En m'intéressant aux reflets, avec la pluie, en un quart d'heure de marche dans Paris j'ai vu au moins de quoi remplir trois films! s'est exclamé en substance la semaine dernière Dan A., le photographe dont je suis l'enseignement au centre Rébeval. Étant entendu que les films dont il parlait sont des films 24x36 de 36 poses, cela signifie que s'il avait eu entre les mains son boîtier et qu'il ait déclenché à chaque chose «vue», il aurait emmagasiné plus d'une centaine de photos au fil de ce petit trajet à pied! Étant entendu, aussi, que cette centaine de photos ne représente que la fraction photographiable de tout qu’un paysage empluviosé peut offrir d’appétent au regard, parmi quoi un photographe averti sait d’instinct faire le tri entre ce qui gardera (ou prendra) quelque sens une fois figé sur la pellicule puis interprété au labo, et ce qui doit être laissé à son éphémérité surgissante – à sa fulgurance merveilleuse dont ne persistera que la trace enluminée dans la mémoire.
Toutes ces surfaces que les rincées d’averses muent en miroirs (et si mal fidèles, qui déforment à l'envi, redessinent le monde à chaque instant) où la moindre lumière s’égare et s’affole telle une aile irisée… ces matériaux défaits par l'humidité qui paraissent ruisseler avec l'eau dont ils dégouttent… ces remodelages incessants d’un environnement tout entier devenu glaise ductile sous les doigts impatients et perlés de la pluie… ces visions piquetées de mille éclats adamantins en perpétuels glissandos… interpellent le regard tous azimuts et à force le troublent. Lignes bousculées, échos visuels, liquéfactions inattendues qui soudain recomposent les formes en signifiances nouvelles ‒ ô certes on VOIT cet afflux, on s’en abreuve, on VOIT jusqu'à ne plus voir comme un ivrogne trop longtemps privé de vin boit jusqu’à plus soif MAIS qu'est-ce donc que ce «voir»-là, ce «voir» où expirent les frontières séparant le photographiable de ce qui ne l’est pas? Ce n’est pourtant pas faute de chercher à s'approprier ce qui peut se prendre en photo mais lorsque l’on n’est pas suffisamment aguerri pour anticiper avec assez de précision ce que donnera l’extraction de tel ou tel bout de réel transposé en nuances de gris dans un petit rectangle de gélatine puis ce que l’on en pourra faire ensuite sous l’agrandisseur, on s’expose à deux écueils. Soit l’on grille du film en déclenchant sans discernement et l’on se retrouve avec une masse d’images si peu pensées qu’elles sont dépourvues de tout intérêt esthétique et, de fait, ne disent in fine rien des enchantements du regard. Soit on se laisse paralyser par une réflexion trop lente, trop méandreuse et l’on s’abstient de déclencher – on rentre bredouille et ce n’est plus par excès d’images sans intérêt mais par l’absence de toute image que l’on échoue, pareillement, à traduire sous une forme durable quelque chose de son émerveillement.
Mais sans doute vaut-il mieux pécher par abondance: c’est en confrontant aussi souvent que possible le regard tel que vécu dans l’espace et le temps de la vie à ce que l’on en garde sur un film que l’on apprend à mettre en étroite cohérence l’un et l’autre – ou plus exactement à conformer ce que l’on choisit de voir du réel, et comment on choisit de le voir, à ce que sera la photographie que l’on en prend. En d’autres termes, quitte à s’échouer sur un écueil, mieux vaut s’abandonner au premier pour, peu à peu, parvenir à les éviter tous…
Prendre le chemin des mots pour tâcher de trouver celui de la photographie.