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3 février 2009 2 03 /02 /février /2009 18:10

Anne-Marie Mitchell, L’Humain me fatigue, voyage avec mon chat, éditions Les Transbordeurs (97 Traverse de la Gouffonne - 13009 Marseille), septembre 2007, 147 p. - 13,00 €.



Anne-Marie Mitchell, critique littéraire, écrivain et professeur d’anglais, vient de publier aux éditions Transbordeurs ce plaisant et sérieux roman, où elle entreprend un long périple en compagnie de sa chatte Pixie, devenue reporter, visitant les recoins du temps et de l’espace où animaux et humains ont un jour témoigné de leurs rapports harmonieux ou difficiles. Gilles Lapouge nous en dit ceci :
Quand le projet a été éventé, toutes les bêtes ont voulu figurer dans son périple mais elles étaient trop nombreuses. Il y a eu des bousculades, des ramponneaux, comme sur la passerelle de l’Arche de Noé. Elle en a choisi douze. Une pour chaque mois. 
 
La souffrance des bêtes nous émeut, certes, et à juste titre, et sans doute parce que nous savons clairement ou obscurément que notre propre souffrance humaine  – ce mal, ce nuire auxquels nous nous exerçons en grands artistes naturels – est liée à la leur, à celle que nous leur infligeons.
L’étonnante citation de Pythagore qui ouvre le roman nous démontre que depuis longtemps, depuis toujours peut-être, ces questions troublent et agitent l’esprit et la sensibilité des hommes. Notre conscience et notre mauvaise conscience sont en jeu !

Vouloir ne laisser la parole qu’aux animaux, c’est renverser l’angle de vision et les échelles des valeurs indiscutables parce qu’indiscutées :
Quand je pense (nous dit la romancière)
que les dictionnaires ne s’encombrent d’aucun scrupule pour donner à l’adjectif “humain” les synonymes suivants : charitable, bienfaisant et altruiste. À l’adjectif “animal” ceux de brutal, méchant, irascible, stupide, aveugle, bestial et bête."
Dans ce renversement du regard se situe la "fable" d’Anne-Marie Mitchell, fable où les animaux (qui ne sont pas tout à fait ceux du bon Jean de Lafontaine, ont eux aussi, et enfin, l’occasion de nous faire savoir qu’une réalité existe en dehors de la nôtre.  – à savoir un ordre clandestin inaccessible à tous les évolutionnistes et créationnistes de France, de Grande-Bretagne ou d’ailleurs.


Le voyage de Pixie et de sa maîtresse permet au lecteur les rencontres et les dialogues les plus variés et inattendus : avec R.L. Stevenson et l’ânesse Modestine sur les sentiers cévenols… avec Xanthos, le cheval d’Achille… la rencontre encore des méchantes bêtes que furent Descartes et Malebranche, mécanistes à tout crin, le second décochant des coups de pieds à sa chienne pour démontrer que ses cris n’étaient que grincements d’une poulie insensible… Le châtiment que le miura Islero infligea au grand torero Manolete prête évidemment à commentaire… Les étapes sont multiples, puisque l’on passe aisément, grâce aux magies félines, les frontières de l’espace et du temps : c’est ici l’Arche de Noé de Léautaud, à Fontenay-aux-Roses ; plus loin, Edgar Poe, son Corbeau, son Chat noir… Bugs Bunny et la Truite de Schubert sont au rendez-vous… Mais peut-être serons-nous émus par Lord Byron plus que par quiconque, car ce poète [qui] aimait passionnément les Canidés, rédigea ainsi l’épitaphe de Boatswain, son Terre-Neuve :
"Ci-gît celui qui possédait la beauté sans la vanité. La force sans l’insolence. Le courage sans la férocité. Et toutes les vertus de l’homme sans ses vices."

Comment mieux dire ce que nous devons d’exemplaire à l’animal ? La romancière et la chatte Pixie nous invitent à un voyage véritable  - il n’est de "voyage" que là où, et quand l’on "parle" à l’autre. Autrement, il ne s’agit que du stérile tourisme. Les bêtes (aimons ce terme que privilégiait la grande Colette !) ont eu cette sagesse de ne pas nous contraindre à apprendre leur langue, laquelle ne peut donc nous être tout à fait étrangère ! Elles nous invitent, dans ces pages toutes de vivacité, dépourvues de didactisme, à engager avec elles la conversation.

Michel Host

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2 février 2009 1 02 /02 /février /2009 15:24

Je rencontrai Michel Host pour la première fois sur les traces d'un Petit chat de neige voici un peu plus d'un an. Avant d’atteindre le chaton mignon, il semait sur son chemin une cinquantaine de petites proses narratives délicieuses, qui allient à la puissance de l’aphorisme la densité émotionnelle d’une nouvelle qui, dans sa brièveté, contient suffisamment de matière pour que le lecteur puisse tout de même se sentir pénétré d’un univers. Y sont épinglés avec malice et humour  mais sans concession les travers des hommes et les faillites des sociétés occidentales contemporaines. Ces textes pourtant ne relèvent pas de la satire à proprement parler : ce sont des historiettes-billets d’humeur admirablement épurées, ou bien des portraits taillés au plus juste pour qu’en soient bien accusées les imperfections.
Le recueil m’avait été envoyé par Alain Kewes, un éditeur dont je voudrais, au passage, saluer le travail ;  il édite à Auxerre sous le label Rhubarbe, histoire d’annoncer, sous l’égide de cette plante à la saveur sauvage et qu’il faut savoir gustativement apprivoiser, qu’il aime les raretés littéraires aux perfections peu amènes pour le lecteur dépourvu d’exigence et de curiosités. Dans son catalogue se côtoient des ouvrages de genre et de registres si variés qu’il est impossible de décliner l’identité de Rhubarbe sinon en écrivant qu’elle n’en a aucune de précisément définie.
 

Là donc, entouré d’autres objets littéraires atypiques, le recueil de Michel Host… La chronique que je lui consacrai me valut un courriel chaleureux, qui initia une correspondance épisodique mais régulière. Nous nous rencontrâmes au Salon du Livre de Paris. Comme cela arrive rarement, je me trouvai en face d’un homme en qui je percevais l’exacte incarnation du ton de ses textes et de ses messages : je voyais en ce visage rayonnant d’où semble sourdre la générosité, encadré de cheveux blancs mi-longs, illuminé d’yeux clairs imperceptiblement plissés par le sourire et brillants d’un éclat relevé par les fines lunettes rondes le parfait écho de ce que j’avais perçu dans l’écriture – une fantaisie délicate, sérieuse presque mais qui incline inévitablement le lecteur à la bonne humeur. À des lieues de la grosse plaisanterie cache-drame, la fantaisie de Michel Host est pure finesse d’esprit et insigne adresse littéraire sachant donner aux épreuves et aux tragédies le tour plaisant qui tient le pathos à l’écart. Et cette voix douce, qui ne force pas son chemin pour se faire entendre, cette élocution assurée qui jamais ne bute ni n’hésite avec souvent au coin des phrases le rire qui s’esquisse… Je réalisai presque instantanément –pour cette première rencontre peu de mots furent échangés : séance de dédicace oblige, l’heure n’était pas aux papotages et  il lui fallut très vite gagner sa place derrière la table qui lui était attribuée – que l’écriture, le visage, la voix, le regard, composaient un ensemble merveilleusement harmonieux. Et je conservai de cette brève entrevue une impression lumineuse.

À quelque temps de là il me conviait à l’un des cafés-club qu’il anime tous les mois en fin d’après-midi au Vieux Châtelet, dans l’idée de prolonger aujourd’hui, modestement mais fermement, la tradition des "cafés littéraires" du XVIIIe siècle. Il y avait là des gens de lettres, un jeune photographe et une artiste peintre ; des photos circulèrent, des poèmes furent lus et de bien agréables propos tenus. Mais l’on ne s’en tint pas aux graves questions esthétiques et culturelles – l’on parla chats et j’appris que Michel Host, amoureux fervent de ces félins, avait fondé L’Ordre des Chevaliers du Mistigri dans le but d’assurer défense et sauvegarde de la gent féline – mais, n’étant pas sectaire, il étend cette protection à tout animal qui pourrait être menacé. Comptée comme membre bien que non encore officiellement adoubée – je n’ai toujours pas, ô infâme distraction, renvoyé au Maître mon Acte d’adoubement rempli – je reçois périodiquement Entre Chats, le bulletin de l’Ordre où se mêlent photos, anecdotes… et très-littéraires histoires de chats.

