… les trois livres qu’il a publiés simultanément! S’il voulait absolument que ces trois textes ne pussent pas être lus séparément, il aurait dû ne sortir qu’un volume – sans garantir la lecture intégrale cela aurait au moins empêché l’achat "au détail". Ou alors s'entendre avec son éditeur pour que les livres ne sortent en librairie que réunis en trio par un bandeau portant la mention "Ne peuvent être vendus séparément".
L'on affirme que Richard Millet est "muselé", qu’on veut le réduire au silence, mais comment souscrire à cela quand on le voit invité de tous côtés pour s’expliquer? De plus, ses livres sont publiés et, mieux: les derniers, ceux-là justement qui sont au cœur de la tourmente, se vendent paraît-il fort bien – on se les arracherait, même… Que pensent donc du bâillon dont on veut, dit-on, recouvrir la bouche de Richard Millet les écrivains et journalistes qui, de par le monde, sont VRAIMENT bâillonnés et moisissent au fond d’une geôle parce que leurs écrits ont le triste privilège de déplaire aux autorités de leur pays?

 

NB - À la faveur de récents événements, les questions philosophiques, morales et/ou politiques autour de la liberté – d'expression et de création, de pensée, de culte… – et de la démocratie se sont taillé une très large place dans les médias et c'est tant mieux: n'est-ce pas la preuve par excellence que l'on dispose pleinement de cette liberté de réflexion, d'expression, d'observation et d'étude? Les prochains candidats à l'épreuve de philosophie du bac auront en juin, dans une actualité qui sera encore récente, un champ fécond où puiser leurs exemples et arguments pour peu, évidemment, qu'ils se voient proposer des sujets de dissertation ou de commentaire sur ce thème-là

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15 septembre 2012 6 15 /09 /septembre /2012 10:49

Samedi 15 seprembre 2012

 

En ces périodes septembrionnales marquées d’été, la paupière du jour vers 7h30 n'est encore qu'à demi-levée – la lumière est peu franche, le soleil un liseré incandescent aux confins d’un horizon bleu-mauve en train de se dévêtir des derniers voiles nocturnes. C’est le moment de la journée que je préfère, et depuis bien des années je le mets à profit pour aller courir. Ce samedi, la douceur ambiante est telle que les joggeurs, même à cette heure matutinale, sont déjà assez nombreux à parcourir les chemins longeant les rives du lac de Créteil – mon lieu d’entraînement quotidien: pratique d’accès car j’y arrive en dix minutes de trottinements modérés qui m’échauffent à point, propice à la course par son calme, offrant diverses surfaces et la possibilité de courir sur terrain plat ou au contraire escarpé, de multiplier les boucles autant qu’on le veut en variant les parcours…

jogging-15-09-2012.jpgJ’avais opté, aujourd’hui, pour une sortie d’une quarantaine de minutes, sans effort particulier – ni sprints, ni passages sur les crêtes des collines artificielles du parc de loisirs: une course lisse, à foulées régulières ne forçant ni le souffle, ni les muscles. Les sensations étaient bonnes et, donc, l’allure assez soutenue. Des coureurs plus rapides me doublaient à grande vitesse tandis que j’en dépassais d’autres qui, en couple ou en groupe, marchaient plus qu’ils ne couraient, simplement désireux de s'aérer en bavardant. Voilà que devant moi, au sortir d’un virage, apparaît un petit homme trapu, le chef grisonnant et dégarni, à la foulée lourde et dandinante; je me rapproche assez vite et le dépasse tout naturellement, sans trop accélérer. Aussitôt j’entends son pas se précipiter: il me rattrape, et me double en me jetant au passage un regard d’une noirceur féroce souligné d’une crispation haineuse de la bouche…

Surprise douchante. Je ne crois pas avoir jamais essuyé si noir coup d’œil hors d’un wagon de métro pendant les heures de pointe… J’en restai glacée, mais continuai à courir et, comme le joggeur mal embouché, très probablement misogyne, s’était à l’évidence fatigué en me dépassant, il avait tout de suite ralenti de sorte que je me suis retrouvée sur ses talons en très peu de temps. Je le dépassai donc à nouveau et cette fois, il resta en arrière. Mais non sans réagir: un marmonnant "salope!!" suivi d’un crachat sonore m’écorcha les oreilles.
Cinglant, choquant.

J’ai d’abord failli piler, me retourner et l’apostropher aussi sec: "Ça vous pose un problème que je vous passe devant?"

Je n’en ai rien fait; je me suis contentée d’allonger ma foulée et de tenir mon allure avivée jusqu’à la fin de mon parcours; la distance s’est creusée, creusée… et le malpoli a disparu de mon champ de vision. Son insulte me poursuivait pourtant et, avec elle, le regret de n’avoir pas cédé à mon impulsion première. Et puis je songeais – cela ne m'a effleuré l'esprit que bien après – que  j'aurais pu en effet héler l'indélicat mais posément, en toute politesse, et lui demander pourquoi il m'avait ainsi insultée. J'avais décidément été lâche. Ce jugement cependant a fini par se tempérer d’une interrogation: aurais-je été si "courageuse" en me confrontant à un homme manifestement enclin à l’agressivité dont la corpulence était à vue d’œil le double de la mienne, ou inconséquente?…

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9 septembre 2012 7 09 /09 /septembre /2012 17:07

Depuis juin cela couvait. Un magma bouillonnait en moi sans trouver de cheminée par où s'écouler depuis ces jours de juin au cours desquels j'ai lu, presque à la file, deux textes de Richard Millet, Intérieur avec deux femmes, et De l'antiracisme comme terreur littéraire.

