L’an passé, à
Sainte-Claire, Jean-Marie Sirgue avait présenté son adaptation de Rhinocéros
– non pas la pièce mais la nouvelle que Ionesco a écrite environ
trois ans auparavant. J’avais été enthousiasmée
par sa mise en scène autant que par la qualité de son jeu, à la fois retenu, souple, et profondément expressif. C’est donc sur la foi de son seul nom que je suis allée voir Les
Konkasseurs de kakao. Certes un peu intriguée par le titre et attirée par la balade littéraire qui se profilait derrière
la manière dont ce florilège était annoncé – complètement insensé, aucun thème, aucune logique, aucun message – j’avais au fond pour principale motivation de voir à nouveau jouer Jean-Marie Sirgue. De quelque nature que fût le
spectacle, j’étais certaine de ne pas être déçue. Et je ne l’ai pas été.
Une chaise pour l’accordéoniste. Un banc pour le comédien. C’est
tout. Le décor du spectacle est là. Là seulement. Ah, non… une infime touche de couleur, au pied du banc, attire le regard – une petite poire de plastique bleu. Elle attend – quoi? Une baleine,
une grosse baleine qui va tuer son dépeceur. Mais n’anticipons pas.
L’on entend d’abord l’accordéon et l’on a l’impression d’être pris par la main puis entraîné dans une farandole qu’on ne quittera qu’à
la fin. Car la dynamique du spectacle s'apparente à une farandole qui va, vire, revient en une danse coulée sans rupture. Il y a des variations de registre, de ton, de rythme – l’humour absurde
côtoie le monologue satirique, les auteurs du XIXe siècle croisent la prose avec ceux d’aujourd’hui – mais le très habile montage de textes et de temps laissés à la musique confère à l’ensemble
une harmonieuse continuité.
Hormis La Rempailleuse de Maupassant, je n’ai, sur
l’instant, identifié aucun des textes. Mon plaisir de spectatrice ne doit donc rien à celui que donne le sentiment de familiarité littéraire. Mais tout à la capacité des deux interprètes à faire
entrer d’emblée le public dans un mouvement théâtral où l’on traverse plusieurs univers peuplés de personnages très divers, tous campés avec un égal bonheur par un comédien de
grand talent.
À aucun moment ne se perçoit chez Jean-Marie Sirgue cette crispation de tout le corps qui étreint souvent les comédiens trop "habités"
par leur rôle. Quelle présence cependant! Quelle aisance dans les incarnations successives – j’aurais écrit "légèreté" si je n’avais craint que ce mot fût compris comme synonyme
d’inconséquence ou de superficialité alors que je ne veux signifier rien autre qu’une grâce aérienne dans la manière de poser un personnage puis de glisser vers le suivant, une étonnante fluidité
de jeu, une formidable aptitude à rendre expressif un sourire, un roulement d’yeux, un froncement de nez, un léger recul du corps, un mouvement du poignet… Appuyés par toute une gamme de
modulations dans la voix et les intonations, ces gestes mesurés et pleins de spontanéité, jamais outrés qui pourtant parviennent à caricaturer – alors même que la caricature est grossissement de
traits Jean-Marie Sirgue parvient à la jouer sans grossir ses attitudes ni sa diction – suffisent à exprimer des caractères. Des "r" roulés et la voix qui tonne le temps d’une brève repartie:
l’on a devant soi un marquis campagnard sûr de lui, assez rustre dans sa façon de penser à l’amour. Un sourire qui éclaire le visage et une élocution qui s’adoucit, voilà qu’apparaît dans toute
son innocence la Rempailleuse encore enfant. Yeux et bouche rechignés, mots qui tressautent et s’éraillent comme piqués d’aigreur, et surgit le déplaisant "Des Noix", le chef du personnel du
Prunus (de Noëlle Renaude) qui refuse tout aux employés, surtout les jours de congé.
Quels que soient les personnages joués et les textes dits c’est,
tout au long de la représentation, un même jeu intense et sobre, qui s'apparie à merveille avec l’accordéon de Serge Rigolet dont la présence n'est pas que d'accompagnement. Il y a à l’évidence
une grande complicité entre les deux artistes et cela donne à leur spectacle l’ultime finition qui le porte à la perfection.
Ce n’est rien de choisir de grands textes si c’est pour les mal servir – une interprétation mal adaptée et c’est l’extinction assurée
du plus remarquable des poèmes. Jean-Marie Sirgue et Serge Rigolet, eux, subliment et illuminent ceux qu’ils ont choisis.