D’Entre Chats en courriels, nous nous écrivîmes régulièrement, mais nous vîmes peu.J’appris au fil des échanges que Michel Host écrivait pour la revue littéraire La Sœur de l’Ange, et que, dans ce même esprit à la fois sérieux et ludique qui préside à la rédaction d’Entre Chats, il avait entrepris d’écrire deux ou trois fois l’an un recueil de notes de lectures intitulé La Mère Michel a lu qu’il diffuse par courriel auprès de ses amis internautes. Dans cette petite dizaine de pages présentées en fichier Word s’exprime un facétieux goût du collage typographique – ce sont, pour chaque numéro, plusieurs couleurs et pas moins de quatre ou cinq polices différentes qui sont utilisées ! Papyrus, Book Antiqua, Copperplate Gothic Bold, Wingdings, Lucida Handwriting… Au fait, qu’est-ce qui, en elles, du nom ou du graphisme, a séduit notre écrivain ? Pour ébouriffer un peu plus lesdits fichiers, faisons apparaître les marques de mise en page – et c’est un feu d’artifice d’alinéas, de tabulations manuelles, de retraits marqués par une succession d’espaces : autant de figures variées qui se mettent à courir à travers les blocs de texte. Cela achève de peaufiner le poème graphique et pose l’ultime rehaut à cette fantaisie allègre que là encore je décèle.

Aimant le jeu mais n’étant pas Narcisse au point de trop priser le "je", il fait appel à son fidèle avatar la Mère Michel pour porter sa bonne parole de lecteur, qu’il dépose, comme le coucou, dans le nid de [ses] amis. Parmi eux certains disposent d’un site ou d’un blog et relaient ces notes de lecture – par exemple la revue Encres Vagabondes, et l’écrivain Jean Claude Bologne. Je vais désormais faire de même, puisque l’auteur m’en a donné l’autorisation – une autorisation qu’il ne m’a pas retirée quand je lui ai dit que j’allais sans doute tailler chaque bulletin en autant d’épisodes qu’il y a de chroniques, et que je ne pourrai pas conserver tels quels les jeux de police et de couleur du fichier Word.
Je l’en remercie car c’est un honneur que d’enrichir ces Terres Nykthes des humeurs livresques d’une Mère Michel toujours en quête de son chat et qui en oublierait (presque) de faire son ménage…

Le mot de la fin
Chaque chronique fera l’objet d’une mise en ligne distincte, suivant l’ordre de parution des bulletins et, dans ceux-ci, l’ordre que l’auteur a adopté. Le premier texte publié ici sera donc le premier article figurant dans le premier bulletin, paru en hiver 2007. Il y est question de voyage et de chats… Mais avant il faut encore citer le délectable incipit que porte chaque livraison de La Mère Michel a lu – reflets sans doute des dilections littéraires autant que des attitudes de lecture de leur auteur :


La Mère Michel a lu un livre ! Au lieu de faire son ménage ? Eh bien, c’est comme ça qu’elle l’a  perdu son chat !
Denis Diderot, Billet à Sophie Volland (coll. privée)

Les vrais livres doivent être les enfants non du grand  jour et de la causerie, mais de l’obscurité  et du silence.
Marcel Proust, Le Temps retrouvé

Notre vie est un livre qui s’écrit tout seul. Nous sommes des personnages de roman qui ne   comprennent pas toujours bien ce que veut l’auteur.
Julien Green, Adrienne Mesurat

Note brève & introductive.
Ne possédant ni site, ni blog, ni kloog ni kangourou apprivoisé transportant le courrier dans sa poche, la Mère Michel a décidé de s’en remettre à cette pièce jointe appelée à une parution relativement régulière et destinée à être aussi largement diffusée que possible aux amis, connaissances et même au Lecteur Inconnu.

Quant à la formule de clôture, elle est du même cru :
La Mère Michel a lu ce qu’elle a lu, et quand elle a pu : tout de même, elle doit faire son ménage, et quoi qu’on dise toujours elle cherche son chat. Elle ne lit pas à la manière des critiques – qui, selon le mot de Valéry, voudraient faire croire qu’ils peuvent nous donner bien plus qu’ils ne possèdent – mais en découvreuse, en amateur ou, comme qui dirait, en amoureuse. Amoureuse, la Mère Michel ! Vous m’en direz tant !

Après cela, le moyen de ne pas se pourlécher les yeux à l’idée de lire les notes de la Mère Michel ?

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30 janvier 2009 5 30 /01 /janvier /2009 13:47

Je viens de passer une heure avec un ami photographe, qui avait pour moi un cadeau - un tirage, sublime évidemment...Que pourrais-je écrire d'autre puisque j'adore son travail? Nous nous sommes retrouvés dans un bistrot parisien, encore à l'abri de l'affluence-repas de la mi-journée – une salle tranquille, aux petites tables carrées en bois léger et foncé, portant chacune, discret ornement, un seau de fer-blanc miniature garni d'un rameau fleuri rehaussé d'une peu de verdure (de la fausse végétation mais délicate et qui pose dans ce cadre un peu "à l'ancienne" une touche campagnarde que vient souligner un rayon de soleil encore hivernal qui a trouvé son chemin jusque-là). Les cafés, servis sitôt commandés, sont vite bus. Puis le temps file au gré des grains d'argent évoqués - anecdotes de prises de vue, photos montrées, considérations techniques, projets d'un artiste atypique et talentueux que le numérique ne séduit pas et qui s'est récemment fendu d'un bel éloge du négatif qui vieillit dans un magazine spécialisé (Réponses Photo pour nommer ce qui mérite de l'être).

Vient le moment de reprendre chacun son chemin; la photo a été serrée avec soin dans une revue pour que rien, durant le trajet en métro, ne risque de l'abîmer. Je rêve un peu – l'ambiance de ce tirage, qui me "parle", des envies de photos à faire qu'ont allumées la conversation, Venise en hiver où il a passé quelques jours le mois dernier. Quelque chose d'insistant mais que je ne détermine pas tout de suite est là, une odeur douce qui ne m'appartient pas et qui n'émane d'aucun de mes éphémères voisins de voyage. C'est, je le comprends enfin, l'empreinte résiduelle de l'eau de toilette - ou de l'après-rasage - que devait porter cet ami avec qui je viens de passer une heure. Et je me dis que les parfums, pourtant volatils, ont une étrange présence, plus dense et plus absente à la fois que le souvenir d'une voix ou d'un visage, et moins singuliers aussi puisqu'ils peuvent s'attacher à une infinité de personnes différentes. Quelle prégnance tout de même! Bien là aujourd'hui comme si on les portait soi-même et demain disparus, se dérobant avec un art consommé à toute tentative de rappel mémoriel.

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29 janvier 2009 4 29 /01 /janvier /2009 10:05

Au nombre des amis que j'attendais en ces territoires nykthiques: Éric Vauthier. Docteur ès-lettres, il est spécialiste de la nouvelle. Mais ses appétits de lecture vont bien au-delà de cette forme littéraire, partent tous azimuts et sont quasi insatiables. Son regard s'allume quand il commence à parler d'un auteur qu'il aime ou d'un livre qui l'a passionné. La transfiguration la plus spectaculaire a lieu quand il se trouve chez un bouquiniste... Outre la petite flamme dans le regard, on voit alors ses mains aimantées par les caisses débordantes ou les rayonnages surchargés commencer à manier d'un geste expert et respectueux chaque ouvrage l'un après l'autre, avec un soin extrême, histoire de ne pas laisser passer le petit bijou qui manque à sa bibliothèque. À la passion de la lecture s'ajoute celle du fouilleur,  du collectionneur aimant par-dessus tout dénicher...
Pour sa première halte en terres ombreuses, il évoque le dernier opus de Claude Bourgeyx.


