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15 octobre 2011 6 15 /10 /octobre /2011 13:35

Une ville et mille visages – mille mirages mille fantasmes autour d'elle comme d'un lieu légendaire, prise entre les eaux et belle, indiciblement belle de sa fragilité, des folies dont elle est née. Belle et fascinante par les chefs-d'œuvre dont elle est constituée – après tout elle n'est pas la seule cité à en rassembler autant et de si magnifiques – autant que par ses rides, ses fissures, sa décrépitude. Belle de ses senteurs de vase, du clapotis des vagues contre les murs érodés autant que de ses somptueux palais, de ses églises et brillant de tous les mystères, de tous les drames dont les hommes l'ont parée au fil des siècles… Même sans y être allé on n'en finit pas de la rêver, d'en imaginer les velours et les égouts – c'est un nom qui miroite dans l'âme et le cœur comme aucun autre. Quand on a eu la chance de l'approcher, fût-ce une seule fois, l'empreinte est profonde qu'elle laisse au cœur – et l'on garde, enfoui en soi, le désir d'y revenir.

Fût-ce une seule fois.
Venise – son nom que notre langue étire et alanguit, Venise en état de flottaison entre rêves et réalité, fleurons artistiques et quotidiennetés opiniâtres, entre passé et futur, le présent quant à lui glissant, qui paraît ne pas devoir laisser sa marque. Du fond de la lagune les yeux glauques des siècles révolus sont là qui contemplent à mi-brume les travaux pharaoniques entrepris pour sauver la ville de la lente digestion des eaux. Venise lieu d'exception qui n'en a pas fini de stimuler l'imaginaire et dont Serge Safran disait, quand il m'avait présenté son label en mai dernier, qu'elle était un thème "porteur" qui suscite à coup sûr l’engouement – aussi bien chez les lecteurs que chez les auteurs, justifiant ainsi sa décision d'avoir ouvert son catalogue avec le recueil d’une "primo-nouvelliste": Nouvelles vénitiennes*.

 

N’y eût-il que Venise dans ce recueil… mais il y a l’Histoire – en sept récits l'on court du XIIe siècle à nos jours –, l’art – on croise Andrea del Verrocchio, Lorenzo Lotto et, en silhouettes "invitées", Le Tintoret, Titien, Raphaël… –, les passions – quand la soif d'amour ou de pouvoir, d'aventure, de gloire, de richesse ou de savoir se fait rage… La matière est dense qui, indépendamment du lieu où l’on en exploite le gisement, attire aussi le lecteur. À condition que la main tenant la plume excavatrice ait l’habileté de celle de Dominique Paravel, car des thèmes ou des sujets "porteurs" ne sont rien sans une qualité d’écriture qui, justement, les porte. Et, ici, elle est de haute volée. Toute condensée, dépouillée d'ornementations, la phrase est dense, va droit au sens; comparaisons et métaphores opèrent formidablement en peu de mots – y a-t-il image plus acérée que celle-ci: l'amour l'a épluché vif? –; de rapides énumérations jettent un décor, une ambiance aussi sûrement qu'un peintre surdoué croque en deux-trois traits un paysage ou une figure – ce qui tient là est immense: [...] mais le cœur du monde n'était pas à Bergame, il n'était nulle part sauf dans la pulsation transparente et secrète de Venise.

 

Autant que le style frappent le rythme narratif et la construction du recueil. Les récits reposent tous sur une remarquable maîtrise de l’ellipse: des pans entiers de l’histoire racontée sont contenus dans les blancs typographiques sans que se perde une once de sens. Cet art de l’élision, associé à un usage quasi systématique du présent où l’on perçoit, mêlées, les valeurs du "présent d’éternité" et celles de l’éphémérité, instaure une durée narrative étrange, ramassée, qui ne s’étend pas mais se grave, à demeure… Quant à la construction, elle est très fine et il importe de lire les nouvelles dans leur ordre d’apparition. Moins à cause de la ligne chronologique qu’elles tracent que des motifs qui, matière première ou fil conducteur de l’une, passent à la suivante à l’état de détail subreptice – par exemple les colonnes dressées à grand effort dans "Un coup de dés", le portrait du jeune homme triste peint par Lorenzo Lotto… et la finesse de l’architecture va encore un peu plus loin que cela. 

