Annette vit à Bailleul dans le Nord. Seule avec Éric, son fils de 11 ans, et sa mère
pas très loin. Didier, le père du petit : de l’histoire ancienne avec laquelle elle espère rompre – elle l’a pourtant aimé de tout son cœur de crocus
si prompt à fondre pour tous les blessés de la vie, mais lui s’est enferré dans la boisson et dans la petite délinquance. Rien n’y a fait. C’est une page à tourner.
À Fridières, dans le Cantal, Paul quasi quinquagénaire vit sans compagne mais avec ses deux oncles et sa sœur Nicole dans une grande ferme qu’il faut tenir – la terre, les bêtes…
Paul et Annette : l’un se lasse du célibat, l’autre espère, à 37 ans, faire maison – comme on dirait prendre racine et faire souche : s’établir. Paul
risque une annonce et Annette ose la lire. Y répondre – pourquoi pas ? Alors on se téléphone, puis on se voit une première fois en plein hiver, entre deux trains, à Nevers – à peu près une moitié
de chemin à faire pour chacun. On se revoie, et en juin, Annette et Éric viennent s’installer à Fridières.
Le récit s’ouvre sur du noir – la vaste obscurité d’une nuit à Fridières que scrute Annette, où semble se cristalliser tout ce qu’elle découvre là d’insoupçonné. (Je glisse entre parenthèses que cet incipit est la plus empoignante "nocturne" romanesque que j’aie lue jusqu’à présent – animale, charnelle, conquérante, invincible : la nuit de Fridières est, pour moi comme pour Annette, à nulle autre pareille…) De ce point origine la chronologie oscille sans cesse entre plusieurs strates, alternant le passé de Paul, celui d’Annette, les débuts de leur vie commune et les premiers signes de sa probable pérennité, les prémices de leur rencontre… autant d’étapes mêlées dans la trame narrative comme sont battues des cartes par un maître joueur. Et au gré de ces mouvements dans le temps sont brossés d’admirables portraits – en actes, en attitudes, en postures : de très fortes présences, que renforce le jeu complexe, mobile, de relations délicates et fluctuantes qui se tissent entre eux et fondent la narration.
L’on voit comment les territoires se
constituent et se défendent avec ardeur dans cette large maisonnée de six, dont deux "étrangers" : à coups de rituels, d’objets emblématiques – le journal La Montagne, le linge de Paul –
de paroles assassines… et de concessions car l’histoire de Paul et d’Annette est celle d’un lent apprivoisement. Eux bien sûr doivent s’apprendre l’un l’autre mais Annette et son fils ont à saper
l’hostilité de Nicole et des oncles, et Paul à conquérir la complicité d’Éric. Sans oublier la mère d’Annette qui a elle aussi sa place à trouver… Tout au long du livre se dévoilent ces
géométries psychologiques, leurs subtiles modifications et les patientes stratégies qui les sous-tendent.
Rien n’est véritablement posé à la fin du roman ; c’est une terre en travail que l’on quitte : n’est racontée que l’amorce d’une histoire, on sait qu’elle a commencé, que la graine est
semée – ne lui reste plus qu’à croître et à donner une plante viable. Mais c’est… une autre histoire.
Le texte est compact – pas de chapitres il va d’une traite et ne respire qu’en quelques blancs typographiques
faisant de légères pauses - et le récit va au pas ; le rythme en est lent et inexorable comme les saisons qui dictent leurs lois à la terre, très savamment ciselé cependant par un jeu subtil de
phrases fleuves déroulant leurs accumulations aérées de virgules et de formules elliptiques de deux ou trois mots voire parfois d’un seul.
Et puis c’est une écriture du geste, de l’acte – on rencontre nombre d’expressions construites avec le verbe "faire" dont certaines peu habituelles, faire
maison notamment, récurrente, et jusque dans la bouche d’Éric à qui est prêté un de ces idiolectes enfantins qui déroutent par leur évidence signifiante, faire heureux, par lequel il désigne ce qu’il voudra faire plus tard. Mais là où le langage courant peu soucieux de précision recourt à ce verbe pour exprimer
tout et n’importe quoi, Marie-Hélène Lafon a cette particularité de ne l’employer jamais qu’avec une densité sémantique rare, qui lui rend cette plénitude dont la langue usuelle l’a dépouillé.
Faire est dans ce texte un verbe plein – puissant et fort comme la terre.
Par ses constructions phrastiques, ses
velléités itératives, le nid que s’y creuse le verbe faire, l’écriture de Marie-Hélène Lafon, austère et rigoureuse, a elle-même quelque chose de terrien, une opiniâtreté, une force qui pousse
devant elle le sens et mène à l’existence les personnages – destins et corps. C’est une écriture très personnelle dont les traits les plus marquants – rigueur, abrasion extrême –, que l’on
retrouve de livre en livre à chaque fois nuancés, paraissent prendre ici des accents plus profonds, plus riches. Au voisinage de ces phrases aux contours implacables où les mots tout d’un coup se
serrent les uns contre les autres sans virgule se glissent ici des mots rares, là des antépositions inhabituelles – telles des courbes en "coup de fouet" insérées dans un graphisme Art déco :
Les oncles, s’ils furent aux aguets des stigmates de l’ordinaire liesse, se tinrent en prudente lisière et n’osèrent aucune allusion.
Le style se déploie ainsi dans l’éclat
de sa rigueur maîtrisée, rehaussée de repérables élégances – c’est lui qui impressionne et fascine : on est au-delà du narratif, au cœur même de l’écrit, du très-écrit.
Marie-Hélène Lafon, L’Annonce, Buchet-Chastel, septembre 2009, 208 p. – 15,00 €.
NB - Marie-Hélène Lafon a reçu en 2004 le prix Renaissance de la nouvelle pour son recueil Liturgie. Il a été chroniqué
ici.