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7 avril 2011 4 07 /04 /avril /2011 02:52

Mettre à la portée du plus grand nombre les connaissances les plus diverses, depuis leurs bases jusque dans leurs développements les plus complexes, cela s’appelle "vulgariser"; c’est une démarche qui se généralise et se répand, que ce soit à travers les livres, les émissions télévisées, ou les informations diffusées sur la Toile; l’on ne compte plus les séries documentaires ou pédagogiques prétendant initier "les nuls" à des domaines allant de l’astrophysique au jardinage bio en passant par l’holmésologie, tel ou tel idiome parlé aujourd’hui dans le monde ou ayant été parlé jadis… et mille autres spécialités justement hyperspécialisées que l’on ne désespère pas de rendre accessible au premier profane venu.
N’ayant pas de culture générale particulièrement étendue, n’étant par ailleurs spécialiste de rien, je suis néanmoins curieuse, et dotée d’une belle appétence pour la découverte, pour l’assimilation de savoirs nouveaux. Je suis donc fort aise de pouvoir accéder aussi facilement à ces œuvres de vulgarisation, dont quelques-unes m’ont donné ce sentiment merveilleux de comprendre, comme autant d’évidences, des choses pour moi difficiles dont j’ignorais tout auparavant. J’en déduisais aussitôt que le travail de "mise à portée" avait été correctement mené – sans songer qu’aux yeux des initiés ces textes ou ces émissions que je jugeais remarquables étaient sans doute truffés de lacunes, voire d’inexactitudes.


petites-lecons-TN.jpgTout cela pour dire que je n’ai pas la moindre prévention quant à la vulgarisation et que j’estime éminemment précieux de pouvoir s’informer sur à peu près tout selon son désir. Mais la vulgarisation devient gênante quand, pour aboutir à une accessibilité maximale, on consent à des approximations douteuses, à des simplifications excessives ou, pire, à des inexactitudes. Je ne me permettrai pas d’écrire que ces défauts gâtent le livre que je souhaite évoquer: je l’ai acheté justement parce que je suis ignare en sa matière – le grec ancien, que je n’ai pas étudié à l’école alors que je l’aurais pu, et que j’ai persisté à négliger plus tard, bien que disponible et mûre intellectuellement pour l’aborder. Pourtant, j’ai eu très vite le sentiment vague mais tenace que quelque chose ne fonctionnait pas dans ces Petites leçons sur le grec ancien, mince Livre de Poche d’environ 150 pages dont s’était emparée ma main errant sur l’étal d’un libraire tandis qu’elle explorait sans chercher. Je l’avais saisi sur la foi du nom prestigieux tracé sur la couverture, Jacqueline de Romilly – au côté d’un autre, Monique Trédé, que je ne connaissais pas. La lecture de la quatrième de couverture prolongea mon geste, qui se trouva affermi par ces quelques mots de l’avant-propos: C’est des qualités exceptionnelles de cette langue qu’il sera ici question, non pour en enseigner les formes et les règles mais pour en dire les beautés. Une intention perçue comme une gageure… et qui acheva de m’inciter à acheter le livre.


La déception fut au rendez-vous et je n’ai pas dépassé la quatrième de ces huit petites leçons. Un malaise s’était installé, d’autant plus pesant que je ne parvenais pas à localiser ce qui me troublait et m’indisposait. C’était une sensation constante que l'on énonçait les choses comme si l’on sautait des haies, que des articulations essentielles manquaient, que des portes ouvertes étaient enfoncées… et j’ai fini par interrompre ma lecture. Maintenant, avec le recul, j’identifie deux ou trois de ces pierres sur lesquelles j’ai buté. Par exemple cette affirmation figurant page 25, dans le premier chapitre intitulé "L’étrange vitalité d’une langue morte": Aujourd’hui bien des œuvres de notre littérature s’inspirent de la Grèce. La Grèce, ses mythes, ses héros, sont encore à la mode… Bizarre formulation: comment des éléments fondateurs, consubstantiels à notre terreau culturel ce que sont, je crois, ces mythes et héros – pourraient-ils être (ou ne pas être) "à la mode", c’est-à-dire soumis aux caprices d’un engouement ou d’une désaffection passagère et superficielle? Ils sont en nous et forment notre sensibilité, fût-ce à notre insu. En revanche, la façon dont on ranime – ou enterre – à telle ou telle époque mythes, héros, artistes du passé peut bien en effet relever de la "mode". Ou de diktats idéologiques...


Une autre étrangeté dans ce livre censé faire aimer les beautés du grec ancien m’a gênée: je ne vois nulle part reproduit l’alphabet qui sert à le transcrire, et tous les mots grecs sont écrits en caractères latins. N’est-ce pas les trahir, et les offrir sous une forme bâtarde qui n’est pas celle d’origine et qui n’est pas encore une traduction? Prétendrait-on pareillement faire aimer le chinois sans en montrer un seul idéogramme? Que l'on transcrive en alphabet latin pour une meilleure compréhension, je veux bien puisque justement le livre est destiné aux non-hellénistes. Mais pourquoi n'avoir pas systématiquement indiqué la graphie d'origine à côté de la transcription? Etait-ce trop compliqué sur un plan technique? Si tel est le cas, l’on aurait alors dû le préciser, et au moins proposer un tableau des caractères grecs pour que le lecteur ait présente à l’œil cette géométrie scripturale si particulière.
Quant aux développements touchant à la syntaxe, à la morphologie, là encore j’ai été gênée… Notamment de ce que les auteurs, quand il est question de généalogie linguistique, se réfèrent à l’indo-européen comme à n’importe quelle autre langue attestée – per exemple en écrivant des huit cas de l’indo-européen, le grec n’en a conservé que cinq (p. 45) – alors qu’il s’agit d’une langue entièrement hypothétique, reconstruite très partiellement qui plus est sur la base des multiples parentés repérées entre plusieurs langues parlées ou ayant été parlées dans une aire géographique allant des rives de l’Atlantique et de la Baltique jusqu’aux confins de l’Inde. Le grec fait en effet partie, comme le sanskrit, le persan, les langues slaves, germaniques, romanes… d’un vaste ensemble appelé "indo-européen commun" ou, parfois, "proto-indo-européen", dont rien à ce jour ne prouve l’existence: l'on n'a encore découvert aucune trace matérielle de ce "proto-idiome", aucun témoignage écrit – et pour cause puisque, s’il a jamais été parlé, il l’aura été aux temps préhistoriques soit… avant que l’homme invente l’écriture. On suppose qu’il a été parlé simplement parce qu’il y a des indices dans des langues attestées d’un probable "ancêtre commun". Or ce statut hypothétique n'est jamais spécifié; le terme "indo-européen", tantôt adjectif, tantôt substantif, renvoie aussi bien à la famille de langues, tout à fait concrète, qu'à l'idiome théorique la confusion est de taille.


D’autres formulations m’ont dérangée, à propos des procédés de formation de mots nouveaux par exemple, mais je n’arrive toujours pas à cerner où, et pourquoi, naît le malaise… En tout cas, je ne recommanderai certainement pas cet ouvrage pour stimuler chez un profane un quelconque attrait pour le grec ancien.
En ce qui me concerne, je me souviens d’avoir senti se lever en moi un tel attrait – que je n’ai pas prolongé par l’étude, fainéantise oblige – en écoutant les comédiens de la compagnie Demodocos* dire un chant de l’Odyssée en alternant des passages en français et des passages en grec ancien. Ils énonçaient les vers en respectant les scansions, la mesure des syllabes, et s’accompagnaient d’instruments touaregs – proches, dit-on, des instruments en usage dans la Grèce antique. Ils mimaient un peu – pas tant que cela… Et moi, je comprenais tout ce que je voyais et entendais alors même que je ne connaissais pas un traitre mot de la langue d’Homère. La compréhension se situait à un niveau non intellectuel, en deçà de l’entendement – c’était magique et je les aurais volontiers écoutés dire ainsi l’Odyssée tout entière…

Jacqueline de Romilly & Monique Trédé, Petites leçons sur le grec ancien, Le Livre de Poche, janvier 2010, 160 p. – 5,50 €.


* La compagnie Demodocos, sous la direction de Philippe Brunet, maintient vivants le théâtre, la poésie, le chant antiques à travers de nombreux spectacles. Elle est à l’origine des Dyonisies, un festival intimiste et chaleureux organisé chaque année à Paris, au couvent des Cordeliers, à la charnière des mois de mars et d’avril.

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23 mars 2011 3 23 /03 /mars /2011 11:58

carte-de-voeux-lierre-2011C'est essentiellement parce que le lierre est une plante entêtée que Farid Paya et sa compagnie l’ont choisie pour emblème et lui ont emprunté son nom. Et l'opiniâtreté est un des grands traits de caractère qu'ont en commun les gens du Lierre. Il n'est qu'à voir la manière dont ils traversent les difficultés depuis que leurs subventions ont diminué, leur effort tendu à l'extrême pour poursuivre leurs activités jusqu'aux derniers soupirs de leur théâtre, promis à la démolition et qu'ils devront quitter à la fin du mois d'avril sans savoir encore où ils pourront aller. Mais ils se seraient fort probablement passés d'une telle opportunité de témoigner de leur obstination à survivre – un peu de baume à leur sort ne serait pas mal venu... Or aux dernières nouvelles – Farid Paya s'efforce de communiquer régulièrement un "état des choses" aux amis du Lierre – rien n'est arrêté; le Lierre est victime d'un désaccord de fond entre la Ville de Paris et l'État au sujet du Nouveau Théâtre. La Ville comptait sur l'État pour en co-financer le fonctionnement. L'État, ne voulant pas contribuer au financement d'une initiative de la Ville, justifie son désengagement en arguant que le travail du Lierre n'est pas d'une qualité suffisante... La Ville de Paris quant à elle persiste à ne pas vouloir confier la direction du Nouveau théâtre au Lierre alors même qu'elle n'a pas de solution fiable pour assurer le fonctionnement du lieu. Il semble cependant qu'elle étudie la possibilité de "reloger" la compagnie du Lierre dans le Nouveau théâtre en lui conférant le statut de compagnie "en résidence de création", ce qui lui permettrait de continuer à travailler.

En lisant la dernière lettre de Farid Paya, d'où sont tirées ces informations et ces citations, je sens l'indéfectible espoir qui l'anime. Et je suis de plus en plus admirative devant ce combat que lui et sa compagnie mènent depuis si longtemps, avec la dernière énergie. Pourtant, leur face-à-face avec des institutions dont la logique décisionnelle demeure bien peu compréhensible, ressemble davantage au choc d'un pot de terre contre un pot de fer qu'à la lutte de David contre Goliath... Il n'en reste pas moins qu'à l'intérieur de cet édifice qui bientôt ne sera plus, et que l'on dirait plus fragile depuis que, tel un stigmate infamant, lui est apposé le sinistre panneau "Permis de démolir", la vie théâtrale se poursuit. Avec éclat et vitalité. Comme si ces murs devaient demeurer debout pour toujours et continuer d'abriter l'antre d'un théâtre vivant, chaleureux, tout à son public...
Outre la réduction drastique imposée à la programmation de la saison 2010-2011,
ce conflit entre le Théâtre du Lierre et les institutions a eu pour effet d'empêcher la compagnie de Farid Paya de travailler sereinement et de monter ne serait-ce qu'une reprise.

