Trompe-l’œil
Un homme est là qui attend. Déjà sur scène pendant que le public s’installe, assis au bord d’un vieux lit ne comportant qu’un matelas et, à ses pieds, quelques vieux bouquins ramassés en petites piles. Tout d’un coup, sans que l’éclairage se modifie, quelque chose d’imperceptible se passe qui impose le silence dans la salle: le spectacle commence. L’homme se lève et sort du plateau pour aller accueillir un petit groupe qui descend des gradins. Accolades, embrassades, des "Tu-n’as-pas-changé" et "je-suis-content-de-te-voir" que l’on sent un peu convenus: ce sont des retrouvailles. Pierre, l’homme seul qui attendait. Les arrivants : des amis à l’évidence, Paul et sa femme Anne, Hélène et son mari, et Lise, leur fille.
Dans le programme, quelques lignes présentent la pièce à travers une sorte d' "avant-récit" qui, en réalité, ne se perçoit pas vraiment à la seule écoute du texte; si l'on comprend, en effet, que Pierre vit dans une maison dont il partage la propriété avec Paul et Hélène, que Hélène veut la vendre et que l’enjeu de ces retrouvailles est de convaincre Pierre d’accepter la vente, en revanche on ne devine presque rien de ce qui a fondé, plusieurs années auparavant, cette vie commune, sinon que ce passé rend la parole difficile, voire impossible. Comme si ce passé formait un barrage bloquant, au seuil des lèvres, les mots signifiants. Les présentations s’éternisent, Anne tente désespérément de manifester sa présence tandis que le mari d’Hélène semble mieux y parvenir – il est attaché commercial donc, forcément, le contact humain, il connaît… Les dialogues, tout au long de la pièce, dépasseront rarement le stade des phrases inachevées, ponctuées de mots isolés entre des rires gênés ou des gestes de colère, de découragement. On a le sentiment d’une parole en état de fuite permanente, qui se dérobe, se cache derrière des mots-écrans que se jettent en pâture les interlocuteurs pour s’éviter une parole vraie – par exemple, dès le début, le mot taciturne employé par Hélène à l’endroit de Pierre qui va déclencher une sorte de cascade vide. Pendant une heure et demie, ces personnages interagissent, parfois violemment, tentent de se parler sans y parvenir et on demeure dans le suggéré, le non-dit - ou, plutôt, dans "l'impossible-à-dire". La pièce s'achève sans que rien soit résolu – mais il y a eu évolution tout de même: ils s'étaient retrouvés en s'embrassant, ils se quittent dans la colère sans s'être rien dit de décisif.
On est loin du schéma dramatique confortable qui, à une situation de départ clairement exposée, donne un développement, une complexification, puis une résolution sinon totale du moins partielle... Quant au texte offert à l'écoute, il s'entend comme une conversation courante: beaucoup de phrases restent en suspens que les locuteurs ne laissent pas aller jusqu’au bout d'elles-mêmes, des mots sont jetés isolément, répétés et répétés encore, les personnages se coupent la parole, imbriquent les unes dans les autres leurs reparties, remplacent les mots imprononcés par un langage corporel extrêmement riche – se lever, s'écarter du groupe, se servir du café, allumer une cigarette, la fumer, etc. Dans la restitution de cette oralité banale, de cette gestuelle propre aux conversations houleuses, les comédiens sont exceptionnels de justesse – inflexions, tons, gestes, postures... des plus infimes soupirs aux plus forts emportements ils sont impeccablement justes.
Le résultat est sasissant: j'ai assisté à ce spectacle comme j'aurais contemplé une de ces fresques en trompe-l'œil mimant si exactement la réalité que l'on va pousser la porte figurée pour aller au jardin... avant de rencontrer le mur: plus qu'au théâtre il me semblait être installée avec les personnages, prise dans leur histoire et, presque, à même d'intervenir dans leur conversation. Le fait qu'une partie du jeu déborde hors du plateau et se déroule dans la salle accentue ce sentiment de confusion; il y a toujours, à fleur d’instant, cette tentation de rendre pour vrai ce qui est représenté. Sauf que trois ruptures, brèves et brutales – un son tumultueux jaillit tandis que le plateau est plongée dans une lumière bleue – viennent rappeler que l'on est au théâtre...
