Petite fricassée de souvenirs
Sur le gril de la mémoire les souvenirs souvent reviennent mal.
Ça accroche; ça se déchire dès qu’on l'effleure ou se délite au fond de l'oubli à peine a-t-on mis le doigt dessus… L’on n’en finit pas de maudire cette chose que l’on a sur le bout de la pensée,
là tout près et qui pourtant se dérobe, cette chose qui agace autant par son entêtement à être là que par le flou épais dont elle refuse de se départir, cette chose dont on se dit qu'à force de
la convoquer, elle finira bien par se révéler dans toute sa précision.
Cela arrive-t-il, et c'est, bien souvent, la gifle en pleine face d'un "retour de refoulé". Le souvenir au contraire demeure-t-il dans son vague et l'insaisissable petite agacerie anodine se mue en obsession. Et, d'obsessionnelle, elle vire à l’aller simple pour l’abîme. Un détail insignifiant, une senteur fugitive, un geste furtif – parfois rien autre qu’une fulgurance dont on ne perçoit même pas la cause: tout
d’un coup quelque chose émerge d’hier et l'on suffoque. Il faut reprendre souffle – mais le peut-on seulement…
Les nouvelles que Christina Mirjol a réunies dans ce recueil, écrites et pensées pour lui, constituent un ensemble homogène où chacune occupe une place que l'on n'imagine pas autre. Toutes figurent une de ces failles qui brusquement, à la faveur d’un trois-fois-rien, s’ouvrent dans le quotidien d'un personnage-narrateur, confrontant celui-ci à la béance d'un Petit gouffre (pas si "petit" que ça, abyssal en réalité mais la force du déni masque ces profondeurs…) dans lequel il s'efforce de ne pas tomber en se cramponnant désespérément à ses bords.
Une fête d’anniversaire rappelle à une grand-mère le jour de ses dix ans; un reste de rêve bizarre accroché aux premières pensées du matin redessine à l’esprit de la demi-rêveuse le portrait d’un camarade de classe; un entre-deux de la conscience provoqué par le rythme lancinant d’un train en marche entraîne le voyageur au cœur d’un souvenir cinématographique et, de là, vers son père; un séjour professionnel au Tréport et le tri de vieux courriers brouillent les époques dans la mémoire de Camille qui pense à François… Point n’est besoin d’énumérer ainsi au-delà des quatre premiers textes les éléments catalyseurs à partir desquels les récits vont se construire – d’une part ce serait une liste paraphrastique sans grand intérêt et, d’autre part, les circonstances importent moins en elles-mêmes que la manière dont l’écriture rend compte de la mise en branle du processus mental – réminiscence, traque du détail oublié, remparts que dresse la mémoire pour que celui-ci ne surgisse pas alors qu’en même temps elle l’appelle à hauts cris… Car les singularités de cette écriture traversent les nouvelles et dépassent les spécificités de chacune. Elles fondent l’unité du recueil, en sont le thème dont les histoires seraient les nuances, les modulations.
Ce que l’on remarque d’abord, ce qui éveille l’œil quand on
entre en lecture: l’abondance de phrases très courtes, elliptiques jusqu’à se réduire à un seul mot, et les répétitions – Elle est grande! Ça pousse! Ça pousse!
Elle a poussé, ça pousse. Ça pousse, oui! ("L’Anniversaire", p. 17). Répétitions, mots lâchés en dehors de toute construction phrastique élaborée : on reconnaît les grands traits du
langage oral, celui du moins dont on use au quotidien quand on n’a pas à surveiller de trop près sa façon de parler. Cette proximité de l’écriture avec le registre oral est renforcée par la
simplicité du lexique – mais là doit s’interrompre le pas que l’on s’apprêterait à franchir en concluant que le texte se borne à mimer l’oral et les balbutiements que la parole peut s’autoriser
quand le corps est là avec son langage non verbal pour combler les "blancs" creusés par les mots imprononcés. Quand bien même l’écriture ne serait que mimétique, elle serait de toute façon le
fruit d’un patient travail d’adaptation, ici particulièrement réussi. Et elle est bien loin de n’être que cela: passée la première surprise on décèle, çà et là, des phrases plus longues aux
constructions complexes qui confèrent à l’énoncé l'imperceptible élégance colorant d’ordinaire les registres soutenus. Ces ruptures de ton, finement ménagées, contribuent je crois à effacer la
gêne que l’on peut éprouver à lire répétitions et ellipses. Subsiste, plus durablement, celle que génère cet autre trait stylistique: l’incessant glissement de la première à la troisième
personne, cette instabilité de la posture narrative empêchant de savoir précisément "qui raconte".
