Saisonnalité
La chanson a son printemps – à Bourges – et la nouvelle
francophone le sien, à Ottignies-Louvain-la-Neuve en Belgique. Là, chaque année entre avril et mai, un jury d’écrivains français et belges décerne à un recueil de nouvelles écrit en français le
prix Renaissance de la nouvelle. Créé en 1991 à l’initiative de Michel Lambert et de Carlo Masoni, aussitôt soutenu par la ville d’Ottignies-Louvain-la-Neuve et attribué pour la première fois en
1992, le prix a tantôt consacré des talents éprouvés – par exemple Annie Saumont en 1993 – tantôt récompensé des auteurs faisant leur première incursion dans le récit bref, dont certains parmi
eux n’avaient publié aucun livre auparavant. Un rapide survol du palmarès suffit à montrer que les jurés ont toujours distingué à la fois une qualité d’écriture et un style personnel. D’ailleurs,
je crois bien que tous ceux qui voyaient leur première œuvre récompensée à Ottignies ont ensuite connu une belle carrière littéraire et continué de glaner des prix au gré de leurs
publications.
Ce palmarès, qui s’est enrichi le 12 mai dernier de son vingt et
unième titre, atteste également de la haute exigence du jury qui, par-delà les fluctuations de sa composition – non qu’il soit "tournant" mais, au fil des années, certains de ses membres le
quittent qu’il faut alors remplacer – reste constant dans ses choix: on trouve en général dans le recueil élu une langue admirablement travaillée, quels que soient le registre et le ton adoptés
par l’auteur, et une maîtrise de la brièveté narrative tout aussi remarquable. J’assiste à la remise du prix depuis 2003; chaque édition a été pour moi l’occasion de rencontres lumineuses, tant
sur le plan humain que littéraire. Mais je ne réécrirai pas ici ce qui l’a déjà été sur le site lelitteraire.com; il y a là-bas des archives conséquentes accessibles à partir de cette page – il suffit ensuite de dérouler le menu "articles liés" pour naviguer d’une chronique à l’autre
et retrouver les comptes rendus de chaque événement, parmi eux l’historique du prix retracé
par Michel Lambert.
Bref retour en arrière
L'on avait célébré l’an dernier le vingtième anniversaire du prix mais de manière peu ostentatoire: nul signe particulier ne se décelait qui eût
attesté du caractère exceptionnel de la circonstance sinon une affiche et, dans la salle où avait lieu le dîner, une longue table dressée pour accueillir ensemble la lauréate, les jurés et
quelques autres invités de marque qui rompait avec l’habituel ballet des tables circulaires autour desquelles nous avions l’habitude de nous installer. Rien de somptuaire, donc – mais, lors de la
cérémonie à la ferme du Douaire, de très longs discours: vingt ans d’histoire à retracer, un palmarès prestigieux à rappeler et aussi des difficultés, vaincues à force de pugnacité et de courage
par des organisateurs qui n’ont jamais baissé les bras. Je me souviens en particulier de l’intervention, qui m’avait parue
une pièce de choix, de l’échevin à la Culture; il avait maintes fois emprunté des chemins de traverse quasi poétiques comme si,
emporté par son sujet, il n'avait pu s'empêcher de le quitter et de s'en éloigner considérablement… mais il l'avait retrouvé à la fin de sa harangue avec un brio éclatant. Je me souviens aussi
que nous avions été privés du traditionnel échange entre les jurés et l’auteur récompensé – en l’occurrence Scholastique Mukasonga, sur qui il me faudra bientôt revenir. Fort heureusement
celle-ci, passée l'expression de son émotion et de sa gratitude, avait fourni quelques clefs concernant son parcours et ses raisons d'écrire. En achevant ces lignes je me dis que ces discours,
différents d’une année sur l’autre malgré des axes similaires – hommages et remerciements aux organisateurs, partenaires et lauréats; brève histoire du prix; la nouvelle en tant que forme
littéraire et ses codes – ont à chaque édition leurs traits de caractère qui contribuent à singulariser la cérémonie.
