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Au fond de ma poche un marron, terne et ratatiné, que je roule machinalement entre paume et doigts dès que ma main le trouve. Ramassé il y a des jours, au temps de sa splendeur, tout luisant et lisse, comme verni, encore tenant à sa bogue entrouverte – un geste réflexe qui revient à chaque automne en hommage à mon enfance et à cette phrase que me dit ma mère un jour où je lui montrais ce que je tenais, alors, pour un trésor, une poignée de marrons récoltés au bois de Vincennes et choisis pour leur brillance, leur poli et leur rotondité à mes yeux parfaite: «Ils sont rudement beaux!»
Ô ce mot «rudement», comme il avait accroché mon oreille d’enfant! aujourd’hui à plus d’un demi-siècle de là il continue de résonner avec une consonance particulière, doté qu’il est d’un statut un peu spécial parmi tous les mots que répertorie désormais mon dictionnaire intérieur: y adhère, à jamais, le souvenir sonore de la voix de ma mère quand elle l’avait prononcé.
Avec, indissolublement liées dans ma mémoire, l’ineffable déception et l'abyssale tristesse ressenties au bout de quelque temps en constatant que les marrons avaient perdu tout ce qui m’avait séduite, tout ce qui avait poussé ma mère à dire «ils sont rudement beaux!»: leur brillance, leur poli et jusqu’à leur rotondité, flétrie alors par un ratatinement dont à aucun moment je n'avais pu pensé qu’il surviendrait. Vint le jour où il ne resta plus, en guise de «trésor», qu’une poignée de choses noirâtres, ternes et cabossées, desséchées et sans attrait que l’on jeta sans que je m’y oppose – je n’avais de toute façon plus de trésor.
Ai-je par la suite continué de ressentir le besoin de ramasser des marrons luisants chaque automne tant que j’étais enfant et de m’attacher à ces trésors de hasard alors que je savais à quoi ils seraient inéluctablement réduits sous peu? Rien n'est moins sûr – il en va là comme de tous les souvenirs: il y entre un petit éclat de réel et une part plus ou moins grande de reconstruction où se mêlent désirs informulés et forces inconscientes – ces grands modeleurs et transfigurateurs… Pourtant, ce geste de ramasser des marrons tout juste sortis de la bogue reste inscrit en moi tel un étendard de toute une enfance heureuse, comme s'il avait été un rituel immuablement reconduit.
Quoi qu’il en soit, toujours les marrons luisants d’octobre ramènent à la surface la voix de ma mère et le sourire qu’elle avait eu en la disant. Avec l’âge cette réminiscence seule est convoquée, laissant derrière elle déception et tristesse devant la défaite, pour devenir l’un de ces doudous mémoriels dont le besoin se fait plus pressant à mesure que la vieillesse se profile et que se multiplient les moments où l’âme telle une ramure en deuil ploie si bas, si bas qu’elle frôle le fond de la tombe.