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Passer l’éternité ensemble, après leur mort, dans une chambre "style Second Empire" surchauffée en compagnie d’un "bronze de Barbedienne indéboulonnable: tel est l’enfer que Sartre, dans Huis clos, promet à Garcin, Inès et Estelle, qui se retrouvent ainsi tous les trois amenés là l’un après l’autre par un garçon d’étage peu loquace et plutôt désabusé qui seul entre, sort, et circule à sa guise hors de la chambre. Dès les premiers échanges, les tensions s’installent; chacun se fait le scrutateur-juge des deux autres, les pressant de révéler pourquoi ils ont été damnés tout en se dérobant soi-même aux questions inquisitrices… Les fils se tendent, se tendent jusqu’à un point de rupture, le meurtre, qu’ils ne pourront jamais atteindre puisqu’on est en enfer: "Morte! Morte! Morte! Ni le couteau, ni le poison, ni la corde. C’est déjà fait, comprends-tu ? Et nous sommes ensemble pour toujours", martèle Inès à Estelle qui vient de la poignarder avec un coupe-papier. Peu avant, Garcin avait lâché ces mots auxquels on résume souvent la leçon philosophique de la pièce et qui en sont devenus comme la métaphore: "L’enfer, c’est les Autres."
La situation scénographique étant très vite bloquée sur ces trois personnages assignés ensemble à résidence perpétuelle – une fois Estelle introduite, plus aucune entrée ni sortie ne vient la modifier – l’intensité dramatique est tout entière confinée à la parole. C’est un beau défi pour des comédiens que de parvenir à captiver le spectateur par cette seule parole qui est le lieu de tous les enjeux et dont je me dis, en relisant le texte bien des années après l’avoir étudié, qu’elle ne coule guère. Si les premiers dialogues, assez rapides et non dénués d’humour, relèvent d’une oralité très vivante, il deviennent, peu à peu, de plus en plus littéraires – "Tu me dégoûtes encore plus qu’elle. Je ne veux plus m’enliser dans tes yeux. Tu es moite! tu es molle! tu es une pieuvre, tu es un marécage!" jette Garcin à Estelle – et, vers la fin de la pièce, se lestent de slogans que l’on identifie sans peine comme autant de variantes du fameux "L’homme n’est que ce qu’il se fait": "On est ce qu’on veut", dit Garcin; "Seuls les actes décident de ce qu’on a voulu", renchérit Inès.
Pas d’intrigue, juste ces pressions et ces rapports de domination que s’imposent les uns aux autres les personnages et qu’il s’agit de rendre sensibles, suffisamment vibrants pour qu’une énergie circule entre le plateau et le public… Un défi, donc, que de rendre théâtralement passionnant ce texte qui, à la relecture, me semble s’adresser avant tout à l’intellect, ne prendre sa pleine portée que dans le temps suspendu et alenti de la lecture "pour soi" et qui, en outre, est corseté par des didascalies extrêmement précises. La gageure est brillamment relevée par les comédiens que dirige Agathe Alexis – dont elle-même, qui porte ici la double casquette de metteur en scène et d’interprète. Par la force de leur jeu, par un rythme bien trouvé qui déplace à point nommé l’attention du spectateur d’un personnage à l’autre au gré des répliques sans reléguer trop loin celui qui se tait ou se tient en retrait, ils réussissent à chauffer à blanc la tension psychologique et à faire exister sur scène, de manière très charnelle, les émotions, ô combien fortes et violentes, mises en branle au fil des dialogues. Parmi ces comédiens remarquables, il faut noter qu’Agathe Alexis rayonne d’une présence hors du commun; sa façon de déambuler, d’exprimer le mépris par le regard et de lancer ses rires assoie avec une intensité fascinante le caractère prédateur, manipulateur d’Inès – en un mot l’emprise qu’elle exerce sur ses compagnons d’enfer.
Outre son charisme exceptionnel, Agathe Alexis a offert à la pièce de Sartre une mise en scène qui tient l’équilibre entre la simple interprétation d’indications très détaillées – donc la fidélité quasi littérale que, paraît-il, exigent les ayant-droits de l’auteur – et la créativité, celle-ci se manifestant à travers des compositions sonores originales créées par Jaime Azulay, et, surtout, le décor. Rien à voir avec le "style Second Empire" si expressément indiqué et que relaient les descriptions insérées dans les dialogues! en lieu et place des , trois fauteuils aux montants blancs distordus et aux dossiers évidés, disposés dos à dos d’un côté du plateau et, à l’autre extrémité, une sorte d’estrade précédée de trois marches bordées d’une rampe aux formes rappelant les montants des fauteuils, qui jouxte un piédestal sur lequel trône une imposante sculpture – "Une sorte de Prométhée déchu", précisera, le lendemain matin, Jaime Azulay… Une esthétique évoquant davantage le surréalisme d’un Dali que le Second Empire et qui, à en croire les intentions de la compagnie dont le souhait était d’ôter à la pièce ce qu’elle pouvait avoir de daté, renvoie à un certain "art contemporain" d’aujourd’hui, un certain design en vogue chez nos "bobos" – ce serait, si l’on veut, l’équivalent à l’aube du XXIe siècle de ce qui pouvait être l’archétype du mauvais goût bourgeois à l’époque où la pièce a été écrite.
Agathe Alexis et son équipe ont balayé les réserves théâtrales que je pouvais avoir à l’encontre de Huis clos; si je persiste à douter que ce texte puisse donner lieu à un spectacle qui transporte le public, je suis en revanche convaincue que comédiens et metteur en scène sont, là, allés aussi loin qu’on peut aller pour capter émotionnellement le spectateur et qu’ils ont véritablement réussi à révéler tout le potentiel "vibratoire" de cette pièce.
Huis clos
Pièce en un acte de Jean-Paul Sartre.
Mise en scène :
Agathe Alexis et Alain Alexis-Barsacq, assistés de Gregory Fernandès
Avec :
Agathe Alexis, Jaime Azulay, Bruno Boulzaguet, Anne Le Guernec
Scénographie et costumes :
Robin Chemin
Réalisations sonores :
Jaime Azulay
Lumières :
Stéphane Deschamps
Chorégraphie :
Sophie Mayer
Durée :
1 h 40
Représentation donnée le jeudi 1er août au jardin des Enfeus.