Des ondes presque identiques à celles émanant des spectacles conçus par le Lierre ont cependant envahi, cinq soirées durant, ce théâtre encore-debout-mais-plus-pour-longtemps – quand le théâtre de l’Enfumeraie offrit au public, du 2 au 6 mars, la version du mythe d’Électre qu’a élaborée le metteur en scène Pascal Larue en revisitant de fond en comble quelques-uns des plus grands textes qui s’en sont nourris. L’on retrouvait dans cette Électre la tragédie antique pareillement ressuscitée par un spectacle à la puissance dionysiaque qui mêle au texte le chant et la musique, qui métisse une multitude de références culturelles dans ses décors et ses costumes, et qu’habitent des comédiennes dont le moindre déplacement ressemble à une chorégraphie.

 

Electre-TN-affiche.jpg

"Métissage" est sans doute le mot clef sur lequel reposerait toute tentative de description du spectacle. Du texte aux costumes en passant par les chants et le jeu: tout est brassage. L’on entend pour l’essentiel des morceaux de Sophocle et d’Hugo Von Hofmannsthal mais s’y ajoutent, aussi, des bribes de Sénèque et un final écrit par Pascal Larue lui-même; des chants se lèvent en plusieurs langues et virent parfois à la vocalise pure ou aux modulations d’onomatopées; les costumes s’inspirent pêle-mêle des armures de samouraï, du folklore slave, de la tenue d’un prince kéralais; le décor évoque le Japon… En dépit de cette diversité l’harmonie règne – rien ne fait hiatus. Le multiple est ici facteur d’unité; du fait qu’aucune référence précise ne peut s’imposer à l’esprit, c’est l’universalité du mythe qui est mise en lumière. Et la pièce aurait tout aussi bien pu avoir pour titre Électres

Décor, costumes, lumières… Tout dans la mise en scène est époustouflant de luxuriance maîtrisée. À cela s’ajoute l’interprétation remarquable des comédiennes. Leur jeu est d’une grande intensité, comme si le moindre de leurs gestes, de leurs regards, de leurs mots s’originaient au plus profond de leur être. Qu’elles chuchotent ou hurlent, chantent ou parlent, dansent ou gisent immobiles: elles saturent l’air d’un formidable courant d’énergie qui ne cesse de circuler entre le plateau et le public, qui saisit le spectateur tout entier et l'immerge dans ce qui se joue, l'entraîne et le porte du début à la fin jusqu'à le laisser pantois, telle une souche ballotée par la tempête que la vague abandonne enfin sur la grève à marée descendante.

 

Faite de sable, de cendres et de sang liés ensemble par la verticalité du cri parti des tréfonds de l’âme humaine pour s’élever vers le cosmos des dieux tandis qu’il devient chant: la tragédie d’Electre, telle qu’interprétée par le théâtre de l’Enfumeraie, se détache de ses origines antiques pour recréer un "essentiel humain" qui transcende les époques, les inspirations littéraires et les aires géographiques. Mais par les brassages mêmes dont la pièce est constituée qui expriment l’universalité de l’histoire, la tragédie retrouve ses racines.

Du deuil qui ne s'accomplit pas au crime qui se fomente et se commet, de la lamentation funèbre à l'hymne au sang - de bout en bout la mort est là. C'est une tragédie: quoi d'étonnant à ce que le funèbre y soit à ce point éclatant? La compagnie de l'Enfumeraie en tout cas réussit à en faire retentir la sombre splendeur avec une puissance rare.

À l'intérieur de ces murs agonisants, quelques semaines avant la fermeture définitive du Théâtre du Lierre, cela avait une poignante résonnance... 

 

 

Électre
d'après Hugo von Hofmannsthal
Traduction et adaptation:
Eleonora Rossi
Adaptation et mise en scène:
Pascal Larue
Avec:
Pauline Barbotin, Camille Behr, Odile Frédeval, Annie Hamelin Virginie Picard, Sonia Rugraff, Ania Svetovaya
Musique (composition et interprétation au violoncelle):
Sabine Balasse
Création lumière :
François Verron 
Conception décors :
Éric Minette
Conception costumes :
Agnès Vitour
Durée :
1h40
   
 

Représentations données du 2 au 6 mars 2011 au Théâtre du Lierre, 22 rue du Chevaleret – 75013 Paris.
Ces représentations étaient accompagnées d'une exposition de photographies réalisées par Jerzy Piwowarczyk, un artiste pluridisciplinaire venu de Pologne, compagnon de longue date de l'Enfumeraie et qui désormais s'exprime essentiellement par la photo. L'oeil toujours aux aguets et le boîtier à portée de main, il saisit dans la nature des détails qui le frappent et qu'il enferme dans le cadre de son viseur. Son sens aigu de la composition plastique transforme ainsi des bribes de hasard en véritables tableaux. Ceux que l'on a pu voir dans le hall du théâtre du Lierre trois semaines durant, obtenus à partir d'écorces d'arbres et de morceaux de bois, recréaient de fascinants visages qui n'étaient pas sans rappeler les masques dont on use au théâtre.


NB - Cette pièce est l’une des rares que la compagnie de Pascal Larue exporte hors les murs de sa grange-théâtre implantée à Allones, dans les proches environs du Mans. Créée en 2009, elle sera reprise cet été pendant le festival "off" d’Avignon, du 8 au 31 juillet, tous les soirs sauf les lundis à 22h30 au théâtre Présence Pasteur. Si vous envisagez d’être avignonnais le temps du festival, prévoyez dans votre agenda une place pour aller voir cette Électre-là – prévoyez même que vous y reviendrez malgré tout ce qu’il y aura à voir; c’est un spectacle qui exerce une telle attraction et qui pénètre si profond dans l’âme qu’il est difficile de se contenter d’une seule représentation.

 

Lire ici l'entretien avec Pascal Larue.

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1 mars 2011 2 01 /03 /mars /2011 12:16

affiche_serments-indiscrets.jpgDamis, jeune homme des mieux tournés et des plus agréables, a été promis à Lucille, jeune fille non moins délicieuse. Les deux futurs époux ne se connaissent pas. Mais leurs pères, Ergaste et Orgon, sont les meilleurs amis du monde: ce projet de mariage n’a d’autre but que de donner à leur amitié le doux prolongement d’une union de leurs deux familles. Ni Damis ni Lucille ne sont engagés ailleurs, et tous deux ont à cœur d’obéir aux volontés paternelles – d’autant que les pères, de leur côté, ne consentent au mariage que si cela s’accorde aux inclinations de leurs enfants. Pour ne rien gâter, Damis et Lucille se plaisent dès le premier regard. Il leur faudra cependant cinq actes pour enfin admettre qu’ils s’aiment et que le mariage ne leur répugne point… Pas d’obstacle là-dedans, ni matériel, ni social, ni même sentimental et pourtant les deux promis vont tergiverser, argumenter, se mentir et "raffiner" indéfiniment, au point que Orgon et Ergaste, décidément fort attentionnés, vont envisager de marier Damis à Phénice, la sœur de Lucille, pensant ainsi contenter tout le monde et son père.

Pendant ce temps, comme souvent dans les pièces de Marivaux, en arrière-plan de l’intrigue des maîtres s’écrit une histoire ancillaire: Frontin le valet de Damis et Lisette la suivante de Lucille s’avouent leur inclination partagée tout de go.


Peut-être est-ce pour signifier combien la situation est en définitive peu conflictuelle que le plateau a été cerné par-derrière et latéralement par un assemblage de tentures entre les pans desquels les comédiens entrent et sortent: pas de mur en dur, pas de portes ni de fenêtres non plus mais des rectangles lumineux dessinés par simple effet d’éclairage. Fluidité des obstacles, évanescence des zones de passage: l’intrigue est, fondamentalement, "légère". Tout comme la drôlerie, d’une extrême finesse, concentrée dans la vivacité des reparties, dans la saveur du verbe marivaldien et le sel des répliques.
"Légèreté" est aussi le terme qui vient à l'esprit pour qualifier le décor, dépouillé et apaisant avec son chromatisme gris perle que les lumières porteront au blanc quasi pur lors du dénouement et que rehausse subtilement l'habillage rouge profond d'un piano. En dehors de cet instrument, dont la facticité est discrètement affirmée, rien autre que des masses gris pâle à peine veinées que l'on identifie tout de suite comme des pierres – des pierres de diverses tailles sur lesquelles les personnages vont s'asseoir ou prendre appui: on est à la fois au jardin et au salon, à la fois sur une scène de théâtre et dans un tableau de genre tels qu'on les affectionnait au XVIIIe siècle. Tout cela est suggéré, comme un trait dans une esquisse suffit à laisser deviner la figure entière. Si le décor est dénué d'indices chronologiques et joue plutôt sur la signification symbolique de ses éléments, les costumes
féminins en revanche renvoient manifestement au Premier Empire avec leur taille haut placée sous la poitrine et marquée par un ruban sous lequel l’étoffe souple et claire de la robe tombe librement. Le XIXe siècle se retrouve aussi, mais à son autre extrémité, dans le choix de la musique: il n'y a pas d'accompagnement musical pendant les dialogues mais l'on passe d'un acte au suivant le temps d'un un noir partiel au son d'un piano égrenant comme des perles les notes rondes et brillantes d' "Idylle", l’une des Dix pièces pittoresques d’Emmanuel Chabrier (1841-1894).

 

Anne-Marie Lazarini, à l'évidence, a opté pour le brassage chronologique – un mélange qui, brouillant les références, confère à la mise en scène une dimension atemporelle. Cette "a-temporalité" procède d'un faisceau de petits signes tracés avec autant de discrétion que d'élégance, de finesse. L'on apprécie cette approche, qui ne cherche pas à toute force à insérer un texte ancien dans un contexte contemporain mais qui ne se borne pas non plus à le monter comme une banale "pièce en costume".

 

Il faut bien avouer que l’on finit par s’ennuyer un peu à écouter ces jeunes gens développer à longueur de dialogues des arguments spécieux frôlant plus souvent qu’à leur tour la mauvaise foi, à les voir entrer et sortir puis revenir et repartir comme s'ils jouaient à cache-cache. N’était la langue brillante et les reparties délectables, l’intérêt se soutiendrait à grand-peine au-delà du troisième acte. Mais un texte savoureux n’est pas tout et, si on le goûte ici de bout en bout, c’est essentiellement parce qu’il est superbement porté par les comédiens. Frédérique Lazarini en particulier campe une formidable Lisette dont elle fait entendre, avec beaucoup de subtilité vocale, toute la gamme des émotions et des humeurs, tour à tour fébrile, pétulante, humble, directive, séductrice… De très belles interprétations, donc, mais celle d’Isabelle Mentré m'a tout de même déçue: incarnant Phénice, elle articule exagérément ses syllabes telle une élève studieuse redoutant de n’être pas entendue, alors que son jeu, fort heureusement, n’a rien de laborieux ni de forcé.