Il me faut tout d'abord confesser qu'avant d'être confrontée à ces textes je ne savais pas qui était Richard Millet – je me rappelais juste avoir croisé son nom au détour d'une lettre d'information de prixlitteraires.net annonçant qu'il avait reçu le prix des Impertinents 2011 pour Fatigue du sens. Je me souvenais aussi qu'alors le titre m'avait assez agréablement chatouillée car j'ai tendance à penser que l'on baigne dans une espèce de n'importe-quoi généralisé qui, par exemple dans le domaine artistique, fait se pâmer de beaux esprits devant des étrons soigneusement emballés dans des discours spécieux les érigeant en "œuvres d'art", et crier au génie dès qu'une création, quelle qu'elle soit, s'avère parfaitement hermétique – "C’est conceptuel, voyez-vous… Comme c’est profond, comme c’est grand… Abyssal!!" (id est: "extraordinairement génial"). C’est en effet comme si la signifiance, trop lasse, s’en était allée se cacher pour mourir…

 

Comment en serait-il autrement quand les mots eux-mêmes sont vidés de leur capacité à signifier par des usages abusifs – lorsqu’on qualifie de "tueries" ou de "massacres" des affrontements occasionnant deux ou trois victimes, comment doit-on évoquer ceux qui se soldent par des centaines voire des milliers de morts? Je ne crois pas que le lexique français courant offre rien qui aille, en termes d'ampleur et de gravité, au-delà du "massacre". On peut tenter le "bain de sang", ou encore l’"hécatombe"… mais ces mots restent d’une intensité similaires à ceux que l’usage a épuisés… Cinq morts ou plusieurs centaines, cela n’est évidemment pas pareil. Pourtant les discours ambiants se tiennent "comme si".

Bref: ayant supposé que Fatigue du sens abordait ce type de problématique, je m’étais intéressée au livre. Mais la lecture de sa présentation m’avait vite douchée: j’y avais senti le vilain parfum d’un nationalisme peu ragoutant – je veux dire: qui ne me ragoute pas – et avais aussitôt renoncé à le lire. Richard Millet fut relégué au fin fond de ma mémoire, suffisamment loin pour que j'aborde sans aucune prévention ces deux textes.

 

Dès les premières pages d'Intérieur avec deux femmes les remugles qui m’avaient effleuré les narines quand j’avais survolé la présentation de Fatigue du sens me revenaient à la figure par larges bouffées pour continuer de m'incommoder, et me poursuivre bien après que j'eus franchi le point final – et spermatique – de ce "récit". Ce malaise qui le prend dans une gare de R.E.R parce qu'en début d'après-midi, il constate qu'il est entouré de voyageurs à l'épiderme trop foncé à son goût; sa vision des Roms – il a toujours été, écrit-il, fasciné par la laideur de cette ethnie… Que l'on se sente incommodé des bavardages à voix excessivement hautes dans un espace public confiné, que l'on réagisse vigoureusement à des postures, des paroles agressives, à des impolitesses, des actes violents, de vandalisme ou de délinquance, soit. Mais que l'on puisse être gêné aux entournures par une couleur de peau, non, cela dépasse mon entendement. Et je ne comprends pas davantage que l'on soit capable de réduire un groupe humain à une appréciation esthétique, beauté ou laideur. Cela m’a révoltée, et dans la suite du livre les motifs d’indignation ont continué de pleuvoir – par exemple sa répulsion obsessionnelle pour les mosquées s’élevant depuis peu dans les cieux européens ou encore son ennuyeuse complaisance à se présenter comme un "écrivain infréquentable" (mais il publie beaucoup, et chez plusieurs éditeurs… il est plutôt bien reçu pour un "infréquentable). Je n’avais pas fini de bouillir que son pamphlet tirant à boulets ardents sur l’antiracisme et le multiculturalisme accroissait ma colère.

 

Cependant ces réactions restaient confuses; violentes mais confuses, et je ne parvenais pas à aller jusqu'au bout de cette colère, à la verbaliser. Quelque chose se dérobait; je me rendais compte que "ça n'allait pas", que la lettre des textes, leur premier degré si l'on veut, m’entraînait sur un terrain d’indignation qui n’était pas le bon… sans me donner d’autre prise que cette lettre-là pour réagir. Ainsi m’était-il impossible de ne pas m’insurger contre son aspiration à préserver une "pureté culturelle" – selon moi cette idée même de "pureté culturelle" est un non-sens puisque, s’il existe bien des cultures singulières qu’il faut évidemment respecter, chacune de ces singularités a l’épaisseur diachronique d’une Histoire particulière, stratifiée de mille diversités s’étant conglomérées au fil des temps; c’est le mouvement, la dynamique d’une humanité qui, depuis qu’elle a commencé de se développer, ne cesse de migrer, de faire souche ici pour ensuite s’en aller ailleurs, assimilant au passage un peu de chaque lieu et de ses occupants (croyances, coutumes, langues…) Un mouvement général s’effectuant presque toujours dans la douleur par le truchement de conquêtes, d’assujettissements puis de révoltes contre les oppresseurs, des soubresauts historiques qui, aussi tragiques fussent-ils, déposent dans les mémoires des alluvions formant peu à peu les cultures, les civilisations – tout en ayant l'intuition que je me trompais de combat. Et sans parvenir à déceler où pouvait bien gésir mon erreur.

 

Cela s'énonçait en moi mais je ne me reconnaissais aucune légitimité pour l'exprimer – ni historienne, ni sociologue, en nulle matière érudite, je ne pouvais que déployer des arguments  intuitifs, émotionnels, bâtis sur des savoirs glanés au hasard et peut-être mal assimilés; de plus, on m'avait expliqué qu'en réalité la pensée de Richard Millet était autrement plus complexe que ce que j'en avais compris, qu'il était important de la recontextualiser dans l'histoire personnelle de l'écrivain, son parcours littéraire et, surtout, qu'il me fallait explorer ses autres livres – à cet égard, il y a peu de chances que je suive la recommandation: ce que j'ai lu dans Intérieur avec deux femmes et De l’antiracisme comme terreur littéraire a dressé pour l’heure un mur infranchissable entre ma curiosité et le reste de son œuvre. De plus, rien dans ces deux livres – j’insiste: dans ces deux livres, les seuls que j’aie lus – ne m’a inclinée à estimer "immense" son talent; peut-être l’est-il ailleurs mais, selon moi, pas là. Certes la langue est bien maniée mais j’ai parfois trouvé des phrases obscures et j’ai souvent eu l’impression, dans quelques passages d'Intérieur avec deux femmes, d’avoir sous les yeux de vagues imitations proustiennes mais de petite pâte, qui ne m'ont pas incitée à la gourmandise…

