Avec l'ouverture, hier samedi 23 mars, de l'exposition-événement à la Grande Halle de la Villette consacrée aux trésors de Toutankhamon, il est impossible de n'être pas pris, d'une façon ou d'une autre, dans le déferlement égyptomaniaque qui submerge tout. Et le terrain était préparé de longue date: dès l'automne dernier les billets étaient en prévente. D’ordinaire exaspérée par ce genre de battage médiatique, j'ai néanmoins succombé… De vieux restes de fascination enfantine pour les civilisations antiques sont encore bien vivaces en moi et sans que ceux-là m'aient sinon guidée vers des professions qui m'eussent permis d'être en étroit contact avec elles ‒ archéologue, historienne, sémiologue spécialisée dans les langues anciennes… ‒ du moins transformée en amateur éclairé compulsant les ouvrages «de référence» et courant les musées, je reste sensible à toute évocation des Antiquités. Donc, dès novembre, j'achetai en ligne mon droit d'entrée pour le samedi inaugural, soupçonnant évidemment que j’aurai à subir de ces bains de foule dont je m’accommode de plus en plus mal mais me disant, aussi, que la somptuosité des objets exposés méritait bien que je consentisse à cet inconvénient.

Et au lendemain de ce grand jour, c'est une amère déception mâtinée d'indignation qui m'habite. Les prémices étaient pourtant prometteurs: tandis que je débouchais sur l'esplanade de la Grande Halle, moins encombrée que je ne le redoutais, j'étais tout émue à l'idée de vivre un moment exceptionnel et certaine que malgré l'affluence, je saurai m'abstraire assez du flot de visiteurs pour contempler les trésors et tourner autour d'eux comme l'avait recommandé l'un des commissaires de l'exposition entendu sur France Culture. Mais à l'entrée déjà, un détail égratigna cette heureuse disposition. Empruntant la file que déterminait la tranche horaire inscrite sur mon billet, j'aperçus à proximité des portes d'accès, tel un check point, une colonne de carton-pâte flanquée d'un guetteur et derrière laquelle émergeait un clavier d'ordinateur que tapotait un autre guetteur chaque fois qu'une personne franchissait le passage. Sans doute est-on photographié à des fins de contrôle ai-je pensé... Que nenni! L’on propose en fait aux arrivants de réaliser une photo-souvenir sous la forme de leur portrait capté après qu’ils ont pris la pose devant le fond vert fluo ménagé à cet effet puis collé numériquement sur un arrière-plan de «pyramides en décor naturel»… qu’ils auront tout loisir d’acheter à la sortie. Ce shooting n’ayant aucun caractère obligatoire, je me suis empressée de m’y soustraire – mais je n’en avais pas fini avec le ridicule.
Avant d’accéder à l’exposition, il faut s’entasser dans une sorte de sas où, passées les informations d’usage – pas de photos avec flash, services divers, etc. – l’on est préparé à la visite par une brève projection vidéo assortie d’une harangue énoncée d’une voix à la solennité surfaite débitant un discours singulièrement enflé. L’on y promet aux entrants un fabuleux parcours, sur les traces du pharaon défunt entamant son long voyage dans l’au-delà jusqu'au paradis. Enfin les portes s’ouvrent, sur des salles baignant dans une pénombre bleutée. Et c’est la cohue… par flux et reflux l’on s’agglutine en grappes compactes autour des caissons de présentation – à l’intérieur desquels, bien protégés par d’épaisses vitres, les objets sont magnifiquement mis en valeur, disposés de telle manière que l’on peut TOUT en voir à condition de se donner la peine de faire le tour des caissons qui le permettent et d’aller chercher le détail, le cartouche minuscule, la gravure infinitésimale – le nez quasi collé à la paroi transparente… quand on n’a pas le bras armé de l’incontournable smartphone shootant à qui mieux mieux. Voit-on, regarde-t-on seulement ce que l’on photographie avec tant d’avidité? Parfois de brèves décrues s’opèrent, dont je profite aussitôt pour m’approcher et regarder – pas «contempler», non… dans une atmosphère à ce point saturée de bruits il est impossible, fût-ce avec la meilleure volonté, de se mettre en état de contemplation. Du moins ai-je vu assez pour avoir par intermittence le clair sentiment d'entendre, en découvrant l'insigne finesse des ciselures et des inscriptions portées sur de minuscules accessoires ou en levant les yeux vers l'imposante majesté des sculptures monumentales, quelque chose qui pourrait être le murmure des siècles écoulés, ou peut-être les soupirs vagues du pharaon voués à arpenter les temps telle une brise éternelle. Mais il m'en a coûté bien de la concentration pour percevoir ces minces bribes, moins empêchée par la foule que par la «musique d'ambiance» répandue en flots continus…
Comme dans un vulgaire supermarché, on évolue d’une salle à l’autre enveloppé par une siruposité d’un mauvais goût confondant et diffusée à un niveau sonore assez puissant pour surmonter la rumeur de la multitude… Sonoriser de la sorte une exposition me semble non seulement superflu mais nuisible et dérangeant: comment, déjà gêné par l’abondance des visiteurs, nouer un rapport durable et de quelque profondeur avec ce qui est exposé, éprouver un tant soit peu d’émotion quand on a de surcroît dans les oreilles pareille étoupe? Ce bruitage eût été non pas agréable mais à la rigueur supportable si, au moins, l’effort avait été fait d’offrir en fond sonore une musique composée puis jouée à partir des vestiges et connaissances dont on dispose, qui eût alors suggéré au public ce que l’on écoutait à la cour de Toutankhamon. Comble du pathétique: ce sirop kitschissime et on ne peut plus contemporain est vendu enregistré sur CD...