En outre excellemment servie par la mise en scène d’Anne-Marie Lazarini, d’une exemplaire sobriété et qui joue davantage sur la suggestion que sur la signification ostentatoire, la pièce devient, sur la scène des Athévains, un plaisant moment de théâtre tout entier voué au texte qui honore véritablement la langue allègre et fine de Marivaux.
Reste cependant à se demander ce que ces serments-là, tels qu’ils se prêtent et se reprennent dans cette pièce, nous offrent aujourd’hui au-delà de l’agréable dégustation littéraire… Pour ma part en tout cas, je n’ai entendu aucune de ces étranges résonnances qu'elle pourrait avoir avec l’esprit contemporain. Mais je compte peut-être parmi les malentendants… 

 

 

Les Serments indiscrets
Comédie en cinq actes de Marivaux
Mise en scène:
Anne-Marie Lazarini assistée de Bruno Andrieux
Avec:
Jacques Bondoux, Cédric Colas, Frédérique Lazarini, Isabelle Mentré, Julie Pouillon, Dimitri Radochévitch et Arnaud Simon
Costumes:
Dominique Bourde (avec la collaboration de Anne-Marie Underdown et Sophie Heurin)
Décor et lumières:
François Cabanat, avec des sculptures de David Dreiding
Bande sonore:

Idylle, d'Emmanuel Chabrier, interprété par Pierre Barbizet
Durée:
Environ deux heures, sans entracte
Création Les Athévains

 

Jusqu’au 24 avril 2011 au théâtre Artistic Athévains – 45 bis rue Richard Lenoir, 75011 Paris. Tél.: 01.43.56.38.32

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9 février 2011 3 09 /02 /février /2011 21:57

vent-printanier-TN.jpgL'expression-titre pourrait être douce. Mais elle a, depuis juillet 1942, de terribles résonnances: "opération Vent printanier" est le nom de code qui avait été donné à la rafle du Vel’ d’hiv. C’est à cette épouvantable connivence de Vichy avec la "solution finale" (citation tirée de la "présentation de l’éditeur") que se réfèrent les quatre nouvelles réunies dans ce recueil. Quatre nouvelles et quatre enfants. Trois ont survécu aux rafles nazies et se souviennent, au soir de leur vie, à la faveur d’une vision fugitive – un petit bohémien sans feu ni lieu croisé au hasard d’une balade-pèlerinage pour Michaï le violoniste –, d’un événement particulier – la rencontre avec un vieux collectionneur pour David, le marchand de jouets –, ou d’une immersion de plus dans la masse d’archives dont il s’est entouré pour le vieux photographe. De Meranda, gazée et brûlée au camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, il ne reste qu’une photographie mais son souvenir est ranimé par un instituteur qui montre à ses jeunes élèves la photo jaunie; et c’est Meranda, plus que les trois survivants, qui a les couleurs de la vie: par le geste de cet instituteur, Adèle, petite fille d’aujourd’hui, s’identifie avec elle comme si elle était sa lointaine parente. L’histoire de ce lien entre Adèle et Meranda est la première nouvelle du recueil; cela est fort de sens: s’affirme ainsi la conviction que l’école a un rôle essentiel à jouer dans la perpétuation de la mémoire, et que se sentir concerné par les atrocités nazies relève de la simple humanité, qu'elles aient ou non pesé de tout leur poids sur les familles.

 

Les quatre nouvelles se donnent la main, se nouent l’une à l’autre comme des points de dentelle par de subtils détails qui se répondent: le portrait de Meranda semble destiné à aller rejoindre la collection du vieux photographe de "La nuit du fou", le violon de Michaï a son reflet inversé dans celui que tient le sous-officier de la Wehrmacht de "Chasse aux lièvres dans la région des moulins", le petit bohémien accordéoniste de "Vent printanier" pourrait très bien être du même cortège que le garçonnet noiraud bousculant le vieux photographe, la boutique de celui-ci paraît la sœur du magasin d’antiquités où s’égare Adèle à la poursuite de son chat Muche. Et Michaï enfant avait aussi un chat…
Dans chacune d’elles s’ouvrent ces brèches par où surgissent les souvenirs, dans le creux desquelles se dessinent des moments flous où l’on perd de vue les frontières chronologiques, les certitudes – ces brèches où se tendent les instants funambules qui peuplent le sommeil de rêves et portent le dormeur au bord de l’éveil mais de l’autre côté du temps. Des brèches, des miroirs, des échos troublés et troublants: autant de piliers fondateurs de l’univers fictionnel d’Hubert Haddad.  

 

Ces nouvelles entretiennent, si l’on veut, une sorte d’illusion d’optique – tels ces édifices magiques dont les dimensions extérieures, modestes, empêchent de soupçonner au premier regard la formidable enfilade de couloirs et de pièces, et l’empilement d’étages, qui se révèlent à quiconque en franchit le seuil: ramassées et resserrées en quelques pages elles ont la richesse d’un roman sans perdre jamais aucune des spécificités qui fondent la juste mesure du récit bref. La narration y est structurée, les personnages sont dessinés et campés avec une infinie finesse, les retours en arrière creusent un avant-récit parfaitement ajusté l’histoire… L’on a le sentiment d’évoluer dans un espace romanesque alors qu’on est bel et bien dans celui de la nouvelle…
Et le livre en tant qu’objet participe aussi de cette manière d’illusion: petit et mince, il tient dans la main comme on garde au fond de soi un secret. Il est d’une dimension telle qu’on peut le lire rien que pour soi sans que personne le voie; il réclame avec son lecteur une intimité profonde que rien ne dérange. Quelque chose d’ineffable se passe quand on lit ces quatre histoires. Elles sont à l’âme ce qu’une aile de libellule traversée de soleil est à l’œil.
Oui, le livre est petit, intime, et pourtant immense: au-delà des destinées individuelles retracées, et de la période historique évoquée, il est d’une portée universelle car "le devoir de mémoire", la part qu’ont les enfants dans son accomplissement, ce que ce dernier réclame des adultes, et les enjeux de ce "devoir" pour l'avenir sont de toutes les époques, et de toutes les régions du monde.

 

En ces quelques pages et ces quatre histoires, de son écriture légère et sublime qu’il a, ici, dépouillée des périphrases et métaphores que seuls peuvent décrypter initiés et érudits, Hubert Haddad réussit un miracle: dire l’indicible, sans pathos mais sans voile, avec poésie et délicatesse – je ne vois pas comment cerner autrement cet hiver du temps (p. 19), ou les effigies d'une douleur anonyme (p. 39) – et rendre hommage à tous ceux que l’horreur à engloutis, à tous ceux qui ont survécu et se souviennent, à ceux, enfin, qui aujourd’hui se donnent pour empêcher que l’on oublie, que l’on efface ou que l’on minimise.


Hubert Haddad, Vent printanier (compend les nouvelles "Meranda ou le devoir de mémoire", "Vent printanier", "La nuit du fou ou les sonneurs de l'ancien monde", "Chasse aux lièvres dans la région des moulins"), Zulma, mai 2010, 64 p. – 4,50 €.

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24 janvier 2011 1 24 /01 /janvier /2011 13:45

prog_eterna-girandola.jpgC’est elle d’abord que l’on voit: tendue sur ses cinq cordages d’un bout à l’autre de la diagonale du plateau, pareille à un éventail à demi ouvert, à moins que l’on songe à une longue main gracile sur laquelle reposeraient des écharpes légères prêtes à capter le vent. Une grand-voile poétiquement étrange faite de trois larges bandes blanches un peu incurvées, creusant des béances entre elles et comme des vagues entre les cordes. Au sol on devine trois corps ramassés. On devine parce que la lumière est chiche: le plateau baigne dans une pénombre à peine éclaircie. On entend un souffle, une respiration – le chant ombreux du sommeil. Peu à peu les corps se meuvent, s’étirent. Est-ce l’éveil? Longtemps, longtemps dure cet éveil, cette émergence. On croit que c’est le début de quelque chose, que le rythme va s’accélérer alors qu’en fait – et je me dis cela bien après avoir assisté au spectacle – rien ne commence, il y a juste une dynamique amorcée qui se poursuit, au long d’une étonnante bande sonore qui fait entendre des sons, des bruits, des musiques sans mélodie et s’interrompt souvent. Le silence, comme la voile blanche, occupe une place prépondérante dans le spectacle. C’est un silence plein. Je pourrais presque écrire "sonore" tant il est signifiant.

 

Aux silences de la bande sonore semble répondre la lenteur des mouvements et des gestes. Une lenteur constante qui va de l’immobilité à la frénésie – car elle s’invite en de certains moments où les déplacements ont une sorte de profondeur qui les ancre dans une durée alors qu’ils sont extrêmement rapides. C’est une lenteur admirable, tout en souplesse mais où l’on sent concentrée une parfaite maîtrise corporelle. C’est une lenteur qui pense, contemple, prend la mesure de l’environnement et s'imprègne de ce qu'il offre afin que le danseur interagisse avec lui, toujours en justesse.

 

 Silences et lenteur mesurée fonctionnent en harmonie avec la pénombre dans laquelle baigne le spectacle. La lumière est chiche. Rare. Parcimonieuse. Mais admirablement posée, juste là où il faut, là où l'intention dramaturgique le requiert. Tandis que dans l'ombre... dans l'ombre beaucoup se choses se passent et le spectateur doit être un acrobate du regard pour suivre à la fois ce que la lumière claire met en évidence et ce que l'obscurité, bel ostensoir, montre en le dissimulant.

Cette ombre ambiante met aussi en valeur le magistral usage qui est fait de la projection vidéo: des images noir et blanc qui semblent très anciennes, qui "grattent" un peu, sont projetées à deux ou trois reprises sur les pans de la voile; elles en épousent très exactement les surfaces et ne débordent en nul endroit. Les images mobiles fusionnent avec les morceaux d'étoffe, se confondent avec chacun d'eux et leurs respirations. Des silhouettes parfois se mêlent en ombre chinoise aux images d'autrefois. Les univers se brouillent celui du film, celui du plateau... à l'entre-deux, les spectateurs contemplent.