Pour que tout se débonde il aura fallu qu’explose "l’affaire Millet", un véritable ouragan de tollés et de contre-tollés autour d’un texte d’une petite vingtaine de pages au titre provocateur, Éloge littéraire d’Anders Breivik, à l’évidence choisi pour embraser des passions d’autant plus inflammables que ledit texte (publié dans un volume avec un autre texte intitulé Langue fantôme) a surgi sur les étals presque en même temps qu’était prononcée la sentence condamnant le tueur norvégien à vingt et un ans de prison ferme, soit la peine maximale encourue par un criminel en Norvège. Le titre est si provocateur qu’il a paraît-il entraîné des journalistes à écrire de violentes diatribes contre M. Millet sans avoir lu le pamphlet incriminé… La perche était tendue aux défenseurs de l’écrivain pour s’indigner à leur tour – à juste titre d'ailleurs car il n'est guère honnête de commenter un livre qu'on n'a pas lu et d'extrapoler à son sujet – et dénoncer de nouveaux méfaits de la mauvaise foi bien-pensante, la tentative de musellement d’un grand auteur, etc., etc. La machine ne cesse de s’emballer depuis la sortie du livre – articles de presse, interventions sur la Toile, émissions de radio, de télévision… – et la rituelle "rentrée littéraire" d'être tout entière dominée par "l'affaire": une petite vingtaine de pages aussi dévastatrice que le fameux "battement d'aile du papillon". Quelques réactions me sont tombées entre les oreilles sur France Culture (par exemple la première partie de La Grande table le 7 septembre), et sous les yeux ici et là sur la Toile dont un texte signé J.M.G. Le Clézio… Quelle mise en vedette! M. Millet n’en espérait sans doute pas tant. Et je crois que cela continue d'enfler, hors de toute raison…

 

Je n’ai pas lu l'Éloge honni et n'ai aucune intention de le faire. Mais tout ce qu’il provoque, notamment l’article de J.M.G. Le Clézio, et celui que Pierre Jourde a publié sur le site du Nouvel Observateur, m’a amenée à reconsidérer les deux livres qui m’on tant troublée. C’est une sorte de sidération: je me dis que ce battage nous ramène à ce point déplorable où une œuvre n’existe plus qu’à travers ce qui se dit d’elle, où un homme ne se sent exister qu’à travers ce que les circuits médiatiques font de lui. Et que ces écrits qui rendent Richard Millet prétendument "infréquentable" ne sont pas tant des "textes d’opinion" mais des attracteurs de foudre, rédigés à dessein par un auteur cherchant davantage à être fustigé pour pouvoir se poser en victime qu’à faire valoir ses idées, ou son talent de littérateur. Ce qui expliquerait ce sentiment étrange que m’ont laissé mes lectures, cette violente nausée, cette allergie de contact spontanée et un peu primaire dont je pressentais qu’elle n’était pas tout à fait adéquate…


In fine me vient l’envie, en sortant de cette ronde dans laquelle je suis entrée comme trop d’autres, de pousser une grosse gueulante, et de dire "MERDE" à la bien-pensance autant qu’à l’obligation qui nous est faite de la mépriser, de dire "MERDE" à cette habitude que l'on a de considérer comme suspect tout individu qui l’ouvre – vous proclamez-vous altermondialiste et vous voilà au pire soupçonné d’hypocrisie, au mieux taxé de minable bien-pensant, propagateur d’une "pensée droit-de-l’hommiste" désormais décrétée insupportable (mais par qui au fait? Quelles sont donc ces instances sociales, politiques, qui décident du "bon ton" et du "condamnable"? peut-être au fond est-ce seulement "l’usage" qui décide donc vous et moi, nous tous confondus en masse – "confondus": c’est bien le mot; tout, son contraire et son contre-contraire étant à la fois objet de haine et de vénération), ne l’êtes-vous point et vous voilà rangé parmi les affreux réacs pillards de planète… Affirmez-vous que vous êtes partisan d’un enseignement moral et l’on vous immole sur le bûcher promis aux psychorigides corseteurs d’esprits, êtes-vous frileux devant la morale que l’on vous accusera d’être un de ces dangereux laxistes par lesquels le chaos, un jour, arrivera… Et ainsi de suite.

 

M ais on est DÉJÀ, me semble-t-il, dans le chaos, ou plutôt dans la confusion – ce n’est pas tout à fait pareil, le premier est séisme, la seconde simple brumasse!

Il serait peut-être temps de retrouver le sens du sens, de réapprendre à écouter, à observer puis à entendre les choses, les faits, les gens… non pas pour formuler des réponses – forcément péremptoires parce qu’une réponse, c’est comme une solution: toujours exclusive de mille autres – mais pour retrouver, en même temps que celui de la signification, le chemin du questionnement. Et se tenir à l’écart de celui des assertions.

 

Qu'aurait donc pensé de cette "affaire" un auteur comme Philippe Muray, dont je découvre, par toutes petites bribes, les textes décapants? Sûrement quelque chose de très caustique, de très drôle – et d'infiniment pertinent.

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2 septembre 2012 7 02 /09 /septembre /2012 14:09

Depuis le 21 juin les jours vont s’étrécissant, insensiblement, minute par minute grignotés par les nuits qui elles gagnent en longueur – en langueur, pourrait-on écrire… à une lettre près le sens glisse joliment. Mais on ne se rend compte de rien me semble-t-il tant qu’on est en juillet-août – même si l’on continue de travailler, même si, en congé, on reste amarré à sa résidence habituelle, et même si le ciel est maussade, il règne durant ces deux mois quelque indéfinissable clarté qui donne aux journées des airs riants et paresseux comme si le temps était au repos et traînait à s'écouler. Mais quand s’annonce septembre – quel coup de gong que le premier de ce mois! – soudain la compression des jours entre leurs blocs de nuit influe sur nos humeurs aussi sûrement que la lune commande aux marées; telles des couches géologiques veinées de minerai ils sont encore marbrés de beaux ensoleillements et de chaleurs douces, pourtant l'estivité s’en est allée qui allégeait tout sur son passage – on est "rentré".

