C'est essentiellement parce que le lierre est une plante entêtée que Farid Paya et sa compagnie l’ont choisie pour emblème et lui ont emprunté son nom. Et
l'opiniâtreté est un des grands traits de caractère qu'ont en commun les gens du Lierre. Il n'est qu'à voir la manière dont ils traversent les difficultés depuis que leurs subventions ont
diminué, leur effort tendu à l'extrême pour poursuivre leurs activités jusqu'aux derniers soupirs de leur théâtre, promis à la démolition et qu'ils devront quitter à la fin du mois d'avril sans
savoir encore où ils pourront aller. Mais ils se seraient fort probablement passés d'une telle opportunité de témoigner de leur obstination à survivre – un peu de baume à leur sort ne serait pas
mal venu... Or aux dernières nouvelles – Farid Paya s'efforce de communiquer régulièrement un "état des choses" aux amis du Lierre – rien n'est arrêté; le Lierre est victime d'un désaccord de fond entre la Ville de Paris et l'État au sujet du Nouveau Théâtre. La Ville comptait sur
l'État pour en co-financer le fonctionnement. L'État, ne voulant pas contribuer au financement d'une initiative de la Ville, justifie son désengagement en arguant que le travail du
Lierre n'est pas d'une qualité suffisante... La Ville de Paris quant à elle persiste à ne pas vouloir confier la direction du Nouveau théâtre au Lierre alors même qu'elle n'a pas de solution
fiable pour assurer le fonctionnement du lieu. Il semble cependant qu'elle étudie la possibilité de "reloger" la compagnie du Lierre dans le Nouveau théâtre en lui conférant le statut de
compagnie "en résidence de création", ce qui lui permettrait de continuer à travailler.
En lisant la dernière lettre de Farid Paya, d'où sont tirées ces
informations et ces citations, je sens l'indéfectible espoir qui l'anime. Et je suis de plus en plus admirative devant ce combat que lui et sa compagnie mènent depuis si longtemps, avec la
dernière énergie. Pourtant, leur face-à-face avec des institutions dont la logique décisionnelle demeure bien peu compréhensible, ressemble davantage au choc d'un pot de terre contre un pot de
fer qu'à la lutte de David contre Goliath... Il n'en reste pas moins qu'à l'intérieur de cet édifice qui bientôt ne sera plus, et que l'on dirait plus fragile depuis que, tel un stigmate
infamant, lui est apposé le sinistre panneau "Permis de démolir", la vie théâtrale se poursuit. Avec éclat et vitalité. Comme si ces murs devaient demeurer debout pour toujours et continuer
d'abriter l'antre d'un théâtre vivant, chaleureux, tout à son public...
Outre la réduction drastique imposée à la programmation de la saison 2010-2011, ce conflit entre le Théâtre du Lierre et les
institutions a eu pour effet d'empêcher la compagnie de Farid Paya de travailler sereinement et de monter ne serait-ce qu'une
reprise.
Des ondes presque identiques à celles émanant des spectacles conçus par le Lierre ont cependant envahi, cinq soirées durant, ce théâtre encore-debout-mais-plus-pour-longtemps – quand le théâtre de l’Enfumeraie offrit au public, du 2 au 6 mars, la version du mythe d’Électre qu’a élaborée le metteur en scène Pascal Larue en revisitant de fond en comble quelques-uns des plus grands textes qui s’en sont nourris. L’on retrouvait dans cette Électre la tragédie antique pareillement ressuscitée par un spectacle à la puissance dionysiaque qui mêle au texte le chant et la musique, qui métisse une multitude de références culturelles dans ses décors et ses costumes, et qu’habitent des comédiennes dont le moindre déplacement ressemble à une chorégraphie.
"Métissage" est sans doute le mot clef sur lequel reposerait
toute tentative de description du spectacle. Du texte aux costumes en passant par les chants et le jeu: tout est brassage. L’on entend pour l’essentiel des morceaux de Sophocle et d’Hugo Von
Hofmannsthal mais s’y ajoutent, aussi, des bribes de Sénèque et un final écrit par Pascal Larue lui-même; des chants se lèvent en plusieurs langues et virent parfois à la vocalise pure ou aux
modulations d’onomatopées; les costumes s’inspirent pêle-mêle des armures de samouraï, du folklore slave, de la tenue d’un prince kéralais; le décor évoque le Japon… En dépit de cette diversité
l’harmonie règne – rien ne fait hiatus. Le multiple est ici facteur d’unité; du fait qu’aucune référence précise ne peut s’imposer à l’esprit, c’est l’universalité du mythe qui est mise en
lumière. Et la pièce aurait tout aussi bien pu avoir pour titre Électres…
Décor, costumes, lumières… Tout dans la mise en scène est époustouflant de luxuriance maîtrisée. À cela s’ajoute
l’interprétation remarquable des comédiennes. Leur jeu est d’une grande intensité, comme si le moindre de leurs gestes, de leurs regards, de leurs mots s’originaient au plus profond de leur être.
