Il était une fois… Il était des milliers de fois… Les premiers mots d’une histoire qui, à peine commencée, va sombrer dans le néant avant que l’on en sache la fin. Ou bien au contraire qui dès ses balbutiements bouleverse de fond en comble votre vie… Les histoires, Porter Wren sait ce que c’est; il en brasse des dizaines chaque jour – des petites, des grandes, des tragiques qui vont faire pleurer dans les chaumières ou des bien raides qui vont émoustiller les esprits… De ce que l’on appelle les "faits divers" il fait sa nourriture quotidienne. Travail oblige: il est chroniqueur dans un journal new-yorkais et trois fois par semaine il a sa rubrique. Sa matière première: les menus faits que récolte pour lui Bobby Dealy, parmi lesquels il choisira le moins banal, ou celui dont il est sûr que les chaînes de télévision ne se sont pas emparées ou encore celui qui sera corroboré par des témoins complaisants.
Porter Wren vit confortablement, il est marié à une chirurgienne
de renom, son couple se porte à merveille, et il est père de deux enfants adorables. Cerise sur le gâteau: il habite au cœur de Manhattan une ferme d’autrefois, miraculeusement préservée. Il
passe une bonne partie de son temps à remuer les vases de la société mais sans laisser les éclaboussures boueuses tacher sa petite existence tranquille.
Jusqu'au jour où il se rend à une réception à laquelle il n’avait pas envie d’aller… Parce que bien sûr il faut un point de rupture pour que le roman puisse exister, cette réception va marquer le
début d’une série d’embêtements qui, d’abord, ont les traits fascinants d’une superbe jeune femme, Caroline. Soit, Porter est marié, et fidèle, mais là… l’opération séduction est un total succès
pour Caroline. Il est vrai qu’elle a quelque chose à demander: elle est la veuve d’un jeune cinéaste prodige, Simon Crowley, mort de façon assez mystérieuse et elle voudrait que Porter reprenne
une enquête classée par la police. Et puis il y aurait une cassette à retrouver – Simon filmait sans arrêt le monde autour de lui et conservait précieusement tous ses enregistrements vidéo
– sait-on jamais, ça peut toujours servir pour le prochain film…
Affaire simple en apparence qui devient vite très compliquée: la mystérieuse cassette est utilisée pour faire chanter Hobbs, le propriétaire du journal pour lequel travaille Porter. Et le
puissant homme entend bien récupérer ladite cassette. De plus, en la cherchant, le journaliste exhume une autre cassette révélant l’identité d’un tueur de flic et qui, elle aussi, sera convoitée.
Mais au-delà de ces cassettes, des objets concrets que l’on cherche tous azimuts, on voit que le véritable enjeu du roman est dans la façon dont les êtres tâchent de se posséder les uns les
autres.
De l’esquisse brossée en quelques lignes concernant un vague
passant dans le récit au souvenir lointain courant sur plusieurs pages qui complète et affine le portrait de l’un des principaux personnages, les histoires annexes se multiplient qui viennent
sans cesse gauchir le déroulement de l’intrigue première. Mais celle-ci s’en trouve enrichie plutôt que troublée. La ligne narrative, noueuse comme un tronc d’arbre boursouflé de loupes, est
aussi tourmentée que le sont les protagonistes. Et pour corser encore ces perturbations un peu monstrueuses, un jeu complexe de reflets inversés s’établit entre les personnages – Caroline la
sulfureuse manipulatrice vs Lisa l’épouse avisée et sage; Hobbs l’homme d’affaire colossal vs Simon, l’artiste malingre… – doublé d’échos résonnant d’un lieu à l’autre – la "ferme" de Porter Wren, le
repaire de Ralph Benson et l’immeuble où a été trouvé le corps de Simon, qui ont en commun leur accès particulièrement difficile.
De seuils en seuils franchis en secret, tout ici se joue aux lisières, géographiques, morales ou légales. Porter Wren qui, par ses
chroniques lui assurant travail et salaire, a fait des transgressions et perversions en tout genre la matière même de l’ancre qui le retient à quai de la normalité sociale… Porter Wren qui
expérimente dans sa propre vie ce que signifie "passer la frontière"… À lui seul il symbolise la porosité des mondes et incarne ce fameux "point de bascule" que tout un chacun peut connaître,
sans lequel il n’y aurait pas de chroniques de faits divers… ni de romans. Peut-être est-il également la métaphore du romancier, posté entre réel et fiction, qui scrute et observe puis tire de ce
qui l’entoure de quoi écrire ses histoires…
Des quatre romans de Colin Harrison que j’ai lus, Manhattan Nocturne m’apparaît comme le plus étrangement construit avec ces innombrables micro-histoires accrochées au récit principal comme des anatifes à leur décombre flottant, et ces personnages qui fonctionnent en reflets inversés les uns des autres; c’est aussi celui que j’ai trouvé le plus dérangeant, à cause des scènes érotiques qui sont à la fois très nombreuses et très développées mais surtout à cause de la manière dont la scrutation – celle du chroniqueur à l’affût de l’information, de l’homme concupiscent, de la femme cherchant à séduire et à dominer, du cinéaste-voyeur obsessionnel… – est mise au service de manipulations psychologiques retorses, sordides. Le regard, dans ce roman, est presque toujours embué de poussières sulfureuses, ou assombri par la douleur et la misère. Les seuls personnages à n’avoir pas de soufre dans les yeux ni de cendres sont les enfants de Porter Wren, et sa femme…
Le titre original est identique à celui de la traduction française. Or il semble qu’en anglais, le mot nocturne ne recouvre que l’acception musicale du terme français. Si tel est bien le cas, on mesurera alors l’ironie de la formule: l’ambiance du roman n’a rien de la mélancolie douce qui d’ordinaire caractérise les "nocturnes", et si l’on devait associer une musique à ce roman, ce ne serait certainement pas les Nocturnes de Chopin!
Colin Harrison, Manhattan nocturne (traduit de l’anglais – États-Unis – par Christophe Claro), 10/18 coll. "Domaine étranger", juin 2008, 420 p. – 7,90 €.