 

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Renvois

 

Peut-on entendre "beaux jours" sans que frétillent des souvenirs gastronomiques? L’on quitte "son endroit" et l’on tâchera en même temps de rompre avec "sa bouffe", histoire d’accroître la distance entre "les vacances" et "la routine"; reste-t-on, contraint et forcé, attaché à son bouchot et l’on cherchera à s’en évader par la petite fenêtre que suffisent à ouvrir des aliments auxquels on n’est pas habitué. Une épice inconnue dégottée sans qu'on l'ait cherchée et voilà d’un coup déglacée la monotonie. Hors cette gastronomie réelle, qui caresse les papilles, flatte et émoustille les sens – tous et même l’ouïe qui, paraît-il, reconnaît un millefeuille réussi avant que le palais se prononce au son que produit une lame de couteau en mordant la première feuille de pâte… – et dont on s’efforce d’adorner ses vacances, il y a l’autre, la métaphorique, en général amère, désagréable: ces événements "qui ne passent pas", que l’on ne "digère pas", qui "restent sur l’estomac" ou s’arrêtent avant, coincés "en travers de la gorge" telle une arête de poisson vicieuse… De ce côté-là, ma carte estivale a été plutôt bien garnie, avec, en guise de hors d’œuvre, une écrasée de tendons accompagnée d’une compotée de ligaments qu'il m'a fallu ingurgiter après la rencontre malencontreuse de mon pied gauche avec le diable d’un livreur qui ne regardait pas où il allait et, donc, ne pouvait pas me voir arriver, moi qui n’avais pas non plus les yeux dirigés où ils auraient dû l'être. Couleur myrtille et format boudin charnu, longtemps mon pied est resté monstrueux, douloureux surtout – ce qu'il est encore. Quelle matière à réflexions œdipiennes que cet incident pour quelqu’un qui a le sentiment aigu de ne pas avancer, de boiter dans l’existence et de se perdre en questionnements vains quand la vie lui file entre les doigts à la vitesse grand V… Aucun doute: le livreur devait être une incarnation du Sphinx…


couv-bernanos_TN.jpgCe triste ragoût déjà fort indigeste a de plus été plombé par une "farce à la coquille" - une préparation qui aurait une belle place sur un menu de restaurant si son nom avait le moindre rapport avec la chair délicate du Pecten maximus, mais il est ici question de la coquille d’imprimerie laquelle, pêchée trop abondamment dans un texte, en gâte la lecture: cette bête-là est en effet une erreur d’impression – une lettre à la place d’une autre, un caractère manquant ou inapproprié, des bribes de mots ou de phrases mal ordonnés… bref, sont "coquilles" ces ébréchures qu’en principe on élimine grâce à une relecture attentive du texte avant de procéder au tirage définitif. Pas totalement bien sûr: le "zéro faute" n’existe pas davantage que le "risque zéro" en chirurgie, aussi y a-t-il une sorte de seuil de tolérance, une proportion d’erreurs que l’on admet parce que nul n’est infaillible, les correcteurs pas plus que quiconque. D’ailleurs, les coquilles passent souvent inaperçues quand ne sont en jeu qu’une ou deux lettres – un lecteur reconstruit toujours un peu ce qu’il lit et, du coup, rétablit la juste lettre sans s’en rendre compte (cette reconstruction inconsciente dépasse le simple "accommodement"; parfois, d'obscures forces s’en mêlent, latentes et inconnues, faisant obstruction ou, à l'inverse, amenant dans le texte des choses qui n’y sont pas et ne gisent que dans les tréfonds de celui qui lit…). Mais, trop nombreuses à s’accumuler au creux des phrases, elles peuvent rendre un passage incompréhensible. Avant de lire, cet été, l’édition Pocket du Journal d’un curé de campagne, je n’avais encore jamais été confrontée à de tels encoquillements. Espaces manquants entre deux mots, "é" à la place de "e"… les petites coquilles grouillent. Et puis d’autres fautes plus étranges se rencontrent: des "i" redoublés à la place d'un "n", un "$" quand aucun billet vert n'est en vue, des bottes toujours graissées qui sentent le stfif (sic), des sourcils que le mot prière fait froncâr (re-sic). Et puis cela (p.170): […] Je ne me méfais pas jadis f on s’habitue à ses yeux […].
 

Une relecture rapide aurait suffi à corriger les plus grossières coquilles qui n'a, à l'évidence, pas été faite. En cherchant sur Amazon un visuel de couverture que je puisse télécharger, je découvrais un édifiant commentaire signé Zitoune. Cet(te) internaute qui a manifestement lu la même édition "farcie" que moi m'apprend que cette version a été imprimée en Espagne, et qu'un autre tirage de la même maison mais réalisé par une imprimerie implantée en France est, lui, impeccable.

 

Comment peut-il y avoir, chez un éditeur, de tels écarts qualitatifs entre les tirages successifs d'une même œuvre? Mais surtout, comment cet éditeur, conscient du problème puisqu'il a rédigé un avertissement (visible sur Amazon en guise de "présentation" de l'édition Pocket), a-t-il pu mettre en circulation un texte à ce point encoquillé? C’est un véritable massacre littéraire, une trahison pure et simple à l’égard de son auteur, et un manque de respect à l’endroit du lecteur! Je veux bien qu'il y ait des circonstances explicatives (délocalisation, numérisation, que sais-je encore) mais elles ne sont en rien "atténuantes". Combien d'exemplaires ainsi "farcis" continuent-ils à se répandre à travers les étals? Combien passent de main en main par l'intermédaire des bibliothèques de prêt qui ont acheté ces éditions de poche? Trop, beaucoup trop… Stop! la VRAIE question est celle-ci: comment enrayer la diffusion de ces livres au texte si mal établi??? Puissé-je, en écrivant cela, y contribuer un peu.

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22 août 2012 3 22 /08 /août /2012 13:21

Il est temps de surmonter les méfaits caniculaires – les circuits ont légèrement fondu, réduisant à l'état de marmelade informe et poisseuse tout ce qui, de près ou de loin, a pu ressembler à des velléités d'écriture. Pourtant, je n'en avais pas fini avec Le Porteur d'histoire – alors, reprenons...

 

C’était paraît-il un "spectacle Carambar" – de ceux en lesquels le directeur artistique a une confiance si totale qu’il promet un lot de Carambars aux spectateurs qui ne l’apprécieraient pas… Je ne crois pas que cette année Jean-Paul Tribout ait eu à en offrir beaucoup: Le Porteur d’histoire a été salué par une ovation debout. Et si des spectateurs ont été déçus aucun en tout cas ne s’est manifesté lors de l’apéritif plamonais du lendemain: toutes les voix qui se sont élevées ont été laudatives. Les Carambars furent néanmoins de la partie, mais avec un sens nouveau: au lieu de revenir au(x) spectateur(s) mécontent(s), ils allèrent à un comédien encensé. La veille, Régis Vallée, s’avouant très friand de ces bâtonnets caramélisés, avait regretté en riant qu’ils ne fussent pas destinés à récompenser les artistes; une spectatrice s’en est souvenue et, tout en félicitant l’ensemble de l’équipe, elle a tendu au gourmand un gros paquet de friandises. Peut-être Jean-Paul Tribout devra-t-il imaginer une autre façon de labelliser ces spectacles qui le touchent mais dont il sent qu’ils pourraient ne pas enthousiasmer le public sarladais autant que lui – et, du coup, promettre effectivement des Carambars aux artistes qui lèveront les foules. Mais alors il peut être certain de voir son budget exploser, eu égard à l’indice de satisfaction des festivaliers, toujours très élevé.
Aussi bien la veille pour présenter le spectacle que le lendemain pour accueillir les réactions du public une grande partie des Porteurs d’histoire était à Plamon. De ces deux matinées tâchons donc de recomposer, en une matière (à peu près) domestiquée, ce qui s’est dit, ce qui s’est raconté, les questions qui ont fusé et les réponses qui ont fleuri…