2012
Les interventions de cette année furent
plus brèves mais non moins denses; en l’absence de l’échevin à la Culture, exceptionnellement empêché, la soirée fut ouverte par le bourgmestre d’Ottignies-Louvain-la-Neuve qui ramassa en
quelques phrases sobres, claires et légères aussi bien le passé de la prestigieuse récompense en soulignant alors qu'en vingt années d'existence elle avait mis à l'honneur, par l'entremise des
auteurs couronnés, plus de quinze éditeurs différents, que les atouts de la nouvelle – un genre, dira-t-il, qui devrait avoir tout pour lui et
d'abord cette brièveté qui permet en peu de temps au lecteur de s’immerger dans un univers, de prendre une respiration quand autour de lui tout s’accélère. Il exprima ensuite ses espoirs pour le
futur, au premier chef celui de voir la notoriété du prix s’étendre davantage dans les pays francophones: ayant constaté que certains lauréats en ignoraient l'existence avant que de le recevoir,
il insista sur la nécessité de le promouvoir tant dans les milieux littéraires qu’auprès du public. Puis, après avoir évoqué Scholastique Mukasonga, fraîche récipiendaire du prix Ahmadou Kourouma
pour son premier roman tout juste sorti, Notre-Dame du Nil (Gallimard coll. "Continents noirs", mars 2012), il céda la
parole à Michel Lambert qui, après avoir, comme à son habitude, brossé en peu de mots un vivant portrait de la nouvelle contemporaine, annonça qu'à l'unanimité et, semble-t-il, sans grandes
tergiversations, les jurés avaient distingué Les Petits Gouffres, un recueil signé Christina Mirjol et publié au Mercure de France.
Le jury était cette année réduit à cinq membres: Alain
Absire, Jean Claude Bologne, Georges-Olivier Châteaureynaud, Ghislain Cotton et Michel Lambert.
Marie-Hélène Lafon, qui l’an passé avait participé aux délibérations mais n’avait pu se rendre à Ottignies, a
désormais, à ce que j’ai appris, définitivement quitté le jury. Quant à Claude Pujade-Renaud, elle n’a pas été en mesure de prendre part aux votes et s’est également retirée,
elle aussi je crois à titre définitif.
D'autres changements ont marqué cette vingt-et-unième édition
du prix. Par exemple le carton d’invitation, illustré par le visuel de l'affiche créée l'an dernier, que l'on a reçu à la place de l’habituelle lettre imprimée. Et celui-ci, plus notable: la
cérémonie s'est transportée de la ferme du Douaire en celle de Blocry. "L'acoustique est bien meilleure ici", m'a expliqué Michel Lambert. Le fait est qu'à la ferme du Douaire, les intervenants
devaient impérativement user de micros pour être correctement entendus d'un bout à l'autre de la salle et qu'à chaque fois ou presque, au moins un de ces ustensiles manquait à sa mission,
laissant dans l'embarras tout orateur qui, n'étant pas un stentor, devait alors forcer sa voix… Là, point besoin de micros, et pour cause: c'est un théâtre. Lors de la création de
Louvain-la-Neuve, un vaste programme de rénovation urbaine a été mis en place qui a transformé chacune des anciennes fermes implantées sur le site de la ville nouvelle en lieux culturels. Celle
du Douaire héberge une bibliothèque, une ludothèque et une salle de spectacle, celle de Blocry accueille l’Atelier-Théâtre Jean Vilar, dirigé par Armand Delcampe.
