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4 août 2018 6 04 /08 /août /2018 12:30

De la tourbe est répandue sur le plateau, fermé au fond par un petit parapet de parpaings; à cour, un haut volume parallélépipédique gris granitique et, à jardin, un même volume multiplié par trois – des manières de stèles qu’avec un bel à-propos un spectateur rapprochera, le lendemain, du fameux monolithe apparaissant dans 2001 l’odyssée de l’espace. La pénombre par-dessus tout cela pendant que le comédien entre – silhouette lente, pieds nus, vêtue d’une large veste à capuche et d’un ample pantalon, qui va longtemps se tenir assise, immobile, l’échine courbée et la tête baissée pendant que s’élève un chant céleste… Douceur, humilité, recueillement – prière.

Mais sitôt la silhouette redressée elle fait entendre une voix profonde et sonore qui paraît modelée dans la terre où les pieds s’enfoncent, vibrante de vie et dont on réalisera, tout au long du spectacle, qu’elle porte loin en toutes ses tonalités, depuis le cri jusqu’au murmure. Quant aux premiers mots prononcés ils sonnent comme l’eau folle du torrent: «des milliards d’incroyables hasards», «tant d’imbroglios de spermatozoïdes depuis la préhistoire»… Ce ne sont que les prémices d’une formidable fête lexicale – et en effet, les mots vont continuer de rouler, de caracoler dans des phrases ardentes où se télescopent les images, les métaphores, les sons faisant sens – et des «chronismes» si évidemment ana qu’ils en deviennent trans, repris en écho par plusieurs éléments de la mise en scène (le vêtement du comédien, la pluie de sacs en plastique multicolores qu'il jette autour de lui en évoquant les diverses sortes de drap...) et ainsi ne dessinant plus qu’un temps, celui du poème scénique. Oui, dès les premiers instants textuels, qui charrient des «animalet», «bestiolette», «chiens chiennants», «mouches mouscaillantes» et autres «créatures brassues et pattues», l’on est pris dans de véritables avalanches descriptives et, sans rien savoir au préalable de Joseph Delteil on sait que l’on a affaire à de la poésie tout innervée d’inventivité verbale. Ce sera pendant plus d’une heure une enfilade de mots-joyaux brodés dans un luxuriant tissu dont on perçoit admirablement les moirures sonores et rythmiques tant Robert Bouvier sait les maintenir dans leurs états de miroitements changeants par la puissance de son interprétation.


On peut dire qu’il la porte... ardemment, cette poésie foisonnante – de sa voix charnelle, terrienne, enracinée dans la matière palpitante du vivant et qu’il module en mille nuances certes mais aussi de tout son corps, extrêmement mobile, tout plein d’élan, engagé dans un jeu total qui va jusqu’à la dénudation décomplexée – après tout le texte l’ordonne: «Allez ! à poil, la peau tout illuminée de feuillages, les fesses rayonnantes d’imprimerie!» Et la mise en scène à son tour porte Robert Bouvier qui envoie loin dans le public une énergie sidérante, à l’exacte mesure et de l’écriture, et du propos. Car à travers la vie de François d’Assise, bel et bien racontée sous le déferlement poétique, c'est un hymne profondément panique qui s'élève, un chant d'amour à toutes les créatures, animales, végétales ou minérales, mortes ou vives – au cosmos. Sans cesse Dieu est convoqué, nommé en toutes lettres et aussi Son Fils mais au-delà de cette désignation, je crois qu'il faut discerner la trace d'une transcendance ineffable, ne correspondant à aucun credo, échappant toujours aux hommes quelque effort qu’ils fassent pour l’atteindre par exemple en lui donnant un nom (fût-ce en frappant d’interdit ce Nom). Un sans-nom qui de-ci de-là surgit en illuminant une âme – et voilà nés ceux que l’on appelle prophètes, saints ou sages…


Je suis en train de croître comme l’herbe d’aube avec un cœur de mappemonde et dans la paume de ma main de quoi saisir Dieu, dit François à la fin de la troisième «scène», après avoir commencé à reconstruire églises et chapelles. La plénitude déjà, à l’aurore de son chemin. Une plénitude qui  nous gagne, s’installe en nous – et au moment des saluts, je suis sûre qu’à notre tour, nous avions tous un cœur de mappemonde pour applaudir le formidable comédien qui venait de nous faire rencontrer François d’Assise tel que Joseph Delteil l’avait rêvé.

 

FRANÇOIS D’ASSISE
Un roman de Joseph Delteil, adapté par Robert Bouvier et Adel Hakim.
Mise en scène : Adel Hakim, assisté de Nathalie Jeannet.
Interprétation : Robert Bouvier.
Scénographie : Yves Collet en collaboration avec Michel Bruguière.
Création lumières :  Ludovic Buter.
Son : Christoph Bollmann
Durée : 1h25


Spectacle créé en mars 1994 au théâtre de Saint-Gervais à Genève, joué en tournée depuis sa création, repris du 30 mai au 15 juillet 2018 au Théâtre de poche-Montparnasse.

Représentation donnée le samedi 28 juillet au Jardin des Enfeus.


NB. Le texte du spectacle, accompagné d’un dossier comprenant diverses contributions – dont un entretien avec Robert Bouvier et une présentation écrite par Adel Hakim lors de la création de la pièce en 1994, «Comment François d’Assise apprivoise la mort», a été publié dans le n° 1443 de L’Avant-scène théâtre (1er juin 2018, 14 €). Il existe également une captation du spectacle sur DVD, dans la collection «Le meilleur du théâtre» de la Copat (30 €). L’un et l’autre étaient vendus sur place, à la fin de la représentation.

À PLAMON…

La poésie, qui met à vif le sens, est en outre éminemment incitative: plus que tout autre forme d‘écriture elle invite à poétiser à son tour et l’on put juger de son pouvoir germinatif lors de la réunion matinale consécutive à la représentation. Le premier spectateur à qui l’on donna la parole intervint sous la forme d’une «épître à François» qu’il avait eu souci de coucher par écrit pour éviter les inévitables approximations et déperditions inhérentes à l’oralité – un superbe texte faisant état d’un rêve, qui miroitait à merveille, fond et forme, avec ce que l’on avait vu la veille au soir, un texte aux accents si pénétrants que le comédien demanda à son auteur de bien vouloir le lui envoyer pour qu’il puisse à loisir le relire. Pur effet de la poésie, ou…?

Le texte qu’interprète Robert Bouvier représente environ un dixième du roman de Joseph Delteil; il est le fruit d’une première adaptation de son cru, qui a essentiellement consisté en larges coupes puis en une réécriture à la première personne d’un récit rédigé à la troisième, et de l’infléchissement qu’a apporté Adel Hakim lorsqu’il eut accepté de se charger de la mise en scène – il a notamment modifié quelques passages retenus, en a éliminé certains, ajouté d’autres, et a réintroduit par endroits la troisième personne. Le comédien est ainsi amené à glisser continuellement de l’incarnation de François à celle d’un récitant anonyme et à cet égard, Robert Bouvier a été remarquable, jouant avec une habileté consommée de cette oscillation permanente entre les deux postures.

Le comédien précisa qu’il avait 33 ans quand il a créé le spectacle. Un signe, assurément!

 

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