Voici quelques jours une séance de tirage a viré à la catastrophe. Une catastrophe pas vraiment annoncée car rien dans les premiers tests ne laissait prévoir de défauts rédhibitoires sur l'image, préalablement sélectionnée sur planche contact après scrutation attentive au compte-fil. Une fois les critères d'exposition déterminés, la voie était ouverte pour le tirage grand format. Mais lorsque je sors l'épreuve de son bain de rinçage des plages de flou inattendues se révèlent... je refais la mise au point, mais le négatif bouge légèrement alors il faut réajuster les réglages... et la seconde épreuve est pire que la précédente, pas même regardable, bonne pour la poubelle: j'ai laissé l'optique à pleine ouverture après avoir réglé la mise au point. Qu'à cela ne tienne: troisième épreuve. Avec cette fois une vigilance accrue, des vérifications redoublées. Nouvelle déception: du flou toujours où il n'y en avait pas d'abord... et rien qui permette d'expliquer pourquoi une zone de l'image s'est floutée en cous de route. Or comment résoudre un problème quand on ne comprend pas ce qui le cause?
Alors c'est l'abandon. J'arrête là les frais. Mais je garde en mémoire la vision persistante de ce tirage tout amolli par ces flous inexplicables et, tournant en boucle comme une obsession mauvaise, la succession de mes gestes sous l'agrandisseur, le passage de la feuille de papier dans ses bains successifs et au bout du processus l'implacable constat: le tirage est foutu. Des jours durant tout cela s'est remâché dès qu'un peu de mou était donné aux pensées. Comme une bouchée à l'acmé de son amertume coincée entre langue et palais, que retiennent là des dards acérés qui empêchent de la déglutir et maintiennent en continu la lente instillation de son fiel... Sans discontinuer ce goût strident s'est longtemps répandu, envahissant le cœur qui se soulève.
Mais enfin cela passe – les dards s'émoussent, l'amère bouchée se délite, ne laissant plus qu'un souvenir agaçant de flaveurs discordantes qui elles aussi s'atténuent et finissent par se taire. Je n'oublie cependant rien de l'échec, mais je ne renonce pas non plus. Pas question de mettre de côté cette photo: puisque le négatif n'est pas à incriminer, je dois donc pouvoir obtenir en grand format ce que promet la planche contact... Ce sera l'affaire de la prochaine séance.

Ce calamiteux moment de tirage eut aussi pour conséquence d'éteindre en moi toute velléité de photographier. Jusqu'à ce que je réalise combien comptait pour moi de vivre un instant visuel, indépendamment de toute perspective de «réussite photographique»… Marcher les yeux au vent, regarder tous azimuts pour tâcher de voir. Et quand enfin je vois... m'arrêter, boire le voir jusqu’à sa lie; atteindre alors une forme sinon d’ivresse du moins de «perception modifiée» du réel comme sous l’effet d’une pensée stupéfiante... Puis initier la chorégraphie si souvent répétée de la prise de vue et recommencer autant de fois que je peux modifier mes cadrages. Cette lente danse en état de quasi hypnose ne revient-elle pas à guetter l’échelle de corde dont parle André Breton*? Est-ce parce que j'entrevois, subreptice, le mol balancement de cette échelle juste chue du haut des ténèbres que je me cale derrière mon viseur? Car je sais bien que, fondamentalement, je ne photographie pas pour retenir quoi que ce soit. Mais pour tenter de «prendre» le surgissement de cette échelle de corde ou, plutôt, ce qui dans la chose vue annonce son arrivée et lui donnera loisir de se maintenir perceptible, invitant sans relâche à la gravir. Si la photo est «bonne», alors l’échelle sera toujours là, à l’horizon du tirage, suscitant chez tout regardeur l’irrésistible envie de grimper après elle. Il faut deviner dans les tréfonds de l’image cet appât mouvant pour que l’image ait son plein pouvoir d’enchantement. Sinon, la photo ne sera rien autre qu’une photo – peut-être «bien composée», «bien équilibrée», et «rendant justice au sujet visé» mais d’où ne se déroulera jamais l’échelle bretonnienne.
Il se peut cependant que cet hypnotique rapport au voir ne soit pas pour moi un très bon atout photographique: perdue en scrutation, cherchant sans doute à attraper l'échelle de corde, à m'y cramponner pour atteindre son inaccessible sommet qui serait la clef de l’énigme, la fin des ténèbres de la «chose vue», comment puis-je alors accomplir le juste geste photographique – on ne peut être à la fois, à la même seconde, rationnellement, techniquement «photographe» et se noyer dans la nuit des choses….
* Dans Le Surréalisme et la Peinture, Gallimard, 1979.