 

Nouvelles-venitiennes-TN Le livre de Dominique Paravel ne m’a pas inclinée à rêver davantage à Venise et n'a pas changé grand-chose à ce dont mon esprit est déjà plein mais, regardant l’histoire de la Sérénissime, tout m’a été leçon car je n’avais, en la matière, aucune connaissance. Chacun lira les Nouvelles vénitiennes à la lumière du rapport singulier qu’il entretient avec Venise. Cependant, je me demande si, en définitive, ce rapport-là est si important... j’irais même jusqu’à écrire que l’ancrage vénitien importe peu. Du moins à mes yeux: ce n'est pas lui qui m’a intéressée, ni même la thématique artistique et historique mais l’immense talent de l’auteur à faire tenir autant de sens en si peu de mots, à peindre un lieu de manière aussi dense et fluente à la fois, à ourdir ses récits de telle façon que chacun a le souffle d’un grand roman et tient sans être à l’étroit dans les quelques pages d’une nouvelle… Ce sont des qualités littéraires que je retiens de ma lecture et, en fermant le recueil de Dominique Paravel, j’ai davantage hâte de lire son prochain livre (j'espère en tout cas qu'il y en aura un) que de confronter ses nouvelles à quelque "vécu" vénitien.


  Un mot de l’objet-livre pour finir. Il est superbement réussi! l’éditeur voulait une maquette sobre qui puisse distinguer ses livres de ceux publiés par Zulma: ses choix sont lumineux. Difficile en effet de faire plus dépouillé, pourtant d’infimes détails – les petits signes de connivence chers à Laure Leroy – viennent cligner de l’œil au lecteur et hausser la couverture unie au-delà de l’austère dénuement de sa blancheur légèrement grisée… De minuscules perforations la piquettent et lui donnent l’aspect d’un épiderme; une délicate pulvérulence brun jaune sépare le titre du nom de l’auteur si bien imprimée qu’en l’effleurant on s’attend à voir le bout de son doigt couvert de poussière safranée; tout en bas la marque de l’éditeur avec cette déclinaison de nuances ambrées le long des lettres de "Safran" et, tandis qu’on lit, des fils apparaissent au creux des pages: cahiers cousus – gage de fabrication soignée. Oui, la distance est prise avec les maquettes Zulma, mais en même temps s’affirme une évidente parenté fondée sur une même conception du livre et de la littérature. 

 

C’est pourtant une "intention vénitienne" qui m’a, autant qu’un intérêt de chroniqueuse, attirée vers ce livre. J'avais en effet prévu d'aller passer quelques jours dans la Cité des doges cet automne, histoire d'assouvir une vieille envie de flâner entre ruelles et canaux hors saison estivale à l'occasion d'une exposition qui me tenait à cœur**. Avant que rien soit fermement décidé ni aucun billet acheté, j’imaginais déjà mon séjour guidé, d’une manière ou d’une autre, par la lecture de ces textes dont Serge Safran avait dit qu’ils s’adressent autant aux amoureux de Venise qu’à ceux qui n’y sont jamais allés. Les choses n’ayant jamais, ou si rarement, le cours que l’on attend, il m’a fallu renoncer à mon voyage, à l'exposition, et aux flâneries avec, à portée de main, les Nouvelles vénitiennes. Concernant ce dernier point je n'ai pas trop de regrets car il se pourrait qu'avoir lu ces nouvelles ainsi, loin de Venise, m’ait permis d'être plus sensible à leur stricte littérarité.

 