Passé maître dans l’art du récit-ultra bref dans la lignée de Jacques Sternberg, une de ses principales admirations, l’auteur des Petits outrages et des Petites fêlures nous revient aujourd’hui avec ce qui est sans doute un de ses livres les plus aboutis : Des gens insensés autant qu’imprévisibles. Un recueil de douze fictions plus longues qu’à l’accoutumée, dans lesquelles Claude Bourgeyx accorde davantage d’importance à ses personnages, auxquels le lecteur a enfin le temps de s’attacher… Et ce malgré que, dans cet ouvrage, l’humanité n’ait en général rien de bien aimable ! À travers ces récits, l’auteur s’attache tout particulièrement à dépeindre une galerie d’écrivains plus ou moins ratés, au sort souvent peu enviable. On y croise ainsi, dans "Une œuvre morte dans le ventre", une poétesse précoce qui, acclamée à 10 ans comme un prodige, était retombée bien vite dans l’anonymat. Plusieurs décennies plus tard, elle fait enfin son retour sur la scène littéraire, publie un nouveau recueil qui lui vaut – pour son malheur ! –, d’être invitée dans un talk-show à la mode… Il y a également ce pauvre Albert, dans "Le Vœu de Solange". Pour avoir commis, dans son adolescence, une poignée de poèmes acnéiques, il devra en effet subir tout au long de son mariage le harcèlement incessant de son épouse afin qu’il reprenne la plume…

On retrouve dans ce recueil les exigences de Bourgeyx qui sacrifie tout ce qui pourrait paraître superflu et nuire au rythme et à l’efficacité du récit. Une démarche symbolisée par l’incipit du "Contrat", où l’on peut lire :
À quoi bon planter le décor quand rien d’autre que les personnages réclament l’attention. Inutile de se répandre en descriptions riches d’un vocabulaire engraissé dans le dictionnaire.
Notre auteur au contraire n’a point de cesse qu’il n’ait vu son texte dégraissé, désencombré, sans pour autant sombrer dans le minimalisme, l’indigence. Tout le talent de l’écrivain est ici d’éviter que la sobriété du style ne se transforme en platitude. Pour ce faire, Bourgeyx peut s’appuyer sur une phrase très souple, bien balancée, et un sens aigu de l’image qui fait mouche. On songe par exemple à cette évocation d’une Solange violemment excitée, dont la face de lune pass[e] par tous les quartiers. À cela s’ajoute, chez notre écrivain, un goût assez délectable pour l’humour grinçant et l’absurde qu’il met souvent au service d’une vision critique de la société et de ses dérives. On en a une belle illustration dans "La Balle au front", qui est un petit chef-d’œuvre de férocité, avec son attraction de "tir au pigeon" où les cibles, vivantes, sont puisées parmi les exclus de la cité, chômeurs en fin de droits, étrangers en situation irrégulière, jeunes délinquants.
Au final, Des gens insensés autant qu’imprévisibles constitue une lecture jubilatoire et, en matière de recueil de nouvelles, une des belles réussites de ces derniers mois

Éric Vauthier

Claude Bourgeyx, Des gens insensés autant qu’imprévisibles, Le Castor Astral, collection "Escales des lettres", 2008, 131 p. – 13,00 €.

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25 janvier 2009 7 25 /01 /janvier /2009 04:22

Depuis longtemps Thierry Roisin vit avec Montaigne. Ce fut d’abord, explique-t-il dans l’entretien publié en préambule au texte théâtral qu’il a écrit à a partir des Essais, un lieu d’enfance, un château, avant d’être une œuvre unique en son genre, un voyage au long cours d’un homme à la recherche de lui-même et recelant à ses yeux une invitation au théâtre sans détour puisqu’on y lit, entre autres formules mémorables : "La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute". Mais il y a surtout l’humanisme de Montaigne, l’alacrité de sa pensée, un regard sur le monde qui rendent sa fréquentation nécessaire – et agréable – même à cinq siècles de distance. Guidé à la fois par son désir de faire entendre haut et fort ce que Montaigne a à dire aux gens du XXIe siècle et par la structure particulière des Essais, où sont tressés ensemble sans être organisés de façon rigoureuse anecdotes, pièces d’autoportrait et développements philosophiques, Thierry Roisin a composé, en collaboration avec Olivia Burton, un très habile montage d’extraits de ce qu’il qualifie lui-même de livre-fleuve : leur texte rend compte des aspects les plus universels de la pensée de Montaigne et permet de "voir" l’homme à travers une adroite sélection de bribes où il évoque ses caractères physiques, ses habitudes de vie, ses petites aversions – et ses dilections les plus douces. La part la plus séduisante de leur travail d’adaptation réside peut-être dans la manière dont ils ont traité la langue du XVIe siècle : ils ont réussi à la moderniser, à la rendre énonçable et audible pour des gens d’aujourd’hui sans en altérer le rythme ni la musicalité. Ils ont brillamment adapté les Essais, mais sans en modifier la nature : le texte reste un long monologue – il n’a pas été "dramatisé".

Restait donc à imaginer le théâtre qui allait lui seoir… Rejetant une vision historique qu’il a jugée peu satisfaisante, Thierry Roisin a chois de centrer sa recherche scénographique sur la notion de mouvement – mouvement de la pensée de Montaigne qui va à sauts et à gambades et glisse d’un sujet l’autre, mouvement du monde, mouvement du temps et des choses… Cela aboutit à un décor quasi nu : deux sortes de piliers quadrangulaires de part et d’autre de la scène entre lesquels circule… un tapis roulant qui, à compter du début de la représentation jusqu’à la fin – un cheminement attendu allant de la naissance à la mort – ne sera jamais en repos ; tantôt frôlant l’immobilité, tantôt filant comme pris de folie. Il est le sol mobile sur lequel évolue, d’un pas sûr et léger, variant l’allure à l’unisson du tapis, le comédien incarnant Montaigne. En harmonie avec sa marche Yannick Choirat interprète le texte avec justesse, clarté d’énonciation, et sensibilité. D’abord vêtu à la mode d’aujourd’hui, puis se dénudant entièrement avant d’endosser un costume à fraise pour finir, il montre ainsi par le vêtement la traversée des siècles d’un texte qui a conservé aujourd’hui sa richesse. Au service de sa progression, des jeux de lumière remarquables, sobre et sensibles.

Arpenter un tapis roulant pour signifier que l’on traverse la vie, les événements, et que tout est soumis à la loi d’ l’impermanence générale ? C’est annoncé d’emblée : on sera dans l’évidence et non dans la suggestion. La suite du spectacle confirme cette première impression : sur ce tapis vont défiler, à la rencontre du comédien, foultitude d’objets qui eux aussi sont d’une évidence assez confondante quant à leur signification – par exemple une série de valises et de sacs de tous ordres quand il sera question de voyages – qui souvent deviendra lourdeur – ah… ces cartons de couches-culottes empilés en équilibre précaire pour appuyer quelques propos peu amènes concernant les tout jeunes enfants… On est dans la redondance inutile : cette pléthore d’objets gâche tout ce qu’il pouvait y avoir de juste dans l’interprétation du comédien – et de brillant dans le texte...

Cela eût été agaçant sans plus s'il n'y avait eu cet exécrable accompagnement sonore. Bien qu’il soit mentionné sur le programme qu’une "musique" a été composée, j’ai quelque difficulté à user de ce terme pour qualifier ce qui a accompagné le spectacle. Il y avait certes des instruments "de musique" – flûte traversière et clarinette entre autres – et des gens qui en jouaient, mais ce qui s'offrait aux oreilles n'avait rien de musical ? Sauf à de trop rares exceptions près où une agréable ligne mélodique s’installait, ce qui jaillissait des instruments tenait davantage du bruitage : des sons tantôt isolés tantôt en grappes serrées, en jets saccadés façon mitraillette, parfois comme de sourdes respirations et presque toujours en état de discordance avancée – le tout piqué sur le chuintement du tapis quand sa course s’accélère. Cette ambiance sonore finit par pincer les nerfs aussi désagréablement que des doigts hystériques s'en prenant aux cordes mal tendues d'une malheureuse harpe...

