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30 mars 2014 7 30 /03 /mars /2014 12:13
Dom Juan entre gouffres chtoniens et abîme céleste

Oui, mais ma passion est pour Done Elvire, et l'engagement ne compatit point avec mon humeur. J'aime la liberté en amour, tu le sais, et je ne saurais me résoudre à renfermer mon cœur entre quatre murailles. (Dom Juan à Sganarelle, III, 5).

Un séducteur au cœur volage se dérobant à l'engagement qu'il a contracté d'épouser une femme après l'avoir poursuivie de ses assiduités pour enfin la séduire: c'est en général à cela que, spontanément, l'on résume l'argument du Dom Juan de Molière. C'est, bien sûr, beaucoup plus complexe que cela: outre qu'en amour il ne s'attache à personne et offre son cœur à toutes les belles (III,5), Dom Juan est un fervent libre-penseur, se moquant du Ciel comme d'une guigne et prenant un plaisir plus que malin à ironiser autant que faire se peut à propos de ses éventuelles manifestations ‒ au grand dam se son valet Sganarelle, lequel apparaît un peu comme la conscience de son maître. D'ailleurs, leur relation, largement développée à travers de longs échanges, est un autre des éléments clefs fondant la richesse de la pièce. Quoi que l'on ait en tête à propos de Dom Juan, une connaissance approfondie de fin lettré ou bien de simples traces laissées par quelque souvenir scolaire, on va voir cette pièce pour découvrir non pas une intrigue mais une façon de raconter celle-ci ‒ une façon de "faire du théâtre".

Et encore l'art théâtral ici pressenti n'était-il pas pour moi tout à fait de l'ordre de la découverte puisque c'est justement le nom du metteur en scène, Arnaud Denis, et celui de sa compagnie, les Compagnons de la chimère, qui m'ont attirée vers le Théâtre 14: je m'étais délectée de leurs Revenants d'abord puis de leurs Fourberies de Scapin en 2007 et, en 2009, de leurs Femmes savantes; je savais par ailleurs combien Arnaud Denis était un comédien exceptionnel pour l'avoir vu dans Le Misanthrope (ou Alceste à La Cigale) mais aussi, en juillet 2012 à Sarlat, seul en scène interprétant un florilège de textes sur la folie choisis et montés par ses soins. Je ne m'attendais donc qu'à du bonheur, et j'ai été comblée.

On entre de plain-pied dans le spectacle: nulle invite préalable à "éteindre les téléphones portables" ni même de signal sonore indiquant aux spectateurs qu'ils doivent désormais interrompre leurs conversations; aussitôt la pénombre tombée dans la salle Sganarelle, assis en bord de scène, commence sa tirade. Puis l'espace de jeu est ramené au plateau ‒ l'on découvre alors, au lever de rideau, un décor stylisé, fait de panneaux sombres percés de baies en plein-cintre et dont la base est striée de blanc. Ce "fond de décor" demeurera inchangé tout au long du spectacle, bien que l'on "voyage" beaucoup au fil des actes – sous-bois, abords d’un village, chapelle-tombeau, salon… Cela réduit d'autant sa part figurative ‒ la forme des baies évoquant l'art roman, les striures claires la pluie battante ou les ramures buissonnantes ‒ au profit de sa dimension symbolique comme si, en quelque endroit que les personnages se trouvent, ils ne quittaient jamais vraiment le tréfonds de la Forêt aventureuse ‒ l’œil du Mystère si l'on veut: les replis secrets de l'âme de dom Juan qu'il s'agit, in fine, d'explorer. L'on n'est pourtant pas dans un de ces univers théâtraux déroutants où tout est qualifié de "symbolique" et ne se peut déchiffrer qu'à l'aide d'une clef: c'est juste que la figuration réaliste, bien présente, est prise en charge autrement que par le décor stricto sensu ‒ essentiellement par des jeux de lumière extrêmement savants et des projections vidéos (branchages agités par le vent courant au-dessus des spectateurs, feu s'allumant au beau milieu du plateau...), mais aussi par l'accompagnement sonore et musical (roulements de tonnerre, chants sacrés, crépitements de pluie...), par les accessoires (table de souper, chandeliers, épées...) et, enfin, par les costumes. "D'époque" souligne Arnaud Denis dans sa note d'intention, "parce que je préfère rêver plutôt que d'actualiser". Costumes superbes, adaptés à la diversité des situations traversées par les personnages, non pas mimétiques cependant mais répondant plutôt à l'idée que le public d'aujourd'hui peut se faire des vêtements du temps de Molière. S'ils alimentent par là en effet cette rêverie que peut induire toute inscription dans un passé relativement lointain ils ont surtout l'avantage de correspondre à la lettre du texte quand les répliques renvoient à la tenue des personnages, par exemple à la scène 1 de l’acte II lorsque Pierrot se lance dans une description détaillée des atours portés par les messieux que lui et le gros Lucas ont sauvé de la noyade en l’opposant comiquement aux vêtements paysans ou, plus loin, lorsque dom Juan et Sganarelle se travestissent pour échapper à leurs poursuivants.

