Voilà
sept ans, oui, sept ans, que ce roman attendait dans ma bibliothèque que je le lise. Merveilleuse patience des livres qui ne regimbent ni ne se plaignent d'être ainsi négligés – mais sans doute
savent-ils, et leur propriétaire aussi même si ce savoir n'est pas chez lui d'ordre conscient, que l’heure viendra où ils seront lus dès lors qu’'ils n'ont pas été définitivement repoussés
(cédés, vendus, relégués à la cave voire jetés à la déchetterie)…
Il était là bien rangé, un peu à part car je tâche de ne pas mêler les inlus aux autres afin de ne point oublier la dette que j'ai envers eux. Pourquoi je l'ai laissé de côté quand on me le
donna, en 2005 à sa sortie, je ne saurais le dire aujourd'hui. En revanche je vois assez clairement pourquoi je m'y suis plongée
voici quelques jours – un "pourquoi" dont je sais bien que je n’entrevois que la surface, cette part accessible à l'intellect et que l’on peut à loisir "mettre en mots", l’essentiel, telle la
"partie cachée de l’iceberg", demeurant à l’état d’obscurité absolue. J’entends par cet "essentiel du pourquoi" ce lest de temps passé, de simultanéités croisées et de possibles écartés dont sont
chargés chaque décision que l’on prend, chaque choix que l’on fait, chaque instant de vie, et au bout de quoi ils sourdent. Ils adviennent comme une goutte d’eau s’écrase au sol après avoir
longtemps suivi le bord d’une feuille jusqu’à la faire ployer sous son poids quand elle s’est alourdie de toutes les traces d’eau qu’elle a rencontrées sur son passage. L’on choisit et agit –
l’on vit à chaque instant (et il faudrait pouvoir instiller dans ce mot, en dépit de sa matérialité, l'infinitésimalité maximale que peut concevoir l'esprit humain, à l'extrême confin du
non-être) comme tombe la goutte, ou un fruit mûr…
Qu’est-ce donc qui a fait ainsi choir Le Disparu de Salonique dans mes heures de lecture maintenant, après avoir tenu en suspens sept années durant? De ce qui a lesté cette goutte d’eau mûre, j'identifie au moins un élément: le travail sur un roman qui paraîtra bientôt en librairie et dont les personnages sont des soldats engagés dans la bataille de Vauquois, en mars 1915*. Le texte a, par je ne sais quelle magie, fait resurgir en moi tout un pan de l'histoire familiale lié à la Grande Guerre. Et à la bataille de Salonique. Tout naturellement je suis allée quérir sur mon étagère ce livre dont le titre emportait là-bas. Je l'ai commencé dans les meilleures dispositions: le narrateur, médecin infirmier, part avec, dans son paquetage, un appareil photo – un objet qui suffit à susciter mon intérêt de pratiquante amateur. Les photographies qu’il prend se retrouvent, quarante ans plus tard, au moment où débute le récit, au cœur même de l’histoire qui se déploie et déclenchent chez lui un travail de mémoire débouchant sur une entreprise littéraire – la mise en abîme est certes classique mais passionnante, d’autant plus qu’elle se double d’une autre mise en abyme: des photos accompagnent le texte dont l’auteur précise qu’elles ont été prises par son grand-père; dans la fiction elles deviennent d’André Le Coz, et l’on note qu’elles ne sont pas convoquées à titre documentaire ou illustratif: dans chacune d’elles se voit un "moment" du récit développé juste à côté, de telle sorte qu’elles semblent offrir une projection de ce qui est écrit. Parti pris lui aussi passionnant à considérer…
Le roman issu de ces partis pris d’écrivain est, quant à lui, bien décevant. L’on peut pourtant en écrire un bref résumé
fort appétant: en juillet 1957 André Le Coz, médecin radiologue, ferme son cabinet parisien pour aller passer l’été dans sa maison bretonne en compagnie de son épouse Suzanne. Son ami Carlo,
qu’il a connu pendant la Grande Guerre et qui gère ses finances, l’incite à retrouver les nombreuses photographies qu’il a prises pendant qu’ils étaient tous deux stationnés à Salonique et à
coucher sur le papier ses souvenirs de l’époque car ces documents intéressent au plus haut point un écrivain britannique qui serait prêt à les acquérir contre espèces sonnantes… et conséquentes.