Malgré tout, un envoûtement gagne peu à peu; on s’acclimate. C’est une sorte de musique qui se lève des textes et recouvre
leur part anecdotique sans l’éteindre car il y a toujours une histoire à écouter.
Et au bout de cela, m’a-t-il semblé, une angoisse, une angoisse que l’écriture par ses singularités dépose dans les récits comme une excessive saturation laisse en suspens des cristaux dans une
solution: répétitions et phrases brèves donnent l’impression que le personnage-narrateur est dans une telle détresse mentale que son petit monde intérieur déraille, se met à tourner en accéléré
autour du détail résurgent. À l’angoisse générée par l’impossibilité de cerner d'assez près le souvenir s’en ajoute une autre, plus obscure et sans doute contenue dans le détail fuyant. Aussi
ai-je pensé que les répétitions opéraient comme des mantras, qu’elles s’apparentaient aux refrains que l’on se chante en boucle quand dans le noir on a trop peur.
Procédé d’écriture pleinement assumé, la répétition dit, elle est en elle-même porteuse d'un sens souligné par son rôle rythmique et musical, qui rapproche la prose de Christina Mirjol
sinon de la poésie du moins de la comptine enfantine – laquelle a souvent, elle aussi, pour mission de rassurer qui la fredonne.
S'adapter au pas des phrases, au microcosme des récits
Le rythme de lecture appelé par la nouvelle n’est pas celui qu’on adoptera pour un roman, non plus celui qu’impose à l’âme un poème – et encore chaque recueil de nouvelles a-t-il ses exigences propres: des récits autonomes que rien ne relie, ni personnages, ni thème, ni lieu… rassemblés en recueil dès lors que leur matière offre de quoi faire un livre, supporteront d’être lus "à l’unité", chacun isolément, comme autant de mini-romans. Tandis que des nouvelles constituant un tout cohérent et dont l’ordre a été soigneusement déterminé sont un ensemble fort d’un sens global s’ajoutant à celui que véhicule chaque nouvelles; de fait, le recueil ainsi conçu demande à être lu de manière à la fois fragmentée et suivie. Par exemple une nouvelle par jour, quotidiennement jusqu’à épuisement des textes – "C’est le rythme idéal pour le recueil de Christina", a estimé son époux Jean-Pierre Sarrazac dont le regard, aussi profond que distancié, a cette pertinence unique que donne à un lecteur la pratique simultanée de l'écriture et de l'analyse littéraire – dramaturge, il est aussi théoricien du drame moderne.
Une nouvelle par jour… cela permet à chaque récit de faire seul son chemin dans l’esprit du lecteur et d’y rester assez vif pour qu’à la lecture du suivant, le lendemain, des liens et des échos soient perçus. Ce conseil aussitôt reçu je l'ai suivi alors que j'avais commencé à lire les premières nouvelles à la file. J’en ai éprouvé tout le bien-fondé; ce que d'abord j’avais trouvé difficile, voire hermétique, m’est apparu sous un tout autre jour: une musique devenait audible, et les répétions m’apparaissaient dans leur dimension rythmique; j’en entendais non plus le martèlement un peu obsédant mais les nuances – et je me suis in fine profondément attachée à cette écriture singulière.
Ce recueil fera, à coup sûr, les délices des lecteurs exigeants.
Encore ceux-là doivent-ils savoir que le livre existe et, à cet égard, il est certain que le prix Renaissance de la nouvelle lui apportera la notoriété qu'il mérite.
Christina Mirjol, Les Petits Gouffres, Mercure de France, février 2011, 162 p. – 15 €.
NB – Lire ici le compte rendu de la cérémonie de remise du
prix Renaissance de la Nouvelle 2012.