Otto Kadlecsovics est un ami de longue date. Je suis très sensible à sa peinture et beaucoup de ses œuvres
entrent en résonance profonde avec mon imaginaire. Certaines font partie de mon univers quotidien et contribuent à me rendre le monde non pas "agréable" mais intelligible, donc à peu près
supportable. À l’occasion de la création de Médée, d’Euripide, par la compagnie du Lierre et dans une mise en scène de Farid Paya, Otto expose dans le hall du théâtre une série de
tableaux et de photomontages que lui a inspirés le mythe de Médée.
Je voudrais lui dédier les lignes qui suivent, reprises du petit book de présentation écrit pour accompagner cette exposition, consultable sur place au Théâtre du Lierre.
Les deux images qui illustrent cet article sont des photos prises par Otto.
De feu et de sang. La rencontre
Médée a pour aïeul Hélios. Prêtresse d’Hécate, magicienne de talent, elle est de ces êtres hybrides qui
établissent les liens entre le monde des dieux et celui des hommes. Follement éprise de Jason, elle tuera pour lui et à son reniement elle répondra encore par le meurtre. Consumée de rage ou
d’amour c’est toujours l’embrasement qui régit des gestes. Toute parcourue de feu et de sang, de passion et de tourments, sa destinée est pure ardeur. La noirceur solaire de Médée fait luire d’un
éclat aveuglant ses plus funestes desseins.
Les vers d’Euripide, tels que les donnent à entendre la traduction de Jean Gillibert, grondent et sont tout enflammés –les mots qui ressuscitent les cris de douleur ou de colère mêlés de
gémissements charrient des sentiments comme embrasés par la foudre.
C’est entre ciel et mer que Farid Paya perçut pour la première fois, voici bien des années, la voix de Sophocle grâce à un homme qui, par une belle
fin d’après-midi ensoleillée, disait haut les vers d’Œdipe roi*. Depuis, la tragédie grecque le questionne sans relâche et nourrit toute sa création théâtrale. Et l’on
retrouve l’ombre d’Hélios…
Otto Kadlescovics qualifie sa peinture de surréal-symboliste. Elle n’est ni violente ni tourmentée et la plupart de ses figures se tiennent en suspens au seuil de l’intangible. Mais ses couleurs
sont intenses au point de rendre flamboyants les tons froids. Solaires jusque dans les pans de nuit qu’ils représentent parfois, ses tableaux semblaient bien destinés à accueillir un jour
l’ardeur de Médée.
Zeus ordonne et trie les événements dans l’Olympe. Même si personne ne croit plus en lui aujourd’hui, il reste les vers anciens et quelques scènes de
théâtre pour le rappeler à notre souvenir.
Il n’est alors pas interdit de penser que, peut-être, sa main foudroyante a orchestré depuis le fond des âges, comme si le temps n’était qu’une boule de papier froissé et comprimé, la rencontre
nouée au Théâtre du Lierre entre la descendante du Soleil, le poète tragique, le metteur en scène culturellement bâtard** et le peintre
surréal-symboliste…
L'art d'Otto Kadlecsovics
Il a étudié la peinture à l’école des Beaux-arts de Vienne. À l’instar de ses condisciples, il y a pratiqué tous
les exercices qui, répétés et répétés encore, aguerrissent l’œil, la pensée et la main : dessin d’académies, peinture d’après nature, imitation des maîtres, exécution de "tableaux standard"…
Parmi les peintres qu’il se reconnaît pour modèles il cite volontiers Botticelli et Goya et, plus près de nous, Klimt, Schiele, Kokoschka… Ayant une prédilection pour les univers étranges et
fantastiques, il a très vite été attiré par les surréalistes – Ernst et Dali notamment. Mais si les approches de ces artistes le séduisent et l’influencent, il s’est rapidement efforcé de se
démarquer d’eux et de développer son propre style.