Sédiments plamonais
Saisis, transcrits, et, je l'espère, non trahis – car il ya toujours, dans l'immédiateté du moment vécu et des mots entendus, une
énergie qui passe, éphémère, et fait sens. Un sens qui, par définition, échappera aux transcriptions, évidemment infidèles puisque hors de cette éphémérité. À Plamon aussi, il y a de
cette fragilité dont va parler Julie
Deliquet...
Jean-Paul Tribout:
Il y a eu, dans les années 1970, un mouvement que l'on a appelé le "théâtre du quotidien", représenté en France par des auteurs comme
Michel Deutsch et Jean-Paul Wenzel; Lagarce et d’autres sont arrivés ensuite qui ont dépassé ce "quotidien" par la forme, par l’écriture – dans cette pièce par exemple on est dans quelque chose
d’extrêmement écrit. Ce doit être assez compliqué de conserver une liberté d’acteur dans un texte aussi cadré?
Julie Deliquet (metteur en scène):
Le texte est là, l’histoire elle est la même tous les soirs. Mais on ne sait pas exactement comment on va la raconter. On peut trouver cette liberté d’acteur dans le fait que, chez
Jean-Luc Lagarce, il n’y a pas de didascalie; on peut, par exemple, modifier les adresses à l’intérieur d’un monologue – certains soirs Pierre s’adressera davantage à Hélène, d’autres soirs
davantage à Paul… et ça change la qualité de la représentation. La mise en scène n’est pas tout à fait fixée; les moments où les personnages sortent, où ils se lèvent, se servent du café,
allument une cigarette, etc. ne sont jamais les mêmes d’une représentation à l’autre, ni les places qu’ils choisissent d’occuper autour de la table. Cette façon de rendre tout possible au niveau
des allées et venues, d’ouvrir la mise en scène, revient à poser la question des interdits. Autour de ces détails qui changent, il y a toute une organisation qui se fait au plateau mais dans un
contexte qui ne change pas puisqu’il s’agit toujours de raconter la même histoire. Par exemple hier Pierre s’est levé et Lise a pris sa place à table: comment les autres comédiens vont se
débrouiller avec ça? Il y a là une fragilité qui, théâtralement, me touche beaucoup.
La pièce est construite comme une suite de petites saynètes, ponctuées de trois points de suspension; j’ai choisi de la découper en trois plans-séquences de façon à ce que les personnages soient
presque tout le temps là. Il fallait aussi laisser intacte cette difficulté qu’ils ont à prendre la parole – dans ma mise en scène cette parole est très importante. Au lieu que la parole
déclenche l’action, on s’est dit qu’il fallait partir de l’action et on a cherché de petites accroches – un regard, un pas… – pour déclencher la prise de parole. Ces petites accroches reviennent
toujours mais changent selon le moment: c’est encore un choix au plateau. C’est donc une écoute, un dialogue permanents entre les comédiens, même dans la non-parole, même dans les silences –
parce qu’un regard peut déclencher un rire; par exemple hier quand le rire d’Anne s’est transformé en pleur, il a fallu que chacun réagisse par rapport à ça. Les comédiens peuvent avoir une
sensation de grande liberté mais en définitive l’acteur est vraiment au service de son partenaire, et dépend crucialement de lui. Et même ma mise en scène: elle ne dépend pas de moi mais des
acteurs.
Derniers remords avant l'oubli
Texte de Jean-Luc Lagarce
Mise en scène:
Julie Deliquet
Avec:
Éric Charon, Gwendal Anglade, Agnès Ramy, Julie André, Olivier Fauez, Annabelle Simon
Lumières:
Richard Fischler
Son:
David Georgelin
Durée:
1h30
Création du Collectif In Vitro
Représentation donnée le mardi 26 juillet au Centre culturel de Sarlat.
NB - Le texte de Jean-Luc Lagarce est publié par les Solitaires Intempestifs (coll. "Bleue", août 2004, 58 p. – 10,00 €.)