Petite historique du spectacle et du Théâtre de la Fronde
par Serge Rigolet
(propos glanés à Plamon lors de la réunion du 18 juillet)
N’accordez aucune importance au titre de ce spectacle! c’est une
pure bêtise, un prétexte à vous raconter des histoires… En fait les mots du titre sont tirés d’une phrase célèbre qui sert d’exercice de diction aux comédiens débutants – vous savez, c’est
l’histoire de la cocotte Kiki qui donnait son corps et son cœur à qui lui offrait un caraco kaki… elle est dans le spectacle, de toute façon. Sous cette forme, la pièce tourne depuis 2004 et a
été jouée dans des endroits très différents, depuis les grandes scènes nationales jusque dans les bistrots. Il y a d’abord eu un montage textuel qui s’appelait Patchwork puis, après deux
ou trois représentations, on a élaboré une autre version; c’est devenu Les Konkasseurs de kakao, et depuis on n’y a apporté aucune modification.
Les textes ont été choisis sur la seule base du plaisir qu’ils nous donnaient – le plus difficile dans notre travail a été justement de
choisir parce qu’il y a vraiment beaucoup de textes qui nous donnent ce plaisir. Ils sont été puisés chez des auteurs très différents et le spectacle est avant tout un défilé d’auteurs devant le
public, un peu à la façon d’un tour de chant où, en l’espace d quelques secondes – le temps qui sépare un texte du suivant – on passe d’un univers à un autre. Et Jean-Marie, qui a une capacité
extraordinaire à camper plusieurs personnages sans qu’il y ait confusion entre eux, met ce talent au service de cet enchaînement.
Il n’y a aucun fil conducteur qui permette de passer d’un texte à l’autre, on n’a cherché aucun artifice pour donner du lien; on a
simplement tenu compte des émotions que ça pouvait susciter – le montage textes/musique a été pensé dans une progression émotionnelle et l’ordre des interventions a été réglé en fonction de ça,
qui est un principe complètement arbitraire mais qui en même temps correspond à notre sensibilité et à notre envie de vous la communiquer. Ce sont les textes qui ont décidé de la musique; elle
joue un rôle important parce qu’elle donne une continuité à l’émotion du texte, quand elle ne fait pas office de préambule.
La mise en scène n’est pas très fouillée, il n’y a ni décor sophistiqué ni éclairages complexes… Le spectacle repose essentiellement
sur une complémentarité entre des textes et la musique que j’ai le plaisir de jouer – j’ai composé la plupart des morceaux, quant aux autres, je les ai carrément pompés mais vous les reconnaîtrez
car ils sont très connus. Il repose aussi, je crois, sur notre engagement à vous faire partager le plaisir que nous avons eu, nous, à découvrir ces textes, et sur notre complicité.
La photo
de l’affiche? C’est la cocotte Kiki. On a photographié une poule du village, de cette espèce qui n’a pas de plumes au cou. Aujourd’hui, elle est morte. On l’a mangée, et c’était très bon!
La compagnie
Elle s’appelle le Théâtre de la Fronde. Elle est dirigée par Jean-Marie, qui l’a créée en 1982, et basée à Chédigny, un petit village
tourangeau de quelques centaines d’habitants. Je suis musicien et j’ai commencé à travailler avec Jean-Marie en 1989. Il a d’abord monté des spectacles pour enfants, puis il est passé à des
choses plus "sérieuses" – il doit avoir aujourd’hui une quinzaine de spectacles à son actif, en plus de ceux auxquels il participé en tant que comédien. Avec ces spectacles, la compagnie, depuis
sa création, a littéralement fait le tour du monde – des voyages dont on ramène toujours quelque chose qui laissera des traces dans nos créations.
Les Konkasseurs de kakao
Florilège de textes choisis par Jean-Marie Sirgue et Serge Rigolet – de Hugo à Pennac, de Maupassant à Bedos, et Prévert, Renaude,
Desproges, Nougaro... Mêlés à des morceaux d’accordéon pour la plupart composés par Serge Rigolet.
Mise en scène:
Jean-Marie Sirgue
Interprétation:
Jean-Marie Sirgue, Serge Rigolet à l’accordéon
Durée:
1h15
Compagnie:
Théâtre de la
Fronde
Représentation donnée le 18 juillet à l’abbaye Sainte-Claire.