Comme souvent cette année j’aurai assisté à un spectacle sans rien savoir de l’œuvre dont il est issu fût-elle, cette œuvre, des plus connues parmi les «classiques» de la littérature comme l’est Le Silence de la mer. Tout au plus connaissais-je le nom de l’auteur, et avais- je la vague sensation que l’argument m’était familier – pendant l’Occupation, un vieil homme et sa nièce se voient contraints d’héberger un jeune officier allemand. Peu enclins à la complaisance envers l’ennemi sans pour autant être des résistants actifs ils décident de marquer leur patriotisme en refusant systématiquement d’adresser le moindre mot au jeune homme. Or celui-ci n’a rien du nazi imbu de violence – non: c’est un fou de culture à la sensibilité exacerbée, francophile et francophone, musicien qui plus est… Et il va parler, parler beaucoup, de sa France rêvée, de belles lettres, de musique, tâchant de rompre le silence que lui opposent sans faiblir ses hôtes forcés en évoquant les auteurs français qu’il révère, les grands compositeurs allemands, Goethe... Il parle aussi de la guerre – il a endossé l’uniforme par fidélité à une promesse faite à son père agonisant qui lui enjoignait, bien que francophile lui aussi, de n’aller en France «que casqué et botté»; il est en outre intimement convaincu que de cette guerre, selon lui une formidable opportunité culturelle pour l’Europe, il ne pourra sortir que de grands biens pour l’Allemagne et pour la France…
Je devais apprendre le lendemain, à Plamon, que Le Silence de la mer a d’abord été une nouvelle publiée en 1942 – la première publication des Éditions de Minuit, cofondées à l'automne 1941 par Vercors, de son vrai nom Jean Bruller, et Pierre de Lescure – que l’auteur a lui-même adaptée pour le théâtre sept ans plus tard, en 1949. C’est cette version théâtrale que l’on a vue, mise en scène par Gilbert Ponté et interprétée par Joël Abadie (Werner von Ebrennac), Maryan Liver (la nièce) et Jacques Rebouillat (l’oncle). J’appris aussi qu’il y avait quelques écarts entre la nouvelle et la pièce, imputables à l’auteur lui-même – à un harmonium près, que la mise en scène a dû escamoter car Joël Abadie n’est pas musicien… il n’en a pas moins campé un Werner von Ebrennac époustouflant, mettant en parfaite cohérence ses postures, ses regards, sa gestuelle avec ses inflexions, faisant ainsi éclore à la perception du public toutes les nuances de ses sentiments, ses engouements, ses déceptions… Il faut au passage saluer sa diction: il a su trouver une manière de prononcer les mots qui donne clairement aux syllabes des accents germaniques sans tomber dans les exagérations caricaturales, prenant soin d’user çà et là de menues maladresses lexicales telles qu’un étranger même rompu à la pratique de notre langue en laisse malgré tout subsister dans sa façon de parler. Une sidérante justesse dont Joël Abadie nous dira qu’il la doit à l’immersion linguistique que lui a offerte une année passée en Allemagne quand il était étudiant et dont il a affiné les fruits en se faisant lire par un ami germanophone la traduction allemande de la pièce de Vercors puis en effectuant sans cesse des va-et-vient entre les textes français et allemand.
En réponse à ces monologues successifs, pas un mot ne sort de la bouche de l’oncle et de sa nièce, murés dans leur silence, retranchés dernière un livre ou bien ostensiblement tournés vers le poste de radio qui est de temps en temps mis en marche. Un silence obstiné, infrangible et pourtant il n’est pas abusif d’écrire que ces deux êtres donnent la réplique à Werner: leur mutité déjà est éloquente et l’est davantage encore grâce au formidable discours non verbal qui la soutient en permanence – un jeu élargi qui engage tout le corps, fondé sur des attitudes subtilement modulées, des variations très fines dans les mimiques, l’orientation et l’intensité des regards… Maryan Liver et Jacques Rebouillat jouent leur partition muette avec une magnifique force expressive, qui est exactement au diapason de l’interprétation remarquable de Joël Abadie.
Cette belle synergie d’acteurs s’inscrit dans une mise en scène sobre qui, à l’intérieur d’un décor très épuré, place au centre du jeu un poste de radio et des livres – point n’est besoin de s’attarder sur le sens symbolique que ces objets peuvent avoir par rapport à la parole, à l'échange… et sans doute cette dimension-là a-t-elle eu sa part dans les choix scénographiques. Au bout du compte un spectacle profondément émouvant porté par d'excellents comédiens, unanimement apprécié et applaudi.
LE SILENCE DE LA MER
Une pièce de Vercors.
Mise en scène: Gilbert Ponté
Avec: Joël Abadie, Maryan Liver, Jacques Rebouillat
Création lumières et sons : Kosta Asmanis
Régie lumière : Benoît Cornard
Durée : 1h10
Représentation donnée le lundi 30 juillet à l’abbaye Sainte-Claire.
Ce texte qui incite aux remises en question prend un relief accru grâce à la programmation sarladaise qui a placé cette représentation quelques jours après celle de Jean Moulin, évangile... à bref intervalle se regardent ainsi deux spectacles que tout oppose: l'un est un drame quasi documentaire, l'autre une pure fiction; l'un a des dimensions épiques, l'autre se tient dans l'étroite intimité d'un foyer; l'un met en scène des résistants armés tout entiers immergés dans leurs actions clandestines confrontés à des officiers allemands d'une cruauté exemplaire, dont le "Boucher de Lyon" en personne, l'autre montre des Français qui résistent sans violence physique à un Allemand fin et sensible... Il n'est pas jusqu'au lieu de représentation qui marque le contraste: la place de la Liberté pour l'un qui magnifie un héros fameux de la Résistance, la cour de l'abbaye Sainte-Claire, où l’on se sent comme au creux d’une paume repliée en conque, pour l'autre qui met en valeur le sentiment individuel.
Chaque pièce a son sens, sa portée bien à elle, mais d'être ainsi frottées l'une à l'autre toutes deux prennent un éclat un peu différent, que l'on ne verra jamais briller ailleurs qu'à Sarlat.