Éclats brillantissimes
Le matin, premières frustrations imputables aux chassés-croisés
interfestivaliers: à Plamon Jean-Paul Tribout fut seul – Jacques Weber n’était pas encore arrivé d’Avignon, où étaient déjà repartis Jean-Pierre Bouvier, Gaëlle et Claude Merle. Et, le soir,
deuxième repli au centre culturel – "deuxième" plutôt que second car il est à craindre que de prochains transferts suivent – qui a sans doute occasionné quelques grincements de dents: Jacques
Weber aurait dû jouer sur la place de la Liberté; or, ses gradins étant d’une jauge beaucoup plus importante que la salle du Centre culturel, certains spectateurs n’ont pu être accueillis. Ils
seront remboursés, bien sûr. Mais la compensation aura un goût un peu amer…
Les Éclats de
vie de Jacques Weber appartiennent à la catégorie des "spectacles-florilèges" que l’on voit régulièrement à Sarlat – un comédien, parfois accompagné d’un musicien, interprète à la suite des
textes, théâtraux ou non, empruntés à divers auteurs. Catégorie vaste et diverse… L’an dernier Jean-Marie Sirgue et Serge Rigolet nous avaient présenté Les Konkasseurs de kakao; en 2007, Pierre Lafont, lui, avait mis le public à contribution: chaque spectateur recevait en entrant dans la salle une liste de textes
et le spectacle avançait en fonction de ceux que demandait le public.
La proposition de Jacques Weber est encore d’une autre sorte. Il a puisé chez Edmond Rostand, Artaud, Molière, Maïakovski, Devos, Pagnol, La Fontaine, Duras… des textes qui, d’une manière ou d’une autre, l’ont marqué au cours de sa vie puis les a assemblés en une composition soigneusement élaborée: outre que certaines citations réduites à un seul vers sont glissées à l’intérieur de passages plus longs, des "chevilles" ont été écrites pour créer une continuité et assurer la cohésion des morceaux choisis. C’est une mosaïque complexe, où l’on repère quelques pièces dont il est l'auteur – pour ma part j’avouerai une petite préférence pour sa magistrale "Variation autour de la fable Le Corbeau et le renard", désopilante, pleine de finesse, bien sentie… goûteuse comme un fromage à point dont se délecterait un gastronome.
Le montage est admirable: chaque texte prend sa force de ceux
qui l’environnent et des jonctions que Jacques Weber leur a données. Plus encore que les textes eux-mêmes m’ont éblouie la merveilleuse diction du comédien, son jeu qui voyage de la tragédie à la
farce en passant par l’humour tendre… Qu’il tonitrue ou minaude, se moque ou s’attendrisse, explose ou murmure: c’est une même bourrasque d’émotion qu’il fait souffler sur le public. De tout le
spectacle émane un formidable amour de la langue française, du théâtre, des artistes, comédiens ou poètes… Et une immense tendresse pour les mal-lotis, les pas-gâtés-de-la vie: la gorge se noue
quand il dit "Le coupeur d’eau" de Marguerite Duras, on sourit avec presque une larme à la commissure des lèvres quand il portraiture "Le marin", une de ces gueules de chef-d’œuvre aperçue dans un bistrot breton, la tronche à tribord, le blanc sec à bâbord.
À maintes occasions j'ai été étonnée de sa plasticité vocale,
qui va bien au-delà de la flexibilité permettant de varier, de nuancer tons et inflexions. Et de sa faculté caméléonienne de devenir, de tout son être, un personnage et d'en changer à vue – par
exemple quand il dit le sonnet que Corneille vieillissant adresse à Marquise, rehaussé de deux ou trois vers de son cru: sous la lumière soudain concentrée sur son seul visage en un faisceau
unique, le voilà qui s’affaisse sur son siège, agite des mains tremblotantes et fait chevroter sa voix jusqu’a la ténuité… On voit alors cet homme à peine sexagénaire se ratatiner tout d’un coup
en un vieillard centenaire, et cacochyme: quelle transfiguration! C’était éblouissant.