Exhibition plutôt que suggestion, environnement sonore envahissant et discordant… pourquoi donc avoir autant surchargé la scénographie alors que le texte, en lui-même condensé remarquablement élaboré et fort bien dit de surcroît, eût admis plus de légèreté ? À mes yeux, ce fatras de bruits et d’objets sont des tue-le-texte. Me voilà bien acerbe… Cependant, quoi que j’aie pensé, je reste certaine que la force du texte tel qu’arrangé par Thierry Roisin et Olivia Burton, et dit par Yannick Choirat suffira à emporter l’adhésion de la plupart des spectateurs. Et Montaigne d’être, in fine, grand vainqueur : ce spectacle contribue indéniablement à maintenir vivants sa pensée et ses Essais.




NB –
Le texte de la pièce précédé d’un entretien avec Thierry Roisin est vendu à l’accueil de la salle au prix de 2 euros.

Montaigne
Texte adapté des Essais par Thierry Roisin et Olivia Burton
Mise en scène:
Thierry Roisin
Scénographie :
Jean-Pierre Laroche
Avec :
Yannick Choirat, Samuel Maître (clarinettiste), Agnès Raina (flûtiste), et les manipulateurs : Yannick Bourdelle, Baptiste Chapelot, Balthazar Daninos, Marie-Laurence Fauconnier
Lumières :
Gérard Karlikow
Musique :
François Marillier
Costumes :
Isabelle Périllat
Durée du spectacle :
1h15

Jusqu’au 6 février au Nouveau théâtre de Montreuil. Salle Maria Casarès, 63 rue Victor Hugo – 93100 MONTREUIL

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20 janvier 2009 2 20 /01 /janvier /2009 13:23

Voici quelques jours, j’étais reçue par Antonio Pistilli, directeur général de FMR en France, afin d’être éclairée, entre autres choses, sur les changements présentés dans le numéro 29 de "la plus belle revue du monde". En quittant son bureau une sculpture arrête mon regard.
"C’est une œuvre de Jacques Canonici, m’explique-t-il. Il expose bientôt à Paris, tenez, voici le catalogue*. Il a été question de cet artiste dans un des derniers numéros de la revue noire…"

En effet : dans le n° 28**, la rubrique "Mnémosine" est consacrée au sculpteur. L’article est signé Pascal Lainé. Prix Goncourt 1974 pour La Dentellière, il compte parmi les hommes de plume que l’on croise régulièrement dans les pages de FMR aux côtés des grands spécialistes d’obédience plus scientifique et souvent issus du monde universitaire mais dont l’écriture, en termes d’excellence, n’a rien à envier à celle des écrivains.
J’avais lu avec un infini plaisir son "Éloge de Phryné", paru dans le n° 17 ; je retrouve là un style délectable, sobre et délicat qui ne verse jamais dans l’effet de mot, reste clair et se nuance de poésie. C’est avec subtilité qu’il pique ses banderilles en des points qui manifestement le fâchent – par exemple quand il mentionne les poncifs qui font parfois la cote chez Sotheby's, ou qu’il met entre guillemets "contemporain", "installation", "performance" ; le propos devient un rien urticant, et ces guillemets, pour modestes qu’ils soient, valent bien des développements pour dire avec quelles pincettes il convient de manier les termes qu’ils ceignent… et quelle pique, aussi, que l’évocation de ces créateurs d’objets à vocation esthétique pour les galeries, les musées ou pour les ventes , longue périphrase sans doute employée pour éviter de qualifier d’artistes des gens qui, à ses yeux, ne le méritent probablement pas.


C’est une approche courante que de humer d’abord l’air du temps en pamphlétant un peu pour mieux valoriser ensuite celui dont on va parler et qui ne s’y baigne pas : voilà donc, grâce à cette entrée en matière et par contraste, Jacques Canonici intronisé artiste authentique. Authentique parce qu’il sait se souvenir d’où vient son art – et Pascal Lainé d’enchâsser le travail de l’artiste dans un vaste panorama esthétique et idéologique parti du Quattrocento et offrant des haltes conséquentes autour de l’art de Rodin. Un panorama artistico-historique ancré dans le rapport au corps et au désir ; qui analyse avec pertinence, poésie… et volupté l’exacte nature de l’"érotisme" dont sont empreintes les sculptures de Jacques Canonici. Un érotisme qui n’a rien à voir avec la pornographie et ne doit suggérer rien autre que des corps charnels, clairement sexués, d’où irradie une puissance atténuée par une indéfinissable inflexion, souple et courbe.

À l’appui de ce texte remarquable, des photographies qui ne le sont pas moins. Réalisées par Sebastian Straessler, elles montrent à la fois les œuvres et ce qu’en écrit Pascal Lainé – par exemple, il souligne qu’en modelant la glaise, ou le plâtre, Jacques Canonici imprime avec force son empreinte digitale ; c’est un détail de texture qui saute tout de suite aux yeux quand on contemple les images de Sebastian Straessler. Se voient aussi, avec la même évidence que si on les sentait sous la pulpe des doigts, les granulations pustulant sur le bronze qui n’ont pas été polies, et le relief des poussées de matière rejetées de part et d’autre de l’empreinte qu’a laissée la main ; la rugosité de ces menues altérations épidermiques manifestent la force vitale et ensauvagée des désirs si clairement exprimés par les visages et les corps. Mais une grâce dans les mouvements, des élans parfois aux confins du déséquilibre viennent adoucir cette sensualité brute et la poétiser – une poésie qu’illumine la façon dont le photographe fait jouer la lumière sur ces peaux de terre ou de bronze. Il crée de si beaux volumes qu’il parvient à dramatiser avec une infinie délicatesse des figures à l’expressivité déjà très riche. Ces noces de lumière et de matière célébrées dans chaque photographie sont encore magnifiées par le détourage sur fond noir. Est ainsi révélée l’étonnante tension entre rudesse et douceur qui anime les œuvres ; les photographies de Sebastian Straessler, merveilleusement révélatrices, émeuvent au-delà des objets qu’elles représentent.

Pascal Lainé souligne que les œuvres présentées ici comptent parmi les plus chastes, à l’opposé – donc en complémentarité – le catalogue de l’exposition donne à voir des œuvres non pas "érotiques" mais qui montrent le sexe physiologique, en tant que partie aussi estimable qu’une autre de l’anatomie. L’on y est, au fond, si peu habitué qu’on a le sentiment d’un excès, d’un débordement, d’une exhalaison hors de la sculpture comme un effluve émane d’une substance odorifère. L’image servant à la fois de couverture au catalogue et d’illustration au carton d’invitation rend compte de ce rayonnement…


Et c’est cette présence dense du sexe sur laquelle Jean-Luc Seigle s’attarde, dévoilant un point d’histoire de l’art dont on débat peu : la question de la représentation des organes sexuels dans les Beaux-arts. Et ce sont des lignes passionnantes qui, convoquant au passage – c’est inévitable – L’Origine du Monde de Courbet, démontrent sans peine que le Nu classique n’est pas vraiment le Nu, qu’il est au mieux le dénudé, au pire un corps sans sexe. Et pendant que, sourde au séisme initié par Courbet, l’histoire de l’art continue de se détourner du sexe, la psychanalyse naissante en fait l’axe de sa théorie. Jacques Canonici, lui, le montre, dans sa réalité charnelle et physiologique, sans ostentation ni pudibonderie feinte. Il le montre désirant ou simplement présent – mais densément présent.

On doit à Julien Benhamou les clichés qui suivent le texte de Jean-Luc Seigle. On retrouve trois des œuvres publiées dans FMR – Buto, La Parturiente, et Diane au bain. Saisies par un autre photographe, vues sous un autre angle et avec d’autres jeux de lumière, elles changent un peu de visage ; on en perçoit d’autres forces. Quant aux autres œuvres – moins chastes ô combien : un Moine lubrique et un Faune en érection en sont les exemples les plus… criants – elles font éclater une part sauvage, mâle et abrupte du travail de l’artiste. Qu’elles soient de terre ou de métal, les sculptures de Jacques Canonici sont éminemment troublantes – et Stèle 1, par la déconstruction esquissée, porte le trouble à son comble.