Si
l’on est attentif aux échos que se renvoient les uns aux autres les événements se croisant en coïncidences et qui n’en finissent pas de résonner aux oreilles de qui sait écouter leurs nœuds, on
ne peut manquer de se dire que ce changement de lieu semble avoir été ourdi tout exprès pour honorer Christina Mirjol: d’abord femme de théâtre, elle indique, dans l’autoportrait publié sur son site, qu’elle a longtemps ignoré l’écriture et que c’est par le théâtre qu’elle y est
(re)venue. Mais c’est surtout le parcours de son mari, Jean-Pierre Sarrazac, que cette salle rencontre de plein fouet: dramaturge, metteur en scène, théoricien du théâtre, il a
été pendant plus de vingt ans professeur invité à l’université de Louvain-la-Neuve et c’est à la ferme de Blocry qu’il a fêté son départ en retraite.
Mais quittons les traverses et revenons aux Petits
gouffres…
Des jurés à l'auteur – et vice
versa
Je pense que le texte vaut mieux que les commentaires sur le texte dira Michel Lambert pour
clore sa présentation du recueil primé. Le président du jury n'en a pas moins décrit patiemment et de manière très détaillée les multiples finesses stylistiques et formelles des textes qui ont
tant séduit les jurés et qui, je dois l'avouer, ne m'étaient pas apparues quand j'avais, la veille, commencé à lire les nouvelles.
Ces commentaires m'ont donc été précieux et aussi, bien sûr, ceux de
l'auteur quand, après la traditionnelle lecture, Christina Mirjol répondit aux questions des jurés. Lorsque, plus tard, j’ai repris le cours de ma lecture, les textes étaient nimbés d'une
nouvelle clarté, plus familiers. Aussi ai-je tâché de garder trace de ces différentes prises de parole pour en restituer ici la "substance éclairante".
Ma transcription, que la piètre qualité de l'enregistrement et les ordinaires défections de la mémoire rendaient trop approximative, a été très aimablement relue par Christina Mirjol qui, ainsi,
a pu en pallier les faiblesses et les inexactitudes en ce qui regarde ses propos. Je l'en remercie de tout cœur en m'excusant auprès des autres intervenants dont j'aurais mal saisi les
phrases.
Michel Lambert
Il est difficile de définir votre
recueil – mais il est difficile de définir la plupart des recueils aujourd’hui car la nouvelle contemporaine est un genre de plus en plus protéiforme, ouvert à toutes les façons d’écrire, à tous
les angles d’attaque, à tous les tons… C’est un genre en plein renouveau, en pleine effervescence formelle, ce qui l’empêche d’être catalogué et fait qu’il échappe à toute définition.
S’il est difficile de définir votre recueil je pense que l’on peut tout de même en souligner quelques caractéristiques. L'on vous a sans doute dit, et peut-être avez-vous lu dans la presse, que
vos nouvelles avaient quelque chose de proustien. En effet: un rien, une situation inattendue, une sensation particulière – un parfum… – convoquent dans vos textes un souvenir, un souvenir
souvent très ancien, très lointain, vieux de plusieurs dizaines d’années; un souvenir qui remonte à l’enfance, à la jeunesse et qui resurgit après avoir été enfoui sous la sédimentation de toute
une vie. Ce souvenir paraît d’autant plus inquiétant, troublant, ou tout simplement émouvant que son retour à la mémoire a été très longtemps différé et que par ailleurs il surgit un peu à
l’improviste, comme le fruit d’un hasard mais d’un hasard qui porterait sa propre nécessité. Et c’est cette nécessité qui donne sens à la vie de vos personnages – tantôt des narrateurs, tantôt
des narratrices – et à l’enjeu de la nouvelle.
Ce souvenir qui surgit en convoque d’autres comme par ricochet; il est le premier d’un long cortège. Si bien que vos histoires se faufilent entre des états qui sont assez nombreux, et des
souvenirs qui ne le sont pas moins – se faufilent et en même temps enjambent les époques: l'on va du passé au présent, puis à nouveau vers le passé, et retour au présent… dans une espèce de
chorégraphie extrêmement bien orchestrée. Tout se passe au bord du gouffre. Je dirais de petits gouffres, pour reprendre le titre. Et je ne peux pas m’empêcher de penser que vous l’avez
écrit, ce titre, avec une certaine ironie parce que les "petits" gouffres sont parfois grands et frôlent les abîmes. Tout se passe également dans une sorte de clair-obscur parce que le souvenir,
quand il surgit, n'a pas des traits encore tout à fait avérés, ils sont embués de certains doutes. Si bien qu’on pourrait songer à des mirages – des mirages de la mémoire.
