Mouche et Eustache sont deux monte-en-l'air de génie qui dévalisent impunément les grandes maisons bourgeoises d'un Bordeaux Belle-Époque que commence à bouleverser l'imminence de la mobilisation générale. Depuis des mois et des mois ils escamotent, stockent puis revendent au coup par coup leurs prises sans que la police puisse recueillir le moindre indice qui lui permettrait de les arrêter. Leur talent va jusqu'à faire croire qu'ils sont légion et sont organisés en un véritable réseau de malfaiteurs alors qu'ils ne sont que deux. Mais ils entretiennent la méprise en signant leurs forfaits "Réseau Bombyce".
Physiquement dissemblables – Eustache grand et longiligne,
Mouche petit presque nain et trapu, tout en muscles – ils sont liés d'une solide amitié qui renforce leur complémentarité... professionnelle si l'on peut dire. Leur brigandage élégant, dont on sourit
quand on n'en admire pas les réussites, verse dans l'abomination quand, forçant le coffre-fort du baron Guillaume Bernard de Harcourd, ils trouvent, en plus de l'argent espéré, un carnet
d'adresses et une bobine de film. Si c'est dans un coffre, cela doit avoir de la valeur et pouvoir se monnayer – c'est donc bon à prendre. Les
noms, les adresses? des huiles et non des moindres. Le film? Un cauchemar: torture, viol, puis meurtre en direct, et les "acteurs" n'ont pas trop l'air de simuler. Voilà de quoi soutenir un
chantage qui pourrait être juteux. Bien sûr rien ne tournera comme Mouche et Eustache l'avaient prévu et les fruits qu'ils récolteront de leur entreprise s'avéreront hautement vénéneux.
Empoisonnés de surcroît par de violentes remontées d'un passé que chacun des deux amis porte en écharpe aux tréfonds de son âme.
Le thème, comme l’amorce de l’intrigue, sont au fond classiques – pour sordide qu’elle soit, cette affaire de snuff movie est probablement dépassée en horreur par bien des romans, et même si l’on voit dans ce triptyque des scènes très dures, ils doivent être nombreux les albums de bande dessinée où abondent, plus crues encore, représentations cadavériques, images sanglantes et scènes de torture. Les personnages aussi sont au premier abord assez convenus – on retrouve les riches hommes de pouvoir abominablement pervers sous leur vernis de respectabilité bourgeoise, les malfrats sympathiques, habiles-mais-pas-méchants, contempteurs de la police, rendus attachants par les blessures qui les torturent (Mouche est un ancien artiste de cirque qu'une mauvaise chute a définitivement éloigné des pistes en le privant d'un bras, Eustache a passé son enfance, vaurien déjà, au service d'un chef d'une innommable cruauté).
D’où vient alors la force singulière de cette histoire qui se glisse dans l’âme dès les premières cases, fixe l’attention du
lecteur jusqu'à l'hypnose et laisse celui-ci profondément ému – et pour longtemps – une fois lue la toute dernière planche?
Le dessin y est pour beaucoup, réaliste mais qui disproportionne très légèrement les figures humaines, use de contours noirs légers comme des soupirs, et se pare de couleurs subtiles mais
intenses, tout en dégradés d’une infinie douceur. La narration aussi qui est très économe de moyens, presque exclusivement graphique et ne conserve, de texte, que les dialogues. Tout ce qui est
de l’ordre du récit est pris en charge par l’image; le dessin seul raconte, et exprime, par un jeu habile de plans, de perspectives et d’agencement des cases: pas le moindre phylactère qui
explique ou situe, ni même d’onomatopée – les sons à entendre sont signifiés par de petites taches blanches dont la forme suggère que le bruit est un choc sourd, un crissement, une sonnerie…
Quant aux séquences de retours en arrière, elles s’identifient par d’infimes indices visuels qui rendent superflue toute incise narrative mais que l’on ne décèlera pas si l’on est inattentif au
point, par exemple, de ne pas lire les planches muettes et de simplement les parcourir du regard.