Pascal Lainé comme Jean-Luc Seigle ont, en définitive, une démarche analogue qui inscrit le travail de Jacques Canonici dans le vaste mouvement d’une tradition artistique et lui reconnaît, en même temps, des spécificités dignes de lui ménager une place d’importance dans l’histoire de l’art. Celle qu’il occupe dans ce vingt-huitième numéro de la Revue noire FMR s’impose alors comme une nécessité. Sculpteur qui sculpte (Pascal Lainé), Archaïque Renaissant (Jean-Luc Seigle) : à lire ses deux exégètes, on comprend qu’il est la parfaite incarnation de l’"esprit FMR" qui allie respect d’une tradition artistique et présence de plain-pied dans la contemporanéité – un esprit qui, sachant rendre hommage aux héritages du passé, leur demeure fidèle sans se retirer du présent ni refuser l’avenir, et peut ainsi glorifier la beauté en se réclamant de la grandiose Renaissance.

C’est une expérience des plus stimulantes que de découvrir ainsi un artiste à travers deux couples de regards – écrivain et photographe – et deux jeux d’œuvres différents que l’on fait se rencontrer par une lecture quasi simultanée des sources. L’on est interpellé sur des points esthétiques complémentaires ; on engage avec les œuvres un dialogue distinct, qui sera autre encore quand on sera face aux sculptures, chair vivante face à leur chair de terre ou de bronze parcourue pourtant de sève. Une sève que les deux écrivains et les deux photographes ont su, chacun avec ses particularités stylistiques, faire couler dans leurs mots et leurs images.


NOTES

* - Exposition d’œuvres de Jacques Canonici à la galerie Alexis Lahellec du jeudi 22 janvier au samedi 21 février 2009. Vernissage le 22 janvier à partir de 18 heures. A cette occasion est édité un catalogue, préfacé par Alexis Lahellec et écrit par Jean-Luc Seigle, avec des photographies de Julien Benhamou.
Gelrie Alexis Lahellec, 14-16 rue Jean-Jacques Rousseau – 75001 PARIS.
Tel : 01 42 33 41 25 
** - Sommaire du n° 28 de la Revue  Noire FMR (novembre-décembre 2008)
Editorial
, par Flaminio Gualdoni. Genio italiano : "Divin visionnaire. Dante et ses iconographies", par Armando Torno (photographies d’Alfredo Dagli Orti). "L’enlèvement de Dante. Une Comédie entre Imola et Paris", par Fabrizio Lollini (photographies d’Alfredo Dagli Orti). "Des vices et des vertus. Réflexions sur un symbole médiéval", par Nancy Honicker (photographies d’Alfredo Dagli Orti). Les histoires de l’œil : "Claustra. La série Faith de Jackie Nickerson", par Welter Guadagnini (photographies de Jackie Nickerson). Manuziana : "Petros. Codex des Archives de la Fabrique de Saint-Pierre au Vatican", par Simona Turriziani. "Le Bouddha, les lettres et le temps. Manuscrits anciens de Thaïlande", par Claudio Cicuzza (photographies de Luciano Pedicini). Wunderkammer : "L’orfèvre de Hambourg. Le duomo de Milan et un chef-d’œuvre d’orfèvrerie moderne", par Flaminio Gualdoni (photographies de Daniele De Lonti). Mnémosine : "L’inspiration du désir. Jacques Canonici, sculpteur", par Pascal Lainé (photographies de Sebastian Straessle). Les histoires de l’art : « New York, 2007", par Bernard Comment. Ad hoc : Salvo.
Pour savoir où se procurer la revue, téléphonez au 01 40 41 02 02 ou bien rendez-vous à la boutique sise au 15 de la galerie Véro-Dodat, 75001 PARIS

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15 janvier 2009 4 15 /01 /janvier /2009 11:56

En ces temps hivernaux – quoique leurs rigueurs semblent marquer le pas – de petites bouffées estivales seront d’agréables réconforts, surtout venues du Périgord, de Sarlat très exactement, tout en odeur de théâtre qui plus est… Jouons-nous de la ligne du Temps, entre futur et passé pour, ensuite, mieux rattraper le présent – me revient ici à l’esprit une phrase signée Jean Baudrillard, lue sur un panneau gris qui obture l’une des ouvertures de l’église sainte Marie, rénovée par Jean Nouvel en 2000 et devenue aujourd’hui un marché couvert :
L’architecture est un mélange de nostalgie et d’anticipation.
É
voquer le Festival des Jeux du Théâtre relève de ce même mélange, nostalgie parce qu'il y aura toujours à se remémorer des moments exceptionnels, et anticipation parce que la qualité même de ces moments invite à porter ses pensées au loin, vers l'édition à venir du Festival. Regardant celle de 2009, les dates en sont arrêtées depuis le mois de novembre : elle s’inscrira entre le 18 juillet et le 5 août. Ont même été déterminées les trois soirées pour lesquelles la place de la Liberté devra revêtir son habit de fête – scène et gradins, portiques de projecteurs et dispositifs techniques de tous ordres : les spectateurs y seront attendus les 22, 24, et 26 juillet. L’on est donc prévenu, avec plusieurs mois d’avance et nul ne saura dire qu’il a été pris au dépourvu !
La nostalgie, et la ressouvenance de moments rares peut s’avérer en prise directe avec l’actualité. Par exemple cette soirée du 21 juillet 2008, place de la liberté, justement, qui est encore si présente dans ma mémoire… ce soir-là était représentée Sa Majesté des Mouches. Signée Ned Grujic, c’est la première mise en scène française de l’adaptation dramatique que Nigel Williams fit du roman éponyme de William Golding ; la traduction en français est due à Ahmed Madani. Le texte de Nigel Williams ayant été salué par William Golding, il est le seul qui soit reconnu par les ayant-droits du prix Nobel de littérature pour être porté à la scène. Le metteur en scène a donc dû renoncer à adapter lui-même ce roman qui l’avait si fort impressionné quand il l’avait lu et s’en tenir à l’adaptation de Nigel Williams. L’on verra d’ailleurs qu’il l’a légèrement modifiée, aboutissant ainsi à une "adaptation d’adaptation"…

Péril en l’île…
Pour bien comprendre le travail de Ned Grujic un petit retour sur le roman s’impose. La trame romanesque est simple : pendant la Seconde Guerre mondiale, un avion qui transportait un groupe d’écoliers anglais, dont l’âge va de 6 à 12 ans, s’écrase sur une île. Aucun adulte n’a survécu ; les jeunes garçons sont livrés à eux-mêmes. Peu à peu, des hiérarchies s’installent, affinités et inimitiés s’exacerbent, les uns et les autres abandonnent progressivement les comportements que leur avait inculqués l’éducation. Et puis il s’agit aussi de dompter la peur, la terreur irraisonnée que provoque la présence pressentie d’un Monstre… Tandis que les vêtements partent en lambeaux la sauvagerie gagne du terrain, aiguisée par la nécessité de chasser pour se nourrir. Un semblant d’organisation sociale se dessine, érodé par une barbarie rampante qui se manifeste de façon très crue à travers l’attitude que tous ont à l’endroit de Porcinet, un garçon au raisonnement sûr mais que son physique enrobé et sa myopie transforment en bouc émissaire. Il est de ceux qui, face aux chasseurs, essaient de maintenir quelques règles de conduite "civilisées". Mais elles sont fragiles et les affrontements deviennent féroces, des meurtres sont commis. Enfin, un navire accoste ; la civilisation et l’autorité reviennent, incarnées par un officier de marine tout de blanc vêtu…

Parmi la foultitude de questions métaphysiques posées par le roman – il ne s’agit pas de s’aventurer à le scruter au fond de mots : sa richesse symbolique, ses qualités stylistiques, la complexité des problèmes philosophiques courant sous le récit ouvrent à des développements qui excèdent de beaucoup mes compétences – certaines jaillissent avec plus d’évidence que d’autres. Quelle est la fonction des règles, des codes dans une communauté humaine ? Quel est le sens du comportement (soumission, obéissance ou rébellion) adopté vis-à-vis d’un chef ? Qu’est-ce que la démocratie ? La "civilisation" ? Que valent les signes (uniforme, accessoires vestimentaires, hygiène corporelle…) par lesquels on la reconnaît ? Qu’est-ce que la bestialité, l’état de nature ? Enfin, dans quelle mesure des conditions de survie en milieu sauvage effacent-elles les couches de civilisation que la culture et la vie en société déposent en chacun ? Celles-ci ne sont-elles qu'un vernis vite dissous par une jungle hostile ou bien y a-t-il des tabous, des interdits culturels plus profonds qui résistent à tout?