 

D’Avignon à Sarlat

 

Jean-Paul Tribout:
J’ai découvert ce spectacle à Avignon l’an dernier, et j’ai été touché par ce texte aux multiples références littéraires historiques, qui captivait littéralement le public. Votre compagnie était déjà venue à Sarlat avec La Mégère (à peu près) apprivoisée; le spectacle m’avait séduit par ses qualités mais il ne m’avait pas transporté comme l’a fait Le Porteur d’histoire.
Régis Vallée:
On a l’habitude de monter des classiques revisités avec beaucoup d’humour et on n’a pas trop de mal à en parler. Mais quand on est arrivé en Avignon avec Le Porteur d’histoire, on ne savait pas très bien comment on allait s’y prendre pour le présenter aux gens parce qu’il est très difficile à résumer. On peut dire que ça commence comme un fait divers – une femme et sa fille disparaissent dans un coin reculé d’Algérie – et ça part comme une épopée romanesque qui traverse les siècles, avec plusieurs histoires qui s’imbriquent les unes dans les autres…
Amaury de Crayencour:
On est dans une forêt des Ardennes dans les années 1980 puis on se retrouve à Alger avec Eugène Delacroix… Nous sommes cinq sur scène et nous interprétons une trentaine de personnages; on doit passer très rapidement d’un personnage à l’autre, d’un lieu, d’une époque à l’autre et c’est extrêmement ludique pour nous comédiens. Je crois que ça l’est aussi pour les spectateurs…
Éric Herson-Macarel:
Oui, c’est très ludique et en même temps très conceptuel; le spectacle questionne la fonction des histoires, la façon dont on les raconte. Pourquoi l’être humain, du plus profond de lui-même, individuellement et collectivement, a-t-il tellement besoin d’histoires? De récits? Concrètement, c’est construit à la façon d’un conte à tiroirs, avec des histoires qui s’emboîtent comme des poupées russes et qui convergent vers une résolution finale, une sorte d’apothéose. L’auteur du texte, Alexis Michalik, qui est aussi le metteur en scène, voulait que l’ensemble ait une dimension cinématographique et je crois que dans la mise en scène, comme dans l’écriture, c’est vraiment réussi. Il y a des effets de flash back, de fondu enchaîné… on a en effet la sensation d’assister à un film à grand spectacle, même si le plateau est nu: l’espace est quasi vide et on suggère les lieux et les époques avec quelques effets de costumes.

 

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Comment en sont-ils arrivés là?


Avant que naisse cette fresque foisonnante qui tient en haleine pendant presque deux heures et mène à travers les siècles une farandole de personnages il y eut une toute petite forme improvisée au pied levé pour combler un trou imprévu dans la programmation d’un festival… Une histoire pas banale qui vaut le coup d’être racontée – c’est bien le moins pour une pièce questionnant le processus narratif…


Amaury de Crayencour :
Le spectacle a été créé dans l’urgence… Au départ, la première mouture du Porteur d’histoire a été une forme courte, d’une cinquantaine de minutes, écrite en à peine trois semaines parce qu’il fallait compenser un désistement de dernière minute pour le festival Mises en capsules, créé par le directeur artistique du Ciné-théâtre 13, Benjamin Bellecour. Il a demandé à Alexis s’il n’avait pas quelque chose dans le tiroir qu’il pourrait proposer en remplacement; Alexis avait bien une idée à partir d’un fait divers, qu’il destinait plutôt au scénario d’un court métrage, alors il a pensé que ça pourrait convenir pour une pièce de théâtre d’une cinquantaine de minutes. Mais au lieu d’en faire un récit complet avec un début, un milieu et une fin, il a imaginé de couper l’histoire au milieu, en se disant que si ça marchait, le public réclamerait la suite… Ça a marché, et il a donc écrit la forme longue. Mais la forme longue a elle aussi été montée dans l’urgence: on aurait dû avoir quatre mois pour la travailler or Alexis a dû s’absenter pour un tournage… On avait cette histoire à raconter, il fallait y arriver par tous les moyens; il fallait vraiment y aller, avec nos tabourets, avec des bouts de ficelle… et finalement je crois que cette urgence nous a beaucoup aidés; elle nous a évité de nous poser trop de questions.
Evelyne El Garbi Klai :affiche_misesencapsules.jpg
Quand Alexis m’a contactée, il m’a expliqué qu’il s’agissait d’un projet impliquant de jouer juste quelques dates au Ciné-théâtre 13 dans le cadre du festival Mises en capsules, en ayant deux semaines pour répéter. On s’est donné rendez-vous et il m’a dit: "Tiens, je te raconte une histoire"… et pendant une demi-heure il m’a en effet raconté une histoire, en s’interrogeant sur ce qu’est une histoire, comment la raconter… J’étais complètement suspendue à ce qu’il disait, en état d’attente, et, quand on s’est retrouvés en salle de répétition, on était là, sans texte, assis comme ça à se demander qu’est-ce qu’une histoire, comment on la raconte… Alexis avait une idée très précise de ce que devait être ce spectacle, il avait des scènes en tête, mais il n’y avait pas de texte; nous avons donc dû inventer, imaginer tout ça, rêver les personnages et, comme nous n’avions pas de texte, nous sommes partis de nous-mêmes – qui je suis, qui j’ai envie d’incarner… C’était un moment de création absolument incroyable. Nous ne savions pas où nous allions, nous avions des scènes, des mots clés, des rendez-vous… il fallait se retrouver dans tout ça et ce jeu d’improvisation, c’était un bonheur inouï pour un comédien. Après il a fallu apprendre le texte; ça a été très dur de devoir se raccrocher à des scènes écrites alors qu’on avait rêvé, inventé des choses dans une totale liberté. Et là ça a pris du temps! Mais je crois que toute cette phase se création qui a précédé l’écriture du texte donne au spectacle sa qualité particulière.
Jean-Paul Tribout:
Donc concrètement vous avez d’abord travaillé en improvisation sous la direction d’Alexis, vous avez enregistré vos impros et c’est à partir de ces enregistrements qu’Alexis a écrit son texte?
Régis Vallée:
Le processus d’écriture est même un peu plus subtil que ça: les scènes historiques ont été écrites en amont – on avait donc une langue beaucoup plus élaborée pour celles-ci, en revanche on a davantage improvisé pour les scènes contemporaines de façon à avoir cette langue orale, ces répliques qui s’interrompent, qui se mêlent, etc.
Amaury de Crayencour:
Alexis racontait une situation – mais sans donner de texte. Il disait par exemple: "À ce moment-là je veux une engueulade au téléphone." On improvisait une engueulade au téléphone, il en gardait ce qu’il aimait, enlevait ce qu’il n’aimait pas, et c’est devenu le texte qu’on interprète, qui ne bouge quasiment pas d’une représentation à l’autre.


