Le nom de Tawni O'Dell a pour moi des résonances toutes particulières: ma première chronique littéraire portait sur son premier roman, Le Temps de la colère. Je l’avais beaucoup apprécié et avais notamment été sensible à la justesse avec laquelle l’auteur donnait la parole à un adolescent perturbé, Harley, pour lui confier le récit. Le registre de langue qu’elle avait adopté, à la fois fruste et poétique, parvenait à merveille à véhiculer l’émotion sans cesser d’être crédible. Quand, deux ans plus tard, parut Retour à Coal Run, je retrouvai un plaisir de lecture identique qui me décida à suivre de près cet auteur. J'ai certes manqué la sortie de son troisième roman, Le Ciel n’attend pas, mais mon intérêt pour son travail demeurait intact. Aussi est-ce dans les meilleures dispositions que j'ai ouvert son quatrième opus, Animaux fragiles.
J'ai d'emblée été séduite par le prologue, qui étire indéfiniment l'agonie de Manuel Obrador, un torero blessé à mort par le taureau qu'il affrontait... Le point de vue est celui du mourant, qui voit et perçoit mais se sait, se sent déjà mort. Cet instant du trépas si longtemps suspendu, où se ramasse tout le déroulement du combat, et plus encore, tandis que sont détaillées les sensations de l'homme à terre, est d'une force étonnante. Puis, en découvrant le récit proprement dit pris en charge alternativement par trois narrateurs différents possédant chacun sa voix propre et bien marquée – Kyle Hayes, un jeune garçon de 14 ans, Candace Jack, riche septuagénaire passant pour quelque peu excentrique, et Luis, ancien membre de la cuadrilla de Manuel Obrador entré au service de "miss Jack" après la mort du torero – je songeai que Tawni O'Dell avait gravi un degré de plus dans la maîtrise de la composition romanesque et je me préparai à goûter à nouveau son art d'immerger le lecteur dans l’intériorité de ses personnages…
Kyle et son frère aîné Klint vivent avec leur père – un modeste
ouvrier porté sur l’alcool – qui les élève seul depuis que sa femme a abandonné le foyer conjugal en emmenant avec elle la petite dernière, Krystal. Quand leur père meurt au volant de son
véhicule, leur mère exige qu’ils la rejoignent. Mais elle est installée en Arizona, et les deux frères n’ont aucune envie de laisse derrière eux ce qui fonde leur existence, ici, en Pennsylvanie
– l’école, leurs amis, l’équipe de baseball où Klint brille à chaque match… Et puis Kyle en pince pour Shelby qui, elle, est en admiration devant Klint. Et Shelby imagine de convaincre sa tante
septuagénaire de recueillir Kyle et Klint – tante Candace est riche, célibataire, et habite une vaste demeure. La jeune fille arrive à ses fins, la cohabitation commence et, sur fond de drames
familiaux venant crever à la surface de relations tendues à l’extrême, les deux adolescents se familiarisent peu à peu avec la vieille dame, tandis qu’elle s’attache à eux. Mais les "animaux
fragiles" ne s’apprivoisent pas avec la seule aisance matérielle…
Le roman rejoint Retour à Coal Run; on retrouve en effet les Houillères J&P, et quelques allusions au tragique effondrement de la fosse Gertie. Mais ici le récit se déploie du côté
des Jack, non plus de celui des mineurs – Candace est la sœur de Stanley Jack, le fondateur des Houillères dont a hérité son fils Cameron, le père de Shelby. Candace vit en recluse dans son
immense maison. Mais sa singularité véritable réside en son attachement à la culture espagnole et à l’univers tauromachique – elle a été la maîtresse de Manuel Obrador, et peut-être l’aurait-elle
épousé s’il n’avait été tué dans l’arène…
Après m’être passionnée pour le sort des personnages – Kyle
va-t-il persister dans sa pratique du dessin et de la peinture? Klint restera-t-il ce petit génie du baseball et deviendra-t-il professionnel? Les rapports entre les deux frères et miss Jack
vont-ils aller jusqu’à une certaine compréhension mutuelle? – je me suis sentie peu à peu gagnée par la déception. Lentement, insidieusement. Et la déception de virer à l'exaspération.
L’architecture est irréprochable. Mais le roman s’avère une
affligeante collection d’attendus et de lieux communs. Les personnages, fussent-ils "complexes et tourmentés", sont tous des clichés… Les deux ados en crise, le père-ouvrier-alcoolique, Cameron
Jack le riche forcément grossier et antipathique, sa femme, blonde écervelée qui boit-pour-oublier-son-immonde-époux (mais n’oublie pas de dépenser ses dollars…) et glousse bêtement à la fin des
repas… Des clichés qui vont jusqu’à la caricature dont le plus resplendissant exemple est sans doute ce joyau de vulgarité et de cupidité qu’est Rhonda Hayes, la mère indigne qui de surcroît est
une perverse.
À ces personnages convenus répondent des situations formatées jusqu’au bout du texte – la fin est un pur modèle de "happy end"
hollywoodienne avec la "petite larme" en coin de rigueur…
Enfin, même la poésie tauromachique résonne en des termes convenus, et plats. Oui, "poésie tauromachique" – mais que l’on ne se méprenne pas: il ne s’agit pas de lancer, à partir du
roman, LE débat opposant aficionados et "anti-corrida". C’est d’un roman dont on parle. Et dans la mesure où l’auteur met en scène des personnages qui appartiennent d’une façon
ou d’une autre à l’univers de la tauromachie, qui sont en outre narrateurs de l’histoire, il eût été parfaitement incohérent qu’elle ne leur prête pas un discours exprimant leur fascination pour
le taureau, l’arène, le torero… Il ne faudrait pas prendre pour une apologie de la corrida ce qui relève seulement de la logique romanesque – et seulement de cela.
C’est en définitive un roman que l’on dirait formaté à
l’intention de ce "grand public" affriolé par les drames familiaux pleins de turpitudes mais qui finissent bien… Formaté, bourré de clichés tant au plan des situations que des personnages certes,
mais roman très efficace en son genre: par cette architecture de voix qui alternent et la modulation des points de vue qu’elle entraîne, par la judicieuse répartition du récit entre les
intervenants, Tawni O’Dell ferre très vite l’intérêt du lecteur qui se sent aussitôt concerné par le sort des personnages – un intérêt qui, au-delà de la composition, doit aussi beaucoup à la justesse
de ton que, là encore, Tawni O’Dell a su trouver pour chacun des narrateurs.
À défaut d’être littérairement remarquable, Animaux fragiles est donc un roman efficace. Et l'on ne parvient pas à
l’efficacité romanesque sans talent…
Tawni O’Dell, Animaux fragiles (traduit de l’anglais – États-Unis – par Bernard Cohen),
Belfond "Littérature étrangère", mai 2010, 504 p. – 21,50 €.