À l’instar des meilleures œuvres littéraires, le roman ne répond à aucune: il les contient en filigrane dans sa trame et se borne à mettre en lumière les dilemmes de plus en plus aigus auxquels vont être soumis les individus, les très progressives inflexions que vont connaître, au fil du récit, les comportements des protagonistes et les subtils changements de géométrie qui, de là, affectent les rapports de force entre les individus et entre les groupes.
Mais le roman est une monstration, pas une monstration scientifique; d'ailleurs, la fin du texte, tout auréolée de la blancheur immaculée de l’uniforme de l’officier de marine, a presque une dimension surnaturelle. Dépourvu d'avant-récit – l'événement initial, le crash de l'avion, est relégué dans de vagues limbes allusifs à la manière de ces Grandes Catastrophes flottant à titre de souvenir collectif dans les romans d'anticipation – le texte ainsi clôturé prend une tonalité quasi fabuleuse, mythologique, dont la résonance s’entend dans les références littéraires posées telles de rassurantes balises par les personnages quand ils réalisent qu'ils sont sur une île : toutes appartiennent aux chefs-d’œuvre les plus universels de la littérature de l’imaginaire et de l’aventure, Robinson Crusoë, Les Robinsons suisses, L'Ile au trésor.

Des pages aux planches…
Adapter un roman pour la scène c’est, par définition, couper, abréger, souvent araser. De fait, l’adaptation de Nigel Williams – dont on ne juge ici qu’à travers la traduction d’Ahmed Madani – rend assez abrupts les changements d'attitude des personnages et sabre tous les riches développements que contient le roman à propos de la démocratie ou du rapport au chef. L'on pourrait arguer que l'adaptation se focalise davantage sur l'évolution des caractères individuels induits par les inflexions relationnelles intervenant au sein des groupes que sur les questions d'organisation sociale et leurs implications métaphysiques. Mais même à cet égard, le texte théâtral paraît superficiel, par trop simplifié.

On saura donc gré à Ned Grujic, quoique contraint, comme on l’a dit, de s’en tenir à la traduction du texte de Nigel Williams, d’avoir réussi à réintroduire dans sa mise en scène quantité de nuances – enrichissements auxquels l’interprétation des comédiens, époustouflante, achève de donner relief et force – alors même qu’il a, dit-il, opéré quelques coupes sans lesquelles le spectacle aurait vraisemblablement duré une demi-heure de plus. La modification peut-être la plus significative concerne le surnom dont est affublé le jeune myope : "Piggy" dans le texte original, il devient Porcinet dans le roman traduit par Lola Tranec, et Cochonou dans l’adaptation traduite par Ahmed Madani… Estimant trop prononcée la connotation alimentaire de Cochonou pour des spectateurs français, Ned Grujic a préféré conserver Porcinet, plus fin et mieux ancré dans l’enfance puisqu’un des personnages de Winnie l’ourson s’appelle ainsi en français. Quelques "Cochonou" cependant fusent, quand les apostrophes deviennent cruelles et méchantes – apparaît de la sorte une gradation dont le texte est exempt. Sans trop vouloir distinguer parmi les comédiens – qui tous ont offert une prestation scénique d’autant plus remarquable que leur jeu est souvent aux confins de l’acrobatie… – j’adresse un salut particulier à Alexandre Letondeur, qui donne corps à Porcinet : par sa seule gestuelle et sa façon de restituer les embarras d'élocution du personnage, il  parvient à faire exister la corpulence et la maladresse de Porcinet alors qu'il est lui-même d'une sveltesse  n’ayant rien à envier à celle de ses camarades, plus mobiles et quasi acrobates.


La scénographie, d’une grande complexité, ajoute beaucoup à la palette des nuances ; à partir d’un décor à l’aspect épuré mais aux implications symboliques très riches – la structure de bois en cercle ouvert, élaborée en référence au terrain de jeu; bac à sable ou bassin de jardin public, se présente comme une hybridation entre le mur d’escalade et la rampe de skate board, évoquant par ses jeux de courbes à la fois le cockpit de l’avion, la vague et, de manière plus allusive, le corps féminin et le ventre maternel – elle présentifie d’une façon saisissante les différents lieux dramatiques dans leur diversité et les déplacements. Enfin, de savants jeux de lumière installent des moments de jour et de nuit aux chatoiements d’une luxuriance pareille à celle dont William Golding a, dans son roman, paré les crépuscules.

Sans avoir pu adapter à son gré un roman qui, dit-il, l’a profondément impressionné, Ned Grujic a brillamment surmonté la contrainte et réussi une mise en scène éclatante, riche de nuances, servie par des comédiens au jeu juste et intense qui, de plus, se montrent d’étonnants acrobates.
La montée de la barbarie se trouve montrée là dans toute sa crudité, effrayante – un peu comme si l’on voyait, mis à nu, les fondements élémentaires des guerres et conflits qui embrasent le monde depuis la nuit des temps ; une manière d’écorché de la vaste humanité…

Sa Majesté des Mouches, mise en scène de Ned Grujic. Jusqu'au 15 février 2009 au Théâtre 13 - 103 boulevard Auguste Blanqui - 75013 PARIS

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10 janvier 2009 6 10 /01 /janvier /2009 10:14

Aujourd’hui 10 janvier, la librairie toulousaine Ombres blanches va virer au noir, le temps d’accueillir Franck Thilliez qui vient y présenter son dernier roman, L’anneau de Moebius. Noir et blanc sur fond rose, mâtiné d’un peu de blancheur hivernale et rehaussé du rouge sang jonchant les pages de ce vertigineux anneau : le chromatisme a de quoi séduire.

Le livre, hors toute considération colorée, est un monument qui, longtemps, m’a laissée hésitante. Imposant par son volume, il a trôné sur mon bureau des jours durant. À son entour tout s’efface ; sa couverture, tel un aimant surpuissant, monopolise le regard avec son fond noir glissant vers le bleu nuit, coupé en son milieu par un anneau de Moebius tout en miroir qui montre d'un visage un œil et la naissance du nez et qui génère tout une superposition de reflets dont l’agencement esquisse comme un loup - ce masque de velours noir qui ne mange que le contour des yeux et joue ainsi de l'ambigüité monstrative qu'il y a à l'arborer.

Les reflets, l’anneau à un seul bord – et, surtout, l’avertissement de l’auteur recommandant à son lecteur d’être très attentif aux indications chronologiques qu’il donne en début de chapitre, schématisées à chaque fois par un cercle d’où partent en rayon les titres des parties et finissant par ressembler, à l’approche du dénouement, à une sorte d’horloge rendue monstrueuse par la multiplication de ses aiguilles et le dédoublement de son cadran,et qui ne saurait plus ce que veulent dire heures, minutes ou secondes… je redoutais d’avoir à affronter un pernicieux labyrinthe narratif, poussant à son comble la complexité du précédent roman, La Mémoire fantôme. L’appréhension le disputant à l’attrait, je me suis aventurée dans cet Anneau bien après l’avoir reçu.

