Comment se fait-il que, dans un environnement sinon quotidien du moins très familier, sans qu'aucune circonstance particulière soit à noter, on remarque tout d'un coup un détail, infime mais qui pourtant accroche – accroche et fascine, moins par lui-même que de n'avoir jamais été remarqué auparavant...
Voici quelques jours (l'avant-hier d'abord écrit n'est maintenant plus de saison: trop de temps a passé entre le moment où ce qui motivait l'écriture a eu lieu et celui où ce qui le traduit est effectivement écrit) j'allais musant – quel autre verbe choisir pour exprimer ce pas singulier de la promenade, adopté lorsque l'on voudrait ne s'appesantir sur rien, cesser de chercher des solutions à des questions sans réponses... quand on tâche d'expurger l'esprit de réflexion suivie, l'ouvrant tout entier à la seule captation des parfums, des sensations proprioceptives, des mouvements du vent sur le peu de peau à découvert... Je musai donc dans une rue bordée de voitures stationnées, toutes ornées de feuilles mortes que les courants d'air avaient dispersées et accumulées selon des configurations aux innombrables variantes. Rien de nouveau dans ces jeux de formes, de couleurs, que l'automne, effeuillant les arbres, allume tous azimuts et que le soleil oblique fait chatoyer. Irrésistiblement photogénique... surtout les reflets doublés d'ombres sur les carrosseries ou les pare-brise.
Les files de voitures à l'arrêt me font, évidemment, ralentir pour scruter d'aussi près que je peux ces compositions éphémères. Souvent le smartphone jaillit, par exemple pour attraper dans ses pixels cette feuille aux frêles dentelures que l'ombre étirée magnifie en une main gracile:
Je m'avise alors d'un curieux motif tout à côté que je regarde de plus près encore. Les contours fantomisés d'une autre feuille qui, sans doute, avait adhéré à la peinture sous l'effet de l'humidité avant d'être emportée par le vent. Alors j'observe plus attentivement ce capot clair couvert de salissures et décèle plusieurs motifs du même genre. Bien sûr je capte:
Ce n'est pourtant pas la première fois que je me penche ainsi sur des capots habillés par l'automne et ces traces doivent être un phénomène des plus ordinaires. Mais pourquoi ne l'ai-je constaté que cette année, ce jour-là en particulier, au point de le photographier?
Peut-être parce que ce n'est qu'à ce moment-là que ces motifs sont entrés en collision avec un moment d'enfance et qu'il fallait cette collision pour que je les remarque. Ils m'ont rappelé ces impressions de fougères préhistoriques que mon grand-père m'avait montrées à la surface des dalles dont il allait recouvrir la terrasse qu'il venait de construire. Des contours d'une netteté extrême, de brillantes couleurs dorées, noir-bleuté... semées d'infimes paillettes. Quel trésor pour moi qui, à cet âge (une dizaine d'années?) me passionnais pour la préhistoire, ce que l'on appelait alors les leçons de choses (ancêtres de nos Sciences de la vie et de la Terre)! Et mon grand-père de m'expliquer comment l'empreinte de ces plantes avait été prise dans la pierre, que les couleurs et les brillances allaient se ternir très vite à force d'être exposées à l'air. En effet... ces merveilleux motifs perdirent peu à peu leur éclat.
Quelque quarante années plus tard, les impressions étaient largement défraîchies, en partie disparues pour certaines. Mais je les "voyais" encore. En même temps qu'elles, c'est mon grand-père que je voyais, que j'entendais me parler des fougères, des lichens, des pigments, de l'oxydation. Dans ma mémoire brillait aussi comme au jour de son épiphanie ce rameau entier, tout dentelé et luisant comme de l'or qui m'avait tant émerveillée et que mon grand-père avait consenti à préserver lors de la taille: il allait tâcher d'utiliser la dalle sans trancher dans le motif, comme on dirait dans le vif.
Il n'y a plus aujourd’hui que du carrelage écru, bien régulier, facile à entretenir car la réfection de l'étanchéité de la terrasse a exigé que l'on dépose ces dalles où frémissait une mémoire millénaire. Augmentée de la mienne, de mes souvenirs fragiles, dont je ne sais même plus quel est leur exact rapport au réel et dont je me dis qu'ils sont in fine leur propre et unique référent.