Nette? Vraiment?
Un peu d'espace se dégage, des boîtes changent de place, les formes géométrique régulières des empilements me rassurent: quelque chose a été accompli.
Un soulagement me gagne – je viens de passer à la déchiqueteuse de vieux tirages remontant à l'époque où, fraîchement initiée au tirage argentique (très fraîchement: même pas deux ans d’initiation!), je prétendais «faire œuvre» dans ma salle de bain obscurcie, parce que je disposais d’un agrandisseur et du matériel minimal nécessaire au tirage. J’étais pressée de mettre en pratique mon savoir tout neuf et de l’intensifier par ce travail à domicile en même temps que je continuais de suivre des cours. Mais je n’avais aucune conscience de l’étendue de mes ignorances techniques, heureusement comblées aujourd’hui pour ce qui regarde les plus handicapantes d’entre elles (par exemple l’art d’utiliser les filtres et de jouer sur leurs effets pour obtenir des images équilibrées ou au contraire hyper contrastées, ou de positionner sa feuille de papier dans le margeur). Se sont ainsi accumulées d’impressionnantes quantités de tirages que j’avais qualifiés d'«aboutis» et conservés…
Quelle présomption, quelle vanité! à vingt ans de distance, et surtout après six ans (ne comptons pas l’année de confinements qui a soustrait de ma formation plus d'une saison d’enseignement…) d’enrichissements à tous niveaux auprès de Dan Aucante (centre Rébeval de la Ligue de l’enseignement) regarder aujourd'hui ces tirages me les montre sous leur vrai jour: ils sont affligeants. Et pathétique, lamentablement pathétique, ce soin que j’avais mis à les ranger, classer, préserver dans leurs boîtes comme des choses précieuses!
C’est donc une trentaine de tirages, dont certains sur papier baryté dûment séchés «à bords tendus» (je ne doutais vraiment de rien), que j’ai déchirés en bandes grossières feuille après feuille – le format 24x30 cm est trop large pour ma petite machine qui atteint ses limites avec le A4 – et, ainsi défaits, passés à la déchiqueteuse. Ce n’est pas tant la médiocrité du travail photographique que, ce faisant, j’ai annihilée – oui, annihilée, car déchiqueter en minces bandelettes, c’est bien plus que jeter, c’est le degré le plus élevé de destruction juste avant l’ultime sommet en la matière, savoir la réduction en cendres par le feu – mais cette incommensurable vanité qui m’a fait croire, au moment où je réalisais ces tirages, qu’ils avaient un quelconque intérêt. Cette annihilation, qui n’est venue à bout que d’une infime part de ce qui mériterait d’être annihilé, c’est un peu un piétinement de moi-même – du moins le piétinement de ce qu’aujourd’hui je ressens comme une part méprisable de moi-même.
Mais la zone de terrain à dépolluer reste immense, et ce n’est pas une aussi petit séance de ménage qui y pourvoira.
Cela dit, cette petite opération de «vidation» a une autre vertu: me protéger de l’angoisse, de l’insurmontable angoisse de me sentir là-tout-de-suite en «instance-de-mourir», de disparaître à jamais maintenant sans avoir réalisé aucune de mes aspirations, fussent-elles parfaitement anodines. «Dégager de l’espace», c’est prévoir de l’occuper autrement «plus tard»; c’est donc me projeter, m’imaginer demain, me donner un à-venir.
M’oublier là-tout-de-suite mortelle. Donc vivante, encore un peu.