Sandra g.Eufemia-TN

En revanche mes regrets sont immenses d'avoir irrémédiablement raté l'exposition qui réunit deux artistes dont j'apprécie beaucoup le travail – Sandra Zemor et Christelle Labourgade. Je connais Sandra depuis qu'elle a exposé ses nus au Théâtre du Lierre, en écho aux représentations de la pièce Vienne 1913, d'Alain Didier-Weil. Un de ses dessins, qui figurait parmi les œuvres accrochées, m'accompagne. Un petit format où la ligne d'encre noire, sur le fond blanc, murmure plutôt qu'elle ne dessine l'élégante position d'une femme vue de dos, en buste, à demi appuyée sur son avant-bras. Le trait peut paraître aride et loin du monde dans sa perfection idéelle, pourtant une très subtile sensualité l'anime. Il m'est lumière. Comme le sont les moments que je passe en compagnie de Sandra quand elle m'invite pour bavarder un peu, souvent à son atelier. J'ai, alors, l'insigne privilège de contempler ses toiles, ses dessins, ses carnets de croquis et, notamment, un ensemble de dessins et de vers très courts intitulé Venezia que je ne peux m'empêcher de lier à la prose de Dominique Paravel; quelque chose dans le phrasé de la nouvelliste correspond, pour moi, au trait de Sandra et à ses vers; "quelque chose" qui est au-delà du thème, qui n'a rien à voir avec "Venise"... et que je serais bien en peine de cerner.
Quant à Christelle Labourgade, j'ai découvert son travail en décembre dernier. Grâce à Sandra qui, après avoir été, au sens propre, illuminée par les œuvres et par leur auteur, m'avait incitée à aller voir les huiles et les pastels qu'elle exposait à la galerie d’Est et d’Ouest. Dès leur premier contact quelque chose de rare a passé entre les deux artistes – la sensation de se comprendre et que leurs travaux, certes très différents, avaient néanmoins une essence commune qui les rapprochait l’une de l’autre. Très vite a pris forme le projet d’exposer ensemble; il s’est concrétisé
grâce à la galerie vénitienne S. Eufemia, qui accueille une sélection de leurs œuvres pendant trois semaines, en octobre, tandis que s’achève la 54e Biennale. 

 


Brève reconstruction mnésico-fantasmatique

 Elle  ne peut être que merveilleuse. J'en suis convaincue, même si je ne peux aller en jouir de visu: tâchant, par l'esprit, de mettre en regard les souvenirs que j’ai du travail de Christelle et de Sandra, il me semble entendre se lever de leurs œuvres un chœur pictural confinant au sublime, et sublimé encore par le cadre que leur offre la galerie…

 
Des mirages vacillent entre les couches de pigments que Christelle superpose jusqu’à ce que ses couleurs, vibrantes et magnétiques, atteignent une densité d’une ineffable profondeur. Pastelliste de talent, elle a aussi apprivoisé l’huile et parvient à donner à ses toiles une plénitude comparable à celle qui caractérise ses pastels. Elle fait chanter la couleur, d’une voix intense qui devient cri mais sans cesser d’être harmonieuse, et douce. Les toiles de Sandra, elles, chuchotent à voix blanche et offrent la lumière comme on donne un sourire à un ami. Obscures ou claires, que leurs couleurs soient saturées ou lavées jusqu’à porter la présence au seuil de la disparition, qu’elles portent ou non un dessin, une inclusion de gaze ou de paperolle écrite, toutes me montrent une lueur diffuse, ténue, qui rend l’intangibilité perceptible, là comme dans un vol arrêté. Je vois dans ses toiles sombres briller la clarté que recèle en secret le mot "nuit" et luire dans les fonds noirs sur lesquels elle a dessiné certains de ses nus la perfection de la ligne blanche qui suggère le corps.
J’imagine, entre ces œuvres accrochées ensemble, une étrange circulation – les vacillements qui s’agitent dans les couleurs si intenses de Christelle finissent par quitter leur prison de pigments pour aller, défaits de leur matérialité particulaire, fixer leur évanescence dans les toiles de Sandra.
Haleines et souffles – des portes de lumière livrent passage aux fantômes…
 

 

Ainsi va la petite histoire que je me raconte à moi-même pour atténuer mes regrets.

 

NBPour avoir un aperçu des œuvres de chacune des artistes et si vous ne pouvez pas aller à Venise avant le 26 octobre, une visite de leurs sites respectifs s'impose: ici le site de Sandra, et là celui de Christelle.

 

* Dominique Paravel, Nouvelles vénitiennes, Serge Safran éditeur, avril 2011, 183 p. - 16,00 €.

 

** À voir jusqu'au 26 octobre 2011, une sélection d'œuvres de Christelle Labourgade et Sandra Zemor à la galerie S. Eufemia. Giudecca, 597. Fermata "Palanca". Du lundi au samedi de 14 heures à 18h30. Les deux images de l'exposition figurant sur cette page m'ont aimablement été communiquées par le galeriste.

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