Vos personnages on les entend, on les voit, le lecteur devient spectateur
et puis le narrateur opère un repli de sa pensée. Je ne vais pas résumer les histoires que vous racontez, d’abord parce que ce serait difficile, et puis ce serait leur ôter beaucoup de leur
charme, de leur grâce, de leur originalité – et je veux parler de votre écriture. Elle est originale, très maîtrisée, appartenant tantôt au registre oral tantôt à celui de l’écrit, et passe de
l’un à l’autre avec beaucoup de brio. Cette oralité n’est pas celle de la facilité, de la négligence – comme on en lit dans certains textes prétendant mimer la langue orale. C’est au contraire
une oralité très travaillée; et j’en donnerai deux ou trois exemples. Notamment les répétitions, ces nombreuses répétions du langage parlé. Mais ici on ne sait pas si elles renvoient aux
tâtonnements de la mémoire ou si, au contraire, il s’agit de répéter, répéter encore le souvenir pour qu’il ne s’échappe plus. Plusieurs membres du jury ont aussi noté la présence d’alexandrins
dans vos textes, qui ajoutent leur cachet à cette langue parlée…
Outre ces passages d’un registre à l’autre nous avons aussi beaucoup apprécié votre façon de jouer sur la première et la troisième personne. Comme si le narrateur – ou la narratrice – était
tellement troublé par le souvenir qui lui apparaît que tout d’un coup il lui fallait instaurer une distance par le biais d’une objectivation de sa propre personne – c’est-à-dire qu’il passe du
"je" au "il" et qu’à ce moment-là il s’entend et il se voit.
Toutes ces remarques pourraient faire penser que votre écriture est sophistiquée et dans une certaine mesure elle l’est. Mais elle est aussi toute simple et n’étouffe pas l’émotion. Elle sonne
toujours très juste. Et je pense que l’une des grandes qualités de votre recueil est le parfait équilibre que l’on y trouve entre l’originalité d’un style et la part familière du propos qu’il
sert.
Je m’en tiendrai là de mes commentaires; d’une part parce qu’après la lecture vous aurez l’occasion d’ajouter les vôtres en répondant aux questions des jurés et d’autre part parce que je pense
que mieux vaut le texte que les commentaires sur le texte.
Avant que d’écouter Christina Mirjol nous ouvrir les portes de son recueil et de son cabinet d’écriture, nous entendîmes la comédienne
Marie-Ève Stévenne lire "Le premier prix de poésie", une nouvelle plutôt longue que l’auteur avait elle-même adaptée pour la lecture. Sans doute l’exercice lui fut-il aisé puisqu’elle vient du
théâtre et que, en outre, son écriture, du moins dans ce recueil et aux dires de son mari Jean-Pierre Sarrazac, est très théâtrale. Presque un mois
après la soirée, l’empreinte de cette lecture est encore profonde en moi tant elle m’a paru juste. Ne bougeant que peu le corps, et sans quitter trop longtemps le texte des yeux, la comédienne
jouait de tout son être; on sentait que, même quasi immobile, le corps entier contribuait à moduler la voix – ses inflexions, ses variations de ton et d'intensité… Le plus étonnant est que
Marie-Ève Stévenne a su donner au texte écrit ce souffle qui rend vivant et fait sourdre l’émotion sans que jamais soit occulté le phrasé caractéristique de Christina
Mirjol.