 

Les interprètes ne disent pas de texte – mais l’on entend un long chant plaintif, et çà et là, des cris poussés, en deçà du langage – rage? Désespoir? Folie…? La bande sonore est déroutante qui, aux bruits du monde, mêle ou juxtapose des sonorités musicales mais sans véritable mélodie.  La chorégraphie, manifestement, ne mime pas… Les repères figuratifs si l’on veut sont estompés et je ne crois pas qu’un "récit" à proprement parler soit à identifier. Il s’agit plutôt de suggérer des situations humaines – l’exil? Les interminables traversées des premiers navigateurs? Une allusion aux temps primitifs? – qui, mises bout à bout, formeraient une sorte de métaphore de l’histoire de l’humanité. Mais d’une humanité croyante, qui aurait foi en son salut ou, du moins, en son avenir car le spectacle s’achève en une magnifique apocalypse: simultanément ou presque, une vive lumière inonde le plateau, la mélodie surgit dans la bande sonore – significativement à travers une mélopée probablement amérindienne qui glisse ensuite vers un alléluia limpide – et les deux danseurs s’emparent d’un pan de la voile, piqué sur des tiges de bois et transformé en une sorte de bannière, pareil aussi à ces dragons de papier que l’on mène en procession lors de grandes fêtes asiatiques, qu’ils brandissent à bout de bras tandis qu’ils arpentent la scène en tous sens. Suivant leurs pas, la danseuse évolue sous la toile blanche en déployant à deux mains la traîne sombre de son costume. Voile d’aurore vers le ciel, et vague d’ombre au sol… Final resplendissant: c’est, véritablement, une révélation. Et ce qui a précédé le chemin qui, sans faille, y mène.

Envoûtant, tout en secret, ce spectacle donne plus à deviner qu’à voir – il faut scruter l’ombre, écouter respirer les silences, et déceler ce qui se meut dans les lenteurs, les immobilités. Sans se laisser surprendre par les accélérations qui donnent sa densité à l’ensemble. La pièce est à l’évidence parfaitement architecturée, et rythmée avec soin. Cependant sa logique n’est manifestement pas celle de la narration ordinaire; et ce n’est pas par l’entendement qu’on apprécie L’Eterna Girandola, mais par cette part de soi qui est sensible au sacré, au mystère – aux replis obscurs et insondables qui drapent toute chose, même celles que l’on croit bien connaître.

 

Comme Romanze, L'Eterna Girandola est une création de la compagnie Blicke. Ce sont pourtant des pièces très différentes – l’on pourrait dire, je crois, que Romanze est à L'Eterna Girandola ce que la peinture figurative est à la peinture abstraite. On sent à travers elles, s’exprimer deux personnalités artistiques bien marquées – Romanze est une chorégraphie de Virginia Heinen, L’Eterna Girandola d’Enrico Tedde. Mais l'on sent aussi, en profondeur, des similitudes, par exemple dans la maîtrise du mouvement, dans les rapports qui sont tissés entre danse et musique, ou encore dans l’utilisation de l’espace, dans l’art de la construction… Ce qui ne surprendra pas puisque les deux danseurs-chorégraphes, ayant en commun une partie de leur parcours, sont les cofondateurs de la compagnie Blicke.


 

L’Eterna girandola – création 2011
Conception et mise en scène:
Enrico Tedde
Chorégraphie et interprétation:
Jordi Puigdefabregas, Enricco Tedde, Mariangela Siani
Création lumière et vidéo:
Damiano Foà
Musique originale et bande sonore:
Giorgio Tedde
Costumes:
Florence Bonhert
Durée:
1h10
Création de la compagnie Blicke
 

 

Spectacle représenté du 19 au 22 janvier au Théâtre du Lierre – 22 rue du Chevaleret, 75013 Paris. Tél. : 01.45.86.55.83

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5 décembre 2010 7 05 /12 /décembre /2010 17:05

ReseauBombyce-tome3.jpgMouche et Eustache sont deux monte-en-l'air de génie qui dévalisent impunément les grandes maisons bourgeoises d'un Bordeaux Belle-Époque que commence à bouleverser l'imminence de la mobilisation générale. Depuis des mois et des mois ils escamotent, stockent puis revendent au coup par coup leurs prises sans que la police puisse recueillir le moindre indice qui lui permettrait de les arrêter. Leur talent va jusqu'à faire croire qu'ils sont légion et sont organisés en un véritable réseau de malfaiteurs alors qu'ils ne sont que deux. Mais ils entretiennent la méprise en signant leurs forfaits "Réseau Bombyce".

Physiquement dissemblables Eustache grand et longiligne, Mouche petit presque nain et trapu, tout en muscles ils sont liés d'une solide amitié qui renforce leur complémentarité... professionnelle si l'on peut dire. Leur brigandage élégant, dont on sourit quand on n'en admire pas les réussites, verse dans l'abomination quand, forçant le coffre-fort du baron Guillaume Bernard de Harcourd, ils trouvent, en plus de l'argent espéré, un carnet d'adresses et une bobine de film. Si c'est dans un coffre, cela doit avoir de la valeur et pouvoir se monnayer c'est donc bon à prendre. Les noms, les adresses? des huiles et non des moindres. Le film? Un cauchemar: torture, viol, puis meurtre en direct, et les "acteurs" n'ont pas trop l'air de simuler. Voilà de quoi soutenir un chantage qui pourrait être juteux. Bien sûr rien ne tournera comme Mouche et Eustache l'avaient prévu et les fruits qu'ils récolteront de leur entreprise s'avéreront hautement vénéneux. Empoisonnés de surcroît par de violentes remontées d'un passé que chacun des deux amis porte en écharpe aux tréfonds de son âme.


Le thème, comme l’amorce de l’intrigue, sont au fond classiques – pour sordide qu’elle soit, cette affaire de snuff movie est probablement dépassée en horreur par bien des romans, et même si l’on voit dans ce triptyque des scènes très dures, ils doivent être nombreux les albums de bande dessinée où abondent, plus crues encore, représentations cadavériques, images sanglantes et scènes de torture. Les personnages aussi sont au premier abord assez convenus – on retrouve les riches hommes de pouvoir abominablement pervers sous leur vernis de respectabilité bourgeoise, les malfrats sympathiques, habiles-mais-pas-méchants, contempteurs de la police, rendus attachants par les blessures qui les torturent (Mouche est un ancien artiste de cirque qu'une mauvaise chute a définitivement éloigné des pistes en le privant d'un bras, Eustache a passé son enfance, vaurien déjà, au service d'un chef d'une innommable cruauté).

 

Tome1_img2.jpg
D’où vient alors la force singulière de cette histoire qui se glisse dans l’âme dès les premières cases, fixe l’attention du lecteur jusqu'à l'hypnose et laisse celui-ci profondément ému – et pour longtemps – une fois lue la toute dernière planche?
Le dessin y est pour beaucoup, réaliste mais qui disproportionne très légèrement les figures humaines, use de contours noirs légers comme des soupirs, et se pare de couleurs subtiles mais intenses, tout en dégradés d’une infinie douceur. La narration aussi qui est très économe de moyens, presque exclusivement graphique et ne conserve, de texte, que les dialogues. Tout ce qui est de l’ordre du récit est pris en charge par l’image; le dessin seul raconte, et exprime, par un jeu habile de plans, de perspectives et d’agencement des cases: pas le moindre phylactère qui explique ou situe, ni même d’onomatopée – les sons à entendre sont signifiés par de petites taches blanches dont la forme suggère que le bruit est un choc sourd, un crissement, une sonnerie… Quant aux séquences de retours en arrière, elles s’identifient par d’infimes indices visuels qui rendent superflue toute incise narrative mais que l’on ne décèlera pas si l’on est inattentif au point, par exemple, de ne pas lire les planches muettes et de simplement les parcourir du regard.


Tome1_img3-copie-1.jpgTout cela confère à ces albums des attraits qu’ils partagent avec quantité d’autres albums de bande dessinée. La puissance quasi magique de ce triptyque vient, pour moi, de ce que son intrigue d’une noirceur rare est inscrite dans un univers gracieux et onirique: sous les pinceaux et crayons de Cecil, l’esthétique Art nouveau dont on dit qu’elle est joyeuse et optimiste déploie ses arabesques, les courbes "en coup en fouet" de ses charpentes métalliques et ses verrières en un splendide épanouissement à l’échelle d’un Bordeaux fantasmatique mué en une sorte de gigantesque efflorescence diaphane. L’onirisme va plus loin: ce décor Belle Époque se mâtine d’éléments futuristes tels ce fabuleux métro aérien dont les wagons circulent suspendus à leurs rails par le toit, ces trains à deux étages mus par d’énormes locomotives à vapeur se croisant sous la marquise translucide de la gare Saint-Jean, ou encore ces formidables dirigeables qu'aurait pu concevoir l'un ou l'autre de ces grands noms de l’Art nouveau, Horta ou Gallée. L’environnement, d’une féerie technologique comparable à celle qui imprègne certains romans de Jules Verne, est ancré dans un génial entre-deux né de l’inventivité poétique du dessinateur qui a transformé des éléments architecturaux bien réels  – l’Art nouveau s’est effectivement développé à la charnière des XIXe et XXe siècles – en un flamboyant paysage urbain.


Féérique le décor, cauchemardesque et putride l’histoire qui, de plus, finit mal. Très mal. Elle surprend, choque, coupe le souffle dans ces somptuosités de verre et d’acier aux grâces arachnéennes. Mais ce qui, plus encore je crois que ce contraste, rend l’intrigue abominable est qu’elle est greffée comme un chancre sur ce qui fonde les plus naïfs émerveillements: à peine né voilà que le cinéma est mis au service de la perversion; et cette perversion abjecte se répand dans un environnement évoquant ces romans verniens dont beaucoup d’entre nous ont fait leur terrain de rêve étant enfants. Situer ainsi l’atroce dans le merveilleux revient, me semble-t-il, à dire qu’il n’y a pas de "beau rêve" possible et que la beauté, les contrées de l’enfance, l’élan vers le progrès… toutes choses bonnes et douces, sont susceptibles d’être balayés par l’horrible. On ne saurait être plus pessimiste…

 

Tome1_img1.jpg

 

Il se sera écoulé pas moins de huit ans entre la parution du tome 2 et celle du tome 3 qui pourtant était annoncé. L'on soupçonne derrière ces huit années quantité d'aléas, de temporisations, de reculades et probablement de mésententes ou de désenchantements. D'ailleurs on ne voit plus sur la couverture le nom du scénariste. Et le titre prévu, "Stygmates", est devenu "Stigmates", abandonnant au passage, peut-être, une subtile référence au fleuve des Enfers. Quelque malédiction du Bombyx aurait-elle noirci davantage cette histoire sombre et violente où les personnages, qu'ils soient stigmatisés par leur propre perversion ou par les blessures sans remèdes que leur a infligées la vie, de toute façon s'abîment dans les ténèbres de leur destinée? Une histoire meurtrie d'avoir été trop noire comme le trop-clairvoyant est frappé de cécité...

 

Cécil (dessin) & Corbeyran (scénario), Le Réseau Bombyce
Tome 1: "Les papillons de nuit", novembre 1999, Les Humanoïdes Associés, 48 p. - 12,90 €.
Tome 2: "Monsieur Lune",
décembre 2002, Les Humanoïdes Associés, 48 p. - 12,90 €.
Tome 3: "Stigmates", novembre 2010, Les Humanoïdes Associés, 48 p. - 12,90 €.
Les trois tomes sont également édités en coffret, au prix de 39,90 €.