Ne se sentant attaché à aucune école esthétique particulière, Otto a suivi une voie personnelle en toute indépendance, nourrie de ses visions intérieures, de sa sensibilité au sacré et de
ses nombreux voyages en Afrique, en Asie et en Europe. Au cours de cette existence nomade il a beaucoup pratiqué la photographie de reportage – certains de ses clichés ont été publiés dans la
presse et dans de beaux livres ; outre leurs qualités artistiques ces photos ont aujourd’hui une inestimable valeur documentaire car elles portent témoignage de plusieurs tribus désormais
disparues. Cette pratique de la photographie lui a inspiré une technique d’application de la peinture qu’il a baptisée fine grain : cela donne aux
couleurs un aspect grenu plus ou moins prononcé, semblable au grain des photos argentiques. Grâce au fine grain les motifs qu’il peint sont presque intangibles – plus exactement, ils sont amenés
à cet imperceptible point d’équilibre où le visible garde une extraordinaire densité alors même que l’effacement le guette et l’absorbe déjà…
Le style d’Otto, tant par les motifs que par la manière de peindre, est tout de suite reconnaissable malgré les évolutions qui le marquent Très personnel en effet, il ne se satisfait d’aucune
étiquette existante. Tout récemment, l’artiste lui a trouvé un nom : le surréal-symbolisme. Merveilleuse adéquation entre le mot et ce qu’il désigne…

Peindre, dit-il, c’est évacuer des choses que je porte en moi – des
visions, des rêves… S’il représente beaucoup d’éléments issus de la nature avec une admirable précision, il les assemble de telle manière qu’ils perdent leur rapport avec les données
naturellement observables. Ainsi verra-t-on un immense nautile prendre à l’horizon la place du soleil au-dessus d’un océan ceint de falaises. De gracieux corps féminins se fondre dans le filet de
fumée montant d’un cierge éteint. Des échiquiers immenses fuir en de vertigineuses perspectives où flottent des brumes déchirées, habitées de sphères translucides… De nombreux motifs reviennent
qui assurent une profonde cohérence sémantique à l’ensemble de l’œuvre quel que soit le sujet du tableau – les cierges, les sphères, l’échiquier, les coquillages… – mais perpétuellement
réinterprétés et magnifiés.
Oui, sa peinture parle de la nature, de manière symbolique et spirituelle. Ce qu’il en dit dans ses toiles n’est pas de l’ordre de la reproduction réaliste mais de la figuration essentielle – on
n’y voit pas les "objets naturels" tels qu’en eux-mêmes mais plutôt les énergies vitales, les mouvements que l’on pressent autour de soi, par lesquels on est entraîné, et que faute de mieux on
appelle "l’univers", "le grand tout"… parfois Dieu. Cela ne signifie pas que sa peinture est "religieuse". Juste qu’elle est vouée au sacré, à une profonde spiritualité – n’étant affilié à
aucune religion précise bien que très croyant, il se qualifie lui-même de syncrétiste et l’on verra dans ses toiles aussi bien des motifs
bibliques que bouddhistes ou venus des mythologies antiques. La distance qu’il prend, picturalement parlant, avec la nature va jusqu’au bannissement du vert, qu’il estime trop naturel et ne servant qu’à peindre des feuillages que, justement, il ne représente pratiquement jamais. On cherchera donc en vain un tube de vert dans sa
provision de couleurs…
L'inspiration syncrétiste et symbolique perdure et s’accentue avec le temps. En même temps le style et la manière
de peindre évoluent – leurs plus remarquables caractéristiques atteignent à une superbe maturité. Toujours aussi oniriques, les compositions gagnent en complexité. Symboles et paysages prennent
de l’ampleur. Les couleurs s’intensifient, s’approfondissent – les tons que l’on qualifie de "froids" deviennent aussi incandescents que les plus brûlants orangés ; les beiges, les bruns et
toutes les teintes dites "ternes", ou "sourdes", se mettent elles aussi à vibrer. Tandis que le dessin reste net et précis, les fondus chromatiques sont de plus en plus subtils;
l’utilisation du fine grain s’affine, engendrant des effets de matière plus somptueux encore. Ce n’est plus tant au sacré que les tableaux ouvrent une voie qu’à l’énergie cosmique. Une énergie
d’une fascinante ardeur.