Une fois la lecture finie et revenu le silence après les applaudissements nourris qui en saluèrent les derniers mots vint le temps
des échanges entre les jurés et Chrsitina Mirjol. Elle adressa d'abord, d'une voix frêle aux infimes granularités qu'une forte émotion semblait rendre diaphane,
de chaleureux remerciements à la comédienne pour sa lecture, au bourgmestre, à la ville d’Ottignies, puis aux
membres du jury qu’elle nomma par ordre alphabétique…
Christina Mirjol
Recevoir ce prix a été pour moi une surprise totale car j’ignorais que mon recueil fût en lice – et je dois donc remercier Isabelle Gallimard, qui préside à la destinée du Mercure de France, de
l’avoir proposé aux jurés. Je suis touchée de tant de sollicitude à l’égard de mon livre qui, par ailleurs, a été si peu lu. C’est pour cela qu’il faut saluer l’existence du prix Renaissance de
la nouvelle – car il faudrait bien que la nouvelle renaisse; elle qui était si vivante autrefois; elle est encore si présente ailleurs, dans les pays anglo-saxons par exemple, si appréciée et sa
valeur reconnue. En France, nous disons qu’elle est peu lue; c’est sans doute vrai, même si cela m’étonne; je suis une fervente lectrice de nouvelles. Il est des auteurs vers lesquels je reviens
sans cesse: Kafka et Robert Walser, mais bien d’autres également, aussi variés que Gustave Flaubert, Selma Lagerlöf, Henry James, Herman Melville, Anton Tchekhov, Jorge Luis Borges, Alexandre
Pouchkine, Nicolas Gogol, Elizabeth Bishop, Jules Laforgue… et, plus récemment, Raymond Carver dont les nouvelles me bouleversent. Pour autant, c’est mon premier recueil de nouvelles; je suis
donc moins aguerrie que les membres du jury qui me font l’honneur de m’avoir élue, qui ont déjà une œuvre en ce domaine, et je m’aperçois que j’ai devant moi tout un chantier de lectures à venir
à l’endroit de mes contemporains.
Au commencement, j’ai écrit non pas des nouvelles mais des formes brèves que j’ai appelées des "cris". Quatre-vingt-dix-neuf "cris" ont été publiés dans un répertoire numéroté; il en existe
aujourd’hui plus de deux cents. Leur longueur est variable mais n’excède pas trois pages et peut même se réduire à une seule ligne. Je dis aussi de ces textes que ce sont des "instantanés", des
voix. Des voix écrites pour le théâtre – en réalité ces "cris" sont destinés autant à être lus qu’à être joués. Je pense au "jeu" parce que c’est du théâtre que je viens. J’ai d’abord été
comédienne puis j’ai fait de la mise en scène… Il y a longtemps maintenant que j’ai arrêté, mais je crois qu’aujourd’hui encore le théâtre apparaît dans mon écriture qui est une écriture du
présent et une écriture de l’oralité.
À vrai dire, mon destin n’était pas d’écrire; pour moi il n’en était pas question, j’étais viscéralement attachée au théâtre, à cet art collectif et à cet art du présent. Je suis donc entrée en
écriture tardivement. En 1999. Ainsi, ma vraie quête n’était pas directement l’écriture mais un en deçà de l’écriture, soit, de faire entendre des voix. Des voix qui viennent de très loin, bien
avant l’écriture, qui appartiennent au temps de la parole, de l’enfance de la parole et de la naissance des mots. Quand elles se présentent à moi, elles agissent comme des voix modestes, qui se
libèrent. Ce sont elles qui m’engagent dans l’écriture, ce sont elles qui donnent une légitimité à mes romans, à mes nouvelles, à mes récits, et c’est quand elles sont apparues, seulement là, que
je peux alors me poser des questions d’écriture.
Michel Lambert:
Il arrive souvent qu’on commence à écrire une nouvelle par la fin, sans en connaître le début. Dans quel sens avez-vous travaillé? Connaissez-vous d’abord les souvenirs dont vous allez parler, ou
bien les personnages qui en sont les détenteurs?
