Depuis longtemps Thierry Roisin vit avec Montaigne. Ce fut d’abord,
explique-t-il dans l’entretien publié en préambule au texte théâtral qu’il a écrit à a partir des Essais, un lieu d’enfance, un château, avant d’être une œuvre unique en son genre, un voyage au long cours d’un homme à la recherche de lui-même et recelant à ses yeux
une invitation au théâtre sans détour puisqu’on y lit, entre autres formules mémorables : "La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute". Mais il y
a surtout l’humanisme de Montaigne, l’alacrité de sa pensée, un regard sur le monde qui rendent sa fréquentation nécessaire – et agréable – même à cinq siècles de distance. Guidé à la fois par
son désir de faire entendre haut et fort ce que Montaigne a à dire aux gens du XXIe siècle et par la structure particulière des Essais, où sont tressés ensemble sans être organisés de
façon rigoureuse anecdotes, pièces d’autoportrait et développements philosophiques, Thierry Roisin a composé, en collaboration avec Olivia Burton, un très habile montage d’extraits de ce qu’il
qualifie lui-même de livre-fleuve : leur texte rend compte des aspects les plus universels de la pensée de Montaigne et permet de "voir" l’homme à travers une adroite sélection de bribes où il
évoque ses caractères physiques, ses habitudes de vie, ses petites aversions – et ses dilections les plus douces. La part la plus séduisante de leur travail d’adaptation réside peut-être dans la
manière dont ils ont traité la langue du XVIe siècle : ils ont réussi à la moderniser, à la rendre énonçable et audible pour des gens d’aujourd’hui sans en altérer le rythme ni la musicalité. Ils
ont brillamment adapté les Essais, mais sans en modifier la nature : le texte reste un long monologue – il n’a pas été "dramatisé".
Restait donc à imaginer le
théâtre qui allait lui seoir… Rejetant une vision historique qu’il a jugée peu satisfaisante, Thierry Roisin a chois de centrer sa recherche
scénographique sur la notion de mouvement – mouvement de la pensée de Montaigne qui va à sauts et à gambades et glisse d’un sujet l’autre, mouvement du monde, mouvement du temps et des
choses… Cela aboutit à un décor quasi nu : deux sortes de piliers quadrangulaires de part et d’autre de la scène entre lesquels circule… un tapis roulant qui, à compter du début de la
représentation jusqu’à la fin – un cheminement attendu allant de la naissance à la mort – ne sera jamais en repos ; tantôt frôlant l’immobilité, tantôt filant comme pris de folie. Il est le sol
mobile sur lequel évolue, d’un pas sûr et léger, variant l’allure à l’unisson du tapis, le comédien incarnant Montaigne. En harmonie avec sa marche Yannick Choirat interprète le texte avec
justesse, clarté d’énonciation, et sensibilité. D’abord vêtu à la mode d’aujourd’hui, puis se dénudant entièrement avant d’endosser un costume à fraise pour finir, il montre ainsi par le vêtement
la traversée des siècles d’un texte qui a conservé aujourd’hui sa richesse. Au service de sa progression, des jeux de lumière remarquables, sobre et sensibles.
Arpenter un tapis roulant
pour signifier que l’on traverse la vie, les événements, et que tout est soumis à la loi d’ l’impermanence générale ? C’est annoncé d’emblée : on sera dans l’évidence et non dans la suggestion.
La suite du spectacle confirme cette première impression : sur ce tapis vont défiler, à la rencontre du comédien, foultitude d’objets qui eux aussi sont d’une évidence assez confondante quant à
leur signification – par exemple une série de valises et de sacs de tous ordres quand il sera question de voyages – qui souvent deviendra lourdeur – ah… ces cartons de couches-culottes empilés en
équilibre précaire pour appuyer quelques propos peu amènes concernant les tout jeunes enfants… On est dans la redondance inutile : cette pléthore d’objets gâche tout ce qu’il pouvait y avoir de
juste dans l’interprétation du comédien – et de brillant dans le texte...
Cela eût été agaçant sans
plus s'il n'y avait eu cet exécrable accompagnement sonore. Bien qu’il soit mentionné sur le programme qu’une "musique" a été composée, j’ai quelque difficulté à user de ce terme pour qualifier
ce qui a accompagné le spectacle. Il y avait certes des instruments "de musique" – flûte traversière et clarinette entre autres – et des gens qui en jouaient, mais ce qui s'offrait aux oreilles
n'avait rien de musical ? Sauf à de trop rares exceptions près où une agréable ligne mélodique s’installait, ce qui jaillissait des instruments tenait davantage du bruitage : des sons tantôt
isolés tantôt en grappes serrées, en jets saccadés façon mitraillette, parfois comme de sourdes respirations et presque toujours en état de discordance avancée – le tout piqué sur le chuintement
du tapis quand sa course s’accélère. Cette ambiance sonore finit par pincer les nerfs aussi désagréablement que des doigts hystériques s'en prenant aux cordes mal tendues d'une malheureuse
harpe...
Exhibition plutôt que
suggestion, environnement sonore envahissant et discordant… pourquoi donc avoir autant surchargé la scénographie alors que le texte, en lui-même condensé remarquablement élaboré et fort bien dit
de surcroît, eût admis plus de légèreté ? À mes yeux, ce fatras de bruits et d’objets sont des tue-le-texte. Me voilà bien acerbe… Cependant, quoi que j’aie pensé, je reste certaine que la
force du texte tel qu’arrangé par Thierry Roisin et Olivia Burton, et dit par Yannick Choirat suffira à emporter l’adhésion de la plupart des spectateurs. Et Montaigne d’être, in fine,
grand vainqueur : ce spectacle contribue indéniablement à maintenir vivants sa pensée et ses Essais.
NB – Le texte de la pièce précédé d’un entretien avec Thierry Roisin est vendu à l’accueil de la salle au prix de 2 euros.
Montaigne
Texte adapté des Essais par Thierry Roisin et Olivia Burton
Mise en scène:
Thierry Roisin
Scénographie :
Jean-Pierre Laroche
Avec :
Yannick Choirat, Samuel Maître (clarinettiste), Agnès Raina (flûtiste), et les manipulateurs : Yannick Bourdelle, Baptiste Chapelot, Balthazar Daninos, Marie-Laurence Fauconnier
Lumières :
Gérard Karlikow
Musique :
François Marillier
Costumes :
Isabelle Périllat
Durée du spectacle :
1h15
Jusqu’au 6 février au Nouveau théâtre de Montreuil. Salle Maria Casarès, 63 rue Victor Hugo – 93100 MONTREUIL