Depuis le 2 juin, le grand, le vaste vide... Comme on dirait "un triple blanc" pour séparer deux rives fort éloignées dans un même tissu narratif devant, de son seul corps, faire un seul et même récit mais avec une rupture qu'il convient de marquer... D'ordinaire ces silences, dus à des surcroîts d'obligations, sont de l'ordre du soupir, ne durent guère et restent chargés des frustrations ressenties à ne pas pouvoir me poser suffisamment longtemps pour polir à ma guise, comme j'aime à le faire, les mots et les phrases qu'ici je mets bout à bout, tâchant de produire du sens par le biais d’une forme qui me siée mais, surtout, d'obtenir une adéquation suffisante entre un conglomérat mental – non pas seulement une "pensée" qui serait un enchaînement plus ou moins cohérent d’idées mais un de ces phénomènes de l’esprit où se mêlent sensations, raisonnements, pensées justement et mots épars tels des pollens flottant dans l’air… avec mille autres "choses" échappant à la désignation – et un assemblage phrastique construit, intelligible pour quiconque lit le français.
Contrairement à une mienne amie qui, astreinte à une certaine "tenue d'écriture" de par sa profession, jouit de pouvoir se lâcher une fois la journée finie en écrivant "au kilomètre", sans souci de forme ou de littérarité et s’affranchissant même, à l’en croire, des scrupules orthographiques et syntaxiques, parce qu'elle aime pour lui-même l'acte consommé/consumé dans l'incandescence du présent, la simple dimension physique du geste d'écrire, à la main ou au clavier, et la sensation de totale liberté que procure le débondage scriptural, je n’éprouve pas la moindre jouissance à lâcher du texte comme cela, brut de décoffrage, ne tenant que par sa nature de "texte".
Non: pour moi la satisfaction n’existe qu’à l’aune de la justesse formelle que je parviendrai à donner à un texte dont j'ai entraperçu les premiers linéaments à la périphérie d’une chose que je voulais exprimer – celle-ci, naissant d’abord à l’état de vague nébulosité mentale, se dégage peu à peu de sa gangue confuse; puis, quand elle est à peu près cernée, identifiée, des mots surgissent qui l’approchent, la traduisent… des comparaisons viennent, des images, enfin des phrases et, au bout du compte, une forme textuelle. Que je polis ensuite: de multiples relectures faisant office de toile émeri, des ratures, des effacements, des ajouts, des revirements, des remodelages s'opèrent … jusqu’à ce que, à mes yeux, les contours et les volumes, les reliefs et les rapports de proportion du texte écrit s’ajustent à ceux de la "forme virtuelle" qui, dans mon esprit, avait enflé et exigeait d’être exprimée. En fait mon plaisir suprême n’est jamais dans l’écriture en soi mais dans cet ineffable sentiment de trouver enfin, au terme de ce lent et patient polissage, le "tour juste", le mot, ou l’association de mots qui est l’exact reflet, pour moi du moins, de ce que sécrète mon esprit. Un sentiment très rare, et par là particulièrement jouissif.
Tant de lignes pour dire où gît pour moi le plaisir d’écrire alors que ce petit mot avait pour objet initial le "blanc", le désertique "blanc" qui depuis trois semaines stigmatise ma mutité, dû non pas, ainsi que je l’écrivais au début, à des "surcroîts d’obligations" mais à une espèce de désenchantement chronique, d’à-quoi-bonisme envahissant qui fait courber le cou à toute velléité de "faire", réduit à rien la moindre intention et donne aux jours des airs de flan mol et triste, plus triste encore quand le soleil est de la partie qui, censé rendre optimiste, joyeux, aiguise au contraire des pensées déjà mornes – par la violence du contraste, le bleu du ciel et la douceur de la brise taillent de douloureuses aspérités dans les états mélancoliques qui, au froid des nuées grises, s’allègent de s'y fondre.