Les premières pages sont effrayantes, elles étourdissent et font l’effet d’une atroce hallucination : les yeux du lecteur se coulent dans ceux du personnage et chavirent avec eux dans le chaos de visions distordues ; c’est la déroute et l’on se demande dans quoi l’on s’embarque L’art du romancier qui excelle à projeter sans préambule dans l’univers qu’il a érigé est là dans sa plus belle expression. Se profilent en deux pages à la fois la texture de l’intrigue, le style de l’écriture, et l’une des caractéristiques de la narration qui est d’être truffée de références extradiégétiques – ici, des affiches de film. L’on verra en effet se multiplier, au fil des chapitres, les renvois à tout un monde fictionnel – essentiellement cinématographique, comme condensé dans l’allusion à une collection entière de Mad movies – mêlés de résonances continues avec les précédentes œuvres de l’auteur. Ce dernier aspect est l’un des plus passionnants à explorer ; mais l’histoire en elle-même, et le roman dans sa facture propre, appellent déjà quelques développements.


En cet anneau se croisent, pour le pire, une histoire de tueur en série – portée au comble de l’abominable parce que les sévices qu’inflige le psychopathe répondent à une autre pathologie mentale, l’acrotomophilie, dont la convocation amène force incursions dans le monde des malformations physiques les plus terribles – et le douloureux chemin d’un homme hanté par des cauchemars prémonitoires, sans cesse pris pour un fou et qui, sans désemparer, s’efforce de lutter contre le Destin. Pour sceller cette monstrueuse union, un jeune flic, Vic Marchal, marié à Céline et bientôt père. Marchal que ses collègues prennent en grippe avant de le connaître – débarqué d’Avignon, c’est évidemment un pistonné puisque fils d’un flic de renom – et qui se réjouissent de le voir débuter avec ce cadavre de jeune femme à qui l’on a tranché la langue et les premières phalanges de tous les doigts. Par ses cauchemars, Stéphane Kismet est lui aussi entraîné vers cette affaire : de ses accès oniriques lui restent, entre autres visions incompréhensibles, l’image d’un ticket d’entrée au musée Dupuytren, et celle d’un hôtel de passe réservé aux devotees, Les Trois Parques. Et Vic Marchal entre dans ses rêves… Rien d’étonnant puisque l’enquête sur laquelle travaille Marchal est liée aux milieux devotees : la victime était acrotomophile. Des liens plus intimes vont peu à peu se nouer entre les deux hommes : Vic est en effet le seul qui accepte, après maintes réticences, de croire en la valeur prémonitoire des rêves de Stéphane. Mieux : avec lui il consent à croire qu’en se montrant habile, on peut modifier le Destin. Pendant que Stéphane, par tous les moyens, s’efforce d’être le messager entre Stépas – son "moi" passé – et Stéfur – son "moi" futur – Vic lutte pour ne pas démissionner et poursuivre l’enquête criminelle sans perdre sa femme.


Comportant trois phases (au sens chimique du terme) – une enquête criminelle, un "roman de couple", intimiste et humain, une histoire fantastique – le récit est, d’un strict point de vue romanesque, construit pour une efficacité maximale. Le rythme des chapitres, leur agencement, la façon dont ils s’achèvent, le lent semis d’indices et les "poches" narratives que constituent les rêves – en marge du récit et en même temps son corps même – sont autant de moyens de fixer l’attention du lecteur et de le dissuader d’arrêter son voyage. Ce sont des rouages merveilleusement bien huilés : on est happé ; et c’est tant mieux. Parce qu’il ne faut pas fermer le livre trop longtemps, c’en serait fini de la bonne compréhension de l’histoire – le nom d’un personnage est oublié, une heure est prise pour une autre…et plus rien n’a de sens. Les schémas soigneusement placés telles des bornes indicatrices pour se repérer ? Mieux vaut ne pas trop compter sur eux – au lieu d’éclairer ils ajoutent parfois à l’étrangeté du texte… Baladé d’un personnage à l’autre, et de tous côtés le long de la ligne du Temps, confronté de plus aux improbables réponses que la réalité apporte à d’insoutenables cauchemars, le lecteur doit bien s’accrocher pour garder en main toutes les cartes de l’énigme.
Oui, c’est assurément une architecture de haut niveau ; convenons cependant qu’à l’approche de la fin, continuant de jouer sur la malléabilité du concept de "temps", l’auteur s’autorise des solutions un peu faciles au nom de cette possibilité théorique que l’on aurait de mettre en communication les différentes strates temporelles pour intervenir sur le cours des événements. On a le sentiment qu’entrent en scène, pour finir à la hâte, quelques dei ex machina et que, nuancé de "happy end" bien que le dernier mot soit malédiction, le récit perd une partie de sa substance tragique qui, pourtant, lui conférait une force magnifique. Substance tragique dont l’acmé m’a paru être ce passage bouleversant, où Stéphane, dans ses tentatives désespérées de communiquer avec Stéfur, dépose une lettre dans la boîte postale qu’il a louée ; il y découvre une enveloppe qui, ouverte, lui dévoile une lettre en tous points semblable à celle qu’il vient d’écrire. À un détail près :
Le verso était noir de croix. Une infinité de croix.
Autant de croix que de Stéfur ont passé par là…


Ayant lu L’Anneau de Mebius avec le souvenir des trois romans précédents, j’ai eu la très nette impression qu’ils s’y prolongeaient à travers des figures, des motifs revenant ici transformés, métamorphosés et, en même temps, presque identiques. Je ne songe pas aux grands thèmes génériques, tel le duo de psychopathes ou les difficultés privées que rencontre le personnage du flic – Lucie Henebelle comme Vic Marchal. Mais à des échos plus ténus – par exemple Darkness, sculpture que Stéphane a modelée pour se représenter, et les allusions aux malformations congénitales m’ont évoqué la chimérique Lucie ; les explications que Jacky Duval, chercheur au CNRS, donne à Stéphane à propos de la notion de temps m’ont renvoyée aux développements mathématiques et neurologiques de La Mémoire fantôme ; les messages qui recouvrent les murs à la longue théorie d'équations tracée sur les parois de la grotte - toujours dans La Mémoire fantôme…Le vieux Noël Siriel m’est apparu comme un double d’Arthur Doffre de La Forêt des ombres… et je pourrais poursuivre avec les lieux – d’un roman l’autre il s’en trouve qui paraissent se dupliquer, pareils en leur essence profonde mais, à chaque fois, portant un masque richement réinventé : le chalet de Doffre, la demeure de Noël Sirel, la maison-refuge des tueuses de La Chambre des morts

L’on a ainsi l’impression d’évoluer dans un univers d’avatars ; quelle figure pouvait mieux convenir pour l’y installer que cette curiosité mathématique appelée "anneau de Moebius" ? Peut-être est-ce là que s’exprime le summum de la subtilité ludique avec laquelle Franck Thilliez a dû bâtir son roman – car, par-delà les abominations et la grave question du déterminisme destinal, il y a indéniablement dans ce livre une part de jeu. De « jeu » en un sens pris entre ludicité et décalage interstitiel : les zones chronologiques glissent les unes sur les autres telles les plaques continentales soumises aux soubresauts tectoniques, et l’humour parcourt le roman en bien des endroits, à travers quelques personnages dont les caractéristiques sont soulignées avec un piquant du meilleur effet et des dialogues piquetés de répliques percutantes.

Quel que soit l’angle sous lequel on abordera ce roman – pour lui-même et en tant qu’objet romanesque isolé, ou bien comme l’une des pierres de l’édifice que construit livre après livre Franck Thilliez, on ne marchera jamais que sur le seul et même bord du plaisir de la lecture. Un plaisir qui, moyennant quelque indulgence pour cette fin où l’on pirouette un peu, demande quand même une extrême vigilance et ne se goûte vraiment que lorsqu’on a la possibilité de lire le livre dans son entier sans s’arrêter trop longtemps en cours de route. Et puis quoi que l’on en pense, il aura toujours pour lui de caresser dans le sens du poil le fantasme sans doute le plus universel, qui traverse l’Histoire comme les latitudes : connaître l’avenir et travailler à en modifier les versants trop funestes.