Tout cela confère à ces albums des attraits qu’ils partagent avec quantité d’autres albums de bande dessinée. La puissance quasi
magique de ce triptyque vient, pour moi, de ce que son intrigue d’une noirceur rare est inscrite dans un univers gracieux et onirique: sous les pinceaux et crayons de Cecil, l’esthétique Art
nouveau dont on dit qu’elle est joyeuse et optimiste déploie ses arabesques, les courbes "en coup en fouet" de ses charpentes métalliques et ses verrières en un splendide épanouissement à
l’échelle d’un Bordeaux fantasmatique mué en une sorte de gigantesque efflorescence diaphane. L’onirisme va plus loin: ce décor Belle Époque se mâtine d’éléments futuristes tels ce fabuleux métro
aérien dont les wagons circulent suspendus à leurs rails par le toit, ces trains à deux étages mus par d’énormes locomotives à vapeur se croisant sous la marquise translucide de la gare
Saint-Jean, ou encore ces formidables dirigeables qu'aurait pu concevoir l'un ou l'autre de ces grands noms de l’Art nouveau, Horta ou Gallée. L’environnement, d’une féerie technologique
comparable à celle qui imprègne certains romans de Jules Verne, est ancré dans un génial entre-deux né de l’inventivité poétique du dessinateur qui a transformé des éléments architecturaux bien
réels – l’Art nouveau s’est effectivement développé à la charnière des XIXe et XXe siècles – en un flamboyant paysage urbain.
Féérique le décor, cauchemardesque et putride l’histoire qui, de plus, finit mal. Très mal. Elle surprend, choque, coupe le
souffle dans ces somptuosités de verre et d’acier aux grâces arachnéennes. Mais ce qui, plus encore je crois que ce contraste, rend l’intrigue abominable est qu’elle est greffée comme un chancre
sur ce qui fonde les plus naïfs émerveillements: à peine né voilà que le cinéma est mis au service de la perversion; et cette perversion abjecte se répand dans un environnement évoquant ces
romans verniens dont beaucoup d’entre nous ont fait leur terrain de rêve étant enfants. Situer ainsi l’atroce dans le merveilleux revient, me semble-t-il, à dire qu’il n’y a pas de "beau rêve"
possible et que la beauté, les contrées de l’enfance, l’élan vers le progrès… toutes choses bonnes et douces, sont susceptibles d’être balayés par l’horrible. On ne saurait être plus
pessimiste…
Il se sera écoulé pas moins de huit ans entre la parution du tome 2 et celle du tome 3 qui pourtant était annoncé. L'on soupçonne derrière ces huit années quantité d'aléas, de temporisations, de reculades et probablement de mésententes ou de désenchantements. D'ailleurs on ne voit plus sur la couverture le nom du scénariste. Et le titre prévu, "Stygmates", est devenu "Stigmates", abandonnant au passage, peut-être, une subtile référence au fleuve des Enfers. Quelque malédiction du Bombyx aurait-elle noirci davantage cette histoire sombre et violente où les personnages, qu'ils soient stigmatisés par leur propre perversion ou par les blessures sans remèdes que leur a infligées la vie, de toute façon s'abîment dans les ténèbres de leur destinée? Une histoire meurtrie d'avoir été trop noire comme le trop-clairvoyant est frappé de cécité...
Cécil (dessin) & Corbeyran (scénario), Le Réseau Bombyce
Tome 1: "Les papillons de nuit", novembre 1999, Les Humanoïdes Associés, 48 p. - 12,90 €.
Tome 2: "Monsieur Lune", décembre 2002, Les Humanoïdes Associés, 48 p. - 12,90 €.
Tome 3: "Stigmates", novembre 2010, Les Humanoïdes Associés,
48 p. - 12,90 €.
Les trois tomes sont également édités en coffret, au prix de 39,90 €.