Ces photos, au terme de pérégrinations des plus retorses, sont en définitive dénichées au fond de l’armoire familiale que sa mère, veuve, a emportée dans la chambre qu’elle occupe à la maison de
retraite où elle a décidé de vivre ses derniers jours. Une fois les clichés en sa possession, André Le Coz commence à rappeler les souvenirs, notamment ceux touchant aux motifs qui ont poussé sa
mère à le déclarer "disparu" alors qu'il était bien vivant, et à noircir les pages. La narration mêle alors les plongées dans le passé et les brèves incursions du "présent"; l’année 1957 fait
retour surtout quand l’un des petits-enfants Le Coz, Julien, 17 ans, arrive pour les vacances: la guerre d’Algérie se prépare, il risque d’être bientôt mobilisé. Pour le grand-père, le travail de
mémoire se mue en devoir de transmission: avant de communiquer ses textes à l’écrivain il les donne à lire à Julien et, grâce à ces feuillets, des liens nouveaux, plus étroits, se nouent entre
l’homme vieillissant et l’adolescent devenu, déjà, quasi adulte.
Mais à la lecture, presque toutes les attentes suscitées sont déçues : la façon dont les parents Le Coz ont fait disparaître leur combattant de fils laisse supposer sinon une énigme du moins un douloureux secret de famille quand il ne s’agit que d’un banal souci du qu’en dira-t-on, les échos qui semblaient devoir jouer entre la Grande Guerre et celle qui se prépare en Algérie ne s’entendent pas, certains personnages apparaissent entourés de mystère mais leur étrangeté est forgée de telle manière qu’il est difficile d’y adhérer – pour rendre fascinant Julien de Villers, l’aristocrate pervers habité par la pulsion de mort, ou irrésistible Carlo, chaleureux, séduisant mais toujours très évasif quant à ses origines et à la nature exacte de ses activités, l’auteur multiplie les détails, les développements explicatifs à tel point que le propos devient artificiel, et les personnages ainsi campés bien peu crédibles… Le récit est surchargé d’éléments qui fonctionnent mal entre eux, telle une solution sursaturée où continuent de nager en suspension les particules non dissoutes.
À cette construction peu convaincante à mes yeux s’ajoute une écriture profondément ennuyeuse – oh,
parfaitement policée et que l’on ne prend jamais en flagrant délit d’incorrection syntaxique: elle se tient bien à table, le dos impeccablement droit et les avant-bras sagement posés de part et
d’autre de l’assiette sans laisser traîner les coudes où il ne faut pas… Mais elle n’émeut pas. Et lasse, agace à être trop précise, trop exacte – ainsi une émotion est-elle ressentie par le
narrateur en accomplissant le geste de tourner les images puis de les aligner devant [lui]; comme cela pèse! j’ai lu des phrases bien plus aériennes
qui suggéraient avec davantage de force lenteur et pesanteur…
Pas une once de poésie ni d’efficacité narrative dans ce roman. Je l’ai pourtant lu jusqu’au bout et sans en sauter le
moindre mot. Non parce que je conservai intact l’espoir qu’enfin quelque chose allait entraîner mon adhésion: je cherchais simplement, à force de contact avec ce texte, à identifier ce qui en lui
m’agaçait et le moyen de l’exprimer. Je crois y être ici parvenue, et la satisfaction que cela me procure, un rien perverse je dois l’avouer, rachète largement l’ennui que j’ai
éprouvé!
* Daniel Stilinovic, On sera rentrés pour les vendanges, éditions Pierre-Guillaume de Roux, novembre 2012, 378 p. – 20,00 €.
Aliette Armel, Le Disparu de Salonique, Le Passage, janvier 2005, 352 p. – 18,25
€.
NB – Puisque j’en suis venue à reparler tout récemment, à la faveur d'une évocation de ma rencontre avec Hubert Nyssen, de mon premier véritable port d’attache en Toile – le site lelitteraire.com, auquel je conserve une indéfectible affection bien que je m’en sois éloignée – je signale en ses pages la chronique que Charles Dupire avait consacrée au Disparu de Salonique lors de sa sortie – bien plus laudative que la mienne! Elle fait partie des archives désormais accessibles, tout comme l'entretien que l'auteur avait accordé au chroniqueur, et l'article que Didier Hennique avait écrit à propos du roman qu'Aliette Armel a publié ensuite, en 2008, Le Pianiste de Trieste.