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5 janvier 2009 1 05 /01 /janvier /2009 18:02
Il neige sur Paris, sa Petite couronne, et sans doute en bien d'autres lieux en France et dans le monde... L'on a beau pester contre la gadoue tôt formée aux lisières des zones sablées-salées qui gêne la belle blancheur ambiante, râler contre les-moteurs-qui-ne-démarrent-pas et les pare-brise qu'il faut gratter longuement avant de songer seulement à s'asseoir derrière son volant, grommeler encore parce que la neige bousille les bottes et autres grolles en cuir, ou bien parce que le moindre pas risqué hors de chez soi menace de virer au brise-membre, vient toujours un moment où de l'émerveillement pointe sous la mauvaise humeur. On a tous dans le coeur un bonhomme de neige oublié, chapeau de paille et nez en carotte, bâti dans les rires à la sortie de l'école... et Dieu sait que les survivances de l'enfance ont la vie dure.
Tandis que la blancheur gagne, ce 5 janvier 2009 marque une date d'importance pour la littérature noire: k-libre (un lien y conduit depuis la liste établie dans la marge droite de la page...), le site tout entier voué aux univers du polar, est officiellement mis en orbite. Modeste participante, j'ai pu entr'apercevoir la somme de travail que son fondateur, Julien Védrenne, doit fournir pour que tout roule, et le soutien que lui apportent ceux qui l'épaulent à plein temps.
Noire percée sur fond blanc: puisse la neige être un bel habit baptismal à k-libre, qui hélas doit ouvrir le feu avec, en guise d'édito, la triste nouvelle de la disparition de l'écrivain Donald Westlake...
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4 janvier 2009 7 04 /01 /janvier /2009 18:09

Noël est déjà loin et un autre réveillon lui est passé sur le corps. Mais il a certainement laissé des traces…

Le matin du 25 décembre n’a pas le même visage pour tout le monde. Il sourit à certains – les enfants heureux de découvrir leurs cadeaux, les chanceux qui ont vécu le réveillon de la veille dans la chaleur des réunions familiales et n’ont, au lever, que le doux souvenir des bonheurs qui durent un peu au-delà d’eux-mêmes. Pour d’autres, occupés à cuver qui son trop-plein d’alcool, qui son overdose de foie gras, bûche et chocolats mêlés… ce matin un peu particulier a la mine renfrognée d’un jour levé du mauvais pied : les premières heures ont la saveur rancie que laissent derrière eux les excès dont il faut éponger les suites ; pèsent sur elles la morne mélancolie des arrière-joies éteintes dans l’ivresse poussée jusqu’à ses confins.

Nausée et gueule de bois signes extérieurs de réjouissances festives… Bien heureux ceux qui les subissent, eux dont on dit pourtant qu’ils sont "dans un triste état". Parce qu’il y en a de moins gâtés qui n’ont rien autre à cuver que leur solitude ordinaire, à laquelle ils ne trouvent pas même de saveur plus amère qu’à l’accoutumée tant ils sont rigidifiés par leur longue fréquentation d’un isolement permanent. Et si l’on pousse plus loin, si des yeux l’on fouille ces taches d’ombre encoignées dans les replis cachés de nos quartiers, l’on en trouvera de plus isolés encore, enivrés de froid et de vin mauvais, pour qui "Noël", ou "Saint Sylvestre" ne signifie rien – sauf peut-être un surcroît d’aumônes parce que les bien lotis ont en général une conscience à s’acheter.

Ne poussons pas plus avant – sans quoi il faudrait s’engager dans un débat socio-éthique utile et nécessaire certes mais trop complexe pour cet espace-là. Et revenons du côté des foyers bien douillets – c’est déjà une jolie serra à conflits… Entre cervelle laminée et indigestions, joies authentiques et remerciements hypocrites, cadeaux tenus serrés près du cœur et présents vite refourgués sur e-bay, Noël a de drôles de relents post-festifs ; en maints endroits se révèlent de ces choses putrides comme en certain royaume de Danemark…

Noël fête de la nativité : le crime y prend une résonance particulièrement cruelle, une portée symbolique qu’il n’a pas en d’autres circonstances. C’est aussi le moment privilégié des retrouvailles en famille et des repas afférents : ô magnifiques nœuds vipérins, couvant en leur sein rancœurs et vindictes larvées, tenues habituellement sous le boisseau du silence poli requis par les convenances mais que de fugaces allusions suffisent à raviver tandis que des secrets pareillement enfouis et étouffés surgissent, épanchés aux commissures de bouches rendues volubiles par les douceurs dionysiaques généralement dispensées lors de ces agapes – et voilà des festins qui tournent aux foires d’empoignes, aux claquements de portes et aux disputes virulentes. Les sangs s’échauffent, l’on vomit sa bile au propre comme au figuré, frères et sœurs se découvrent des inimitiés rédhibitoires et ceux que l’on croyait ses amis s’avèrent de redoutables adversaires. Peut-on rêver marmite plus affriolante pour un écrivain ayant la marotte de construire d’infernales machinations criminelles et de cuisiner de vénéneux brouets passionnels ? Quoi de plus attirant pour lui que sapins et cheminées garnis de souliers expectatifs pour y semer quelque cadavre ? La matière est là plus riche qu’ailleurs pour inspirer ces romans dont nous autres amateurs de littérature noire nous délectons – et ce serait une exploration jubilatoire que de partir à la découverte de ce que nos romanciers préférés on fait de Noël dans leurs œuvres.

J’ai tiré de ma très-brève bibliothèque noire quelques titres, cités un peu au hasard de la mémoire et sans tenir compte du plaisir de lecture qu’ils m’ont ou non donné : Noël sanglant à Nottig Hill, de Deborah Crombie (Le Livre de Poche, 2004) ; Noir comme la neige, de Peter Robinson (une enquête de l'inspecteur Banks, Le Livre de Poche, 2007) ; L’Assassinat du Père Noël, de Pierre Véry (lu dans un vénérable Livre de Poche dégotté au fin fond d’un carton familial et dont j’avais vu à la télévision l’adaptation cinématographique réalisée par Christian-Jacque en 1941 sur un scénario coécrit par Pierre Véry et Charles Spaak) ; Le Noël d'Hercule Poirot, d’Agatha Christie…


Ah ouiche, on les aime les cadavres et les crimes parfaits – qui cessent de l’être dès qu’entre en scène un de ces héros à l’intelligence hors pair. Mais à condition qu’ils restent sagement dans les limites de leurs fictions bien ordonnées, tout exprès ourdies pour notre plaisir par les maîtres du genre. Dès que le meurtre commence à se profiler dans la vraie vie et la violence à s’installer hors des romans et des films, là, on n’apprécie plus vraiment. Même quand on a coutume de se distraire en lisant ou en écrivant des polars. Je serais d’ailleurs prête à parier que ce sont les auteurs et lecteurs de littérature noire qui ont les mœurs les plus douces et les plus pacifistes – mais je manque de matière pour aller jusqu’à l’assertion sans réserve…

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  • : Terres nykthes
  • : Ce blog au nom bizarre consonant un rien "fantasy" est né en janvier 2009; et bien que la rubrique "archives" n'en laisse voir qu'une petite partie émergée l'iceberg nykthéen est bien enraciné dans les premiers jours de l'an (fut-il "de grâce" ou non, ça...) 2009. C'est un petit coin de Toile taillé pour quelques aventures d'écriture essentiellement vouées à la chronique littéraire mais dérivant parfois - vers où? Ma foi je l'ignore. Le temps le dira...
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Aux Manettes...

  • Yza
  • Entre littérature et arts visuels, à la poursuite des ombres, je cherche. Parfois je trouve. Souvent c'est à un mur que se résume le monde... Yza est un pseudonyme, choisi pour m'affranchir d'un prénom jugé trop banal mais sans m'en écarter complètement parce qu'au fond je ne me conçois pas sans lui
  • Entre littérature et arts visuels, à la poursuite des ombres, je cherche. Parfois je trouve. Souvent c'est à un mur que se résume le monde... Yza est un pseudonyme, choisi pour m'affranchir d'un prénom jugé trop banal mais sans m'en écarter complètement parce qu'au fond je ne me conçois pas sans lui

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