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Et, tout de même, quelque autre chose dans cette pièce: une intrigue bien sûr, certes quasi impossible à résumer mais dont on peut néanmoins poser les jalons. Léontine Duchotel est ardemment courtisée par le Dr Moricet, Léontine, qui entend rester fidèle à son époux, le meilleur ami de Moricet, ne cède pas à ses avances. Sa volonté commence de fléchir quand elle comprend que son mari, au lieu d'aller à la chasse avec un autre de ses amis, un dénommé Cassagne – qui justement avoue ne jamais chasser – va retrouver sa maîtresse. Elle finit donc par consentir à suivre Moricet dans la garçonnière qu'il loue au 40 rue d'Athènes. En ce lieu précisément que fréquente Duchotel. C'est là, aussi, que Cassagne, soupçonnant sa femme d'adultère, dépêche un commissaire de police afin de prendre l'infidèle en flagrant délit. Énoncer cela suffit à laisser prévoir d'inopportuns chassés-croisés qui vont resserrer jusqu'à l'inextricable les drôles de nœuds bien contraires aux liens sacrés du mariage que l'on vient de voir se nouer. Et comme pour tirer encore davantage sur ces fils, rode dans les parages un neveu Duchotel, Gontran,qui ajoute son histoire de cœur à ce frénétique ballet de couples pas très légitimes qui se danse au 40 de la rue d’Athènes…
Monsieur chasse!, c’est le vaudeville des vaudevilles dit le programme. Jean-Paul Tribout, lui, m'avait ainsi présenté la pièce tandis que je l'interrogeai sur le programme du 61e festival des Jeux du théâtre de Sarlat: Une pièce de Feydeau, qui reste une machine à rire formidablement bien rodée dont on peut dire qu’elle se résume à des jeux de portes qui claquent, offre de quoi s’amuser [...] En me demandant "comment monter du Feydeau aujourd’hui?", je me suis dit que le "fond" de la pièce tenait en deux choses: des portes, un lit. Du coup, le décor que j’ai choisi se limite à cela: un lit, des portes, et rien d’autre…
Et rien d'autre. Mais un "rien d'autre" dont la configuration mérite d'être détaillée car elle est éminemment signifiante. Ce que l'on voit d'abord est un plateau nu, fermé en fond de scène par un grand panneau ponctué de caissons clos par des portes; au centre, un élément parallélépipédique tout simple qui semble devoir répondre à toutes les destinations – tout cela, et le sol aussi, d'une blancheur immaculée. Au fur et à mesure que l'intrigue se noue, que les situations se complexifient, le décor révèle ses dessous, déployant alors toute une panoplie de signes que l'on jubile à repérer: les portes s'ouvrent sur des parois tapissées de papier coloré – une manière de figurer un intérieur cossu me semble-t-il – ,le caisson central s'avère être une alcôve où se love le lit, ce meuble ô combien important autour duquel se joue le deuxième acte. Et quelle alcôve, toute aux couleurs d'Ingres – deux Vénus, et une reproduction du fameux Bain turc: les images mêmes de ce qu'évoque le mot "volupté", cette volupté que les protagonistes attendent du lit et des petits à-côtés prodigués par la tenancière de l'endroit (parfums et champagne...). Le décor, modulable, fonctionne comme une métaphore de l'impeccable construction dramatique de la pièce. Sa blancheur frappe. Elle porte à son comble le dénuement voulu par le metteur en scène; un dénuement scénique qui abandonne ainsi l'intégralité de l'espace aux déplacements et aux gestes qui sont, ici, parmi les ressorts essentiels du comique. On trépigne, on gesticule, on court de droite et de gauche tout à son aise, au rythme accéléré qu'imposent les fuites, les dérobades, les poursuites entre gens qui se rencontrent bien contre leur gré et cherchent à s'éviter. Ce blanc a en outre, à mes yeux, une forte valeur symbolique; ce n'est certes pas le blanc de l'innocence ‒ à moins qu'il agisse comme une sorte d'antiphrase ironique puisque la pièce repose sur une série de tromperies ‒ mais, à coup sûr, celui de l’évidence: on comprend sans peine les phases les plus retorses de l'histoire, et le rire puise en des sources des plus limpides... "Monsieur chasse!, c'est le vaudeville des vaudevilles" nous dit le programme.