Qu’elles chuchotent ou hurlent, chantent ou parlent, dansent ou gisent immobiles: elles saturent l’air d’un formidable courant d’énergie qui ne cesse de circuler entre le plateau et le public,
qui saisit le spectateur tout entier et l'immerge dans ce qui se joue, l'entraîne et le porte du début à la fin jusqu'à le laisser pantois, telle une souche ballotée par la tempête que la vague
abandonne enfin sur la grève à marée descendante.
Faite de sable, de cendres et de sang liés ensemble par la verticalité du cri parti des tréfonds de l’âme humaine pour s’élever vers le cosmos des dieux tandis qu’il devient chant: la tragédie d’Electre, telle qu’interprétée par le théâtre de l’Enfumeraie, se détache de ses origines antiques pour recréer un "essentiel humain" qui transcende les époques, les inspirations littéraires et les aires géographiques. Mais par les brassages mêmes dont la pièce est constituée qui expriment l’universalité de l’histoire, la tragédie retrouve ses racines.
Du deuil qui ne s'accomplit pas au crime qui se fomente et se commet, de la lamentation funèbre à l'hymne au sang - de bout en bout la mort est là. C'est une tragédie: quoi d'étonnant à ce que le funèbre y soit à ce point éclatant? La compagnie de l'Enfumeraie en tout cas réussit à en faire retentir la sombre splendeur avec une puissance rare.
À l'intérieur de ces murs agonisants, quelques semaines avant la fermeture définitive du Théâtre du Lierre, cela avait une poignante
résonnance...
Électre
d'après Hugo von Hofmannsthal
Traduction et adaptation:
Eleonora Rossi
Adaptation et mise en scène:
Pascal Larue
Avec:
Pauline Barbotin, Camille Behr, Odile Frédeval, Annie Hamelin Virginie Picard, Sonia Rugraff, Ania Svetovaya
Musique (composition et interprétation au violoncelle):
Sabine Balasse
Création lumière :
François Verron
Conception décors :
Éric Minette
Conception costumes :
Agnès Vitour
Durée :
1h40
Représentations données du 2 au 6 mars 2011 au Théâtre du Lierre, 22 rue du Chevaleret – 75013 Paris.
Ces représentations étaient accompagnées d'une exposition de photographies réalisées par Jerzy Piwowarczyk, un
artiste pluridisciplinaire venu de Pologne, compagnon de longue date de l'Enfumeraie et qui désormais s'exprime essentiellement par la photo. L'oeil toujours aux aguets et le boîtier à portée de
main, il saisit dans la nature des détails qui le frappent et qu'il enferme dans le cadre de son viseur. Son sens aigu de la composition plastique transforme ainsi des bribes de hasard en
véritables tableaux. Ceux que l'on a pu voir dans le hall du théâtre du Lierre trois semaines durant, obtenus à partir d'écorces d'arbres et de morceaux de bois, recréaient de fascinants visages
qui n'étaient pas sans rappeler les masques dont on use au théâtre.
NB - Cette pièce est l’une des rares que la compagnie de Pascal Larue exporte hors les murs de sa
grange-théâtre implantée à Allones, dans les proches environs du Mans. Créée en 2009, elle sera reprise cet été pendant le festival "off" d’Avignon, du 8 au 31 juillet, tous les soirs
sauf les lundis à 22h30 au théâtre Présence Pasteur. Si vous envisagez d’être avignonnais le temps du festival, prévoyez dans votre agenda une place pour aller voir cette
Électre-là – prévoyez même que vous y reviendrez malgré tout ce qu’il y aura à voir; c’est un spectacle qui exerce une telle attraction et qui pénètre si profond dans l’âme qu’il est
difficile de se contenter d’une seule représentation.
Lire ici l'entretien avec Pascal
Larue.