Médée surréal-symboliste
La peinture d’Otto n’est pas une peinture du sentiment ni, a fortiori, du pathos. Je n’ai jamais vu dans ses
tableaux les êtres humains rire, sourire, souffrir hurler ou pleurer. Les corps ont des postures un peu figées et les visages ont toujours cette austérité hiératique mais sereine dont sont
empreints les traits des saints dans les icônes. D’ailleurs je ne crois pas que sa peinture soit celle de l’être humain. Lorsqu’un homme, ou une femme paraît installé en majesté dans toute la
toile il y a quelque part un signe, un symbole venant indiquer qu’au-delà quelque chose le dépasse. Au fil des années cette présence humaine va s’amenuisant dans un espace pictural
qu’investissent de plus en plus symboles et éléments naturels, au milieu desquels les hommes ne sont plus que d’infimes silhouettes à peine perceptibles et, dans la plupart de ses toiles les plus
récentes, l’être humain disparaît tout à fait.

C’est sans doute pour cela, davantage
encore qu’en raison de la forte inspiration mythologique qui imprègne son œuvre, que la rencontre entre Médée et l’art d’Otto est véritablement miraculeuse – lumineuse et ardente. Même
si, sous le pinceau de l’artiste surréal-symboliste, la Colchidienne n’est pas la furie blessée, imprécatrice et assoiffée de vengeance à qui Euripide donne voix. Nulle part on ne la voit
convulsée, travaillée au corps par des émotions paroxystiques. C’est une femme harmonieusement proportionnée, à la silhouette gracieuse et de physionomie élégante mais aux traits froids, qui
accomplit ses gestes avec beaucoup de retenue – accueillir Jason, le guider vers la Toison d’or, ensorceler les voiles promis à Créuse… Ni ses postures ni son visage ne trahissent la violence de
ce qu’elle éprouve. Petite silhouette presque perdue dans des compositions complexes, profuses et en même temps d’une extrême lisibilité, elle semble dire qu’au-delà de son histoire, et toute
magicienne qu’elle soit, elle n’est jamais que l’instrument de Zeus et des Destins.
Médée, amoureuse, colère ou meurtrière, est donc chez elle dans cette peinture où, pourtant, rien ne hurle ni ne
saigne. Car les couleurs y flamboient comme les passions dans son cœur – même quand elles sont appliquées en transparence ou que la technique du fine grain les vaporise en de larges pans souples
pareils à des nuées brassées par les vents. L’intense tumulte des sentiments qui traversent les personnages de la tragédie est là, dans ces formes que l’on dirait parcourues de souffles venteux
et dans ces chromatismes denses où semble se ramasser une puissante énergie vitale. Il n’est pas à chercher dans les figures humaines qui, un peu rigidifiées dans une sorte de neutralité
émotionnelle et réduites à peu au sein des compositions, évoquent des fétus impuissants mus par l’ordre olympien. De simples pièces sur le vaste échiquier destinal dont s’amusent les dieux…
De la marque dionysiaque apposée par les teintes éclatantes, de l’ample respiration dont le fine grain gonfle les
formes jusqu’à la petitesse des hommes évoluant dans un environnement qui les domine, les neuf huiles et les trois photomontages qu’Otto K. a imaginés "autour du mythe de Médée" montrent à
l’évidence que l’artiste devait un jour croiser l’histoire de la magicienne… Et aussi qu’il est un merveilleux peintre tragique.
NOTES
* Cette anecdote est rapportée dans le livre que Farid Paya a consacré à la tragédie
grecque – De la lettre à la scène, la tragédie grecque, éditions L’Entretemps coll. "Les voies de l’acteur", mai 2000, 336 p.
** Farid Paya, in De la lettre à la scène, la tragédie grecque, p. 10.
Exposition "Médée : autour du
mythe"
Peintures et photomontages d’Otto Kadlecsovics, à voir jusqu’au 2 mai 2010 dans le hall du Théâtre du Lierre, 22 rue du Chevaleret – 75012 Paris. En dehors des représentations, l'exposition est
visible du lundi au vendredi de 10 heures à 13 heures et de 14 heures à 18 heures. Renseignements au 01.45.86.55.83.