 


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2 décembre 2010 4 02 /12 /décembre /2010 18:25

Hamlet, roi de Danemark, est mort. Assassiné par son propre frère Claudius qui, le forfait commis, a récupéré la couronne et la reine veuve. Le fantôme du défunt erre autour du château et réclame vengeance. Hamlet le fils l’entend et… mais raconte-t-on encore l’histoire de la pièce de Shakespeare? Qui aujourd’hui en ignore les grandes lignes, dussent celles-ci se résumer à deux ou trois répliques emblématiques – la pourriture qui envahit le royaume de Danemark, la question de ce qu’il convient d’être ou de ne pas être – et au brandissement d’un crâne que l’on regarde droit dans les orbites? C’est, comme le dit le metteur en scène David Bobée dans un extrait d’interview valant note d’intention, un texte monument qui fait partie du patrimoine de l’humanité – donc un texte que possèdent en référence commune de très nombreux spectateurs, qui ne viendront pas au théâtre découvrir une histoire mais une approche ou, plutôt, l’appropriation d’une œuvre par un metteur en scène et la compagnie qu’il a mobilisée pour monter son spectacle.
L’appropriation est d’autant plus complète ici que David Bobée, au lieu de s’emparer de l’une ou l’autre des traductions existantes et de l’adapter, s’appuie sur un texte nouvellement traduit par l’un des membres de sa compagnie – le groupe Rictus: Pascal Collin, que l’on voit sur le plateau endosser le rôle de Polonius. Ainsi la traduction, comme la mise en scène, porte-t-elle la marque de son présent – un "aujourd’hui" définitivement distinct de tout autre époque parce que les enjeux d’une représentation théâtrale et les habitudes, les attentes du spectateur y ont leurs spécificités propres avec lesquelles il faut compter.

 

Hamlet rictus1D’une flamboyante noirceur, le spectacle est pareil à un univers en expansion qui ne cesse de prendre de l’ampleur jusqu’au formidable cumul de cadavres qui en signe la fin. Tout est noir: le sol, les parois de carrelage trouées de carrés métalliques dont on verra plus tard que ce sont des tiroirs mortuaires, les costumes, d’une simplicité austère et renvoyant assurément à notre époque… La bande son aussi est noire – c’est indéniablement l’association chromatique qui vient à l’esprit dès que retentissent les premières mesures de la musique aux sonorités sourdes, qui enfle et retombe comme une respiration, comme une rumeur de houle qui soulèverait les vagues d’un océan où serait en train de se former une tempête. Pourtant, au milieu de ces ténèbres, le metteur en scène a su préserver et faire entendre la part de comique, voire de grotesque, que recèle la pièce de Shakespeare, et ce avec beaucoup de subtilité. Mais, plus que cette justesse, frappe surtout dans cette version d'Hamlet la place faite à ce qu'il convient d'appeler des "effets spéciaux".


Ainsi le Spectre se manifeste-t-il grâce à une projection vidéo doublée d'une voix enregistrée, sépulcrale à souhait. Visuellement la création est remarquable: ce sont comme de minces filaments d'énergie pure qui crépitent, vibrent, quadrillent la surface où ils se matérialisent puis se meuvent de façon à creuser un vide figurant vaguement un visage dont les traits indéterminés se déforment au gré des mots prononcés.  Mais je dirais que c'est un effet facile - loin de moi l'intention de diminuer le mérite du créateur vidéo: j'écris "facile" parce qu'à mes yeux une telle représentation d'un spectre est de l'ordre de l'évidence, de l'attendu. Je pense en revanche qu'un Spectre présentifié par un comédien physiquement présent sur le plateau mais qui va parvenir, par son seul jeu, par son seul travail vocal, à se rendre fantomatique sera beaucoup plus impressionnant (comme l'était Yves Jego dans la mise en scène d'Igor Mendjisky).
Autre effet que le volume de la salle pourrait justifier mais que, manifestement, David Bobée a utilisé à des fins plus dramatiques qu'utilitaires: la sonorisation des voix. Généralement à peine perceptible, elle devient flagrante quand la voix d'Ophélie résonne hachée menue en syllabes entrecoupées après la mort de son père... Cette sonorisation "stroboscopique" convient certes à la manifestation d'un trouble profond et s'harmonise avec la forte imprégnation "technologique" de la mise en scène. Mais je suis moins émue par un trucage sonore que par une comédienne qui parviendra à hacher son élocution et à montrer son émoi par la maîtrise de son souffle et de tout son corps.

 

Les comédiens, justement. Réalisent-ils sur le plateau une performance d'acteurs? Difficile à dire tant leur jeu est habillé par les effets spectaculaires. Comment apprécier la qualité de leur incarnation quand ils expriment une partie de leurs émotions en manipulant les grosses lettres qui écrivent le nom de leur personnage ou que l’on recourt à un artifice de sonorisation pour modifier leur voix?  Certains se montrent excellents acrobates – mais la prouesse physique, qui est au corps ce que l’effet spécial est au décor, n’est pas forcément une performance dramatique: il peut y avoir beaucoup plus d'efforts derrière une station debout prolongée que dans la réussite d'une pirouette... L’on a me semble-t-il perdu en intensité charnelle et émotionnelle ce qui a été gagné sur le plan visuel et acoustique. Mais il ne faut rien enlever à cela. Et l'un des plus beaux moments, l'acmé du spectacle sans doute, est celui où, après le meurtre de Polonius, l’eau peu à peu, en lentes coulées, se répand sur tout le plateau.

 

Jusqu'aux saluts, elle laisse au sol une nappe aqueuse qui va générer de nouveaux effets – gerbes adamantines surgissant sous les pas des comédiens, doux froissements soulevés par les moindres déplacements, reflets dansants inondant jusqu’au plafond: l’espace tout entier, déjà hanté par la bande son, achève d’être saturé par le spectacle qui de toute façon déborde puisque souvent l’action se joue entre scène et gradins.
Une scène, qui est à la fois la plus marquante et la plus étrange, est celle où Hamlet se met à danser en pataugeant dans l’eau revêtu d’une défroque de Batman… D’où vient donc cette référence? J’avoue ne l’avoir pas comprise, n’ayant rien trouvé qui l’annonce en amont ou qui la prolonge ensuite. Il est vrai que je ne suis pas une habituée de Gotham City ni une familière de l’univers de Bruce Wayne. Mais elles sont splendides, les virevoltes de l’acteur, accompagnées par cette cape noire voltigeant autour d’un corps magnifiquement mouvant et dessinant avec les perles d’eau bondissantes de sublimes figures magnifiées par les lumières… Alors peut-être cette pause chorégraphique n’a-t-elle d’autre justification que sa beauté plastique. J’en doute: le personnage de Batman est une allusion trop forte pour n’avoir pas de sens plus marqué. Celui-ci m’a simplement échappé, de la même façon que m’est demeurée obscure la raison pour laquelle les noms des personnages sont si souvent apparents, affichés en vidéo ou façonnés en grosses lettres portées par les comédiens et dont ils vont jouer comme un enfant ferait de cubes? Hors l’effet visuel, indéniablement intéressant, pourquoi accessoiriser ainsi l’incarnation quand le texte et le costume devraient suffire à l’identification, et les intonations, la gestuelle, à l'expression des états d'âme?

 

Hamlet_rictus3.jpgPendant un peu plus de trois heures on est pris dans un mouvement dramatique en poussée continue – et quelle poussée! Rien ne vient rompre cette représentation fluviatile sinon des silences, des moments alentis – variations de rythme comparables à celles qui affectent le régime d'un puissant cours d'eau. Les repères conventionnels auxquels a pu s'habituer l'amateur de théâtre – lever/baisser de rideau, noir entre les actes... – ont été effacés et cela sert à merveille la dynamique singulièrement envoûtante de ce spectacle grandiose, et formidable en cela qu'il ne souffre d'aucune faille – tout y est d'une parfaite cohérence, des costumes aux effets les plus techniques – et résonne superbement avec le texte shakespearien.

Mais jusqu'à quel point ce théâtre qui donne une telle place aux effets techniques est-il encore un théâtre d'acteurs – de cœur, de tripes et d'incarnation?

 

Emportée, fascinée, subjuguée… oui. Émue? Non.

 

Hamlet

de William Shakespeare. Nouvelle traduction française de Pascal Collin.

Adaptation, mise en scène et scénographie:
David Bobee
Avec:
Malone Jude Bayimissa, Jérôme Bideau, Delavallet Bidiefono N’Kouka, Mourad Boudaoud, Pierre Cartonnet, Arnaud Chéron, Pascal Collin, Murielle Colvez, Clément Delliaux, Abigaïl Green, James Joint, Caroline Leman, Clarisse Texier
Conception et construction du décor:
Salem Ben Belkacem (Ateliers Akelnom)
Création visuelle:
Stéphane Babi Aubert
Création musicale:
Frédéric Deslias
Création vidéo:
José Gherrak (avec le soutien du studio vidéo du Manège à Maubeuge)
Direction technique:

Thomas Turpin
Durée du spectacle:

3h10 sans entracte

 

Compagnie Rictus - David Bobée

 

Représenté du 24 au 27 novembre 2010 dans la grande salle de la Maison des arts André Malraux de Créteil.

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26 novembre 2010 5 26 /11 /novembre /2010 17:20

J’avais aimé Zoon, et Êtres de chair – les créations de Nathalie Pubellier et de sa compagnie L’estampe représentées l'an passé au théâtre du Lierre. J’avais aimé aussi l’extrait de Manège vu lors de la présentation de saison du Lierre le 17 octobre et, surtout, trouvé passionnante la démarche suivie par la danseuse-chorégraphe qui souhaitait aborder dans sa pièce les différents aspects d’une relation de couple: elle s’est appuyée sur le fameux ouvrage de Roland Barthes, Fragments du discours amoureux (paru en 1977 aux éditions du Seuil). Elle en a prélevé six figures ("Altération", "Loquèle", "S’abîmer", "Vouloir-saisir", "Errance" et "Ravissement"), qui définissent autant de situations psychologiques. Elle les a utilisées pour imaginer des postures et des chorégraphies construisant, in fine, une pièce pour deux danseurs et un musicien qui, en plus de jouer sur le plateau la musique du spectacle, s’immisce à sa façon – à la fois distanciée et insistante – entre l’homme et la femme qui se cherchent, s’attirent, se rejettent, se rejoignent et se rejettent encore – s’aiment et se haïssent. Manège.