Christina Mirjol:
Quand je commence à écrire, je ne sais pas exactement où je vais; l’écriture agit sur moi au fur et à mesure comme un révélateur. Il y a cependant des souvenirs qui sont réels. Par exemple, "Le
premier prix de poésie" vient d’un souvenir très précis. J’avais entendu à la radio une orthophoniste interrogée par un journaliste qui lui demandait s’il y avait, pour les personnes atteintes de
bégaiement, une différence entre la langue spontanée et les langages appris – comme c’est le cas pour la récitation ou le théâtre. Et l’orthophoniste avait raconté cette terrible anecdote: elle
avait eu comme patient un enfant bègue qui avait obtenu un premier prix de poésie auquel les parents n’avaient pas cru. Ils ne pouvaient pas croire qu’un premier prix de poésie ait pu être
attribué à leur enfant, sans moquerie. J’avais été bouleversée par cette anecdote qui remonte à plusieurs années, et elle a resurgi quand j’étais en train de travailler à ce
recueil.
Alain Absire:
Je n’ai pas été étonné du tout en apprenant que vous veniez du théâtre; vous avez un style caractérisé par ce qui pourrait être un défaut mais qui en réalité donne une unité à votre recueil: vous
répétez, vous faites répéter vos personnages. Vous avez écrit une nouvelle sur le bégaiement mais on peut dire que, d’une certaine façon, tous vos personnages bégaient. Cela surprend d’abord, et
puis on se rend compte que ça fonctionne très bien. J’ai beaucoup pensé à Harold Pinter qui est pour moi, avec Beckett, le grand auteur de théâtre contemporain. Est-ce le style de Pinter qui vous
a inspirée? Quelles sont vos influences?
Christina Mirjol:
En fait, je connais assez mal l’œuvre d’Harold Pinter, mais toute la littérature m’intéresse et m’inspire; je lis beaucoup; les livres sont très importants pour moi et bien sûr nourrissent en
permanence mon écriture, mais je ne crois pas pouvoir dire que je suis influencée par tel ou tel auteur. Mon véritable moteur pour écrire ce sont les voix. Que j’entends. Cela paraît naïf de dire
que j’entends des voix, mais c’est ainsi… La première phrase de mes récits est par exemple très importante; et la voix qui sera celle du personnage ou du narrateur, et surtout, qui sera la voix
du texte, je peux la chercher très longtemps. Quand elle ne vient pas, je ne peux pas écrire. Il m’arrive d’écrire malgré tout; je trouve le résultat plaisant, les phrases sont belles, c’est bien
écrit, mais… cela n’est pas légitime à mes yeux. Pour que le texte me satisfasse, j’ai besoin qu’il vienne d’ailleurs et qu’il corresponde à quelque chose qui ressemble pour moi à une voix juste.
C’est très mystérieux et je ne peux pas le dire autrement; c’est comme ça que je le sens: ça vient de quelque part en dehors de moi.
Alain Absire:
L’une des nouvelles qui m’a le plus marqué est celle du train, où il y a cette allusion au film Rêves de Kurosawa et je voudrais savoir comment vous avez rattaché cette image du tunnel,
des soldats morts, à l’histoire, assez terrifiante, de ce père qui tue le chien de son fils? Cela signifie-t-il que vous vivez constamment à l’affût de ce qui va vous ouvrir les portes de
l’écriture?
Christina Mirjol:
Je n’ai pas rattaché en tout cas l’image du tunnel à une anecdote réelle où un homme tue le chien de son fils. Après avoir vu le film de Kurosawa, j’en avais noté toutes les séquences dans un
carnet parce que je trouvais que c’était un film extraordinaire et qu’il y avait là matière à narration. Quand j’ai commencé à écrire ces nouvelles et que ce film m’est de nouveau apparu, m’est
revenue à l’esprit cette image du tunnel qui est bouleversante, mais je ne savais pas du tout où cela allait me conduire. Ce dont je suis sûre, c’est que j’avais en tête cette idée qu’on ne
revient pas de la guerre. Je veux dire que le guerrier, qui a tué, ne revient jamais. En tout cas, la tuerie du petit chien est arrivée très tard dans le processus d’écriture et j’ai mis très
longtemps à écrire cette nouvelle.