Il a été, en toute justice, très applaudi. Je me demande cependant pourquoi, hors quelques spectateurs qui se levèrent, le public ne
lui offrit pas d’ovation debout; son talent, la qualité de son spectacle et sa générosité de comédien l’auraient amplement méritée.
Textuellement brillant, théâtralement merveilleux... Je ne vois
pas comment conclure autrement ces quelques lignes, dont je doute qu’elles traduisent aussi intensément que je l’eusse voulu la joie jubilatoire que j’ai éprouvée du début à la fin de ce
spectacle. C’est toujours culpabilisant de n'exprimer son enthousiasme qu’avec des mots convenus – on en devient plat quand on voudrait s’enflammer en restant simple et sincère…
Je voyais ce soir-là pour la première fois Jacques Weber sur une scène. Ces Éclats de vie ont été une révélation et,
désormais, je sais que voir son nom à l’affiche d’un théâtre suffira à m’entraîner dans la salle.
Ne pouvant être présent à Plamon le lendemain – Avignon oblige… – Jacques Weber a proposé d’échanger avec le public après la représentation. Il nous a consacré une très large demi-heure, pendant laquelle une petite dizaine de questions lui pont été posées; l’écouter répondre a été un réel plaisir qui, telle une ultime délicatesse, a couronné, celui, immense, qu’il venait de nous offrir. Généreux jusqu’au bout, au lieu de s’éclipser sitôt l’échange terminé, il est allé se poster au guichet du centre culturel où l’on vendait le texte de la pièce*, se tenant à la disposition de ceux qui faisaient la queue pour obtenir leur autographe.
Des réponses qu'il a livrées au public j’ai, pêle-mêle, retenu quelques bribes, reprises de mémoire:
• S’estimant piètre improvisateur, il ne laisse pas de place à l’improvisation dans son montage et ne s’écarte guère d’un tempo
soigneusement minuté, se bornant à s’adapter aux conditions changeant d’une représentation à l’autre. Pourtant, la toute première mouture de ce montage textuel a été une improvisation… Au fil des
années le spectacle évolue, se modifie par ajout ou retrait de quelques textes.
• À la question "Quel est pour vous le plus beau vers de la langue française?", il n’a pas répondu en citant de vers précis, mais en
expliquant que, selon lui, "le plus beau vers français est le vers racinien" – " le plus beau vers" s’appliquant, ici, à l’ensemble d’une écriture versifiée.
• Des liens très forts, et très intimes, l’attachent au personnage de Cyrano de Bergerac imaginé par Edmond Rostand, qui occupe une
grande place dans son parcours d’homme de théâtre; c’est pour cela que les Éclats de vie débutent par une tirade de Cyrano. Et – "c’est un scoop!" a-t-il dit – il est en train d’écrire
un livre traitant de ses rapports avec Cyrano dans lequel, ai-je cru comprendre, il dépasse l’autobiographie et observe les significations, les résonances que peut avoir en chacun de nous la
figure de Cyrano.
* Le texte du spectacle a été intégralement publié
par L’Avant-scène théâtre n° 111 (mai 2011 – 12,00 €.) dans une mise en page qu’il convient de saluer: des crochets permettent de différencier, au mot près, les interventions de l’auteur
des citations proprement dites – lesquelles sont, chacune, précédées d’un titre et du nom de l’auteur. L’on mesure ainsi combien le montage est subtil. Le texte est accompagné d'un bel éditorial d’Olivier Celik, d'un portrait-biographie concis et sensible doublé d’un "parcours d’un comédien exceptionnel" signés Amélie
Héliot, et enfin d'un autre "portrait", plus personnel que documentaire, écrit par la vidéaste Louise Traon.
Je lis tout cela avec délices; mes souvenirs du spectacle s'y réchauffent très agréablement...
Éclats de vie
Montage de textes de Christine et Jacques Weber
Mise en scène :
Christine Weber
Interprétation :
Jacques Weber
Décor :
Christine et Jacques Weber
Costumes :
Daniel Mare
Lumières :
Philippe Dupont
Durée :
1h30
Créé au Théâtre Hébertot (Paris) le 14 décembre 2010.
Représentation donnée le mercredi 20 juillet au Centre culturel de Sarlat.