 

Manege.jpg

 

Et déception pour moi. Non parce que la pièce s'est installée d’emblée dans une lenteur qui dure et des gestuelles assez ordinaires – marcher les bras ballants, avancer tête basse et un peu voûté, les mains dans les poches. Mais parce que de bout en bout, quelles que fussent les postures des interprètes – écartés les uns des autres, rapprochés, étroitement embrassés ou chacun dans son coin de plateau – et les vitesses auxquelles ils évoluaient, il m’a semblé que leurs mouvements étaient sans rapport avec la musique, pourtant aux rythmes très marqués
Il y eut d’abord de la percussion pure – le musicien frappe la caisse sur laquelle il est assis. Puis une musique électronique syncopée, aux pulsations répétitives et puissantes que l’on aurait dit sortie d’une boîte techno et, pour finir, un duo de piano et de trompette où les notes, jouées très distinctement, deviennent chacune percussion et marque rythmique ponctuant la langueur de la mélodie. Tous ces types de musique ont en commun d'être fortement rythmés. Mais pourquoi avoir choisi des musiques aux arêtes rythmiques aussi vives pour n’y pas accrocher les mouvements...? La musique s'est entendue comme un simple élément décoratif – fileuse d’ambiance qui tisse sa propre toile sans que les danseurs s’y prennent à aucun moment ni ne s’y opposent de façon suffisamment convaincante pour que leur jeu puisse paraître en symbiose avec elle.


Cet écart entre musique et danse que j’ai perçu déjà m’a gênée. Mais ce qui m’a le plus ennuyée est cette sensation obsédante que les danseurs n’étaient pas là, qu’ils bougeaient en étant comme absents à eux-mêmes: le pas trop souvent était quotidien – de ces pas que n’importe qui peut faire alors qu’il existe, je pense, une façon chorégraphique de poser un pied devant l’autre pour signifier la marche ordinaire, comme il y a une façon théâtrale de dire des banalités qui distinguera celles-ci de la conversation ordinaire. Et les gestes m’ont paru manquer de conviction, de substance... empreints d’une sorte d'inconsistance – et ce n’est pas une question de lenteur: même quand le rythme s’accélérait, que les enchaînements de postures se précipitaient, le jeu m’a semblé sans relief. Parce qu'il y a des lenteurs et des immobilités intenses, comme il y a au théâtre des rôles muets éloquents; ainsi suffit-il à certains comédiens de se tenir sur un plateau, sans bouger ni prononcer le moindre mot, pour dégager quelque chose de si puissant que leur seule présence traverse les spectateurs de part en part – c’est alors chez ces derniers un bouleversement de tout l’être à la croisée obscure de la psyché et du corps. Hier soir rien du spectacle ne m’a atteinte – comme si les interprètes avaient dansé in abesentia, sans générer la moindre décharge d’énergie. Je me suis dit que la pièce n'était peut-être pas tout à fait aboutie... Déception, donc.

 

 Et quand un spectacle me déçoit, j’interroge toujours ma propre perception. Ne suis-je pas à la merci de blocages ou d’aversions mal définis qui, à mon insu, se dressent en muraille entre la pièce et moi? N’y a-t-il pas en moi quelque vice d’entendement qui fasse obstacle à une saine réception de tel ou tel type de spectacle, tel ou tel type de texte – par exemple ici n’ai-je pas été victime, sans m’en rendre compte, d’un vieil a-priori à l’égard de Roland Barthes dont je n’ai jamais pu comprendre un traître texte malgré plusieurs tentatives de lecture et une conscience bien nette de la haute littérarité de son écriture, ou encore du profond désintérêt que je me connais pour ce qui est des problématiques du couple et de la relation amoureuse? Sans doute, oui… cela a-t-il eu son influence. Je ne pense pas cependant que ces interférences toutes personnelles aient été cause de ce que j’ai eu continuellement la nette impression que les mouvements des interprètes n'étaient pas liés à la musique comme ils auraient dû l'être, et que les danseurs étaient à la surface d’eux-mêmes, qu’ils ne dansaient pas de tout leur corps et de tout leur cœur….
Mais, quel qu’il soit, le ressenti d'un spectateur est-il jamais autre chose qu’une pure subjectivité n’engageant que lui et les traînes confuses de son histoire?


Manège
Conception et chorégraphie:
Nathalie Pubellier – à partir d’un choix de textes établi par Pascal Hugues
Création musicale:
Izidor Leitinger
Interprétation:
Nathalie Pubellier, Patrice Vallero, Izidor Leitinger
Lumières:
Patrick Debarbat
Costumes:
Bruno Jouvet
Réalisation du film:
Hélène Chambon
Durée du spectacle :
1 heure
Pour accompagner la pièce un film est projeté dans le hall du théâtre où l’on découvre de visu les textes qui ont sous-tendu la création de Manège.

 

NB - Dans le hall du théâtre, découvrez les peintures et dessins que Jannick Chiraux a réalisés en suivant les répétitions de la compagnie L'Estampe.


Représentations données du mercredi 24 au dimanche 28 novembre 2010 au Théâtre du Lierre.
22 rue du Chevaleret

75013 Paris

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23 octobre 2010 6 23 /10 /octobre /2010 12:02

L’ancien entrepôt de la SNCF dans lequel la compagnie du Lierre a élu domicile dès 1980 est encore debout – promis à la démolition mais encore là, noble et fragile vétéran pansé dans ses bâches comme un guerrier rafistolé qui refuserait de déposer les armes. Le lierre est un emblème de ténacité; c’est l’une des raisons pour laquelle cette plante a donné son nom à la compagnie de Farid Paya et, au seuil de la nouvelle saison théâtrale qui s‘est ouverte le dimanche 17 octobre, on voit que l’adéquation entre le symbole et la démarche de la compagnie est plus étroite que jamais… Car la situation du théâtre du Lierre n’a connu aucun changement significatif depuis qu’a été lancée la pétition de soutien – tout au plus les courriers de sympathie se sont-ils accumulés en nombre, certains émanant de spectateurs anonymes, d’autres de personnalités éminentes du monde du spectacle, des médias, même de la sphère politique. Mais si ces témoignages d’appui sont légion, rien en revanche n’a bougé du côté des décisionnaires réels, des détenteurs effectifs du pouvoir de vie ou de mort sur les artistes. Rien : ni octroi de subventions qui permettrait un retour à un niveau de financement acceptable, ni rejet affirmé – l’incertitude est totale. La compagnie du Lierre n’est même pas certaine, à ce que j’ai compris, de pouvoir disposer d’un bâtiment à la prochaine rentrée.

 

Pourtant la vie théâtrale est loin de s’être éteinte à l’intérieur de ce vénérable édifice qui affiche courageusement les stigmates du temps et de la pollution, telle une coquille triste aux traits marqués de visage "qui a vécu" que les fières constructions maintenant sorties de terre, au lustre conquérant, semblent  vouloir humilier puis engloutir. Pour frêle qu’elle paraisse, cette coquille est en fait un ultime îlot de résistance – la présentation de saison 2010/2011 en témoigne; et si l’on n’est plus simplement appelé à rêver au moins est-on invité à croire en tous les possibles. C’est d’espoir qu’il est question – non pas d’un espoir si nébuleux que l’on a du mal à le faire sien mais d’un grand espoir, d’un espoir résolument optimiste et festif. J’en veux pour preuve tout cela: les deux compagnies qui devaient poursuivre le résidence au Lierre, L’Estampe et À fleur de peau, sont toujours là, les Atelierres entament comme si de rien n’était leur deuxième année de travail sur le bonheur, et l’ensemble des spectacles présentés cette saison s’articulent autour de l’amour – un thème qui sied particulièrement au Lierre: lors de notre première rencontre, Farid Paya m’apprenait qu’ en persan, "lierre" se dit eshghe, un dérivé de eshgh qui veut dire "amour".
La compagnie du Lierre ne se borne donc pas à mettre en pratique l’adage "le spectacle continue": elle engage une véritable profession de foi en la vitalité de l’art vivant. Même si la programmation est restreinte à sept spectacles, même si Farid Paya ne propose cette année ni pièce nouvelle ni reprise – l’on comprend aisément que les difficultés traversées ne lui laissent guère de disponibilité pour se consacrer sereinement au travail dramatique.

 

saison10-11_Lierre.jpgS’il y a restriction au niveau de la programmation – et il faudra jouer serré pour n’en rien rater car chacun des sept spectacles à l’affiche ne seront représentés qu’à quatre ou cinq reprises – les actions pédagogiques menées par la compagnie du Lierre ne sont en rien entravées. Des stages, destinés aux professionnels ou aux amateurs, des conférences, des rencontres hors les murs sont proposés tout au long de l’année, et l’université Paris-Diderot, partenaire du Lierre pour l’organisation des Rencontres chorégraphiques européennes universitaires amateurs, sera à nouveau aux côtés de Farid Paya pour les Rencontres 2011. Il n’est pas jusqu’à la tradition de la répétition publique qui ne soit respectée et deux, déjà, sont inscrites au calendrier: la première, le jeudi 4 novembre, permettra de découvrir le "chantier en cours" de la compagnie L’Estampe et la seconde, le lundi 29 novembre, d’assister à une séance de travail de la compagnie À fleur de peau.


Survivre avec éclat, dans la joie de créer et de partager avec le public – et adresser ce faisant un cuisant pied-de-nez aux pouvoirs publics qui le poignardent dans le dos: telle est l’attitude du théâtre du Lierre. Et l’on en eut un joyeux témoignage le dimanche 17 octobre, lors de la présentation de saison.

 Celle-ci, construite comme d’habitude par les extraits des spectacles à l’affiche, était cette année conçue comme un "parcours déambulatoire": au lieu d’être invités à prendre place dans la grande salle pour voir s’égrener dans leur ordre chronologique de petits bouts de pièces suivis – ou précédés – d’une intervention des membres de la compagnie créatrice, les spectateurs durent se rassembler en trois groupes distincts, chacun déterminé par la couleur du dépliant-programme remis à l’entrée et dirigé par un "guide" qui s’identifiait en brandissant son propre dépliant et que l’on devait suivre comme d’autres en leur temps avaient suivi le panache d’Henri IV.