Selon Arnaud Denis, Dom Juan est "une œuvre obscène et sublime", "une messe noire". Bien sûr parce qu'il y est question de mécréance et de libertinage; mais le soufre n'est pas qu'une affaire de discours; il y a aussi un érotisme affleurant qu'il s'est efforcé de rendre tangible dans sa mise en scène et il y réussit à merveille, mais avec quelle subtilité, quelle sophistication! un regard languide coulé vers la femme à séduire, un geste à peine esquissé de la main suffisent à exprimer la plus enjôleuse lascivité. Il sait porter à son comble l'ambivalence de son personnage lorsqu'il étreint Elvire, cajole la nuque de Charlotte et renverse vers ses lèvres son visage dans une brusque torsion, s’abandonne alangui aux caresses des masques lui offrant une grappe de raisin lors du souper, avant que survienne monsieur Dimanche… L'on est à des lieues de cet érotisme facile et brutal, exhibitionniste au pire sens du terme, auquel avait cru bon de sacrifier Francis Huster en dénudant Elvire dans son Dom Juan...

C'est enfin, toujours selon Arnaud Denis, "l’œuvre shakespearienne de Molière": la règle des trois unités n'y est pas respectée, et la spectralité l'imprègne, à travers la figure du Commandeur en particulier. L'on peut dire que l'on attend un Dom Juan au tournant de sa figuration du Commandeur comme on attend un Hamlet à celui du fameux To be, or not to be... Arnaud Denis négocie le virage de main de maître: avec ce visage blanc inexpressif descendu des cintres, rendu vivant par des projections vidéos et la voix off de Michael Lonsdale, l'on est confronté à une impressionnante sépulcralité. Quant à l'ombre de Shakespeare, je l'ai entraperçue au salon, juste avant le souper (mais peut-être a-t-elle passé ailleurs sans que je la voie): dom Juan ne songe-t-il pas au pauvre Yorick lorsque, dos au public, il contemple un instant un demi-masque abandonné sur la table qu’il prend à bout de main?

D'aucuns arguent qu'un décor et une mise en scène trop riches empêchent un texte de s'épanouir au sortir de la bouche des comédiens, et qu'un habillage scénique réduit au minimum, voire absent, est le mieux à même de laisser leur force aux mots d'un auteur. Ici, les assauts d'orage entrecoupés de chants sacrés, les exubérances lumineuses s'apaisant en inquiétantes pénombres, les costumes très élaborés... tout ce qui a priori submerge l'attention et la détourne du texte au contraire l'y ramène, et conduit même au-delà de sa surface, loin dans son épaisseur symbolique et philosophique. La dimension métaphysique resplendit, sans pour autant éclipser la part comique, teintée de trivialité. Et malgré l'évident accent mis sur le versant surnaturel de l'aventure donjuanesque, je ne pense pas que cette orientation occulte, de quelque manière, quoi que ce soit du texte de Molière.

C'est un formidable spectacle qui envoûte et fascine, plonge dans un rêve profond, fait tomber les murs et immensifie l'espace comme un chœur sacré efface les voûtes d'une cathédrale pour atteindre le Ciel... Certes parce qu'il est merveilleusement porté par des comédiens toujours au plus juste de leur jeu et une mise en scène luxuriante, mais surtout parce que cette luxuriance même est d'une pertinence parfaite: outre qu'elle encourage la rêverie au lieu de la juguler comme souvent lorsque les effets visuels et sonores abondent, elle permet au texte, énoncé il est vrai de façon magistrale, de briller de tous ses feux.

C'est là du grand art théâtral, prouvant que le (très) spectaculaire n'est pas forcément un étouffe-texte et qu'il peut non seulement servir, mais rehausser et magnifier les plus belles répliques.

DOM JUAN OU LE FESTIN DE PIERRE
Comédie
en cinq actes et en prose de Molière.
Mise en scène :
Arnaud Denis, assisté de Loïc Bon.
Avec :
Eloïse Auria, Jonathan Bizet, Julie Boilot, Loïc Bon, Arnaud Denis, Gil Geisweiller, Vincent Grass, Alexandra Lemasson, Jean-Pierre Leroux, Stéphane Peyran. Et la participation virtuelle de Michael Lonsdale dans le rôle de la statue du Commandeur.
Décor :
Edouard Laug
Costumes :
Virginie Houdinière
Lumières :
Laurent Béal
Création vidéo :
Sébastien Sidaner
Maquillage :
Pascale Fau
Durée :
Environ 2h30.

Jusqu’au 26 avril au Théâtre 14 / Jean-Marie Serreau
20 avenue Marc Sangnier
75014 Paris
Tél.: 01 45 45 49 77
Du mardi au samedi à 21 heures, matinée samedi à 15 heures.

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