L’escalier est derrière la
maison. Les ronces l’ont envahi ; en fouillant du regard sous les entrelacs de branches et de graminées, on devine ses marches aux dalles ébréchées, couvertes de mousses – des lichens gris et
jaunes leur font comme des ecchymoses. La rampe, qui disparaît sous la végétation, est rouillée jusqu’au cœur. Il mène au grenier. La maison elle-même se délite, ses murs desquament comme un
épiderme eczémateux et le jardin se noie dans les mauvaises herbes. Ses derniers occupants sont morts voici plus de trente ans ; personne n’est venu leur succéder.
Un jour, la quarantaine finissante, leur unique petit-fils décida de revenir vivre sur les lieux de son
enfance. Il entama alors une vaste campagne de rénovation. Il fallait tout refaire – le toit, d’abord : les poutres étaient très abîmées, nombre de tuiles étaient brisées ou manquaient, la
gouttière était arrachée par endroits. Puis les murs : des fissures apparaissaient, et là où l’ampélopsis ne grimpait pas, le crépi avait entièrement disparu, découvrant des pierres mal scellées.
Quant à l’intérieur, il n’était plus habitable. Les infiltrations humides avaient tout ravagé : canalisations et installations électriques étaient hors d’usage, les lattes des parquets
bâillaient, les papiers peints, gonflés, boursouflés, tachés, pendaient un peu partout en longues langues difformes. Quelques meubles laissés sur place avaient eux aussi succombé à l’abandon et
n’étaient plus que ruines de bois – d’eux l’on se débarrassa sans remords, à la hâte : ils étaient de piètre qualité et l’on feignit de ne pas songer qu’ils pouvaient avoir une valeur
sentimentale.
Il fallut beaucoup plus de
temps pour restaurer la demeure mais les opérations furent menées avec une même diligence, sans atermoiements : le plaisir revigorant que procure l’émergence du neuf eut raison de toutes les
nostalgies. La charpente fut soigneusement examinée puis traitée contre les parasites. Des tuiles neuves et de la matière isolante furent posées. L’on choisit de laisser les pierres apparentes
–cela impliquait, une fois l’ampélopsis arraché, de les brosser pour enlever les résidus de crépi et les ilots de végétation qui avaient poussé dans les interstices, et de refaire les joints. Une
fois l’extérieur redevenu rempart efficace contre les intempéries, l’on s’attaqua aux parquets, aux cloisons dont certaines furent abattues, aux plafonds… En à peine deux ans, la maison, en
dedans, au-dehors, et jusqu’à ses entrailles, était comme neuve, pourvue des équipements les plus modernes. Le nouveau propriétaire avait aussi, au fil des saisons, offert une véritable cure de
jouvence au verger et au potager, défrichant, taillant, binant… et très vite de beaux légumes apparurent, des fruits charnus et savoureux firent ployer les branches des arbres que l’on croyait
trop vieux.
Pourtant, à l’arrière de la
maison, collé au mur nord lui-même lové dans le creux que forme la colline au pied de laquelle s’étend le petit domaine, le vieil escalier a échappé au ravalement général. Il est resté enfoui
sous les friches. Il reste là comme un appendice inutile puisque l'on a aménagé, dans le salon-bibliothèque, un accès vers le confortable lieu à vivre comprenant trois chambres mansardées, une
salle de bain et un dressing qu'est devenu, à la faveur des travaux, le vaste espace sous le toit. Le grenier n'existe plus. Mais le petit-fils a obstinément refusé que l’on touche à l’escalier.
Là sont réfugiés ses meilleurs souvenirs d’enfant ; le grenier était le paradis de ses dix ans, et ces marches sont désormais l’ultime cordon ombilical qui le relie à ce qu’il a été. Qu’on le
coupe et il mourrait – il en était persuadé.
Peu à peu cependant cette
conviction chancela. L’attachement au passé lui pesa de plus en plus : il se rendait compte que l’extrême labilité des jours changeait en gravats méconnaissables la plupart des instants vécus et
que ces débris poussiéreux finissaient par encrasser la mémoire comme les dépôts graisseux les artères. Les moments heureux aussi se racornissaient en se réduisant à l’état de tristes fantômes
rancis par le passage du temps. À force de remâcher ces rogatons il gagnait en bouche un goût âcre de moisissure. De bois pourri. Il mesurait, à l’aune de ses souvenirs, la vitesse à laquelle
l’écoulement des jours creusait des abymes dans son âme – Ah ! Ne plus regarder en arrière ! Car se souvenir, c’est voir de trop près sa propre finitude…
"Il est temps de prendre le balai et d’épousseter mon petit théâtre intérieur !" se dit-il enfin, certain que ce
serait là une belle opération de salubrité personnelle. Et peut-être aussi d’autodissolution…
L’adage recommande de toujours balayer devant sa porte. Lui savait que le plus efficace des coups de
balai se donne, d’abord, dans les escaliers – surtout quand ceux-là se trouvent derrière la maison.