Blanc, vert, mauve. Trois couleurs pour trois itinéraires différents articulés autour de trois espaces: la salle de répétition où l’on découvrait le théâtre de l’Enfumeraie et la compagnie Tabula Raza, le hall d’entrée où étaient projetées des vidéos des compagnies Blicke et À fleur de peau, puis la grande salle enfin, où les trois groupes convergèrent après qu’eurent été joués les derniers extraits de Manège et de Cendres pour écouter une brève lecture de textes liés à l’amour. Et quand chaque compagnie eut tour à tour livré en quelques mots l’essentiel de ses origines, de ses intentions et de ses façons de travailler, Farid Paya clôtura l’après-midi en évoquant bien sûr la situation du Lierre mais en insistant surtout sur les spectacles de la saison et sur le rôle de chacun de ceux qui forment l'équipe du Lierre. Puis tout s’acheva dans les délices d’un buffet japonais, assaisonné du bruit chaleureux et vivant des conversations…

 

Outre que cette habile mise en scène témoignait de l’état d’esprit propre au théâtre du Lierre – inventivité, convivialité, ouverture aux publics amateur et professionnel – elle eut le mérite d’entre-montrer quelques endroits du théâtre demeurés étrangers à beaucoup de  spectateurs qui n’ont jamais encore assisté aux répétitions publiques – on passe des portes et on traverse des couloirs qui donnent l’impression de pénétrer une intimité, un derrière-les-tentures habituellement dérobé aux regards, a fortiori aux visites…

 

 

Les spectacles de la saison 2010-2011

 
Du 24 au 28 novembre
Manège (danse contemporaine) par la compagnie L’Estampe
Chorégraphie de Nathalie Pubellier – pièce pour deux danseurs et un musicien
Se proposant d’explorer le thème de l’amour et d’évoquer les relations de couple, Nathalie Pubellier a construit un spectacle à partir des Fragments du discours amoureux de Roland Barthes. Elle a choisi six des figures scrutées par le philosophe auxquelles elle donne corps dansés – un homme et un femme incarnent ces jeux incessants d’attirance-répulsion, de séduction-rejet qui sous-tendent le rapport amoureux à l’intérieur d’un univers sonore créé par le musicien Izidor Leitinger, qui interprète la pièce au même titre que les deux danseurs, Patrice Valero et Nathalie Pubellier.


Du 15 au 19 décembre
Villa. Fantaisie onirique, précédée de Ça s’appelle reviens (danse/théâtre) par la compagnie À fleur de peau
Chorégraphie Denise Namura et Michael Bugdahn
La compagnie À fleur de peau reprend la pièce créée en 2010, inspirée par les œuvres du compositeur Heitor Villa-Lobos – Villa, fantaisie onirique – et y adjoint une version courte de la pièce en cours de création, Ç a s’appelle reviens, qui aborde l’ambivalence de la présence et de l’absence. Toujours avec cette subtile instillation d’humour dans la gestuelle qui vient rehausser la dimension poétique et émouvante des chorégraphies.

 

La programmation se poursuit en dansant avec la compagnie Blicke, née en 2002 de la rencontre entre Virginia Heinen et Enrico Tedde. Tous deux sont chorégraphes et ont été formés à l’école de Pina Bausch. Tandis que le travail de Virginia porte l’empreinte du théâtre celui d’Enrico est davantage orienté vers la métaphore – leurs deux approches se complètent admirablement. La compagnie propose deux spectacles. Le premier, Romanze, est un duo qui explore simultanément la relation de couple et la figure chorégraphique du porté. Le second, L’Eterna Girandola, s’intéresse à la girouette, aux mouvements giratoires qui conditionnent les aléas de la vie…
Du 12 au 15 janvier 2011
Romanze. Chorégraphie de Virginia Heinen
Du 19 au 21 janvier
L’Eterna girandola. Conception, mise en scène et chorégraphie d’Enrico Tedde

Du 2 au 6 mars
Électre (d’après Sophocle et Hugo von Hofmannsthal) par le Théâtre de l’Enfumeraie
Mise en scène de Pascal Larue
À voir les comédiennes pieds nus, vêtues de robes aux plissés serrés couleur terre par-dessus des jupons blancs et portant des demi-masques, bouger et chanter en chœur accompagnées par un violoncelle chants émouvants et puissants, qui pénètrent loin dans le corps on comprend tout de suite qu'il y a une étroite parenté entre cette approche de la tragédie et celle que défend Farid Paya. En un court extrait, j'ai cru voir se disperser autour des comédiennes, comme sortis des plis de leurs robes, le sable et le soleil d'une Grèce ancienne ancrée dans les mythologies intimes de chacun...
La pièce proposée par Pascal Larue et sa compagnie mêle la tragédie de Sophocle et celle qu'écrivit Hugo
von Hofmannsthal en 1905. Il y eut au départ une admiration profonde pour cette dernière, mais le metteur en scène estimait que le rôle du chœur était trop réduit le chœur dont le rôle dramatique est, pour lui, essentiel. Alors, pour retrouver le chœur, il est revenu à Sophocle et a opéré la fusion entre les deux œuvres.

Je me souviens de la superbe réussite à laquelle était parvenu Claude Bonin en réunissant La Thébaïde de Racine avec l’Antigone de Sophocle. Je me souviens aussi de l’impressionnante mise en scène que Stanislas Nordey avait imaginée pour l’Électre d’Hugo von Hofmannsthal. Et fascinée par le petit extrait vu ce dimanche, je crois qu'après l'avoir vu, je garderai longtemps le souvenir du spectacle du théâtre de l'Enfumeraie. D'ailleurs, rien que le nom de la compagnie...
Elle s’est professionnalisée en 1982. Basée à Allones, à proximité du Mans, la compagnie occupe le théâtre de Chaoué – une ancienne grange devenue lieu d’intense vie théâtrale où elle élabore ses créations, accueille d’autres compagnies, anime des stages de formation… Comme au Lierre. Ce ne sont là que d’infimes bribes d’une longue, riche histoire dont les grandes lignes sont écrites sur le site de l’Enfumeraie. En les parcourant vous apprendrez, aussi, l’origine de ce nom si évocateur.

 

Du 23 au 27 mars
Une fable sans importance – ou l’importance d’être Oscar Wilde (théâtre/musique) par la compagnie Tabula raza. Texte de Charles Decroix, mise en scène de C. Weill
Cette pièce de théâtre-cabaret a été écrite autour d’Oscar Wilde – la locution prépositionnelle est importante: elle contient toute la spécificité de la démarche de la compagnie qui, intéressée par l’œuvre et la destinée d’Oscar Wilde, s’est demandé comment et pourquoi il était devenu un personnage culte. Guidée par ce questionnement, elle a imaginé un spectacle dont le héros est un jeune homme d’aujourd’hui plutôt désabusé qui ne sait pas quoi faire de sa vie. Jusqu’à ce qu’un voyant lui révèle qu’il est la réincarnation d’Oscar Wilde… "En fait, Oscar Wilde a été le premier people", dira le comédien qui incarne… la réincarnation de Wilde. "Et il faut savoir qu’aujourd’hui en Angleterre, il a été pardonné par la reine mais pas réhabilité", précisera-t-il, montrant ainsi combien est singulier le sort de l’écrivain, qui méritait donc bien une pièce de théâtre!
À en juger par l’extrait joué au Lierre, l’ambiance promet d’être assez déjantée : l’on a d’abord assisté à un épandage au sol d’objets hétéroclites, puis "Oscar Wilde" s’est lancé dans une tirade conséquente tout en essayant de se pendre avec le cordon d’alimentation d’un sèche-cheveux – sèche-cheveux qui, dans ses mains, devient une arme à feu grâce à laquelle il semble avoir la ferme intention de se faire sauter la cervelle…

Du 27 avril au 1er mai
Cendres (théâtre corporel) par la compagnie Le Corps sauvage
Création de Gilles Coullet
Bruits curieux… Sur la scène, une forme indéfinissable – un sac? – est agitée de soubresauts. Un corps arachnéen, longiligne et musculeux, émerge peu à peu de la poche de tissu qui se déchire bruyamment – nudité magnifique et presque absolue qu’un cache-sexe couleur chair rend somptueusement pudique: ne se perçoit ainsi que la lente pureté du mouvement. Une main se dégage, puis le bras… et ainsi de suite jusqu’à ce que tout le corps du danseur se révèle, se redresse et s’étire en une admirable gestuelle qui l’apparente aussi bien à l’oisillon sortant de sa coquille qu’à l’insecte parfait déchirant son cocon ou encore au serpent glissant en reptations fluides. Le tissu gît au sol comme la peau morte d’un animal venant d’achever sa mue – le corps qui se meut alors semble expérimenter les possibilités toutes neuves que son nouvel état de développement lui offre. L’environnement sonore est étrange, constitué de bruits que l’on n’identifie pas vraiment et qui renvoient tous à quelque chose d’élémentaire – des forces, des circulations d’énergies… Un peu comme si ce corps nu et mouvant incarnait un point corporel ancré au-delà des origines effectives de la vie.
Ce spectacle de Gilles Coullet est le fruit de recherches conduites autour du thème des cycles vitaux – vie, mort et régénérescence – qui ont tout naturellement croisé la figure mythologique du phénix, d’où le nom de Cendres. Ce sera la première fois que l’artiste se produira à Paris; pour l’occasion, il interprètera une version régénérée de ces Cendres. L’on peut dire que Gilles Coullet pousse jusqu’au bout des bruits son travail corporel; pour créer ses environnements sonores, il enregistre lui-même les sons qu’il va chercher un peu partout, des abords de l’Etna… jusqu’aux tréfonds de ses entrailles: il raconte qu’il n’a pas hésité à absorber, à jeun, six oranges à la file pour, ensuite, coller sur son ventre un micro ultrasensible afin de capter les rumeurs de la digestion...


Du…
Euh, non… Il n’y a plus de date indiquée après celle-ci. Il reste un blanc au bas du programme. Mais la saison ne s’achève pas ainsi, nous a-t-on assuré. Ce blanc est en réalité une surprise. Et comme toute surprise qui se respecte elle réclame le silence – "Nous ne vous en dirons donc pas davantage aujourd’hui..." Vous voulez vraiment savoir ce qu'il y a à la fin? Eh bien il n’y a rien d’autre à faire que de suivre Le Lierre spectacle après spectacle jusqu’au bout – jusqu’à ce que ce coin d’ombre soit éclairci. Et puis il y a toujours le site du théâtre dont la consultation régulière s'impose pour connaître précisément les dates et heures des stages, conférences… et autres événements ponctuels.

 

Théâtre du Lierre
22 rue du Chevaleret
75013 Paris
Tél. : 01 45 86 55 83


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5 octobre 2010 2 05 /10 /octobre /2010 17:09

Chaque jour qui s’écoule cède un peu de sa lumière aux ténèbres, jusqu’à ce qu’advienne la plus longue nuit de l’année – c’est l’automne.
Le ciel prend l’habitude de se plomber, les arbres se défont de leurs feuilles, on traverse la journée comme on regarderait un grand œil aux paupières lourdes être gagné par la torpeur d’un sommeil prochain – c’est l’automne.

Et tandis que la nature est occupée à s'endormir, le macrocosme éditorial est en pleine ébullition pour cause de "rentrée littéraire", une tradition établie depuis plusieurs décennies qui se caractérise par un afflux de livres tout juste sortis des presses dont beaucoup arborent un flamboyant bandeau "rentrée littéraire" comme si être publié entre août et octobre valait en soi sceau de qualité. Accompagnant cette déferlante, l'entêtante musique de fond des "prix littéraires" dont les jurys, bien avant de proclamer leurs lauréats, alimentent les médias de leurs "première sélection", "deuxième sélection" et autres "sélection finale", histoire de rester dans l'actualité jusqu'à ce que les résultats "tombent", avec plus ou moins de retentissement médiatique.