Alain Absire:
Je reviens à cette question de l’affût; c’est un "truc" de comédien, de guetter toutes les émotions afin de les intérioriser et d’en nourrir ensuite ses interprétations. Est-ce que vous avez
aussi cette attitude par rapport à l’écriture?
Christina Mirjol:
Je suis ouverte en permanence à ce qui m’entoure; je suis par exemple quelqu’un qui pleure très facilement; j’ai la sensation de capter toutes les situations, toutes les émotions qui passent à ma
portée. Mais ensuite, quand il s’agit de les transcrire, il est très important pour moi d’y mettre de la distance car je veux absolument éviter le pathos, ce en quoi je reconnais pour ma part la
distance essentielle à laquelle doit se référer le comédien.
Jean Claude Bologne:
J’ai été frappé, essentiellement, par deux choses. La présence d’alexandrins semés dans vos nouvelles d’une part et, de l’autre, par ces tout petits détails qui fondent la structure de vos récits
et qui contribuent à en créer l’atmosphère. Comment travaillez-vous cette structure?
Christina Mirjol:
Tout d’abord, concernant les alexandrins, ils sont en effet très présents, et reconnaissables même si j’éprouve un grand amusement à les déstructurer par moment. Parfois, l’alexandrin me gêne; je
n’en veux plus! Mais il revient malgré moi… C’est une question de rythme. J’accorde énormément d’importance au rythme du texte qui correspond, me semble-t-il, à la gestuelle de mon corps quand je
marche, quand je respire. Je sens que c’est un rythme proche de celui de l’alexandrin. Et comme je le ressens intérieurement, gestuellement, ce rythme se retrouve ensuite forcément dans mes
textes…
Concernant la structure, elle est en effet pour moi très importante. Mais elle se construit au fur et à mesure de l’écriture. Le texte a une logique interne qui fait que, au bout d’un certain
temps, il n’y a pas trente-six mille chemins à suivre pour continuer. Je constate que le texte, qui a mille chemins possibles au départ, n’en a guère plus qu’un seul à l’arrivée. Encore faut-il
le trouver, et en tout cas recommencer quand le chemin en question était en fait une impasse. Parmi ces détails dont vous parlez, beaucoup s’imposent d’eux-mêmes; il y a en effet des choses qu’on
ne contrôle pas, qui sont purement intuitives – par exemple, le verre de limonade dans "Le premier prix de poésie": ce ne pouvait pas être autre chose que de la limonade; parce que, dans ce récit
qui renvoie à l’enfance, la limonade nous y amène… Je le dis aujourd’hui mais, au moment d’écrire, je n’en étais probablement pas tout à fait consciente. Quant au travail proprement dit il est
lent et laborieux, je reviens constamment sur le texte. Quand j’ai écrit deux pages il faut que je m’arrête pour me relire, me remettre dans l’ambiance du texte afin de pouvoir continuer; les
phrases doivent venir facilement, et sonner juste, ce qui fait aussi que je jette énormément de choses en cours de route…
Georges-Olivier Châteaureynaud:
En vous écoutant dévoiler la source de vos nouvelles, j’avoue être un peu surpris. Le poids de l’enfance est tel, et vous écrivez dans un registre si réaliste, si intimiste que j’ai été tenté, en
vous lisant, de vous attribuer tous les souvenirs qui animent vos personnages. Je m’aperçois que je vous ai lue avec une grande naïveté… Quelle est donc dans vos histoires la part de souvenirs
inventés? Et celle des souvenirs qui vous appartiennent vraiment?
