Une fois de plus, la rumeur
du train de nuit l’a réveillé. Ce n’est qu’une brève parenthèse : très vite, le chant des grillons, les mille et uns bruits des prés levés par l’obscurité reprennent possession du silence. Mais
c’est une lacération dans son sommeil. Il ne se rendormira pas… À peine s’est-elle tue, cette rumeur, qu’il tend l’oreille vers sa mémoire pour y chercher les échos du feulement lointain éraillé
de scansions sèches qui le coupent en tranches régulières.
Non, il ne se rendormira pas. Jusqu’à l’aube il va rêver qu’il quitte sa masure enfouie dans les bois, rejoint la voie ferrée et saute au vol dans le train de passage. Puis ces vagues relents d’envol vont se noyer comme s’ils n’avaient jamais existé quand surviendront les lueurs fragiles du jour naissant. Il en est ainsi depuis qu’un train de nuit a été mis en circulation sur la ligne qui traverse le village, d’où il s’est exilé des années auparavant, à la mort de ses parents, pour habiter cette cabane délabrée. Sa forteresse : loin des hommes, plus près de soi – et bien à l’abri.
Chaque nuit à 2 heures très précises, donc – sauf quand un incident ou des travaux de réfection des voies modifient
l’horaire –, il se réveille. Il s’assoit sur le bord de son lit, reste immobile et, environné de ténèbres, il ouvre grand ses yeux sur un "quelque part" dont il ignore tout, qu’il n’est même pas
sûr de vouloir connaître mais dont il rêve malgré tout. Il y songe à l'aveugle, tâtonnant dans un fouillis d'images amassées au fond de ses souvenirs. Les envies de partance soufflent en lui par
bourrasques tièdes. Elles retourneront dans leur antre d’oubli dès que le firmament commencera de blanchir. Les rêves nés la nuit meurent à l’aube. Comme des condamnés. Ou des héros. Il le sait
mais il s’entête – Sisyphe des illusions pas tout à fait perdues il se laisse envoûter nuit après nuit par l’haleine de la machine qui, de loin, colporte son invitation au voyage.
Sa cabane a des murs de deuil
; il les sent chargés des soupirs et des regrets déposés par les générations successives qui se sont tenues là, grosses d’êtres fatigués à force de mener des vies trop rudes qui peut-être ont
ressemblé à ses parents – sa mère à la voix grise, son père aux mâchoires toujours plus fort serrées sur ses peines. Parfois ces fantômes geignent au cœur des pierres, les descellant presque.
Mais cela n’affecte guère la quiétude érémitique qu’il est venu quérir dans ce coin reculé de la forêt. Les spectres, envers qui il a d’ailleurs fini par développer une forme d’amitié, n’ont
jamais perturbé les efforts qu’il n’a cessé de déployer pour se maintenir à l’écart. Les sentiers reliant la cabane au reste du monde se sont peu à peu effacés sous les ronces ; il vit maintenant
en insulaire sur son lopin de terre, replié derrière les remparts arborés.
Il s’apprête cependant à
partir… car aujourd’hui la rumeur du train a été la plus forte : une fois la nuit dissoute, ses rêves sont restés, tels des bois flottés sur la grève à marée basse. C’est décidé : il va rejoindre
la voie ferrée et sauter au vol dans le premier train qui passera.
Il marche, droit devant lui d’abord, puis virant à droite, à gauche… Il s’oriente en fonction du bruit des cinq express quotidiens qui desservent le village. Quand vient le crépuscule, il n’a
toujours pas atteint la voie ferrée et il réalise qu’il n’a plus entendu le moindre train depuis longtemps. Il lève la tête, regarde les étoiles et la pleine lune – va-t-il continuer ou non ? Son
hésitation est éphémère ; il reprend sa route. La végétation se densifie ; il lui est de plus en plus difficile d’avancer… tout à coup, il trébuche et chute. Ses pieds se sont entravés dans de
longues tiges accrochées à de vieux rails rivés à des traverses fissurées, entre lesquelles se tassent des restes de ballast.
Il éprouve une immense lassitude – il s’est pourtant arrêté souvent, buvant aux sources claires,
cueillant quelques baies et taillant des tranches minces dans la miche de pain qu’il a emportée. Il ne devrait pas être fatigué de la sorte : il n’a pas dû parcourir plus de quinze kilomètres…
d’où vient, alors, cette pesante sensation de perclusion ? Il n’a même pas la force de se relever. Un peu hébété, il regarde l’acier rouillé des rails, le bois pourri des traverses agonisant sous
les herbes folles et se demande comment des trains pourraient circuler sur une voie en si mauvais état…
Il se sent usé et très vieux. Il comprend qu’il n’y aura plus jamais de train à prendre pour lui et qu’en à peine une
journée se sont réduites en poussière des décennies de vains désirs. Sa vie n’aura duré que le temps d’un soupir.
Là-haut, dans le ciel, les
étoiles continuent de briller, tous feux dehors. Comme si de rien n'était.