 

Bon an mal an ce sont plusieurs centaines de romans – pour évoquer cette seule catégorie livresque – qui paraissent pour la rentrée. Quelques-uns se tiendront longtemps sous les feux des projecteurs ou s’exhiberont des semaines durant en grand format au fil d’affiches géantes placardées ici et là, d’autres en revanche resteront sous silence parce que leur auteur n’est pas starifié à l’égal d’un Michel Houellebecq ou d’une Amélie Nothomb, ou bien parce que personne ne prend la peine de clamer haut et fort le bien qu’il en pense, ou encore parce qu’aucun jury ne l’a retenu dans ses présélections. Qui sera à la lumière et qui dans l'ombre: ce n’est pas toujours, loin s’en faut, la qualité littéraire qui décide… 

À l’hôtel de Massa, siège de la Société des Gens de Lettres, on ne se préoccupe pas de ces tapages ostentatoires. Les membres de cette prestigieuse association, tous écrivains eux-mêmes, consacrent une grande partie de leur temps à la défense des droits de leurs pairs et travaillent avec une égale ardeur à promouvoir les talents manifestes. Certes par l’attribution de nombreux prix et bourses mais aussi par l’organisation régulière de soirées publiques offrant une visibilité appréciable aux auteurs dont les ouvrages auront été remarqués par ces lecteurs avisés et sensibles dont le jugement n’est obscurci par aucun parasite d’ordre commercial ou médiatique. Et pour les Gens de Lettres, l’automne littéraire a les teintes virides des émergences prometteuses, décelées dans la profusion des nouveautés du moment.

 

Img_soireeSGDL2.jpg
La saison des événements ouverts au public en effet s’ouvre, d’ordinaire, par une "soirée premiers romans" et la rentrée 2010 n’a pas échappé à la tradition: le mercredi 29 septembre ils étaient cinq "primo-romanciers" rassemblés dans la salle Billetdoux autour de Jérôme Dayre, libraire à Atout livre à Paris. Cinq auteurs d’âges divers ayant chacun un parcours atypique, un rapport à l’écriture singulier – mais ayant tous en commun une passion pour la littérature inscrite en eux depuis leur plus jeune âge et qu’ils ont diversement assouvie… jusqu’à ce que prenne corps leur premier roman.
Avant que Jérôme Dayre n’entame le tour de table des invités, Pierrette Fleutiaux, présidente de la Commission des affaires littéraires de la SGDL, a longuement présenté les livres et leurs auteurs par une allocution extrêmement écrite – qu’elle a d’ailleurs lue plutôt que dite – où était tissé un lien conduisant d'un roman à l'autre et qui ressemblait à un itinéraire de voyage allant du fleuve à la mer en passant par les montagnes et la campagne… L’on était, déjà, pris par la main et entraîné.
Au cours de la soirée, il ne fut que peu question de la vie des auteurs; l'on parla surtout des romans
de leur genèse de leur construction, du point de vue narratif adopté – et de la façon dont le désir d'écrire a cheminé en chacun. Le propos fut littéraire et c'est véritablement la posture d'écrivain qui, à bien y regarder, fut au centre des échanges. Aussi dois-je préciser que les indications biographiques incluses ci-après proviennent toutes des notices rédigées par la SGDL et mises à la disposition du public à l'entrée de la salle.

 

Lionel Salaün a organisé sa vie de manière à se préserver toujours du temps pour écrire. Passionné par le blues, par le cinéma américain, il a peu à peu découvert qu’au-delà de la musique et des films il y avait des gens, une véritable "épaisseur humaine" et, tout naturellement, il a situé son premier roman au bord du Mississippi, dans un village du Missouri. Il paraît, à en croire Jérôme Dayre, que le texte a le rythme du blues et, aussi, celui du fleuve…

Lionel Salaün, Le Retour de Jim Lamar, Liana Lévi, septembre 2010, 232 p. – 17,00 €


Douna Loup – son nom de plume en témoigne
a pour la nature des inclinations qui, croisées avec une pulsion fictionnelle profondément ancrée en elle, ont abouti à ce roman étrange écrit à la première personne et dont le narrateur est un ouvrier qui consacre ses loisirs à la chasse. Il aime la traque en forêt, les réunions-bière avec ses amis chasseurs et voit, un jour, sa vie bouleversée par la découverte d’un cadavre. Mais là où vous attendriez un polar, on vous promet… quelque chose d’autre.

Douna Loup, L'Embrasure, Mercure de France, septembre 2010, 155 p. – 14,20 €


Karin Albou est scénariste et réalisatrice. Mais l’écriture scénaristique a des exigences qui frustrent ses désirs littéraires, et l’image lui semble impuissante à traduire certaines émotions. Elle a donc transposé en roman son moyen métrage Aïd el Kebir – c’est devenu La Grande fête. Dans une famille de la campagne algérienne, on prépare au mariage Hanifa, une jeune fille de 16 ans. Elle est amoureuse... mais pas de l’époux qu’on lui destine. Et puis elle a un secret bien lourd à porter, qui refait surface quand on trouve un cadavre d’enfant sur la plage. Tout en sensualité, le roman restitue certaines traditions en même temps qu’il brosse de beaux portraits humains.
Karin Albou, La Grande fête, Jacqueline Chambon, août 2010, 168 p. – 18,00 €

 

Lorsqu'il a fallu décider d'une voie à suivre pour ses études, Thomas Heams-Ogus a dû choisir entre littérature et sciences, son goût pour ces deux domaines que l'on tend à opposer étant d'égale force. Ayant estimé qu'il lui serait plus facile de se ménager du temps pour écrire des livres pendant qu'il étudiait les sciences il suivit donc un cursus qui fit de lui un enseignant-chercheur titulaire d'un doctorat en biologie sans que son attrait pour les Lettres faiblisse pour autant. Et lorsqu'au détour d'un essai historique traitant des années fascistes en Italie il lit une petite phrase, une toute petite phrase concernant des Chinois emprisonnés avec d'autres victimes de la répression mussolinienne mais au sujet desquels il ne dénichera pratiquement pas d'informations supplémentaires, c'est le déclic – l'amorce romanesque était là...

Thomas Heams-Ogus, Cent seize Chnois et quelques, Seuil, août 2010, 127 p. – 15,00 €

 

Claudie Hunzinger, elle, a étudié les beaux-arts puis s'est orientée vers une existence campagnarde qu'elle a relatée dans un livre paru en 1973. Dès les années 80, elle entame une recherche plasticienne autour du livre, de l'écriture arts plastiques, nature et langage sont à la base de son travail. Son premier roman ne puise à aucune de ces sources. C'est une fiction, mais entièrement construite à partir de lettres que se sont échangées, dans les années 30, sa mère et une de ses amies une amie très proche avec qui elle a vécu une relation très intense. Indirectement autobiographique puisque l'auteur a grandi en écoutant sa mère lui parler de cette amie, c'est un texte qui interroge la notion de "roman", d'engagement politique ou sentimental, autant que le statut du souvenir et de la mémoire dans le récit au-delà des thèmes plus fondamentaux que sont l'émancipation féminine et le contexte pour le moins troublé de l'entre-deux-guerres.
Claudie Hunzinger, Elles vivaient d'espoir, Grasset, août 2010, 252 p. – 19, 00 €

 

J’imagine sans peine la consécration qu’a dû représenter, pour tous ces "primo-romanciers", d’être distingués par d’autres écrivains puis réunis en ce lieu emblématique qu’est l’Hôtel de Massa. Être ainsi isolé des quelque sept cents romans publiés cet automne vaut déjà récompense. Puissent, dans la foulée, quelques prix leur échoir…

En ce qui me concerne, j’avoue n’avoir pas été convaincue par les extraits qui ont été lus. Au lieu de m’attirer vers les livres, les lectures m’ont cette fois détournée d'eux, brisant net la curiosité qu’avaient d’abord allumée les présentations puis le dialogue avec les auteurs. Presque tous les passages m’ont fait entendre des traits d’écriture qui m’ont déçue. Il m'a semblé déceler beaucoup de formules récurrentes dans le passage décrivant le hammam à travers le regard d’Hanifa qui n’avaient pas la grâce de la figure de style; puis j’ai eu le sentiment que le narrateur-chasseur de Douna Loup filait un peu lourdement la métaphore de la forêt-femme… Quant à la voix du jeune Billy (le narrateur du Retour de Jim Lamar), à laquelle l’auteur a opportunément donné les tonalités d’un niveau de langue oral et relâché qui convient, en effet, à un jeune campagnard du fin fond du Missouri – elle n’est pas de celles que j’apprécie en littérature. J’ai en revanche trouvé très belles les phrases lues par Claudie Hunzinger mais son "histoire de femmes" ne m’attire nullement. Restent les Cent seize Chinois et quelques de Thomas Heams-Ogus… J’ai été sensible aux phrases courtes, écrites en un présent qui m’a paru être d’éternité, dont est fait l’extrait que l’auteur avait choisi de lire. Et puis cette façon d’exploiter un infime point resté mystérieux dans une page d’histoire par ailleurs abondamment commentée et analysée m’a séduite. Alors, oui, ce livre-là, peut-être…


Mais au fait, que valent ces impressions superficielles générées par quelques phrases saisies à la volée en regard des avis émis par un collège de VRAIS écrivains relayés par un libraire passionné, qui tous ont lu les livres avec une minutie bienveillante et ont reconnu en eux des écritures de valeur? Rien, évidemment…

 

 

Soirée "Premiers romans" organisée le mercredi 29 septembre à 19h30 dans la salle Billetdoux de l'Hôtel de Massa  – 38 rue du Faubourg-Saint-Jacques 75014 Paris – présentée par Pierrette Fleutiaux, présidente de la Commission des affaires littéraires de la SGDL, et animée par Jérôme Dayre, de la librairie Atout livres (203 bis, avenue Daumesnil 75012 Paris. Tél.: 01 43 43 82 27)

 

NB Je profite de cette chronique pour répercuter les dates auxquelles vous pourrez rencontrer Lionel Salaün en librairie – informations glanées dans La Lettre du square, le bulletin mensuel que diffusent par voie électronique les éditions Liana Lévi:


– Le 9 octobre à 17h30: librairie L'Echappée Belle à Sète (7 rue Gambetta)

– Le 12 octobre à 19 heures: librairie La Voie aux chapitres à Lyon (4 rue Saint-Jérôme, 7e arrondissement)
– Le 13 octobre à partir de 17 heures: librairie L'Odyssée - Rêves de mots à Lyon (66 rue Duguesclin, 6e arrondissement)

– Le samedi 16 octobre au Mans, dans le cadre de la 25e Heure du Livre, il participera à un débat, à 16h45: "La représentations des Etats-Unis dans la fiction française"

– Le 26 octobre à 19h30: au Bistro des Tilleuls à Annecy (13 chemin des Prairies)

– Le 28 octobre à 19 heures: librairie Le Livre écarlate à Paris (31 rue du Moulin Vert, 14e arrondissement)

– Le 6 novembre à 15 heures: librairie Decître à Chambéry (75, rue Sommeillier).

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