Du 6 au 12 avril s’est
déroulée à Paris la troisième édition du festival Textes & Voix, un événement dû à l’association éponyme créée en 1999 et
qui, depuis plus de dix ans, travaille à promouvoir la lecture à haute voix. Cela se traduit par l’organisation régulière de véritables spectacles vivants – des comédiens professionnels connus du
grand public, lisent des textes contemporains en présence de leurs auteurs. Peut-être, du reste, devrait-on écrire "interprètent" plutôt que "lisent" car, même sans être relayée par le geste et
la chorégraphie des déplacements scéniques, la voix modulée d’un grand comédien suffit à valoir jeu. Ces lectures d’environ une heure sont programmées en librairie, en bibliothèque mais aussi
chez les particuliers, en appartement. En 2008 l’association franchissait une nouvelle étape dans son action en organisant à Paris le premier festival Textes & Voix. Très bien
accueilli, le festival a été reconduit en 2009, puis en 2010.
En cinq soirées et quatre lieux culturels – Reid Hall, Mairie du 6e arrondissement, Centre Wallonie-Bruxelles et Magic cinema de Bobigny – se sont ainsi succédé huit lectures unissant, selon la
formule désormais éprouvée des spectacles Textes & Voix, un comédien de renom, un auteur et un texte issu de l’actualité éditoriale. Cela pour le plus grand plaisir d'un large public
d’amateurs que l’association a su fidéliser – ou inciter à la découverte – au fil des années.
M'étant laissée "inciter", et
ce d'autant plus volontiers que je connais un peu l'auteur, je suis donc allée au Centre
Wallonie-Bruxelles* le 10 avril écouter Marie-Christine Barrault lire le dernier roman de Corinne Hoex, Décidément je t’assassine**.
Une femme vient de perdre sa mère. Elle revient brièvement sur la maladie, l'agonie puis la mort à l'hôpital. Il faut ensuite ranger la maison de la défunte. Au gré des objets débusqués, des boîtes ouvertes et des vieux albums feuilletés les souvenirs remontent. Des scènes d'enfance, ou
plus tardives. Des paroles cinglantes. Des attitudes maniaques, des réactions blessantes resurgissent, esquissant le portrait d'une mère dominatrice, castratrice, bornant ses passions au Scrabble
et aux parties de cartes, au décompte des points. En contrepoint apparaît celui de sa fille, la
narratrice, que l'on sent écrasée, effacée, niée pour ainsi dire. Entre ces deux portraits se dessine, par
suggestion, le tableau d'un amour filial mâtiné de haine, d'une relation douloureuse, complexe, tout en ambiguïté.
La narratrice s'exprime à la première personne et s'adresse à sa mère – "je" te parle. Au présen t, comme s'il fallait réduire la durée à l'instant et surtout ne rien laisser traîner. Ne pas laisser sa vie ressembler à ce fond de sac où sont restés collés de vieux bonbons mêlés à des bouts de papier flétris... Et comme s'il fallait, par ce texte-épître, parvenir à se déprendre de cette mère en faisant la part juste de l'amour et de l'exécration qu'elle a inspirés.
La narratrice finit par
mettre la maison en vente après l’avoir vidée. Son deuil fait, elle est prête pour un nouveau départ. Les dernières lignes du texte disent la déprise et l'avancée. Et cela en filigrane: on ne
s’apaise pas en se débarrassant du passé mais en sachant le faire humus pour que, sur lui, un avenir puisse s’épanouir. Je les ai entendues comme une victoire – une déclaration de foi en demain.
Parmi les photos de tes vieux albums, celle-ci, où j’ai un an. Je commence à marcher. Je fais un pas en avant. Je te tourne le dos. Je ne veux pas que tu me
retiennes. Un grand pas. Les bras levés pour trouver mon aplomb. Mon visage est crispé, furieux. Je marche.
La voix de Marie-Christine
Barrault, basse et claire, sonore, jamais forcée, se fêlant à peine quand il a fallu dire les mots d'agonie, sèche et péremptoire quand la parole de la mère, à travers le souvenir de sa fille,
redevenait impérieuse – cette voix superbe soutenue par un regard qui, de temps à autre, quittait
fugitivement la page pour accrocher celui du public, a apporté au texte de la sève, une belle puissance
vitale. Mais en a atténué la violence et en a révélé, parfois, une certaine
drôlerie.
Cette lecture puis, ensuite, les commentaires de l'auteur quant à sa façon de
travailler, ont eu, pour moi, l'effet salutaire de ramener Décidément je t'assassine* à son statut plein et entier de texte littéraire. Le "je" de la narratrice a cessé d'être ce
pronom où, tout au long de ma lecture, j'avais cru pouvoir me glisser sans effraction. Mes repères personnels n'ont plus interféré. Ils n'ont plus frangé les phrases de festons troublants et mes
propres images de mort, d'hôpital, mes interrogations morbides, ont été renvoyées à leurs enfouissements.
Pourtant l'espace fictionnel était, dès les premiers mots, bien circonscrit par cette parole partie de "je" pour aller
vers "tu" sans paraître déborder hors texte – interdisant de ce fait toute identification
abusive. Mais il y a cette écriture épurée à l'extrême qui ne raconte ni ne décrit,
qui agence les mots sur la
page de telle manière que rien, ni virtuosités syntaxiques, ni figures de style, ne s'interpose entre le perçu de la narratrice et l'eprit du lecteur. S'opère ainsi une transmission directe de
sens et d'émotion. Semblable à la graphie de la mère, le phrasé de Corinne Hoex est sans
ornement. Pas de fioriture. Ce n'est pas une écriture à volutes . L'auteur dit d'ailleurs de sa propre écriture: "Je ne suis ni dans l'analyse, ni dans le commentaire mais dans l'émotion." On ne saurait avoir de termes plus
justes...
Comme la mère écrit en décochant des flèches, et signe avec intransigeance, Corinne Hoex procède par éclats de mots, de petits éclats acérés qui viennent frapper ce que l'on porte en soi de plus intime, même si ce vécu personnel n'a, dans les faits, aucun rapport avec le récit. C'est la force de ce texte de pouvoir toucher, par cette écriture directe, tout lecteur qui partagera une expérience ou une approche similaire de la mort, du deuil, de la relation maternelle. Il a valeur d'archétype. Mais cette force peut aussi faire oublier que l'on est face à un texte littéraire – une fiction, une création artistique.
Et il faut, justement, beaucoup de force pour ne pas succomber à cet oubli.
* Centre Wallonie-Bruxelles de Paris, rue Quincampoix - 75004 Paris.
** Corinne Hoex, Décidément je t’assassine, Les Impressions Nouvelles coll. "Traverses", mars 2010, 144 p. – 13,00 €.