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27 juillet 2011 3 27 /07 /juillet /2011 11:55

Quadrature gémellaire

 

La Comédie des erreurs est la pièce la plus courte qu’ait écrite Shakespeare. Construite autour du thème de la gémellité, elle cultive à peu près tous les quiproquos et imbroglios qui peuvent surgir à l’entour de deux êtres physiquement identiques – des confusions aggravées de ce que les jumeaux en question se retrouvent au même endroit en ignorant, chacun, l’existence de l’autre, et multipliées parce que ce sont deux paires de jumeaux, fonctionnant en couple de surcroît, qui sont impliquées dans l’intrigue. Mais… tâchons de faire court et clair (enfin presque): Égéon, riche marchand de Syracuse, a deux jumeaux nommés Antipholus. Il achète à une pauvresse ses deux fils – des jumeaux aussi, baptisés Dromio – afin de les adopter et d’en faire les serviteurs de ses enfants. Lors d’un naufrage, l’épouse d’Égéon disparaît avec un Antipholus et un Dromio. La pièce commence vingt-trois ans plus tard, quand Égéon débarque à Éphèse, à la suite de son fils survivant qui, en compagnie de son valet Dromio, est parti à la recherche de son frère. Ni Égéon ni Antipholus ne savent que les naufragés en ont réchappé et fait souche à Éphèse. En outre, les deux cités sont en guerre, et Égéon, Syracusain, encourt la peine de mort en posant le pied à Éphèse… Mais le duc, ému de son histoire, lui accorde jusqu’à la tombée du jour pour mener à bien sa quête.


Pour monter cette pièce, Dan Jemmett s’est appuyé sur une nouvelle traduction*; il a opéré des coupes et a ramené la distribution à cinq comédiens quand une bonne dizaine de personnages sont convoqués. Chacun assume donc plusieurs rôles; c’est une façon astucieuse d’exprimer le thème des confusions d’identités, et de théâtraliser le théâtre en permettant aux comédiens de devenir, dans un même spectacle, plusieurs "autres". De ces concentrations d’incarnations, la plus intéressante est celle qui touche les jumeaux. De quatre Dan Jemmett fait deux: chaque paire jumelle est incarnée par un seul comédien – la parfaite ressemblance entre jumeaux est ainsi assurée! Chaque frère est cependant distingué de son double par un petit détail: Dromio de Syracuse porte un petit chapeau qu’abandonne Dromio d’Éphèse lorsqu’il entre en scène, Antipholus d’Éphèse se démarque de son frère syracusain par des lunettes et un timbre de voix légèrement différent. Ces deux comédiens jouent de leur double identité avec un brio époustouflant; entrées, sorties, courses-poursuites… la mise en scène leur offre de purs morceaux de bravoure – dont celui, sidérant, montrant les deux (!) Dromio en train de s’affronter de part et d’autre d’une porte de WC arrachée à ses gonds…

 

comedie-erreurs_TN.jpg
Une porte de WC? Ah, oui… il faut quand même signaler que l’intrigue shakespearienne a été transposée en 1985 – c’est à cette année-là, correspondant à l’adolescence de Dan Jemmett, que renvoient tous les morceaux de musique entendus pendant le spectacle – et a pour cadre l’arrière-cour d’une boîte de nuit, peut-être d’un bal de village, où s’entasse la réserve de futs à bière, jouxtée par trois cabines de WC mobiles juchées en plein centre du plateau… Des tireuses à bière sont là qui semblent avoir été oubliées, avec leur stock de gobelets en plastique. Je dois avouer que les premières minutes sont déroutantes: y a-t-il plus étrange que d’entendre évoquer la guerre entre Éphèse et Syracuse dans ce décor un peu minable, et d’y voir le vieil Égéon campé par une jeune comédienne chapeautée qui ne feint pas le grand âge? Mais dès que paraissent Antipholus et Dromio, dès qu’ils commencent à s’envoyer leurs reparties et qu'Antipholus assène ses premiers coups à son valet, toute réticence s’efface: les mots fusent, les gestes tombent juste… une allure s’installe et s’impose jusqu’à la fin qui ne flottera jamais: la rapidité se décline de la plus extrême à la plus mesurée, des pauses se glissent qui modulent le rythme sans le ralentir… Actions et quiproquos s’enchaînent avec cette fluidité particulière qui rend compréhensibles les situations et leurs intrications. Il y a aussi un texte à faire entendre que les comédiens servent à merveille, et l’on ne perd pas une miette du sel humoristique dont sont abondamment saupoudrées les répliques…


De situation, de texte, de geste: les trois veines comiques sont présentes dans cette pièce et formidablement révélées par la mise en scène autant que par l’interprétation. C’est magistral  d’avoir conçu un spectacle à ce point farcesque, avec ce que cela comporte de jeu outré, de couleurs clinquantes, de voix haussées et de rythmes accélérés, qui fasse si bien entendre l’humour des mots et expose si finement des situations retorses dont le déroulement reste clair tandis que sont respectées leurs tortuosités… C’est un peu comme produire une figure qui cumulerait en un parfait équilibre les caractéristiques du cercle et celles du carré.
Nul faux pas, rien qui trébuche: chutes, fuites, poursuites, escamotages… se succèdent en s’organisant autour des libations incessantes auxquelles s’adonnent les personnages; aller remplir son gobelet de bière, boire d’un trait ou à petites gorgées, poser le gobelet vide ou s’en débarrasser brutalement, voire le jeter loin de soi… tout cela crée un ballet gestuel admirablement réglé; les comédiens boivent, parlent, bougent sans qu’un geste mange un mot et sans qu’un mot vienne embarrasser un geste. À cet ajustement s’ajoute la synchronisation des entrées et des sorties avec les changements de costume… Je me répète: c’est admirable.


La mise en scène est inventive et débridée, l’interprétation de tous les comédiens exceptionnelle – voix, mimiques, postures, attitudes, déplacements… tout est juste, net, précis, joué au cordeau. Le texte s’entend magnifiquement de bout en bout;le résultat est désopilant et l’on a, in fine, un spectacle bien huilé qui aère l’âme et délie l’esprit.

Xavier Simonin – l’interprète-metteur en scène d’une version scénique de L’Or, le roman de Blaise Cendrars, qu’il a lui-même créée – était parmi le public; il a beaucoup apprécié sa soirée et, loin de s’offusquer des choix de Dan Jemmet, estime que la richesse des textes shakespeariens autorise les audaces. Ainsi a-t-il dit à Plamon, quand on lui a demandé son avis: "Quelle que soit la façon dont on l’aborde, je pense qu’avec Shakespeare on ne sera jamais totalement faux."
Voilà une simple et belle formule qui devrait faire taire bien des réserves…

 

 

comedie-erreurs_couvTN.jpgLa Comédie des erreurs
Texte de William Shakespeare, traduit par Mériam Korichi
Mise en scène :
Dan Jemmett, assisté de Mériam Korichi
Avec :
David Ayala, Vincent Berger, Thierry Bosc, Valérie Crouzet, Julie-Anne Roth
Scénographie :
Dick Bird
Lumières :
Arnaud Jung
Costumes :
Sylvie Martin-Hyszka
Durée :
1h50 

Représentation donnée le vendredi 22 juillet sur la place de la Liberté.

 

* La traduction de Mériam Korichi de La Comédie des erreurs est parue aux éditions de l'Arche (coll. "Scène ouverte", juin 2011, 128 p. – 12,00 €.)

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