À ce degré de scénarisation, l’exposition vire à l’indécence. D’autant qu’il s’agit, faut-il le rappeler, d’objets sacrés qui avaient pour rôle d’accompagner le défunt dans son voyage par-delà sa vie terrestre. Cela me semble de nature à exiger un certain recueillement que ne permet justement pas cette surabondance de décorum sonore et visuel.
Un dernier panneau me fit quitter les salles le cœur un peu moins chagrin où l’on voit en gros plan la photographie du visage momifié de Toutankhamon jouxtée de cette précision: la momie du pharaon a été laissée dans son sarcophage, à l’intérieur de son tombeau dans la Vallée des rois. Il y a donc tout de même un semblant de respect qui persiste à imposer de préserver des restes sacrés de cette disneysation généralisée affectant aujourd'hui tout ce que l’on veut montrer au public et ce jusqu’aux vestiges les plus anciens, fragiles, précieux – les plus émouvants.
Enfin la «boutique de l’exposition», que l’on est forcé de traverser pour gagner l’extérieur. Configuration mercantiliste s’il en est. Et quelle boutique! tout un fatras d’articles divers et variés, depuis le dromadaire en peluche coiffé d’un némès à la reproduction grandeur nature du masque funéraire de Toutankhamon – un «bijou» à 26 000 euros! – en passant par les inévitables scarabées en pierre, faïence, métal doré… bref, autant de gadgets dignes des plus banales échoppes à souvenirs touristiques. Mais de livres point, en dehors du catalogue. Pas même le numéro spécial de Connaissance des Arts consacré au Trésor du pharaon. Pour en savoir plus sur l'épopée d'Howard Carter, sur le Livre pour sortir au jour dont tant de citations émaillent les cartels explicatifs, pas la peine de compter sur ce bazar à broutilles: il faut s'en remettre à sa bonne vielle librairie.
Je crois que cette exposition, désespérément bling-bling, a atteint des sommets en termes de mercantilisme et de mise en scène grotesque. C’est affligeant: à tant verser dans un excès de clinquant confinant à la vulgarité dès lors qu’on affiche l’ambition de s’adresser «au plus grand nombre», on n’est pas près d’éveiller les sensibilités. Le «plus grand nombre» mérite quand même mieux que ça, et nos trésors du passé aussi. Car enfin, on peut vulgariser sans être vulgaire – les exemples abondent en ce sens – et non seulement on le peut mais on le doit. C’est impératif si l’on veut que le beau mouvement, en constante expansion, mobilisant les énergies qui œuvrent à «favoriser l’accès de tous à la culture» ait quelque chance de porter des fruits.
Avant de me rendre à La Villette, je me promettais de ne pas rater, à l’automne, le prochain «grand événement» culturel de l’année, l’exposition majuscule consacrée à Léonard de Vinci dans le cadre de la célébration du 500e anniversaire de sa mort. Maintenant, je crains le pire… qu’aura-t-on inventé autour des œuvres du Maître pour se mettre au diapason d’un public hélas croissant qui semble ne plus savoir s’émerveiller à la seule vue d’une œuvre ou d’un objet et qui est devenu incapable de se confronter à l’art et/ou à l’histoire sans que le propos scientifique soit enrobé des oripeaux d’un décorum de pacotille? Pour l’heure, il semble que seules les expositions-événements aient à souffrir de cette inflation d’artificialité et que les collections permanentes de nos musées échappent à cette gangrène. L’on peut encore parcourir des salles dans le silence et s’informer par de simples cartels sans être abreuvé d'intempestives fictionnalisations vidéo. Mais jusques à quand???