En effet le "processus d’écriture" est "subtil": non seulement les récits s’emboîtent en ayant de l’un à l’autre des rapports étroits qui ne sont pas de simple logique narrative mais encore on voit très clairement se mêler des éléments de fiction et des emprunts au réel. Comme dans un roman historique…


Éric Herson-Macarel:
Alexis s’est amusé – c’est un exercice très jouissif – à mélanger des choses parfaitement véridiques sur le plan historique et des éléments totalement romanesques.
Régis Vallée:
Fiction et réel sont toujours entremêlés; notre travail a aussi visé à faire passer ce mélange de telle façon que le spectateur y croie, qu’il puisse se laisser embarquer dans une histoire plausible… Nous nous sommes tout le temps raccrochés aux nombreux éléments réels ayant trait à la géographie, aux époques… et nous demandions systématiquement si tel ou tel de nos choix était vraisemblable – par exemple à un certain moment des personnages empruntent l’autoroute de l’Est et l’action est censée être située en 1988. Mais cette autoroute existait-elle en 1988? Et Martin Martin peut-il conduire une 505 étant donné l’année où se situe le passage?… Cela dit, on a quand même eu beaucoup de libertés à l’intérieur de ces contraintes… En ce qui me concerne, pour endosser le rôle du fossoyeur – Alexis voulait un fossoyeur qui ait avec la mort un rapport un peu étrange – j’ai fait quelques recherches autour des métiers de la mort et dans les paroles que dit Michel Le Borreux il y a beaucoup de choses authentiques même si la lignée des Le Borreux n’existe pas – il y a vraiment quelqu’un à Toulouse qui a évité le bagne en acceptant la charge de bourreau au XVIIe siècle; il y a également un bourreau qui a engendré une ligné de quinze successeurs mais ça se passait en Normandie. "Retravailler" ainsi la réalité et la mêler à la fiction a été un procédé magistralement utilisé par Dumas, notamment.

 

Des louanges, et des questions


"Un feu d’artifice théâtral… Et quel enthousiasme vous avez montré à nous faire partager ce que vous aviez construit ensemble!"; "J’ai trouvé votre spectacle époustouflant, vraiment très prenant"… Deux réactions saisies parmi d’autres qui toutes allaient dans le même sens, celui de la louange. Mais l’on sait que la particularité des spectateurs sarladais, surtout de ceux qui fréquentent les matinées de Plamon, est de ne jamais se borner à des appréciations épidermiques, qu’elles soient positives ou négatives. Et derrière chaque "j’ai aimé" se cachait une question… Petit (tout petit) florilège…

 

Pourquoi êtes-vous déjà sur le plateau, assis sur vos tabourets, pendant que les spectateurs s’installent?
Éric Herson-Macarel:
Être sur le plateau pendant que les spectateurs arrivent, c’est être dans l’essence du théâtre, de la fiction. Nous avons voulu éviter de créer dès le départ un dispositif illusionniste, par exemple un rideau qui s’ouvre tout d’un coup pour signaler que le spectacle commence. Accueillir les gens, échanger quelques mots avec eux quand ils passent, c’est une façon de dire qu’on est ensemble au théâtre et qu’on va partager une fiction. On annonce dès le début cette forme de fiction – on ne va pas feindre de vous révéler une vérité – et le pari de cette fiction c’est qu’elle vous embarque dans un sentiment de réel croissant, qu’elle suscite votre intérêt… Et ça marche: il paraît qu’après avoir vu la pièce des spectateurs sont allés vérifier sur internet si la famille Saxe de Bourville existait vraiment…
Amaury de Crayencour:
Le rideau qui s’ouvre pour qu’on vous dise "on va vous raconter une histoire", c’est très solennel, comme si on allait commencer une conférence. Tandis que démarrer en étant déjà sur le plateau est une façon de signifier qu’on est tous réunis pour se raconter des histoires. On a besoin d’être tous ensemble  le public est une composante indispensable du spectacle; d’ailleurs on s’adresse très souvent à la salle, tout en se parlant – c’est délibéré: cette idée qu’on est tous ensemble, c’est le sens même du spectacle.

Régis Vallée:
Cette convivialité avec le public, être là pieds nus et dire bonsoir aux gens qui arrivent, ça fait partie des petits points communs qu'il y a dans les différentes mises en scène d'Alexis; j'ai travaillé sur plusieurs spectacles avec lui, notamment Romeo et Juliette où nous étions trois comédiens pour incarner tous les personnages de Shakespeare, avec aussi des portemanteaux à costumes sur scène et les costumes qui tombaient au fur et à mesure, et des comédiens pieds nus qui accueillaient le public. Les premières fois, c'est assez troublant d'être là déjà installés mais c'est finalement très agréable… il y a un côté "échauffement", c’est un dispositif plus simple pour nous qu’un rideau fermé…

 

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Comment vous est venue l’idée de ce tableau noir sur lequel vous inscrivez, tout au long de la pièce, des dates, des mots clés…?