Contrastant avec ce décor épuré à l'extrême, aux confins du non figuratif, les magnifiques costumes que portent les comédiens sont à l'imitation de ceux de la bourgeoisie élégante de la fin du XIXe siècle ‒ du moins au regard d'une profane; peut-être des spécialistes de la mode décèleraient-ils quelques inexactitudes? Costumes et décor se valorisent mutuellement comme par effet de clair-obscur et génèrent un univers théâtral en parfaite harmonie avec la mise en scène, rapide mais avec des pauses bien placées, claire et carrée comme la construction de la pièce, subtile aussi jusque dans ses moindres détails. La musique par exemple. Elle habille les intermèdes entre les actes, ou ponctue discrètement la narration et fonctionne un peu à la manière des rehauts en dessin. Le piano domine; on songe aussitôt à une séance de cinéma muet, d’autant que le jeu des acteurs et le rythme de la mise en scène renvoient à l’univers du slapstick. Au milieu de ces petites volées musicales les amateurs reconnaîtront sans doute les premières notes de la mélodie des Brigades du Tigre, la série culte dans laquelle Jean-Paul Tribout incarnait l’inspecteur Pujol tandis que Jean-Claude Bouillon (qui d’ailleurs endossait le costume de Duchotel lorsque j’avais vu la pièce à Sarlat) était le commissaire Valentin et le regretté Pierre Maguelon l’inspecteur Terrasson. Cette allusion, subreptice comme un clin d’œil, a cette même tonalité que la fleur blanche trop largement épanouie ornant la boutonnière de Moricet, ou ces lunettes noires un rien anachroniques derrière lesquelles Léontine tente de préserver son anonymat tandis qu’elle entre dans la garçonnière du 40 rue d’Athènes…
L'ensemble est magnifié par des interprètes formidables qui ont de bout en bout le ton juste pour dire le texte – parler haut, crier quand il faut, et surtout faire entendre au passage, par la vivacité des échanges, le brillant de certaines répliques qui, sans être de fins mots d’esprit, sont de piquantes reparties – et l'exagération de jeu requise pour camper ces personnages plaisamment satirisés, prisonniers de leurs propres mensonges.
Tout au long de la représentation, j'ai eu ce sentiment jubilatoire que l'adéquation était parfaite entre ce qui était joué, dit, et ce qui devait être exprimé. Le verbe haut, la gestuelle souvent outrée sont toujours justes – car l'outrance, pour être pleinement comique, exige une justesse qui lui est propre, cette justesse même qui imprègne le spectacle.
Un excellent spectacle donc, non parce que, censé être "comique", il provoque en effet beaucoup de rires dans la salle mais parce qu’il sonne juste et que, par-delà leur belle façon de servir cette narrativité conçue dans le seul but de divertir, metteur en scène et comédiens donnent à voir clairement par quoi la pièce de Feydeau est théâtralement parfaite.
Monsieur chasse!
Comédie en trois actes de Georges Feydeau.
Mise en scène :
Jean-Paul Tribout, assisté de Xavier Simonin.
Avec :
Emmanuel Dechartre, Jacques Fontanel, Marie-Christine Lefort, Claire Mirande, Thomas Sagols, Xavier Simonin, Jean-Paul Tribout.
Décor :
Amélie Tribout
Costumes :
Julia Allègre
Lumières :
Philippe Lacombe
Durée :
1h50
Jusqu’au 6 juillet au Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier – 75014 Paris. Réservations au 01.45.45.49.77, du lundi au samedi de 14 à 18 heures.
NB – Je recommande particulièrement la lecture du dossier de presse accessible sur le site du Théâtre 14, où l’on trouve, outre les notices consacrées à chacun de ceux qui ont contribué à l’élaboration du spectacle, un très beau texte analytique sur Feydeau et son théâtre. J’ai retenu quant à moi cette citation :
Point de grande poésie chez Feydeau, pas plus que d’envolée lyrique, d’homérique pensée ou de romantique tirade. Non. Rien de cela. Pas plus de référence culturelle, ni de page d’histoire. Et pourtant, malgré cela (ou plutôt malgré l’absence de tout cela), Feydeau continue de nous divertir inlassablement !