Christina Mirjol:
J’ai envie de dire que même si le souvenir n’est pas puisé dans ma propre vie il m’appartient malgré tout… Mais parfois, ce sont d’authentiques souvenirs personnels qui ont été en effet le point
de départ de la nouvelle. Par exemple "Mon vélo": il s’agit vraiment de mon vélo! S’agissant au contraire de la nouvelle "Le Tréport", ce qui est écrit ne me concerne pas – je ne connais
pas Le Tréport, je n’y suis jamais allée. "La plume" en revanche a vraiment existé. Oui. J’avais seize ans et c’est un vrai souvenir. Quant au poids de l’enfance, je suis heureuse que vous le
souligniez, car c’est à partir de l’enfant que j’ai été que j’écris. La petite balle de "L’Anniversaire" a beau être une pure invention, elle me touche autant que si elle faisait partie de ma
biographie.
Jean Claude Bologne:
Et la dent de Bertrand?
Christina Mirjol:
Ce texte est basé sur un vrai rêve… Un rêve étrange. J’ai vraiment rêvé de cette dent… Cependant, cette nouvelle est décalée par rapport à mon rêve. Il ne s’agissait pas de la dent d’un petit
garçon mais d’un jeune homme – ce n’est pas tout à fait pareil… et l’atmosphère générale était bien différente de celle de la nouvelle.
Ghislain Cotton:
Les répétitions sont très marquantes dans vos textes. J’avais d’abord pensé à un certain maniérisme de l’écriture et puis au fur et à mesure de la lecture, je me suis rendu compte que c’était une
rythmique. Vous avez évoqué la marche tout à l’heure et je me demande si ces répétitions ne sont pas un rythme de marcheur… On a un peu l’impression que vous avez écrit vos nouvelles en
marchant…
Christina Mirjol:
Ce n’est pas tout à fait faux. Comme je l’ai dit à propos de l’alexandrin, des pans entiers d’écriture me viennent mentalement quand je marche. Concernant les répétitions, je dirais qu’en fait je
suis très bégayante… C’est pourquoi l’anecdote racontée par cette orthophoniste m’a tant bouleversée. Je ne suis pas précisément bègue, mais je suis quelqu’un qui cherche parfois beaucoup ses
mots et n’est pas à l’aise à l’oral, et cela m’est naturel de répéter; je ne répète pas "pour faire joli", ou parce que ça me plaît de répéter, non, c’est ma "voix intérieure" qui est ainsi; et
en même temps je trouve que le principe de répétition est très beau. Avec la répétition, il y a quelque chose qui rebondit, comme on peut le dire d’un saut dans l’espace. Et puis, on est dans la
circularité propre à la poésie, où, de la strophe à la rime, tout se répète. Cette circularité m’est précieuse pour écrire, me semble juste et m’est nécessaire.
Michel Lambert:
Par deux fois vous avez cité Henri Michaux, une fois dans la nouvelle "La plume" et une fois en exergue pour l’ensemble du recueil: "Oh! Fagots de mes douze ans,
où crépitez-vous maintenant?"
Christina Mirjol:
C’est parmi les auteurs un de ceux que je relis sans cesse. Il m’accompagne. Il m’arrive d’ailleurs souvent de lire une page de Michaux avant de me mettre au travail. C’est de l’air qui entre
dans la pièce. Cette phrase que j’ai mise en exergue dit tout. Toutes les phrases d’Henri Michaux sont vastes.
Propos adaptés de
l'enregistrement effectué lors de la remise du prix Renaissance de la Nouvelle 2012 le samedi 12 mai à la ferme de Blocry, à Ottignies-Louvain-la-Neuve
(Belgique).
NB – Les deux photographies qui illustrent cet article
m'ont été gracieusement communiquées par Marie-Claire Dufrêne. Un compte rendu de la remise du prix est à lire sur cette page du site officiel de la ville
d'Ottignies-Louvain-la-Neuve. Le site de la revue Encres vagabondes, fidèle et attentive "suiveuse" du
prix depuis très longtemps, propose également une chronique de l'événement 2012.