Amaury de Crayencour:
C’est un choix d’Alexis donc ce que nous allons dire ne sera pas forcément très précis… je crois qu’il y a un côté pédagogique mais qui ne serait pas trop didactique: la craie, le tableau, avec ces dates historiques qu’on inscrit au fur et à mesure… c'est un peu comme à l'école. Il y a un côté très enfantin dans ce spectacle, comme dans le métier de comédien d’ailleurs: on est des enfants, qui toujours cherchent à interpréter des personnages.
Éric Herson-Macarel:
Comme vient de le dire Amaury, ça a été une décision du metteur en scène; il voulait qu’il y ait un tableau sur lequel on allait écrire des choses. Au début on l’a fait bêtement et puis peu à peu chacun s’est mis à écrire un peu ce qu’il voulait. Pour moi, en plus de ce que vient d’évoquer Amaury, il y a un côté enquête policière –
ce tableau évoque ce que fait un inspecteur de police qui jette des notes dans un carnet, avec juste des mots isolés, comme ça. L'histoire raconte une sorte de chasse au trésor, c'est un puzzle totalement indéchiffrable pendant les trois quarts du spectacle jusqu’à ce qu’on efface une partie des inscriptions pour qu’apparaisse l’astuce avec le nom d’Edmonde Antès/Edmond Dantès… D’ailleurs, pour la reprise au Théâtre 13, on a trouvé comme sous-titre "chasse au trésor littéraire".

 

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Tout attentifs qu’ils soient, les festivaliers posent peu de questions précises à propos des lumières, des accompagnements sonores – il faut dire que les auteurs de bandes son et les créateurs d’effets lumineux, s’ils sont toujours "crédités au générique", sont rarement présents sur l’estrade plamonaise. Mais quand celle-ci accueille l’un de ces artistes-techniciens le voici sollicité tout autant que ses camarades. Ainsi en alla-t-il pour Anaïs Souquet, régisseuse et créatrice lumières du Porteur d’histoire
Elle accomplit chaque soir une véritable performance, non seulement parce qu’elle doit gérer à la fois les lumières et les sons, mais surtout parce qu'elle doit sans cesse s’adapter à des situations nouvelles, le spectacle ayant jusqu’à présent fonctionné essentiellement en tournée. Une bonne partie de son travail s’effectue manuellement de façon à pouvoir suivre au plus près les comédiens dont les évolutions, d’une représentation l’autre, changent en fonction de l’espace. Et puis les dispositifs techniques sont à adapter à chaque lieu. Par exemple aux Enfeus, au dernier moment, elle a placé deux projecteurs latéraux pour éclairer les murs; sans être dirigée directement sur le plateau, la lumière ainsi créée contribuait à tisser l’ambiance. Cela s’appelle "savoir tirer parti de l’environnement" et le public y a été sensible.

 
Il y avait hier de magnifiques jeux d’ombres sur les murs des bâtiments; comment les recréez-vous quand vous jouez dans une salle fermée?
Amaury de Crayencour:
Ces effets-là ont été parmi les très heureuses surprises que nous a réservées le lieu; à un moment, Régis et moi étions derrière le paravent et nous avons vu ces ombres magnifiques, qui n’étaient pas du tout prévues… et qui n’existent pas quand on joue dans une "boîte noire", mais il y a d’autres effets de lumière que vous découvrirez si vous venez voir la pièce au Théâtre 13…
Anaïs Souquet:
En fait Alexis ne veut pas de "boîte noire", il préfère que tout soit visible: la machinerie, ce qu’il y a derrière… et quand j’arrive dans un théâtre fermé, je demande à ce qu’on enlève les pendrillons. Quand je dois faire les lumières manuellement, je procède un peu comme un DJ avec les sons…


Le travail d’Anaïs s’étend aussi à la gestion des effets sonores; elle n’en est pas l’auteur – outre les bruitages la bande son emprunte ses plages musicales à Philip Glass (pour la reprise au Théâtre 13, elles seront remplacées par des compositions originales signées Manuel Peskine) – mais c’est grâce à sa dextérité qu’ils accompagnent à point nommé les comédiens, lesquels s’appuient beaucoup, pour trouver leur rythme de jeu, sur la musique et les sons. Leur importance peut être signifiée par deux chiffres: trente-deux effets sons et une heure environ de bande sonore pour une pièce qui dure à peine deux heures.

 

Il est question dans le spectacle des Lysistrates; ce nom ne se rapporte-t-il pas à une pièce de théâtre?
Jean-Paul Tribout:
Si, c’est une pièce d’Aristophane, intitulée Lysistrata et qui raconte la grève du sexe qu’imaginent des femmes, emmenées par Lysistrata, pour faire cesser la guerre… La pièce est assez régulièrement montée, mais sous forme d’adaptations parce que le texte d’origine ne nous est parvenu qu’à l’état de fragments – il faut donc la récrire en partie, et cela a beaucoup été fait au XIXe siècle.

 

porteur-final.jpg


Laissons à Éric Herson-Macarel le "mot de la fin" – encore des louanges, cette fois tournées vers le public...

À mon sens, l’une des grandes vertus de ce spectacle est que, tout en étant une forme de théâtre populaire au meilleur sens du terme, et sans être du tout intellectuel, il parie – et de façon gagnante apparemment – sur l’intelligence du spectateur, sur son intuition qui lui permet de comprendre instantanément qu’à tel moment, je conduis une Jeep, à tel autre un avion, etc. et qui lui permet aussi de suivre l’histoire malgré les effets de flash back. Je vois que vous ne vous êtes pas perdus; donc vous êtes intelligents! (rires)

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8 août 2012 3 08 /08 /août /2012 13:05
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7 août 2012 2 07 /08 /août /2012 13:07

Voilà donc que ce spectacle dont l’argument de départ est une question de narrativité – une triple question en fait aux ramifications innombrables: "Qu’est-ce qu’une histoire? Comment raconte-t-on une histoire? Pourquoi l’être humain a-t-il tant besoin de mettre du récit dans sa vie?" – s’avère lui-même… inénarrable! Un comble que l’on ne puisse pas "raconter l’histoire" qui sous-tend une pièce s’interrogeant sur les histoires, leur mode de fabrication et de transmission – leur rôle enfin… Et ceci n’est pas une pirouette: dans le programme lui-même la présentation ne raconte rien mais décrit et, en effet, c’est par la description que l’on rend, je crois, le meilleur compte de ce qu’est Le Porteur d’histoire.


