Face à ce désastre aranéeux qu’était le grenier de Meyraguet, cet antre de la ruine rédhibitoire et des préservations ratées, des souvenirs flétris réduits en poussières suffocantes, l’immense et opaque tristesse, tenace, fétide et corrodée de vaine colère qui, depuis des années, toujours me submergeait à seulement y songer, s’est indurée en une masse compacte faisant obstacle à tout autre émotion et que rien ne semblait devoir fissurer. Pourtant, si dense et oppressante qu’elle ait été, cette muraille amère se trouva soudain fissurée par une vision des plus inattendues. Tandis que je vidais à grands gestes les étagères d’un vieux placard encombrées de paperasses sans intérêt (flopées de billets de train usagés, listes de courses, tickets divers et variés dont l’utilisation remontait à plus de quarante ans...) je fus arrêtée net dans ma rage expurgatrice* par deux petits étuis de plastique reconnaissables entre tous: des films argentiques!
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Avant même que d’avoir ouvert les petits étuis tout mon être fut inondé d’une vague et dulcifiante plénitude, sans doute cette extraordinaire sensation qui rend à la vie et doit être ce que l’on nomme «joie». Aussitôt j’émergeai de l’insidieux mal-être qui me tenait enlisée et ma pensée photographique se mettait en branle, confuse, luxuriante, questions et hypothèses se superposant à toute allure – en infiniment moins de temps que n’en demande la piètre tentative de les transcrire: ces films étaient-ils neufs ou utilisés mais demeurés non développés? Quand ont-ils été remisés ici et par qui? Dans quel état sont-ils? En tout cas, ils sont certainement périmés, mais depuis quand? Et quel aura été l’effet des mauvaises conditions de conservation… La fébrilité jubilatoire s’accrut lorsque, en ouvrant les étuis, je découvrais deux films couleur neufs: des Kodak Gold Ultra 400 ASA 24 poses...
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Les utiliser devint d'autant plus impératif que j'étais aiguillonnée par l'incertitude du résultat, inhérente à leur plus que probable péremption, et au moins autant, sinon plus, par la claire conscience que j'aurai à modifier ma posture à la prise de vue: il me faudrait réfléchir non plus à ce que serait le rendu en nuances de gris de la chose vue mais à la façon dont en elle jouent les couleurs. Autrement dit, laisser les critères chromatiques présider seuls (enfin, presque seuls...) au geste déclencheur. Éprouver ce désir pressant de photographier, le ressentir comme une nécessité de premier plan m’électrisa et me fit considérer ces deux films pour de véritables trésors. Le mythe du «grenier-lieu-de-trouvailles» – un cliché s’il en est! – tenait donc sur ses pieds; il n’avait pas été entièrement terrassé par l’état pitoyable de celui que je devais encore continuer de vider ni par son corollaire, l’insondable mélancolie où plonge la ruine de ce à quoi l’on a été lié dans son enfance.
J'aurai malgré tout attendu plusieurs semaines avant de glisser un film dans l'un de mes boîtiers. Le Minolta SRT101 car je prévoyais de photographier des fleurs, donc de recourir à ma lentille macro et seule l'optique 50 mm du Minolta l'admet. En deux heures de balade scrutatrice autour de mon immeuble cristollien le film fut terminé puis rembobiné et rangé dans son étui dûment étiqueté.
Il est aujourd'hui toujours en attente de développement. Entre-temps, le second film a été inséré – dans le Topcon cette fois qui lui n'est utilisable qu'avec son optique 50 mm nue. Le projet était de travailler les reflets de vitrines avec une approche strictement chromatique. L'après-midi ensoleillée du dimanche 15 septembre devait m'ouvrir de formidables voies d'exploration. Ainsi me suis-je métroportée* Place d'Italie pour marcher jusqu'à la Bastille, l’œil aux aguets. Ce fut une enthousiasmante promenade ponctuée de multiples arrêts-prise de vue – mais, en réalisant que le déclencheur continuait de fonctionner alors que le compte-vue avait dépassé le chiffre 30 (il aurait dû se bloquer à 24 ou 25) je compris que, malgré mes précautions, le film n'avait pas été correctement mis en place, et que rien de photographique ne subsisterait de mon expédition.
Dépitée, abattue au point de ne pas même être en colère après moi, je finis par penser que ce ratage signifiait probablement que le film devait servir (au sens destinal) un autre projet – ce qui acheva de me détourner de l'idée première qui m'avait traversée: refaire, un prochain dimanche, le même parcours et m'efforcer aux mêmes prises de vue pour autant que la lumière soit semblable. Non... ce qui n'a pas été fait est perdu. Il me faut penser, et voir ailleurs.
*: termes ne figurant à ma connaissance dans aucun dictionnaire mais utilisés à dessein...