Description du plateau, du jeu des comédiens, de la scénographie, de la mise en scène… Mais là encore la tâche s’avère quasi impossible: l’enchantement naît d’une conjonction d’éléments si divers que l’on ne saurait en cerner les fondements sans passer par quantité de tours et détours. Il est vrai qu’ici, "tours et détours" sont à leur fête: l’argument est une sorte de "chasse au trésor" qui, à l’instar des meilleures intrigues feuilletonnesques, se déploie en une multitudes d’épisodes entrecroisés selon une ligne narrative sans cesse gauchie par les retours en arrière, les digressions historiques, les inclusions de récits secondaires pour, in fine, converger vers une résolution éclairant a postériori l’ensemble de l’histoire. Cette architecture même est constitutive de l’argument de la pièce, dont on a vu qu’elle se propose de réfléchir sur la notion de récit – et se comprend donc comme une démonstration par l’exemple.
Le plateau? Nu. Fermé partiellement en fond de scène par un vaste tableau noir où, tout au long de la représentation, les comédiens inscriront à la craie des dates, des noms, des mots clés,  avec d’un côté un porte-manteau où sont rangés sur leurs cintres de nombreux costumes et, au premier plan, cinq tabourets sur lesquels déjà à l’arrivée des premiers spectateurs sont juchés les comédiens, pieds nus, tous pareillement vêtus d’un pantalon sombre et d’un débardeur blanc. Ils bavardent entre eux, rient, conversent avec les gens qui leur adressent la parole…

 

accueil-porteur.jpg
Passée l’allocution de Jean-Paul Tribout annonçant le seizième des dix-huit spectacles de cette soixante et unième édition du festival des jeux du théâtre de Sarlat, un prologue signale la véritable "entrée en récit" et laisse entendre tout de suite un très beau travail d'écriture: en quelques phrases limpides sont énoncés de ces problèmes qui nourrissent les traités de philosophie et de métaphysique depuis que ceux-ci s’écrivent: qu’est-ce que la réalité par rapport à la fiction? Comment la fiction s’introduit-elle dans le récit? Et l’Histoire, celle avec un H majuscule? Quelle part de récit – entendons par là de fiction, de reconstruction imaginaire – comporte-t-elle? "N’oublions pas qu’un historien, aussi rigoureux et objectif qu’il veuille être, est pris dans son époque, dans la façon dont on conçoit l’Histoire à ce moment-là", dit en substance l’un des comédiens. Comment poser en termes plus clairs ce dont débattent les historiens d’aujourd’hui quand ils analysent non plus le passé mais leur propre démarche et les fondements de leur attitude intellectuelle? Passionnant, certes. Peut-être un peu ardu tout de même pour une scène de théâtre qui ne se serait pas déguisée en salle de conférence… Oui-da mais justement: on quitte très vite la réflexion théorique et abstraite pour plonger au cœur de la fable: à partir d’un fait divers – on reconnaît là cette "nourriture de base" dont sont friands les romanciers, notamment les auteurs de polars – tenant dans une courte phrase libellée à peu près ainsi, dans un village reculé d’Algérie, une femme et sa fille disparaissent mystérieusement… commence de s’engager un formidable ballet scénographique et narratif. 

 

Quelle construction! costumes-TN.jpg
À la seule écoute on sent combien le texte est minutieusement jalonné de détails récurrents, à la fois audibles et discrets. Et quel rythme! l’on glisse d’une situation à une autre en traversant au passage l’espace et le temps – l’on est tour à tour emmené dans une forêt des Ardennes, en Algérie, au Canada… tout en voyageant entre les siècles: le XIXe en compagnie d’Alexandre Dumas et d’Eugène Delacroix, le Moyen Âge, la fin du XXe et le début du XXIe… Tout se passe dans un univers presque entièrement symbolique: une pièce vestimentaire endossée, une allusion lancée dans une réplique, un geste accompli, et voilà campé un personnage, suggérée une période, indiquée une action (conduire un avion, montrer une peinture, déterrer un cercueil…). Chacun des cinq comédiens incarne plusieurs personnages, tous sont étonnamment brillants : ils passent d’un rôle à l’autre avec une virtuosité d’autant plus remarquable que les glissements se font à très grande vitesse – à peine le temps de tomber une chemise et d’enfiler une djellaba… Quelle que soit la situation jouée, l’adhésion est immédiate: on est emporté au cœur des histoires racontées pour n’émerger de ce tourbillon, ébahi, qu’au moment des saluts. 


Au fur et à mesure que l’on progresse dans cette fiction historique foisonnante mâtinée d’intrigue policière où brillent comme en majesté les figures du livre et de la bibliothèque, où fourmillent les références attestant qu’elle a germé dans un terreau de grande érudition, les costumes tombent devant le tableau noir, sont repris, réendossés, quittés à nouveau… Et cela s’achève. On est un peu triste de devoir rompre avec ce bonheur théâtral qu’on a éprouvé pendant une heure et demie, mais l’on est aussi comblé: outre que l’on ne s’est jamais égaré pendant le spectacle, on a le sentiment que cette fin arrive très exactement là où la logique de la narration impose le point final – là où, pour respecter jusqu’au bout cette logique, le récit ne peut souffrir un mot de plus. 


De toutes les pièces que j’aurai vues à Sarlat cette année, soit douze sur les dix-huit programmées, c’est Le Porteur d’histoire qui m’a donné avec le plus d’intensité cette curieuse sensation d’être subjuguée par tant d’éléments à la fois: les interprètes sont d’une merveilleuse virtuosité, la scénographie inventive, l'intrigue prenante et, malgré la vivacité du rythme, il n'est pas difficile de saisir combien le texte est riche – je n'ai pu m'empêcher de penser au Nom de la rose (la première version, non la seconde récemment parue que d’ailleurs je n’ai pas lue…). Il a été publié par les éditions des Cygnes*: je pourrai donc m’y plonger, et le savourer à mon gré dans la lenteur silencieuse de la lecture. Quant au spectacle, il sera repris à Paris en septembre prochain, sous-titré "Chasse au trésor littéraire", au Théâtre 13 "Jardin".
Je suis à peu près sûre, bien qu'il ne faille jurer de rien, que j’irai là-bas reprendre une leçon d’histoires…

 

 

Le Porteur d’histoire
Texte et mise en scène:
Alexis Michalik
Avec:
Amaury de Crayencour, Evelyne El Garby Klai, Magali Genoud, Éric Herson-Macarel, Régis Vallée.
Création lumières:
Anaïs Souquet
 

Costumes:
Marion Rebmann
Durée:
1h30

 

Représentation donnée le jeudi 2 août 2012 au Jardin des Enfeus.

 

* Le Porteur d'histoire d'Alexis Michalik est sorti en juin 2012 (148 p. – 10,00 €. ISBN: 978-2-915459) On peut se procurer le livre via sa page sur le site internet de l'éditeur

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